Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 09

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 52-59).

CHAPITRE IX.



SCÈNE BEAUCOUP PLUS ORAGEUSE QUE LA PRÉCÉDENTE.

Avant de dire quel funeste incident vint troubler nos amants, il est nécessaire de raconter ce qui s’étoit passé pendant leur touchante entrevue.

Aussitôt que Jones fut sorti du salon pour aller trouver Sophie, mistress Western y entra, et apprit de l’écuyer les détails de l’entretien qu’il venoit d’avoir avec sa fille, au sujet de Blifil. Elle regarda dès-lors, comme rompu, le traité par lequel elle s’étoit obligée à garder le secret de Sophie ; et se croyant dégagée de sa promesse, elle découvrit à son frère, sans le moindre préambule, et dans les termes les plus clairs, tout ce qu’elle savoit de la passion de sa nièce.

L’idée d’un mariage entre Sophie et Jones, ne s’étoit jamais présentée à l’esprit de l’écuyer, dans aucune des circonstances propres à la faire naître, ni même dans les plus vives effusions de sa tendresse pour ce jeune homme. L’égalité de naissance et de fortune lui paroissoit une condition du mariage aussi essentielle, que la différence des sexes, et il ne craignoit pas plus de voir sa fille tomber amoureuse d’un homme pauvre et sans nom, que d’un animal d’une autre espèce que la sienne.

Au récit de sa sœur, il demeura immobile, atterré ; l’excès de la surprise lui ôta la respiration et la parole. L’une et l’autre lui revinrent bientôt, et avec plus de force, comme il arrive d’ordinaire, après une courte suspension de ces facultés. Le premier usage qu’il en fit fut de vomir un torrent d’imprécations et d’injures. Il courut ensuite chez sa fille, qu’il comptoit surprendre avec Jones, poussant à chaque pas des cris d’indignation et de rage.

Quand deux tourterelles, ou deux colombes, ou, si vous l’aimez mieux, quand un berger et sa bergère se sont retirés à l’écart, au fond d’un riant bosquet, sans autre témoin que l’amour, l’amour cet enfant timide qui cherche la solitude, et qu’embarrasse la présence d’un tiers, si tout-à-coup le ciel vient à se couvrir de sombres nuages, et la foudre à retentir en longs éclats dans les airs, la jeune fille se lève avec effroi du banc de mousse, ou de gazon qui lui servoit de siége, la pâleur de la mort remplace le vif incarnat dont l’amour avoit coloré ses joues, tout son corps frissonne, et son amant a peine à soutenir ses pas chancelants.

Ou, quand deux voyageurs étrangers au merveilleux esprit de l’endroit, s’amusent le soir à vider ensemble une bouteille, dans quelque auberge ou taverne de Salisbury ; si le grand Dowdy[1], qui joue le rôle de fou aussi bien que ses compères jouent celui de niais, vient à secouer bruyamment ses chaînes dans le corridor, et à chanter d’une voix sépulcrale sa lamentable complainte, à l’instant l’effroi s’empare des deux buveurs : interdits, consternés, ils cherchent à la hâte un moyen de fuir le danger qui approche, et les menace de plus en plus. Sans les barreaux de fer qui les empêchent de sauter par les fenêtres, ils n’hésiteroient pas à prendre cette voie pour se sauver, au risque de se casser le cou.

Ainsi trembla, ainsi pâlit Sophie à l’approche de son père qui, d’une voix terrible, éclatoit en jurements, en malédictions et en menaces contre Jones. S’il faut dire la vérité, nous croyons que le jeune homme lui-même, par des motifs de prudence faciles à deviner, auroit souhaité d’être bien loin en ce moment, si sa tendre sollicitude pour Sophie, lui eût permis de penser à un autre danger qu’à celui de son amante.

L’écuyer ayant ouvert la porte avec fracas, aperçut un objet qui suspendit soudain l’effet de sa colère ; c’étoit sa fille évanouie entre les bras de Jones. À cette vue, tout son courroux l’abandonne, il appelle au secours, s’élance vers Sophie, retourne à la porte, demande de l’eau à grand cris, revient auprès de Sophie, sans considérer dans les bras de qui elle étoit, peut-être même sans se rappeler qu’il existât dans l’univers une personne du nom de Jones : tant la situation de sa fille absorboit toutes ses pensées !

Mistress Western et plusieurs domestiques accoururent en hâte, apportant de l’eau fraîche, des sels, et des cordiaux. Ces remèdes eurent tant d’efficacité, que Sophie recouvra en peu de minutes l’usage de ses sens. Dès qu’elle put se soutenir, avec l’aide d’Honora, mistress Western s’empressa de l’emmener. Ce ne fut pas toutefois sans avoir fait à l’écuyer quelques salutaires remontrances, sur les suites funestes de sa violence, ou plutôt, selon le terme qu’il lui plut d’employer, de sa frénésie.

Comme la bonne dame ne s’exprima qu’en termes obscurs, accompagnés d’exclamations et de haussements d’épaules, peut-être ses excellents avis furent-ils, en partie, perdus pour l’écuyer ; du moins, s’il les comprit, il en profita peu. À peine hors d’inquiétude sur l’état de sa fille, il sentit renaître sa première fureur contre Jones, et il se seroit jeté à l’instant sur lui, si le ministre Supple, homme des plus robustes, qui se trouvoit là par bonheur, n’eût usé de toutes ses forces, pour l’en empêcher.

Quand miss Western fut sortie de la chambre, Jones s’avança d’un air suppliant vers l’écuyer, que le ministre retenoit toujours, et le pria de se calmer, lui disant, que tant qu’il seroit dans cet accès de colère, il ne pourroit lui donner aucune satisfaction.

« Oui, oui, j’aurai satisfaction de toi, petit misérable ! s’écria M. Western ; ôte ton habit, et tu vas être rossé, comme tu ne l’as jamais été de ta vie. » L’écuyer vomit ensuite contre le pauvre jeune homme un torrent d’injures, de ces injures grossières que se prodiguent les gentilshommes campagnards, lorsqu’ils sont d’avis différent sur une question. Souvent il le pressa (comment répéter son expression), il le pressa de lui baiser une partie du corps que nous n’osons nommer, et que nomment pourtant, sans scrupule, nos gentillâtres anglois, dans les disputes qui s’élèvent entre eux aux courses de chevaux, aux combats de coqs, et autres réunions publiques. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que de mille invitations du genre de celle que M. Western fit à Jones, on n’en pourroit pas citer une seule qui ait jamais été acceptée : preuve manifeste du peu de courtoisie de nos gentilshommes campagnards. Ceux de la capitale en montrent beaucoup davantage. Les plus huppés s’empressent, tous les jours, de donner aux grands ce témoignage de soumission et de respect, sans attendre même qu’ils en soient priés.

« Monsieur, répondit Jones à l’écuyer d’un ton calme, de si cruels outrages devroient effacer tous vos titres à ma reconnoissance ; mais il vous en reste un qui sera toujours sacré pour moi. Avec quelque indignité que vous me traitiez, jamais je ne lèverai la main sur le père de Sophie. »

Cette réponse si mesurée ne fit qu’accroître la rage de M. Western. Le ministre qui s’en aperçut, engagea le jeune homme à se retirer. « Vous voyez, lui dit-il, à quel point votre présence l’irrite ; éloignez-vous sans délai ; la colère qui le transporte ne lui permet pas de vous entendre ; sortez donc, et remettez votre justification à un moment plus opportun. »

Jones profita de ce sage conseil et se retira. L’écuyer recouvra alors la liberté de ses mains, et même assez de raison, pour remercier le ministre de la contrainte qu’il avoit exercée à son égard. « Je l’aurois infailliblement assommé, dit-il, et il eût été un peu dur d’être pendu pour un drôle de cette espèce. »

Le ministre, charmé du succès de sa pacifique entremise, se mit à débiter sur la colère un sermon plus propre à allumer qu’à éteindre cette passion, dans une ame ardente. Il enrichit son discours de nombreuses citations des anciens, particulièrement de Sénèque qui a traité ce sujet avec tant de succès, qu’il n’y a guère que les gens colères qui le lisent sans plaisir et sans profit. Il rapporta, en finissant, la célèbre histoire d’Alexandre et de Clitus, qu’on trouvera dans le recueil de nos lieux communs, au chapitre de l’ivresse.

L’écuyer ne fit pas plus d’attention au sermon du ministre, qu’à l’histoire d’Alexandre et de Clitus, qu’il interrompit pour demander un pot de bière, observant que la colère dessèche le gosier : remarque peut-être aussi vraie, qu’aucune de celles auxquelles cette fièvre de l’ame ait donné lieu.

M. Western ayant bu quelques rasades, ramena la conversation sur Jones, et annonça la résolution où il étoit d’aller le lendemain matin, de bonne heure porter plainte contre lui à M. Allworthy. Le ministre, par un sentiment de bonté naturelle, tenta de s’y opposer ; mais il ne réussit qu’à provoquer une nouvelle bordée de jurements et d’imprécations, dont ses pieuses oreilles furent cruellement blessées. Cependant il n’osa pas attaquer un privilége que l’écuyer réclamoit, en sa qualité d’homme libre et d’Anglois. Dans le fait, M. Supple auroit eu mauvaise grace à se fâcher, puisqu’il ne craignoit point de venir satisfaire, à la table de l’écuyer, la délicatesse de son palais, au risque d’y compromettre de temps en temps celle de ses oreilles. Il se disoit, pour sa justification, qu’il n’encourageoit point l’habitude vicieuse de son patron, et que M. Western n’en feroit pas un jurement de moins, quand il ne mettroit jamais le pied chez lui. Mais si la politesse l’empêchoit de réprimander ce gentilhomme dans sa propre maison, il se dédommageoit en chaire de cette réserve. Ses censures indirectes, sans corriger l’écuyer, avoient du moins l’avantage de le rendre plus attentif à exécuter les lois contre les autres ; en sorte qu’il n’y avoit, à bien dire, dans la paroisse, que le seul magistrat qui eût la liberté de jurer impunément.


  1. Il s’agit ici probablement de quelque mystification en usage à Salisbury, du temps de Fielding Trad.