Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 10

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 220-228).

CHAPITRE X.



CONVERSATION ENTRE M. JONES ET M. DOWLING.

M. Dowling prenant son verre, porta la santé du bon écuyer Allworthy. « Nous boirons aussi, s’il vous plaît, ajouta-t-il, à celle du jeune écuyer, son neveu et son héritier. Allons, monsieur, à M. Blifil. C’est un charmant jeune homme. Je vous garantis qu’il fera un jour une grande figure dans son comté. J’ai déjà en vue un bourg dont les suffrages lui sont assurés.

— Monsieur, répondit Jones, vous n’avez pas, je pense, l’intention de m’insulter : ainsi je vous pardonnerai votre proposition ; mais je vous déclare que vous confondez deux personnes qui n’ont rien de commun. L’une est la gloire de l’humanité, et l’autre en est l’opprobre. »

Dowling demeura interdit. « Je croyois, dit-il, ces deux gentilshommes d’un caractère également estimable. Sans avoir jamais eu le bonheur de voir M. Allworthy, je sais qu’il n’est bruit partout que de sa bonté. À l’égard du jeune écuyer, je ne l’ai vu qu’une fois, quand je lui portai la nouvelle de la mort de sa mère ; et j’étois alors si chargé, si accablé, si écrasé d’affaires, que j’eus à peine le temps de l’entretenir un moment ; mais sa politesse et son affabilité m’enchantèrent. De ma vie je n’ai rencontré personne qui m’ait plu davantage.

— Je ne m’étonne pas qu’il vous en ait imposé dans une si courte entrevue ; car il a toute la ruse du diable. On pourroit le fréquenter nombre d’années sans le connoître. Nous avons été élevés ensemble dès l’enfance, nous ne nous sommes presque pas quittés ; et pourtant ce n’est que depuis peu que j’ai découvert, en partie, la bassesse de son ame. Je ne m’étois jamais senti, je l’avoue, beaucoup d’inclination pour lui. Je le trouvois dépourvu de ces sentiments généreux qui sont la source de tout ce qu’il y a de grand et de noble dans la nature humaine, j’étois choqué de son égoïsme ; mais c’est récemment, tout récemment que j’ai reconnu qu’il étoit capable des plus lâches et des plus noires intrigues. Oui, j’ai acquis la certitude que, profitant de la franchise de mon caractère, et usant d’infâmes artifices, il travailloit de longue main à ma ruine, qu’il a enfin consommée.

— Ah ! ah ! en ce cas ce seroit bien dommage qu’un pareil sujet héritât des grands biens de votre oncle Allworthy.

— Hélas ! monsieur, je n’ai pas l’honneur d’être le neveu de M. Allworthy. Il est vrai qu’il me permit autrefois de l’appeler d’un nom plus tendre encore ; mais c’étoit de sa part une faveur toute gratuite. Je ne puis donc l’accuser d’injustice, quand il juge à propos de me la retirer. Je n’avois pas plus mérité de l’obtenir que je n’ai mérité de la perdre. Non, monsieur, je ne tiens point à M. Allworthy par les liens du sang ; et si le monde, qui est incapable d’apprécier dignement ses vertus, osoit blâmer dans sa conduite à mon égard, un excès de rigueur pour un de ses proches, il feroit injure au meilleur des hommes… Excusez-moi, je ne veux point vous fatiguer de détails qui me sont personnels ; mais comme vous avez paru me croire parent de M. Allworthy, j’ai dû dissiper une erreur qui pourroit l’exposer à une censure que je lui épargnerois volontiers aux dépens de ma vie.

— Monsieur, vous parlez en homme d’honneur. Loin de trouver que vous entriez dans trop de détails, j’ai la plus grande envie de savoir comment vous avez pu passer pour parent de M. Allworthy, sans l’être en effet. Vos chevaux ne seront pas prêts avant une demi-heure ; et, puisque vous en avez le loisir, expliquez-moi de grace ce mystère. »

Jones ressembloit un peu à l’aimable Sophie, sinon par la circonspection, du moins par la complaisance. Il consentit à satisfaire la curiosité de M. Dowling, et comme Othello

Conta, dès le berceau, l’histoire de sa vie[1].

Dowling lui prêta une oreille attentive, et dit comme Desdemona :

Jamais destin ne fut plus digne de pitié[2].

Dowling parut très-touché de ce récit. Pour être procureur, il n’étoit pas sans humanité. Rien n’est plus injuste que de porter dans le commerce de la vie des préjugés contre certaines professions, et de juger du caractère d’un homme par son état. L’habitude, à la vérité, adoucit l’horreur des actions que la profession rend indispensables et journalières ; mais en toute autre circonstance la nature agit également sur les hommes de tout état, et peut-être même avec plus de force sur ceux qui, livrés à des occupations continuelles, n’ont pour ainsi dire qu’un jour de fête à lui consacrer. Un boucher ne verroit pas sans peine tuer un beau cheval. Le chirurgien qui vient de couper de sang-froid un bras ou une jambe, aura compassion d’un homme en proie à un accès de goutte. On cite un bourreau qui, après avoir pendu cent coquins d’une main ferme, trembla la première fois qu’il eut à trancher une tête. En temps de guerre, les professeurs par excellence dans l’art de verser le sang humain, ne se font nul scrupule de massacrer par milliers leurs confrères, et souvent des femmes et des enfants ; mais quand la paix a fait taire les tambours et les trompettes, ils dépouillent leur férocité et redeviennent des citoyens doux et commodes. Ainsi un procureur peut compatir au malheur de ses semblables, pourvu que son intérêt ne souffre point de sa pitié.

Jones, comme on sait, ignoroit encore de quelles noires et fausses couleurs on l’avoit peint à M. Allworthy. Quant à ses véritables torts, il ne les présenta pas à M. Dowling sous le jour le plus désavantageux. Sans vouloir jeter aucun blâme sur son ancien bienfaiteur, il étoit peu curieux de se trop dénigrer lui-même. Dowling observa donc, et avec raison, qu’il falloit qu’on lui eût rendu de bien mauvais offices. « Certainement, dit-il, l’écuyer ne vous auroit pas déshérité pour de pures étourderies de jeunesse : quand je dis déshérité, je me sers d’un terme impropre ; car, d’après la loi, vous n’êtes point son héritier. Cela est hors de doute, et ne doit pas se mettre en question. Toutefois ce gentilhomme vous ayant en quelque sorte adopté comme son fils, vous auriez pu compter sur une part considérable, sinon sur la totalité de son bien ; et quand vous auriez même compté sur la totalité, je ne vous en ferois point un crime. Tous les hommes cherchent à gagner le plus qu’ils peuvent ; on ne sauroit les en blâmer.

— Vous m’offensez, monsieur, dit Jones. Je me serois contenté de peu de chose. Je n’ai jamais convoité la succession de M. Allworthy. Je dirai plus, je n’ai jamais pensé à ce qu’il pourroit ou voudroit me laisser ; et je déclare solennellement que s’il avoit fait tort à son neveu en ma faveur, je n’aurois point accepté ses dons. Je préfère ma propre estime à la fortune d’un autre. Qu’est-ce que le misérable orgueil qu’inspirent une maison magnifique, un brillant équipage, une table somptueuse, et les autres avantages réels ou apparents de l’opulence, au prix de ce vif et solide contentement, de cette douce satisfaction, de cette joie intérieure, de ces transports enivrants que procure à l’homme de bien le sentiment d’une noble et généreuse action ? Que de grands biens tentent la cupidité de Blifil, je ne les lui envie point. Je ne changerois pas de position avec lui, s’il devoit m’en coûter un remords. Il m’a supposé, je crois, les vues intéressées dont vous avez parlé ; et c’est à ces soupçons, nés de la bassesse de son ame, que j’attribue ses lâches procédés envers moi. Mais, grace au ciel, je connois, je sens… je sens mon innocence, mon ami, et je n’y renoncerois pas pour l’empire du monde. Aussi long-temps que je pourrai dire : je n’ai fait ni souhaité de mal à personne,

Placez-moi dans ces champs par le froid engourdis,
Qui n’ont jamais connu ni Zéphire, ni Flore,
Dans ces âpres climats de brouillards obscurcis,
Que le maître du monde abhorre ;

Placez-moi sous le char où Phœbus en son cours
Sur de brûlants déserts exerce son empire,
J’aimerai Lycoris, oui j’aimerai toujours
Son doux parler, son doux sourire[3]. »

Il remplit alors son verre, et but à la santé de sa chère Lycoris : puis versant une rasade à Dowling, il le pressa de lui faire raison.

« Allons, dit Dowling, de tout mon cœur, à la santé de mademoiselle Lycoris. Je n’ai pas l’honneur de la connoître, mais j’ai souvent entendu vanter sa beauté. »

Quoique le latin ne fût pas la seule partie de ce discours que Dowling comprît médiocrement, quelques traits ne laissèrent pas de faire sur son esprit une forte impression. Il essaya de la cacher à Jones par des clignements d’yeux, des signes de tête, des ricanements et des grimaces (car on est souvent aussi honteux d’une bonne pensée que d’une mauvaise). Il n’est pas douteux, au reste, qu’il n’approuvât au fond du cœur ce qu’il pouvoit comprendre des sentiments de notre ami, et ne plaignît vivement son malheur. Nous reviendrons par la suite sur ce sujet, s’il nous arrive de rencontrer encore M. Dowling. Pour le moment nous prendrons congé de lui un peu brusquement, à l’exemple de Jones qui, averti que ses chevaux étoient prêts, paya son hôte, souhaita une bonne nuit au procureur, monta à cheval et partit pour Coventry, malgré l’obscurité de la nuit et la violence de la pluie.


  1. … Even from his boyish years
    To th’ very moment he was bad to tell
    .Shakespeare.

  2. He swore ’twas strange, ’twas passing strange,
    ’Twas pitiful, ’twas wonderous pitiful
    .Shakespeare.

  3. Pone me pigris ubi nulla campis
    Arbor æstiva recreatur aura
    ,

    Quod latus mundi nebulæ, malusque
    Jupiter urget ;

    Pone sub curru nimium propinqui
    Solis, in terra domibus negata :
    Dulce ridentem Lalagen amabo,
    Dulce loquentem
    .Horace.