Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 296-306).

CHAPITRE VI.



SCÈNE DU DÉJEUNER. RÉFLEXIONS SUR L’ÉDUCATION DES FILLES.

La société se réunit le lendemain matin avec la mutuelle bienveillance dont elle étoit animée la veille en se séparant ; mais le pauvre Jones avoit le cœur navré de tristesse. Partridge venoit de lui apprendre que mistress Fitz-Patrick avoit quitté son logement, et qu’il n’avoit pu découvrir où elle étoit allée. Cette nouvelle lui causoit une vive affliction, et sa physionomie, ainsi que son maintien, trahissoit, malgré lui, le trouble de son ame.

La conversation roula, comme le jour précédent, sur l’amour. Nightingale professa encore ces sentiments passionnés, généreux, désintéressés, que les hommes raisonnables et froids traitent de romanesques, et que les femmes tendres jugent plus favorablement. Mistress Miller (c’étoit le nom de la maîtresse de la maison), applaudit à sa noble façon de penser. Mais miss Nancy, lorsqu’il lui demanda son avis, se contenta de répondre, que le jeune homme qui avoit le moins parlé lui paraissoit le plus sensible.

Ce compliment s’adressoit si visiblement à Jones, que nous serions fâché qu’il l’eût laissé passer, sans y faire attention. Il y répondit avec politesse, et fit entendre à miss Nancy que son propre silence l’exposoit à une réflexion du même genre. En effet, elle avoit à peine ouvert la bouche dans les réunions du soir et du matin.

« La remarque de monsieur me fait plaisir, dit mistress Miller. Je vous assure, Nancy, que je suis presque de son avis. Qu’avez-vous donc, mon enfant ? jamais je n’ai vu un tel changement. Qu’est devenue votre gaîté ? Croiriez-vous, monsieur, que j’avois coutume de l’appeler ma petite babillarde ? Hé bien, elle n’a pas proféré vingt paroles de la semaine. »

La conversation fut interrompue en cet endroit par une servante qui tenoit à la main un paquet qu’on venoit, dit-elle, d’apporter pour M. Jones. Elle ajouta que le commissionnaire étoit reparti, en disant qu’il ne falloit point de réponse.

Jones, très-étonné, assura que ce devoit être une méprise ; mais la servante soutint qu’elle avoit bien entendu le nom de la personne à qui le paquet étoit destiné. Mistress Miller et ses filles témoignèrent le désir qu’on l’ouvrît : ce qui fut fait à l’instant, du consentement de Jones, par la petite Betsy. Le paquet contenoit un domino, un masque, et un billet de bal.

À cette vue, Jones affirma d’une manière plus positive que le commissionnaire s’étoit certainement trompé. Mistress Miller montra de l’hésitation, et déclara qu’elle ne savoit qu’en penser. Nightingale fut d’un avis différent. « Monsieur, dit-il à Jones, vous êtes un heureux mortel. Nul doute que ce domino ne vous soit envoyé par une femme, que vous aurez le bonheur de rencontrer au bal. »

Jones n’étoit point assez vain pour concevoir une telle espérance, et mistress Miller ne partageoit pas tout-à-fait l’opinion de Nightingale, quand miss Nancy déployant le domino, il en tomba un billet conçu en ces termes :

À M. JONES.

De la reine même des Fées
Recevez ce déguisement ;
Et par un tendre empressement,
Méritez les plus doux trophées.

Mistress Miller et miss Nancy se rangèrent alors au sentiment de Nightingale. Peu s’en fallut que Jones ne s’y rangeât aussi. Persuadé que mistress Fitz-Patrick étoit la seule femme qui sût son adresse, il commença à se flatter que le message venoit d’elle, et qu’il reverroit peut-être sa Sophie. Cet espoir reposoit, il est vrai, sur un fondement bien léger ; mais il trouvoit si étrange que mistress Fitz-Patrick eût refusé de le recevoir, malgré sa promesse, et changé en secret de logement, qu’il étoit tenté de croire que cette dame, dont il connoissoit de réputation l’humeur fantasque, avoit préféré ce moyen bizarre de l’obliger, à une voie plus simple et plus naturelle. Au reste, la singularité de l’incident laissant un champ libre aux conjectures, Jones suivit la pente de son caractère qui le portoit à l’espérance. Il s’y livra tout entier, et son imagination lui fournit mille arguments favorables à ses désirs.

Ami lecteur, si tu nous veux du bien, nous ne pouvons mieux te prouver notre reconnoissance, qu’en te souhaitant la même disposition d’esprit. Car après avoir lu de nombreux traités, et nous être livré à de longues méditations sur le bonheur, sujet qui a exercé tant de plumes savantes, nous inclinons presque à le placer dans cette heureuse organisation qui nous met en quelque sorte à l’abri des traits de la fortune, et nous rend heureux sans son assistance. Les plaisirs qu’elle procure sont plus vifs et plus durables, que ceux qui nous viennent de l’aveugle déesse. La nature a voulu sagement, qu’un peu de langueur et de satiété accompagnât toujours nos jouissances réelles, de crainte qu’en absorbant toutes nos facultés, elles n’arrêtassent l’essor d’une noble ambition. Sous ce point de vue, un débutant au barreau, dans la chaire, ou au parlement, en rêvant qu’un jour il sera chancelier, archevêque ou premier ministre, est sans contredit plus heureux en idée, que ceux qui jouissent en effet du pouvoir et des richesses que donnent ces hautes dignités.

Quand Jones eut pris la résolution d’aller le soir au bal, Nightingale lui proposa de l’y conduire. Il offrit en même temps des billets à miss Nancy et à sa mère. L’excellente femme les refusa. « Ce n’est pas, dit-elle, que je condamne absolument les bals masqués, comme font certains rigoristes ; mais ces amusements dispendieux conviennent aux riches, et non à des jeunes filles qui sont obligées de travailler pour vivre, et n’ont rien de mieux à espérer que d’épouser un bon marchand.

— Un marchand ! s’écria Nightingale. Ne rabaissez pas ainsi ma Nancy. Le plus noble parti n’est pas au-dessus de son mérite.

— Fi ! M. Nightingale, répondit mistress Miller, vous ne devriez pas remplir la tête de ma fille de pareilles chimères ; mais si sa bonne fortune, ajouta-t-elle avec un sourire, veut qu’elle trouve un mari aussi désintéressé que vous, j’espère que ce ne sera point en se livrant à des plaisirs ruineux, qu’elle reconnoîtra sa générosité. Lorsqu’une jeune personne apporte une grosse dot, il est naturel qu’elle ait envie d’en jouir : aussi ai-je entendu dire à des gens sensés, qu’il y avoit quelquefois plus d’avantage à prendre une femme pauvre qu’une riche. Au surplus, n’importe qui mes filles épousent, je tâcherai de les rendre propres à faire le bonheur de leur mari. Ne me parlez donc plus, je vous prie, de bal masqué. Nancy, j’en suis sûre, est trop sage pour désirer d’y aller. Elle doit se souvenir que quand vous l’y menâtes l’année dernière, la tête pensa lui en tourner, et qu’elle fut plus d’un mois avant de reprendre sa raison et son aiguille. »

Un léger soupir échappé à Nancy, sembla trahir quelque mécontentement secret de cette décision. Toutefois elle n’osa pas la combattre ouvertement ; car la bonne mistress Miller, avec toute la tendresse d’une mère, savoit en conserver l’autorité. Comme sa complaisance pour ses enfants n’avoit de bornes que la crainte de nuire à leur santé, ou à leur bien-être futur, elle ne souffroit jamais que des ordres dictés par de pareils motifs fussent méconnus, ou contestés. Nightingale, logé dans sa maison depuis deux ans, le savoit si bien, qu’il ne se permit pas la moindre objection.

Ce jeune homme qui s’attachoit de plus en plus à Jones vouloit ce jour-là le mener dîner à la taverne et le présenter à quelques-uns de ses amis. Jones le pria de l’excuser, sous prétexte que ses habits n’étoient pas encore arrivés.

Pour confesser la vérité, M. Jones étoit dans cette situation où se trouvent quelquefois réduits des jeunes gens d’un rang bien supérieur au sien ; il n’avoit pas un sou vaillant : dénûment beaucoup plus honoré des anciens philosophes, que des sages modernes domiciliés dans Lombard-street, ou des habitués du café White. Peut-être le grand cas que les premiers faisoient d’une bourse vide, est-il une des causes du profond mépris qu’ils inspirent aux derniers.

Or si l’ancienne opinion que la vertu suffit à tous les besoins de l’homme est, suivant nos sages modernes, d’une fausseté manifeste, nous craignons bien que divers romanciers n’aient avancé sans plus de fondement, qu’on peut vivre uniquement d’amour. Quelques jouissances délicieuses qu’un pareil aliment procure à certains sens, il est sûr qu’il n’en donne aucune aux autres. Les imprudents qui se sont laissé séduire par les rêves d’écrivains exaltés, ont senti trop tard leur erreur, et reconnu que l’amour n’étoit pas plus capable d’apaiser la faim, qu’une rose de charmer l’oreille, ou un violon de flatter l’odorat.

Malgré l’attrayante amorce qu’il avoit offerte à Jones, en le berçant du doux espoir de trouver sa Sophie au bal, espoir dont notre crédule ami avoit pris plaisir à se repaître tout le long du jour, le soir ne fut pas plus tôt venu, qu’il éprouva le besoin d’une nourriture plus solide. Partridge s’en aperçut. Il hasarda une oblique allusion au billet de banque : puis voyant qu’elle n’excitoit que du dédain, il s’arma de courage, et recommença à parler de retourner chez M. Allworthy.

« Partridge, dit Jones, vous ne pouvez envisager mon sort sous un plus triste aspect que moi. J’ai un amer regret de vous avoir permis de quitter, pour me suivre, le lieu où vous étiez établi. J’exige que vous y retourniez. Pour vous dédommager de vos dépenses, et des soins que vous m’avez rendus avec tant de zèle, je vous fais présent de tous les effets que j’ai déposés chez vous en partant. Je suis fâché de ne pouvoir vous donner d’autre témoignage de ma reconnoissance. »

Jones prononça ces mots d’un ton si pathétique, que Partridge qui, malgré tous ses défauts, n’avoit ni un mauvais naturel, ni un cœur insensible, fondit en larmes. Il jura qu’il n’abandonneroit pas son maître dans sa détresse, et le conjura de la manière la plus pressante de retourner chez lui. « Pour l’amour de Dieu, monsieur, lui dit-il, veuillez réfléchir un moment. Que pouvez-vous faire ? Comment vivre dans cette ville sans argent ? Au reste, quelque parti que vous preniez, en quelque lieu qu’il vous plaise d’aller, je ne vous quitterai point. Mais je vous en prie, monsieur, rentrez en vous-même. Je vous en supplie, monsieur, pour votre propre intérêt, écoutez la voix de la raison ; je suis sûr qu’elle vous conseillera de retourner chez vous.

— Combien de fois, répondit Jones, faudra-t-il te répéter qu’il n’y a point de maison où je puisse retourner ? S’il me restoit la moindre espérance d’être reçu dans celle de M. Allworthy, je n’aurois pas besoin que le malheur m’obligeât d’y chercher un asile. Le ciel m’est témoin que rien au monde ne m’empêcheroit de voler à l’instant dans les bras de mon bienfaiteur : mais, hélas ! il m’a banni pour jamais de sa présence. Ses dernières paroles… ô Partridge ! elles retentissent encore à mon oreille… Ses dernières paroles, lorsqu’il me remit une somme d’argent dont j’ignore le montant, mais qui étoit sûrement considérable… ses dernières paroles furent : « À compter de ce jour, je ne veux plus, sous aucun prétexte, avoir de relations avec vous. »

Ici la douleur ferma la bouche à Jones, et la surprise fit un moment sur Partridge le même effet. Celui-ci recouvra bientôt l’usage de la parole. Après un petit préambule où il protesta de son peu de penchant à la curiosité, il demanda ce que M. Jones entendoit par une somme considérable dont il ignoroit le montant, et ce qu’elle étoit devenue.

Partridge, pleinement satisfait sur ces deux points, commençoit un commentaire à sa façon, lorsqu’il fut interrompu par un message de M. Nightingale, qui prioit son maître de venir le trouver dans son appartement.

Lorsque les deux nouveaux amis furent revêtus de leurs dominos, M. Nightingale envoya chercher des chaises à porteurs. Dans ce moment, Jones éprouva un embarras qui paroîtra ridicule à un grand nombre de nos lecteurs. Il ne savoit comment se procurer un schelling ; mais si ces lecteurs veulent bien se rappeler avec quelle peine ils ont renoncé eux-mêmes à l’exécution d’un projet favori, faute de mille, peut-être de vingt, ou de dix livres sterling, ils auront une juste idée de l’anxiété de Jones. Enfin il eut recours à la bourse de Partridge. C’étoit la première fois qu’il permettoit au pauvre hère de l’obliger ; et il espéroit bien que ce seroit aussi la dernière. Dans le fait, le pédagogue s’étoit abstenu depuis quelque temps de lui faire aucune offre de ce genre, soit par le désir de voir entamer le billet de banque, soit dans l’espoir que le manque absolu d’argent forceroit Jones à retourner chez lui, soit par quelque autre motif que nous ignorons.