Toussaint Louverture/03
ACTE TROISIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Que le pionnier en chef sur ces deux points s’aligne.
Bien ! De fondations tracez ici la ligne.
Artilleurs ! à ce tertre acculez le canon.
La gueule sur la ville et sur la plaine. — Bon !
Du morne qui nous masque aplatissez la crête.
De l’angle de Fescarpe aiguisez mieux l’arête.
Vous, la pioche à la main, prenez les travailleurs :
L’œil à tout, soyez là quand on vous croit ailleurs.
Enfants, pour ces outils, laissez la baïonnette ;
Saisissez-moi le pic, la pelle et la chaînette,
Bravez ce sol de lave, et ce soleil d’enfer,
La pioche ou le fusil, qu’importe, c’est du fer !
et s’élancent à l’ouvrage
SCÈNE DEUXIÈME
Eh bien, mon cher Boudet, comment va la journée ?
À merveille ! Déjà l’enceinte est dessinée.
Le camp fortifié, sur ces hauteurs assis,
Entouré de remparts, de fossés, de glacis,
Offrira dès ce soir un asile à l’armée
Plus sûr que cette ville a peine désarmée,
Où la sédition, qui couve sous nos pas,
Menace d’autant plus qu’on ne l’aperçoit pas.
Le Français n’est pas fait pour cette guerre impie
Où la fourbe le mine, où la fuite l’épie,
Où dans les yeux baissés, dans les discours soumis,
Il lui faut soupçonner des desseins ennemis.
Sa valeur, confiante, au grand jour se déploie
Contre tous les dangers ; mais il faut qu’il les voie.
Il les verra d’ici. — Ce superbe plateau,
Piédestal naturel de l’antique château,
Déblayé des débris de ces vieilles murailles,
Donne un centre de bronze à nos champs de batailles.
Voyez ! — La ville, ici, palpitante a nos piés,
Avec ses monuments par notre œil épiés,
Dont la moindre rumeur monte a nos sentinelles ;
Là, soixante vaisseaux au port pliant leurs ailes,
Surveillant l’Océan et dormant sans danger
Sous le vol du boulet qui va les protéger.
Ici la mer battant, sous la côte concave,
De ses flots irrités ce rocher qu’elle lave,
Rempart de mille pieds, abîme si profond,
Qu’à peine l’on entend gronder la vague au fond,
Et là, jusqu’à la grève où le fleuve serpente,
La terre s’abaissant par une douce pente,
Comme pour engager l’assaillant à monter
Au-devant du canon, s’il l’osait affronter.
On peut dire que l’île où ce morne se dresse,
D’elle-même a produit sa propre forteresse ;
Mais que l’art de la guerre a su faire servir
Les remparts naturels du noir a l’asservir.
Certes, du gouverneur ce camp comble l’attente.
Il est impatient…
Avant que son palais soit en pierre achevé,
Ce palais de coutil pour lui s’est élevé.
Il veut, dès aujourd’hui, qu’en ces lieux on installe
Le quartier général. On prépare la salle
Où l’on s’assemblera pour le premier conseil.
Il faudrait, pour lui plaire, arrêter le soleil.
Mais je vois ses plantons poudroyer sur la route ;
Ne perdons pas de temps, venez voir la redoute.
SCÈNE TROISIÈME
toussaint, sortant comme à tâtons de son ajoupa, soutenu par Adrienne, fait quelques pas vers le milieu de la scène et lui dit à demi-voix.
Que font-ils ?
Ils s’ent vont.
De quel côté ?
Où vous voyez briller…
Chut ! chut ! je n’y vois pas.
Mon Dieu ! pardonnez-moi, si j’oubliais mon rôle !
Mon oncle a suspendu sa vie à ma, parole.
Ô ciel ! mets sur ma bouche, ô Dieu ! mets dans mon sein
La prudence et la nuit de son profond dessein !
Pense que ton pays est perdu par un geste.
Oh ! je pense à vous seul. Que m’importe le reste !
Qu’ont-ils dit ?
Habiterait ce fort d’inabordable accès ;
Qu’à défaut de palais, cette tente dressée
Serait…
La Providence accomplit ma pensée !
J’ai deviné la place et j’arrive au moment ;
Avant qu’ils aient reçu leur accomplissement,
Je saurai leurs projets et leurs moyens d’attaque,
Ils viennent me traquer, et c’est moi qui les traque.
Silence et l’œil ouvert : l’aveugle mendiant
Aura lu jusqu’au fond au cœur du clairvoyant.
Mais, mon oncle, en ces lieux pensez-vous qu’on respecte
D’un vieux noir inconnu la cabane suspecte ?
Ils vont la balayer comme ces fils impurs
Que la pauvre araignée a tissés sur les murs ;
Ces trois lambeaux de natte à côté de leur tente
Saliront à leurs yeux cette enceinte éclatante.
Ils vont bien loin d’ici nous repousser du pied.
Non, plus les cœurs sont fiers, plus ils ont de pitié.
Le Français confiant mord vite à cette amorce ;
De l’obstination tu connaîtras la force.
Comme un chien sans asile, insensible à laffront,
Je défendrai mon gîte… Ils me le laisseront.
D’ailleurs, on est humain aussi par politique ;
Un rien peut allumer la colère publique :
Lorsque la tyrannie oppresse de son poids
Tout un peuple, à sa haine il suffit d’une voix.
Ils redoutent des noirs le calme encor farouche,
Si je crie un peu haut, ils fermeront ma bouche.
Mais, viens, retirons-nous. — Je vois sur le chemin
Un groupe s’avancer. — Conduis-moi par la main,
Mesure sur mes pas les tiens, et fais en sorte
Qu’on me voie entrer là. — Toi, demeure à la porte,
Et bien tranquillement, comme aux jours réguliers,
Livre-toi sous leurs yeux à tes soins journaliers.
SCÈNE QUATRIÈME
Oh ! vois-tu donc, Albert, cette montagne bleue
Avec ce grand vallon qui fuit de lieue en lieue,
Et ce fleuve écumant qui blanchit au-dessous ?…
Tiens ! j’entends son bruit sourd qui monte jusqu’à nous.
Bah ! c’est le bruit du vent dans ces faisceaux darmures.
Non, car l’odeur des bois monte avec ses murmures.
Ne vois-tu pas la-bas ces pins à l’horizon,
Dont la tête est semblable au toit d’une maison ?
Sous leurs grands parasols que tout est frais et sombre !
Ô Dieu ! si je pouvais me rouler à leur ombre !
Mais, nous sommes ici comme les colibris
Que dans les bananiers souvent nous avons pris ;
Nous suspendions la cage au bord de la fenêtre,
Pour leur faire mieux voir le ciel qui les vit naître,
Et quand ils s’élançaient vers ce doux horizon,
Ils se déchiraient l’aile au fer de leur prison.
Leur prison ! — Veux-tu bien perdre cette habitude.
Quelle enfance, Isaac, ou quelle ingratitude !…
Quoi ! du premier des blancs petits noirs adoptés,
Recueillis par sa main, grandis à ses côtés ;
Habiter les palais d’où ses peuples débordent,
Que les ambassadeurs en s’inclinant abordent ;
Alliés des Français, être libres comme eux,
Recevoir les leçons de leurs maîtres fameux ;
Être aux yeux du consul la semence féconde
D’où ses profonds desseins germeront sur le monde,
Et qu’il veut sous ce ciel d’hommes déshérité
Répandre à son moment avec la liberté ;
Être appelés par lui au foyer des lumières,
Pour rapporter ici la science à nos frères ;
Enfin être envoyés par l’homme notre appui,
Pour réconcilier notre race avec lui ;
Comblés par lui de biens, d’honneurs, de préférence,
Vivre auprès de sa sœur, belle de sa puissance,
Plus belle encor du charme empreint dans son aspect,
Et qu’on adorerait sans l’abri du respect ;
Voilà, ce que ta bouche appelle un esclavage !…
Va ! tu n’es qu’un enfant !… Va ! tu n’es qu’un sauvage !…
Tu me grondes toujours, mon frère, c’est bien mal !
Tu parles comme un blanc, aussi !… mais c’est égal,
Je t’aime malgré toi, malgré ce ton sévère,
De tout le souvenir qui m’attache à mon père.
Et moi je t’aime aussi, mais d’une autre amitié.
Mais, pourquoi me fais-tu souvent honte ou pitié ?
Pourquoi ton âme tendre, aux regrets obstinée,
Ne grandit-elle pas avec la destinée ?
J’ai beau te l’expliquer, tiens, tu n’écoutes pas !
Si, je t’écoute, Albert, mais mon âme est la-bas.
Toujours avec les noirs !
Toujours avec l’image
Que du toit de roseaux emporta mon jeune âge !
Père, mère, Adrienne et tous ceux que j’aimais !
Que les palais des blancs n’effaceront jamais !
Adrienne ?… Mon nom ?… Deux jeunes noirs !… Ô maître !
Regardez !… Écoutez !…
Qui ?… Quoi ?…
Vos fils, peut-être !
Reviens donc, Isaac. Allons, parlons raison.
Oh là ! quel coup au cœur !… Albert ! tiens, la maison !
Ah ! tu ne diras pas cette fois que je rêve !
Là-bas, bien loin… bien loin… où le brouillard se lève…
Ne vois-tu pas reluire un reflet de soleil
Sur un mur ?… sur un toit au nôtre tout pareil ?
Ô ciel ! quel œil perçant que l’œil de la mémoire !
Oui ! c’est là le Limbé sur la rivière Noire !
Et le pré des Citrons avec la haie autour !…
Et l’église aux flancs gris que surmonte la tour !…
Et sous le noir hangar la chaudière allumée !
Et les dattiers pliants que voile la fumée !…
Oh ! réjouissons-nous, tout est comme autrefois !
Ô mon père !
C’est Isaac ! c’est moi ! c’est lui qui vous appelle !
Me voilà, mes enfant !…
Arrêtez !
Entendre un cri pareil et n’y répondre pas !…
Veillez sur votre cœur et retirez vos pas.
Que regardez-vous donc, enfants, sous le nuage ?
Et pourquoi cachez-vous ces pleurs où votre œil nage ?
Répondez !
Ce vallon vert, ce fleuve et ce clocher, là-bas ?
Une église, un clocher, voyez le beau mystère !
Mais la sottise humaine en a couvert la terre.
Vous n’avez donc jamais connu votre mais
Ni regardé son toit fumer à l’horizon ?
Je ne connais ni toit, ni foyer, ni famille ;
Ma maison est partout où le nom français brille !
Mais pourquoi faisiez-vous cette réflexion ?
C’est que nous croyons voir notre habitation,
Le Limbé…
Nous croyons !… Je la vois bien, peut-être !
Le pays de mon père et qui nous a vus naître.
Oui, les lieux adorés où sur le seuil des blancs
Un conducteur fouettait les esclaves tremblants ;
Le toit de notre enfance où d’un lâche esclavage
Nous faisions en naissant le doux apprentissage ;
Où la verge et la corde étaient nos bons parents.
Dites où notre père a fait fuir les tyrans !
Où sous sa juste main sa race enfin prospère…
Ne vous vantez pas tant, petits, de votre père ;
Il faut savoir, avant de nous parler de lui,
S’il sera des Français le rival ou l’appui.
Oh ! mon père est Français ! je le sens à mon âme !
De son patriotisme il m’a transmis la flamme.
Le parti de ses fils sera toujours le sien.
Le parti de mon père à moi sera le mien.
Qu’attend-il, cependant, pour se rendre au plus vite
À cette conférence où la France l’invite ?
Pourquoi ce labyrinthe où se cachent ses pas ?
Quand le cœur est pressé, le pied n’hésite pas.
Je suis sûr qu’il viendra quand il faudra paraître.
Bien ! mon sang ! Il viendra trop tôt pour eux peut-être !
S’il nous savait ici !…
Mais ce débarquement pour lui fut imprévu.
Vous savez qu’en voyage à l’autre bout de l’île
Vos messagers n’ont pu découvrir son asile ;
Ils arrivent toujours alors qu’il est parti.
Nos messagers sont noirs et sont de son parti.
Toujours la perfidie est fertile en excuse ;
Où l’audace lui manque elle appelle la ruse.
Dans le cœur ulcéré de ce peuple avili,
La vérité toujours est sous le dernier pli.
Peux-tu souffrir, Albert, que ce blanc, face à face,
Outrage notre père ainsi dans notre race ?
Ah ! va ! si j’étais grand et soldat comme toi,
Il ne parlerait pas comme il fait devant moi !
L’habitude de vivre au sein de l’esclavage
Donne aigreur à la voix et rudesse au langage.
Il faut lui pardonner ces traces d’autrefois,
Car il nous aime au fond.
Oui, mais à tant par mois !
C’est l’ami du consul, guide sur et sévère
Qu’il choisit de sa main pour nous servir de père.
C’est un vieux conducteur de noirs dépossédé
Du troupeau qu’à sa verge un maître avait cédé ;
Ses lâches cruautés l’ont fait chasser de l’île,
D’où, comme un oppresseur, la liberté l’exile.
Vrai geôlier du consul, froid verrou dans sa main,
Qui nous garde aujourd’hui, qui nous vendrait demain !
Albert ! tu ne sais pas à quoi l’on nous destine ;
Ta partialité pour ces blancs te domine…
On dit…
Eh ! que dit-on ? et que ne dit-on pas ?
Une vieille négresse à moi m’a dit tout bas :
« Défiez-vous de lui ! Je le connais, cet homme,
Bien qu’il ne porte pas le vrai nom qui le nomme ;
Mais il n’a pu changer ni son cœur ni ses traits.
Les nègres dans leur haine ont gardé ses portraits.
De ses atrocités les horribles histoires
Font encore à son nom frissonner leurs mémoires.
Il méprisait le sang, il profanait l’amour ;
Amant, persécuteur et bourreau tour à tour,
Plus d’une belle esclave, à sa mère ravie,
Perdit entre ses bras l’honneur et puis la vie.
Un jour d’un de ces rapts vint à naître un enfant :
Quand il dut fuir devant Haïti triomphant,
Il vendit, en partant, l’enfant avec la femme.
Le monstre en ricanant mangea ce prix d’une âme
L’esclave abandonnée expira de douleur ;
La fille survécut, pauvre enfant de couleur
Confiée au hasard ; une main inconnue
En prit soin. Nul ne sait ce qu’elle est devenue !… »
Oui ! mystère d’horreur, et contes d’ogres blancs
Que les vieilles partout chuchotent aux enfants !…
Allons donc, Isaac ! vraiment, n’as-tu pas honte
De répéter ainsi tout ce qu’on te raconte ?
Crois-tu que le consul, second père pour nous,
L’homme à l’œil infaillible et qui plane sur tous,
Pour ramener ses fils au père véritable
Eût fait choix dans sa cour d’un pareil misérable ?
Pour le juger ainsi, que tu le connais peu !
Qui sait de quels desseins il nous a faits l’enjeu ?…
Sa grandeur est, dit-on, toute sa conscience.
Que veux-tu ? je n’ai pas en lui ta confiance.
S’en défier serait un outrage sanglant.
Bonaparte est mon Dieu !
Bonaparte est un blanc !
Pourquoi donc, mes enfants, ces marques de colère ?
Voyons ! que disiez-vous ?
Demandez à mon frère.
Allons, venez ici, répondez-moi… Plus près…
Je vois de mauvais œil ces entretiens secrets.
On pleure, on s’attendrit, on rêve une patrie,
On devient moins Français, moins homme… Niaiserie !
Qu’importe sous quel ciel le soleil nous a lui !
Le consul veut, enfants, que l’on soit tout a lui.
Nous parlions du consul.
Il faut, devant ce nom, adorer ou se taire.
Quand on en dit du bien, est-ce qu’on parle bas ?
Vous en disiez du mal, Isaac, n’est-ce pas ?
Il vous couvre partout de sa sollicitude,
Et vous n’avez pour lui que de l’ingratitude.
C’est bien mal ! Votre frère a le cœur différent ;
Il aime le héros.
Les souvenirs d’enfant sont loin de sa mémoire.
Moi, j’aime mes parents.
Imiter votre frère et porter dans le cœur
D’un instinct machinal un sentiment vainqueur ;
Ce dévoûment sublime aux volontés d’un homme
Qui n’a plus ici-bas de titre qui le nomme,
Devant qui les devoirs de passé, d’avenir
Se résument en un : admirer et servir.
Mais pour ces sentiments il faut de grandes âmes,
Des cœurs qui ne soient pas trempés du lait des femmes,
Des yeux forts où le jour de ce grand siècle ait lui,
Une poitrine d’homme !… Albert le comprend, lui !
Il ne pleurniche pas comme un enfant qu’on sèvre,
Il n’a pas comme vous que du lait sur la lèvre,
Son œil sait voir plus loin que le nid dont il sort ;
Son esprit s’élargit au niveau de son sort.
Digne de ce grand drame auquel il participe,
Il aime le consul de cœur et de principe :
C’est le monde qu’en lui son cœur croirait trahir.
Quand le maître est un Dieu, la gloire est d’obéir !
N’est-ce pas, mon Albert ?
Mon père m’a fait homme, oui, mais lui m’a fait libre ;
Il a fait pénétrer dans mon obscurité
Le jour éblouissant de toute vérité.
Dans l’esclavage abject dont mon sang fut l’emblème,
Il m’a dit : « Sois l’égal des blancs et de moi-même. »
Ses sages, respectant en moi l’humanité,
M’ont appris leur sagesse et leur fraternité !
Comme un germe futur de quelque grande chose,
Que d’une main soigneuse on plante et l’on arrose ;
Il m’a vivifié d’un souffle réchauffant
Pour grandir tout un peuple, un jour, dans un enfant :
Il veut faire de nous le nœud du nouveau pacte
Qu’avec l’autre univers le vieux monde contracte.
Le noir civilisé, devenu citoyen,
Confondra de Toussaint le nom avec le sien.
Ah ! que sa volonté dans son sort soit bénie !
Comprendre un grand dessein, c’est s’unir au génie !
Voilà parler, mon fils !
Tu ne comprends pas, toi.
Vous savez que mon frère a plus d’esprit que moi.
Votre raison aussi grandira, je l’espère.
Oh ! je l’aimerai bien, s’il nous rend à mon père.
Mon père ! et puis toujours mon père ! Enfant borné,
Qui ne saurait laver le sang dont il est né.
Sachez, monsieur, que l’homme à qui l’on doit la vie
Est moins que l’homme à qui l’on doit une patrie.
Le hasard donne un père, on ne le choisit pas :
On choisit le héros, on s’attache à ses pas ;
En suivant le sentier que sa gloire nous trace,
Il est beau d’oublier sa famille et sa race ;
On s’élève avec lui jusques à des hauteurs
D’où l’œil n’aperçoit plus ces viles profondeurs.
On est homme, monsieur, on n’est plus fils ou frère !
Pour moi, si le consul luttait avec mon père,
J’arracherais mon cœur s’il battait incertain
Entre l’homme de chair et l’homme du destin.
Cet homme fait horreur !
Enfants, voila la gloire !
Il est un plus beau sort, ah ! laissez-nous-le croire !
C’est de confondre enfin, dans un égal amour,
Et le héros et l’homme à qui l’on doit le jour ;
D’essayer d’être entre eux le nœud qui les rassemble,
D’aimer les deux en un, de les servir ensemble,
Et de faire à la fois, en les réunissant,
Le bonheur de sa race et l’honneur de son sang.
Mais la sœur du consul vient avec son cortège,
Elle monte un cheval aussi blanc que la neige :
Comme ses cheveux noirs, à chaque mouvement,
Découvrent à demi son visage charmant !
L’animal semble aimer le frein qui le manie :
La sœur a la beauté, le frère a le génie :
L’un règne par le fer, l’autre par ses appas.
Le général Leclerc accompagne ses pas.
SCÈNE CINQUIÈME
Oh ! quel camp pittoresque ! Oh ! que je suis contente
De monter à cheval, d’habiter une tente !
Qui l’aurait jamais cru ?… Comme ils seront surpris
Et jaloux quand ils vont le savoir à Paris !
C’est bien plus séduisant encor que Cléopâtre.
Ils représenteront cette scène au théâtre ;
Ils peindront sous mes traits la seconde Vénus,
Se mêlant aux guerriers comme au bord du Cydnus,
Adoucissant le joug qu’impose ici mon frère
Et conquérant les cœurs quand il soumet la terre !
On fera mes portraits, on dira : « La voilà ! »
C’est pourtant vous, petits, qui me valez cela.
C’est pour ces vilains noirs que je hais,
Et que j’aime,
Que ce front, destiné peut-être au diadème,
Va ravir des soldats dans ce simple appareil,
Et, pour comble d’horreur, se hâler au soleil.
Je vous déteste bien, allez… mais je pardonne.
Si la tente est jolie ; allons voir.
Qu’elle est bonne !
SCÈNE SIXIÈME
Ah ! chien de moricaud !
Au diable ! allez ailleurs planter vos pavillons !
Ah ! messieurs — un aveugle ! — hélas ! si peu de place.
Où voulez-vous qu’il aille ?… Oh ! laissez-nous, de grâce !
Non, non, exécutez lordre des commandants ;
Tous les nègres dehors ! Point d’ordures dedans.
Il est plaisant, dis donc, ce lézard sans écailles
Qui croit que pour son trou l’on a fait ces murailles.
Non, nous mourrons ici.
Prenez pitié de nous !
Par votre toit natal !
J’embrasse vos genoux !
Ah ! ah ! vieille araignée ! ah ! c’est la que tu couches ?
Dans tes toiles, dis donc, crois-tu prendre des mouches ?
Va, tes meubles infects sont bientôt balayés.
Sapeurs, déménagez sa case avec les piés.
Non ! c’est le seul asile où s’abrite ma vie,
Ensevelissez-moi dessous.
Quel tumulte indécent… Que veut-on à ce noir ?
Soldats ! cessez ce jeu. Vous, Albert, allez voir.
C’est elle dont Albert… Oh ! oui, j’en suis certaine ;
Bien plus qu’à sa beauté, je le sens à ma haine !
Si j’écoutais mon cœur !… Mais pour sauver Toussaint
Faisons taire à présent mon amour dans mon sein !
Oh ! la jolie enfant ! Qu’avez-vous, ma petite ?
On arrache mon père à ce toit qu’il habite…
Aveugle et mendiant où conduire ses pas ?
C’est le seul coin de terre à nous deux ici-bas.
Cette place était libre et pour nous assez bonne ;
Hélas ! nous n’y cachions le soleil à personne !
En glanant le maïs sur les sillons d’autrui,
J’y nourrissais mon père et j’y voyais pour lui.
Mais si l’on fait tomber le mur où je l’appuie,
Qui le garantira du vent et de la pluie ?
Où le retrouverai-je en revenant le soir ?
Vraiment, elle me touche avec son désespoir.
Quoi ! votre père n’a que cet asile au monde ?
Quelle perle, pourtant, dans ce fumier immonde !
comme un aveugle.
Rendons grâces, mon père, à la bonté des blancs !
Laissez-moi devant eux guider vos pas tremblants…
Si vous pouviez la voir !
C’est sans doute l’amour de sa pauvre famille.
Hélas ! c’est le roseau que Dieu laisse à ma main !
Je n’ai qu’elle ici-bas et les bords du chemin ;
On veut nous en chasser ! Protégez-moi, madame ;
Si belle de visage, on doit l’être de l’âme.
Que peut faire de mal un pauvre suppliant ?
L’ivraie est à l’oiseau, la route au mendiant.
Le pied de l’aigle au ciel n’écrase pas l’insecte !
Ce vieillard parle bien ; je veux qu’on le respecte,
Qu’on lui laisse son gîte. — Entendez-vous, soldats ?
Madame…
L’ordre du gouverneur est absolu.
Si son ordre est cruel, je veux qu’il le rapporte.
Priez le général de sortir un moment.
le général Leclerc.
SCÈNE SEPTIÈME
Général, un seul mot !
C’est un commandement.
Vous n’ordonnez jamais que le cœur n’obéisse.
On fait toujours le bien, en faisant son caprice.
Pas tant de compliments ; plus de soumission.
Je prends ce pauvre noir sous ma protection,
Entendez-vous ? Je veux qu’on respecte son gîte :
Un roi dort sous le toit que l’hirondelle habite ;
Ce nid porte bonheur aux maîtres des palais.
L’aveugle a ses trois pas au soleil, laissons-les.
Cette enfant et son père ont remué mon âme.
Qu’ai-je à vous refuser ?
Laissez ce pauvre aveugle en paix sous ses haillons.
Adieu, Pauline !
Le conseil ! travaillons !
SCÈNE HUITIÈME
Écoutons le rapport.
Jette dans les esprits la même inquiétude.
L’officier est pensif, le soldat mécontent ;
Le mulâtre, indécis, flotte ; le noir attend.
De nos détachements envoyés à distance,
Aucun n’a rencontré la moindre résistance.
De Toussaint, pas un mot ; quand on met l’entretien
Sur ce chef, on se coupe, ou l’on ne répond rien.
Il tient nos éclaireurs toujours sur le qui-vive ;
On l’attend d’heure en heure, et jamais il n’arrive.
Sans paraître, partout il se fait annoncer
Comme un homme incertain qui craint de prononcer.
Cependant, chaque nuit, des déserteurs sans nombre
S’échappent des quartiers et se glissent dans l’ombre ;
Vers le centre de l’île ils se dirigent tous,
Comme si quelque doigt marquait le rendez-vous.
Un bruit court qu’au milieu de ces gorges profondes
Que défendent les bois, les rochers et les ondes,
Les mornes du Chaos, vastes escarpements,
Sont les points assignés à ces rassemblements.
Mais nul ne peut encore en dire davantage…
L’avalanche se forme au-dessus du nuage !
Pour remplir nos greniers, et pour armer nos forts,
L’escadre impatiente épuise ses renforts ;
La fièvre, tous les jours, nous réduit ; et l’armée,
Dans un cercle fatal, debout, mais enfermée,
Se rongeant sur ce sol qui s’ouvre sous ses pas !
Y cherche un ennemi qu’il ne lui montre pas ! »
Parlez, messieurs, je vais écouter et débattre.
Mon avis en deux mots : avancer et combattre !
Combattre ?… contre qui ? Tous les noirs sont soumis,
L’embarras est pour nous d’avoir des ennemis…
D’ailleurs, si par hasard la paix était sincère,
Vous en perdez le fruit en commençant la guerre :
Le grand volcan qui dort dans son calme profond
Éclate si l’on jette un grain de sable au fond !
Emparons-nous plutôt, sans brûler une amorce,
Des postes naturels où cette île a sa force.
Accoutumons ce peuple à nous voir hardiment
Ressaisir le pays et le gouvernement.
Des légitimes chefs reprenons l’attitude ;
L’obéissance, au fond, n’est rien qu’une habitude.
Commandons ! noirs ou blancs, le peuple est ainsi fait ;
Celui qu’il croit son maître est son maître en effet !
Le conseil serait bon dans l’Europe asservie
À ces mille besoins qui composent sa vie,
Où les peuples liés par leurs nécessités
Sont des troupeaux humains parqués dans les cités.
On possède un pays du haut des places fortes :
Le peuple est à celui qui tient la clef des portes,
Mais chez un peuple neuf la guerre a d’autres lois,
Ses citadelles sont ses rochers et ses bois ;
Si l’on avance, il fuit ; si l’on attaque, il cède.
Ce qu’on foule du pied est tout ce qu’on possède…
Un seul moyen ici : ravagez ses sillons ;
Fermez, murez ses champs avec nos bataillons !
La disette et le temps, mieux que vos projectiles,
L’amèneront dompté sous le canon des villes ;
Il vous demandera des chaînes et du pain !
Oh ! des Français combattre un peuple par la faim !
De ces atrocités déshonorer l’histoire !…
La retraite vaut mieux qu’une telle victoire ;
Mais la France interdit la retraite à nos pas :
Quand on porte ses droits on ne recule pas.
Écoutez : j’ai connu ce peuple encore esclave,
J’ai vu l’île crouler sous sa première lave ;
Nos revers, nos succès, m’ont appris à savoir
Où les noirs ont leur force et les blancs leur espoir.
Du nom de nation c’est en vain qu’il se nomme,
Ce peuple est un enfant : sa force est dans un homme !
Ne combattez qu’en lui toute sa nation !
Mettez un prix sublime à sa défection !
D’un pouvoir souverain présentez-lui l’amorce ;
L’ambition fera ce que n’a pu la force :
Tout cœur d’homme a sa clef par où l’on peut l’ouvrir,
Il ne s’agit pour vous que de la découvrir.
Vous la découvrirez : dans ces races sauvages,
Le cœur en éclatant fait d’étranges ravages,
S’il se gonfle d’orgueil ou se brise attendri ;
L’homme de la nature est vaincu par un cri !
Profitez du moment où ce cœur double hésite,
Atteignez à tout prix ce chef qui vous évite,
Ne lui refusez rien, gorgez sa passion ;
Il vaut cela ! Cet homme est une nation !
Comment le découvrir ? Dans tous ceux que j’envoie,
De sa retraite encor nul n’a trouvé la voie.
De mon âme à la sienne, il brise tous les fils.
Ces envoyés de paix, où l’aborderont-ils ?
Où l’éléphant s’arrête, on voit passer l’insecte.
Si dans la main des blancs toute lettre est suspecte,
Cherchez pour la porter la main d’un mendiant
Noir, qui parmi les noirs se glisse en suppliant,
Et qui, jusqu’à Toussaint, se frayant une route,
Cache à ses yeux trompés l’envoyé qu’il redoute.
Il secourra du pied le piège, irrésolu,
Mais il sera trop tard, le sauvage aura lu !
Mais où trouver ce noir, qui, pour un vil salaire,
De l’âme de Toussaint affronte la colère ?
Quel misérable, assez abandonné du sort,
Pourra mettre en balance un salaire et la mort ?
Le fond de la misère a-t-il un pareil être ?
Dans quel égoût chercher ?…
Sous votre main, peut-être.
Voyez sous ces haillons cet aveugle accroupi
Qui rêve un os rongé comme un chien assoupi ;
Traînant, les yeux éteints, des jours près de s’éteindre,
Du courroux de Toussaint, hélas ! que peut-il craindre ?
Par l’offre d’un trésor tentez son cœur surpris ;
Il irait aborder le tonnerre à ce prix !
Qui ? ce pauvre vieillard que protége Pauline ?
Qu’il approche.
Souvent la destinée aime à récompenser
Par un succès le bien qu’elle m’a fait penser !
Je veux l’interroger.
Et que sans crainte ici sa fille le conduise.
SCÈNE NEUVIÈME
Ciel ! où me conduit-on ?… Ma fille, où sommes-nous ?…
Grâce ! grâce ! bons blancs !
La main qui vous dérange et qui vous importune
Est peut-être pour vous la main de la fortune.
Vous êtes…
Devant qui ?
Quel terrible appareil !
Devant le gouverneur et devant son conseil.
Devant le gouverneur ? Ô ciel ! quelle surprise !
Moi, que l’esclave insulte et que le chien méprise !
Que me veut-il ?… Le pied des puissants d’ici-bas,
S’il voit le vermisseau, l’écrase sous son pas !
Ne craignez rien, ami !… Dans l’Europe éclairée
Par ses nouvelles lois la misère est sacrée.
L’homme est frère de l’homme, et le front du puissant
Devant l’humanité grandit en s’abaissant !
Entre le mendiant et le riche, la France
Ne met dans son amour aucune différence.
Qui sert la république est grand devant ses yeux.
Voulez-vous la servir ?
Près de rentrer sous terre, où le vent me secoue,
Ne raillez pas, du moins, l’insecte dans la boue !
Moi, railler un vieillard, un aveugle ? Ah ! c’est vous
Dont le mépris alors devrait tomber sur nous.
En quoi puis-je pourtant servir la république,
Moi, qu’un pauvre enfant mène ?
Plus vous êtes obscur, infirme, humilié,
Plus dans votre poussière on vous foule du pié,
Plus vous pouvez servir l’œuvre qu’elle consomme.
Vous avez bien raison, alors, je suis votre homme ;
Mais conviendrai-je autant sous un autre rapport ?
J’ai des secrets profonds d’où dépend votre sort,
Et le sort de l’armée et du monde peut-être,
À faire parvenir à Toussaint, votre maître.
Votre maître !
Je n’y puis employer la main d’un étranger ;
Il fut qu’un noir, cachant le mystère qu’il porte,
Traverse l’île entière et franchisse l’escorte,
Et remette à Toussaint, dans sa fuite surpris,
La lettre dont la mort est peut-être le prix.
S’il meurt, la république adoptera sa fille ;
S’il revient, tous les blancs seront de sa famille.
Sur le trésor public fixant son entretien,
La France lui fera le sort d’un citoyen.
Réfléchissez, vieillard…
Mais je pense à ma fille et son sort me décide.
Si le prix de mon sang lui doit être payé,
Mon cœur d’aucun péril ne peut être effrayé.
J’irai !
Noble vieillard !
Mourir sera ma joie !
Connaissez-vous celui vers qui je vous envoie ?
Quoique si loin de nous et si haut parvenu,
De lui-même, je crois, il n’est pas plus connu.
Sous le même ajoupa le hasard nous fit naître,
Nous avons vingt-huit ans servi le même maître,
Et par les mêmes fouets nos bras encore ouverts
Gardent dans leurs sillons la dent des mêmes fers.
La voix de ce vieillard est vibrante et sauvage,
L’âme étincelle encor sous la nuit du visage :
Il semble bien choisi pour un hardi dessein.
Quel sentiment pour nous nourrit-il dans son sein ?
Quel sentiment pour vous ?… S’il vous hait, s’il vous aime ?
Oui, répondez.
De la haine à l’amour flottant irrésolu
Son cœur est un abîme où son œil n’a pas lu,
Où l’amer souvenir d’une vile naissance
Lutte entre la colère et la reconnaissance.
Le respect des Français du monde triomphants,
L’orgueil pour sa couleur, l’amour de ses enfants,
L’attrait pour ce consul qui leur servit de père,
Leur absence qu’il craint, leur retour qu’il espère,
La vengeance d’un joug trop longtemps supporté,
Ses terreurs pour sa race et pour sa liberté,
Enfin, l’heureux vainqueur de ses maîtres qu’il brave,
Le noir, le citoyen, le chef, l’ancien esclave,
Unis dans un même homme en font un tel chaos
Que sa chair et son sang luttent avec ses os,
Et qu’en s’interrogeant lui-même il ne peut dire
Si le cri qu’il retient va bénir ou maudire.
Soudain sera l’éclair qui le décidera ;
Mais, quel que soit ce cri, le monde l’entendra.
Ne vous étonnez pas, Français, de ces abîmes
Où le noir cherche en vain ses sentiments intimes.
Comme le cœur du blanc notre cœur n’est point fait :
La mémoire y grossit l’injure et le bienfait.
En vous donnant le jour, le sort et la nature
Ne vous donnèrent pas à venger une injure ;
Vos mères, maudissant de l’œil votre couleur,
Ne vous allaitent pas d’un philtre de douleur.
Dans ce monde, en entrant, vous trouvez votre place,
Large comme le vol de l’oiseau dans l’espace.
En ordre, dans vos cœurs, vos instincts sont rangés,
Le bien, vous le payez, le mal, vous le vengez.
Vous savez, en venant dans la famille humaine,
À qui porter l’amour, à qui garder la haine :
Il fait jour dans votre âme ainsi que sur vos fronts.
La nôtre est une nuit où nous nous égarons,
Lie abjecte du sol, balayure du monde,
Où tout ce que la terre a de pur ou d’immonde,
Coulant avec la vie en confus éléments,
Fermente au feu caché de soudains sentiments,
Et, selon que la haine ou que l’amour l’allume,
Féconde, en éclatant, la terre, ou la consume.
Nuage en proie au vent, métal en fusion,
Qui ne dit ce qu’il est que par l’explosion !…
Quel langage !
La lave qui bouillonne et l’Océan qui gronde.
Quelle race pourtant que celle où le soleil
Jette de tels accents dans un homme pareil !
Revenons à Toussaint. Aime-t-il sa patrie ?
Sauriez-vous donc son nom s’il ne l’avait chérie ?
Sa femme ?
Il n’en a plus… les monstres !
Je répétais les noms qu’il vous avait donnés.
Les blancs ont fait mourir de faim dans la montagne
L’esclave dont l’amour avait fait sa compagne.
Ses enfants ?
S’il aime ses rameaux au tronc que vous fendez !
Quoi donc ? n’aime-t-on pas dans toute race humaine
La moelle de ses os et le sang de sa veine ?…
Ses enfants ! s’il les aime ? Ah ! s’il vous entendait !…
Il ne répondrait pas si Dieu le demandait !
Pour qui donc le plus vil, le dernier de sa race
Osa-t-il regarder la tyrannie en face ?
Pourquoi donc, secouant un joug longtemps porté,
A-t-il joué son sang contre la liberté ?
Pourquoi donc, ranimant une argile engourdie,
Épuisa-t-il son souffle a souffler l’incendie ?
Était-ce donc pour lui, lui déjà vieux de jours,
Séparé de la mort par quelques pas bien courts,
Et qui, voyant la tombe où le noir se repose,
Ne se fût pas levé tard pour si peu de chose ?
Non, c’était pour laisser à ses fils, après lui,
Le jour dont pour ses yeux le crépuscule a lui ;
C’était pour qu’en goûtant ces biens qu’il leur espère,
Dans leur indépendance ils aimassent leur père,
Et qu’en se souvenant de lui dans l’avenir,
Ils mêlassent leur gloire avec son souvenir.
Il pleure.
Et moi mes yeux se mouillent à ses larmes.
Voilà comme il parlait quand il courut aux armes.
Continuez.
Grandir autour de lui couvés comme un trésor ;
Ils étaient deux — l’un noir, l’autre brun de visage,
Égaux par la beauté, mais inégaux par l’âge.
L’un se nommait Albert, l’autre Isaac. Tous deux
Répandaient la lumière et la joie autour d’eux.
Ses genoux, de leurs jeux continuel théâtre,
Rassemblaient sur son cœur le noir et le mulâtre ;
Baisant leur doux visage, il aimait tour à tour,
Albert comme sa nuit, l’autre comme son jour,
Et cherchait sur leurs fronts, sous ses larmes amères,
La ressemblance, hélas ! de leurs deux pauvres mères.
L’un était son Albert ; Albert, son premier né,
Aux nobles passions semblait prédestiné ;
Toussaint aimait en lui les reflets de son âme,
L’orgueil dans ses regards jetait de loin sa flamme ;
L’autre, Isaac, son frère, on aurait dit sa sœur,
Pauvre enfant, d’une femme il avait la douceur !
Il embrassait son père avec tant de tendresse
Que Toussaint se sentait fondre sous sa caresse,
Il disait à l’enfant souriant dans ses bras :
« Albert sera ma gloire et toi tu m’aimeras. »
Pauvres petits, hélas ! qu’ont-ils fait de leur grâce ?
Il me semble les voir et que je les embrasse.
Isaac ! mon Albert !… Pardon, je les aimais
Comme un père… Oh ! Toussaint, les verras-tu jamais !
Je croirais, si la vue aux sons était pareille,
Que la voix de mon père a frappé mon oreille…
Vous nous connaissez donc ?
Silence ! ou parlez bas.
Qu’avez-vous dit ?… Moi !… Vous !… Je ne vous connais pas.
Écartez cet enfant qui trouble sa réponse.
Du retour de ses fils s’il recevait l’annonce ;
Si, pour prix de la paix rendue à ces climats,
La France remettait ses enfants dans ses bras,
Mettrait-il en balance, à ce don d’une mère,
L’ambition du chef et le bonheur du père ?
Ses enfants !… Oh ! je sens !…
Il donnerait le ciel pour leur embrassement !
La plume, général ?
Vous, attendez là.
SCÈNE DIXIÈME
Place ! messieurs ! Voyez, c’est un ami qui passe.
Un des généraux noirs vient de passer à nous
Avec son corps d’armée… Il est là… devant vous.
Votre nom, général ?
Le neveu de Toussaint.
Quelle heureuse surprise !
Le neveu de Toussaint dans ses secrets admis,
Oui, mais l’ami juré de tous ses ennemis !
Ce tyran de nos maux va comblé la mesure,
Et mon patriotisme a vaincu la nature.
L’orgueil a corrompu ce chef ambitieux,
Et tyrans pour tyrans, les plus grands valent mieux !
Je viens pour vous servir en servant ma vengeance !
Parlez, avec ses chefs je suis d’intelligence ;
Tous ses projets par moi vous seront révélés
Comme si vous étiez dans ses conseils.
Quels sont ses vrais desseins ?
De combattre la France.
Pour la liberté ?
Non, pour lui !
Son espérance ?
De lasser par le temps l’armée, et de l’user
Comme on use le fer qu’on ne peut pas briser.
Sa tactique ?
Le temps.
Ses manœuvres ?
Ce doute qu’il prolonge et dont il vous amuse,
Un invincible esprit absent, présent partout,
Ce peuple prosterné, mais à sa voix debout,
Son secret renfermé dans l’ombre de son âme,
Haïti tout entier en composant la trame.
Après lui quelle main en tient le premier fil ?
Aucune.
Par quelle embûche, enfin, le contraindre à se rendre ?
Entourer son repaire, et la nuit l’y surprendre.
Qui le découvrira ?
Moi !
À ce service immense aux blancs avez-vous mis ?
Aucun… Je puis moi seul me payer.
Quoi !…
Je ne trahis pas, général, je me venge !
Achevez… Quel indice à moi seul désigné
Guidera nos soldats vers le but assigné ?
Hàtez-vous ! Indiquez l’antre caché de l’île
Où l’on peut étouffer l’hydre dans son asile !
Parlez ! ne craignez rien, nos officiers sont sûrs.
C’est qu’il est des secrets qui transpercent des murs !
Écoutez ! — Au milieu de ces montagnes sombres
Que d’épaisses forêts revêtent de leurs ombres,
Séjour inaccessible à tous les pas humains,
Où les lits des torrents tracent les seuls chemins,
Sous un autre fermé par des pins et des hêtres…
Il est la ?…
toussaint, se dressant de toute sa hauteur devant Moïse, laisse couler à ses pieds ses haillons, ses yeux reparaissent, il tire un poignard de sa ceinture et le plonge dans la gorge de Moïse, en s’écriant :
Son corps s’est-il brisé sur l’angle du récif ?
Non… Le voila qui nage… Il démarre un esquif…
Il déferle une voile… Il ouvre ses deux rames…
Il fuit… Il disparaît sous l’écume des lames.
Vite au port !… À la voile !… Allez !… Gagnez au vent !…
Qu’on le prenne à la mer !… Courez… Mort ou vivant !