Aller au contenu

Toussaint Louverture/04

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 106-124).


ACTE QUATRIÈME


Un vaste et sombre souterrain servant de prison sous les casemates du fort dans le camp français. — À gauche, de lourds piliers portent la voûte et interceptent çà et là la lumière qui tombe des poternes. — À droite, une porte basse et grillée en fer au haut d’un escalier humide et obscur. — Dans le fond, une grille fermée sur une cour. — Dans cette cour, une porte sur laquelle est écrit en grosses lettres : Ambulance.

SCÈNE PREMIÈRE


adrienne, assise sur un peu de paille, est enchaînée par
les pieds et par les mains à un des piliers.

Est-ce un lieu de supplice ?… un cachot ?… une tombe ?…
Ah ! si Toussaint est mort, qu’importe où je succombe ?…
Depuis huit jours, hélas ! s’il avait survécu,
Quelque sûr messager serait déjà venu
De sa nièce, en son nom, hâter la délivrance,
Ou faire luire au moins un rayon d’espérance.
Hélas ! voir mon Albert par les blancs entraîné !
Voir par ses propres fils un père abandonné !
Moi-même partager, pour aimer ou maudire,
En deux moitiés mon cœur qui saigne et se déchire !
L’une à Toussaint et l’autre à son fils !… Oh ! quel sort !
Ensevelissez-moi, ténèbres de la mort !


SCÈNE DEUXIÈME


ADRIENNE, SALVADOR, SERBELLI.
Adrienne est assise, les mains sur ses yeux, abîmée dans ses émotions. — On voit entrer à droite, par l’escalier, Salvador accompagné de son frère ; ils causent ensemble à voix basse dans le compartiment du souterrain plus éclairé à droite du spectateur, séparés du souterrain d’Adrienne par d’énormes piliers.
serbelli.

Voila notre ambulance, et voici la sentine,
Réceptacle du vice et de l’indiscipline.

Il montre le souterrain à gauche.
salvador.

Le général en chef me demande un rapport
Sur ces lieux, sur l’hospice… Et c’est un coup du sort,
Car c’est ici, je crois, qu’on jeta sous la porte
Ce serpent familier de Toussaint.

serbelli.

Ce serpent familier de Toussaint.Que t’importe
Cette enfant ?

salvador.

Cette enfant ?Mais beaucoup… D’elle je puis savoir
Les projets de Toussaint, la retraite du noir.
Quand un péril menace, il n’est tel qu’un service
Pour changer en triomphe un moment de supplice.

serbelli.

Tu cours quelque péril ?

salvador.

Tu cours quelque péril ?Quel péril ?… Ces gros murs
Ne répètent-ils rien ?… Sont-ils sourds ? sont-ils sûrs ?

serbelli.

Aussi sourds que la pierre, aussi sûrs que l’oreille.

salvador.

Ton sort dépend du mien : le soupçon nous surveille ;
Le général en chef me montre de l’humeur ;
On répand sur mon compte une vague rumeur,
On ose murmurer près de moi la menace,
On parle de départ, d’exil et de disgrâce ;
Il faut par un service éclatant dissiper
Ce nuage qui cherche à nous envelopper.

serbelli.

Je ne te comprends pas… Quel soupçon ?… quel service ?

salvador.

Je te dis que je marche au bord d’un précipice.
Leclerc m’a dit hier à l’ordre quelques mots
Qui d’un bruit général ne sont que les échos ;
Ils ne sont que trop vrais, mais je croyais ma vie
Dans les plis de mon cœur cachée, ensevelie.
L’envie a découvert un coin de vérité,
On me fait un forfait d’une légèreté.
« Les noirs, m’a dit Leclerc, parlent d’enfant perdue
Autrefois dans cette île et de femme vendue ;
Voyez, éclaircissez ces soupçons odieux :
La France doit cacher tout scandale à leurs yeux.
De votre nom, du nôtre effacez cette tache ;
Découvrez cette enfant si cette île la cache,
Retrouvez cette mère, et par quelque bienfait
Rachetez tout le mal que vous leur auriez fait.
Faites bien l’examen de votre conscience,
Préparez, — à ce prix je mets ma confiance, —
Ou le consul instruit… »

serbelli.

Ou le consul instruit… »Et qu’as-tu répondu ?

salvador.

En vain de son coup d’œil il m’a cru confondu…

J’ai juré que jamais, chez cette race abjecte,
Je n’avais profané ce cœur qui se respecte ;
Que nulle enfant d’esclave, en cet impur séjour,
N’avait reçu de moi la honte avec le jour !…
Mes serments indignés ont scellé mon parjure ;
Mais lui, feignant de croire et retirant l’injure,
M’a laissé lire au fond d’un oblique regard
Que sa crédulité n’était qu’un froid égard,
Qu’il soupçonnait encor même après cette épreuve,
Comme s’il attendait ou tenait quelque preuve.

serbelli.

Existe-t-elle ?

salvador.

Existe-t-elle ? Oui !

serbelli.

Existe-t-elle ? Oui ! Oui… Comment l’anéantir ?

salvador.

En sachant dérouter comme j’ai su mentir.

serbelli.

Qu’espères-tu ? voyons !

salvador.

Qu’espères-tu ? voyons ! Retrouver cette fille,
Reste égaré par moi d’une fausse famille.
Les noirs de sa retraite ont, dit-on, le secret…
Cherche à t’insinuer dans leur cœur, sois discret

serbelli.

Mais les noirs de son sort savent-ils le mystère ?

salvador.

Oui ; va, feins d’exécrer le blanc qui fut son père,
Achète, au prix de l’or, l’enfant à ses gardiens,
Embarque-la sur l’heure à tout hasard, et viens
M’assurer que la mer avec cette bannie
Emporte tout témoin de mon ignominie.

Je me ferai bientôt un honneur d’un affront,
Et devant blancs et noirs, je lèverai le front.

serbelli.

Mais cet enfant, son nom… quel est-il ?

salvador.

Mais cet enfant, son nom… quel est-il ?Adrienne.

serbelli.

Il suffit.

salvador.

Il suffit.Hâte-toi.

serbelli.

Il suffit. Hâte-toi.Va, ta cause est la mienne.

salvador.

Et moi sur cet hospice, où respire la mort,
Je vais au général préparer mon rapport.
Tu me retrouveras dans ce lieu solitaire.

Serbelli sort.

Je voudrais enfermer l’entretien sous la terre !
Si par un espion il était entendu,
Je n’aurais plus qu’à fuir, et tout serait perdu.

Salvador ouvre la grille et traverse à pas lents la petite cour
pour entrer à l’ambulance.


SCÈNE TROISIÈME


ISAAC, ADRIENNE.
On entend un léger bruit vers un soupirail. — Isaac se glisse à
travers les barreaux et se précipite dans les bras d’Adrienne.
isaac.

Adrienne !

adrienne.

Adrienne !Isaac !

Ils s’embrassent.

isaac.

Adrienne !Isaac !Ô ma sœur !

adrienne.

Adrienne !Isaac ! Ô ma sœur !Ô mon ange !

isaac.

Elle !

adrienne.

Elle !Lui !

isaac.

Elle ! Lui !Nous !

adrienne.

Elle ! Lui ! Nous !Rayon du ciel dans cette fange !

isaac.

Que dis-tu ?… Le cachot est un ciel avec toi.

adrienne, l’éloignant et le rapprochant pour le mieux voir.

Oui, c’est bien lui !…

isaac.

Oui, c’est bien lui !…Je pleure.

adrienne.

Oui, c’est bien lui !… Je pleure.Oh ! frère, embrasse-moi.
Mais comment as-tu fait pour découvrir ma tombe ?
Pauvre petit ! as-tu des ailes de colombe,
Pour venir apporter dans cet affreux séjour
Un rayon à mon cœur plus doux que ceux du jour ?

isaac, naïvement.

Tu ne trouves pas ?

adrienne.

Tu ne trouves pas ?Non.

isaac, en souriant.

Tu ne trouves pas ? Non.La poterne d’entrée,
Soit la guerre ou le temps, est toute délabrée ;
Il y manque un barreau… Je ne suis qu’un enfant ;
Et je passe à travers !… oui, mais en étouffant.

adrienne, l’embrassant.

Pour venir de Toussaint m’apporter les nouvelles
Si le vent y passait j’embrasserais ses ailes !
Mais quel esprit caché t’a dit que j’étais là ?

isaac.

L’esprit qui me l’a dit, regarde : le voilà.

Il montre son cœur.

Depuis l’éclair soudain de la scène imprévue,
Où près du mendiant je t’avais entrevue,
Je soupçonnais toujours, et sans savoir pourquoi,
Que l’enfant qui menait l’aveugle, c’était toi.
Sous ces haillons impurs qui flétrissaient tes grâces
Je t’avais reconnue et je suivais tes traces ;
Je ne sais quel instinct me faisait te chercher
Partout où je pensais qu’on pouvait te cacher.
Ce matin, en chassant, non loin des sentinelles,
De beaux insectes d’or dont j’enviais les ailes,
Fatigué de courir après eux, je m’assis
Tout seul au bord du camp, sur l’herbe du glacis ;
Je regardais la-bas, la-bas dans les montagnes,
Bleuir l’Artibonite à travers les campagnes ;
Je m’essuyais les yeux et je voyais mes pleurs,
Sans les sentir couler, dégoutter sur les fleurs…
Et puis je les fermais, pour mieux voir, en moi-même,
Mon père, ma nourrice et toi… tous ceux que j’aime…
Le rêve était si clair et l’objet si présent,
Que je vous embrassais, tiens ! tout comme à présent.

Il l’embrasse.

Au milieu de l’extase où se brisait mon âme,
J’entendis tout à coup un triste chant de femme
Qui sortait du gazon, tout près, à quelques pas,
Faible, comme si l’herbe avait chanté tout bas ;
J’y collai mon oreille afin de mieux entendre ;
C’était ta voix, grand Dieu ! ta voix mouillée et tendre ;

Tu chantais d’un cœur gros et d’angoisse étouffant,
Cet air avec lequel tu me berçaís enfant,
Tu sais : « Dors, oiseau noir, le colibri se couche… »
Tout mon être à l’instant s’envola sur ta bouche !
Je me levai, je vis un large soupirail
Que voilaient l’aloës et l’herbe à l’éventail ;
Je plongeai mes regards dans ces ombres funèbres,
Mais je ne pus rien voir en bas que des ténèbres ;
Je courus, je cherchai pas à pas tout le jour
À découvrir l’accès de ce morne séjour ;
Je vis, par les barreaux d’une ancienne poterne,
Ce corridor voûté qu’éclairait un jour terne ;
Je t’aperçus, mon cœur dans ton sein s’envola !
Tu me tendis les bras, j’y fus !… et me voilà.

adrienne.

Te voilà ! te voila !… Fais donc voir ton visage,
Cher petit… embelli, mais non changé par l’âge ;
De ces noirs souterrains affrontant l’épaisseur,
Courageux comme un frère et doux comme une sœur.

isaac.

Chère sœur !… Avant tout laisse que je délivre
Tes beaux pieds, tes beaux bras de ces anneaux de cuivre ;
Cruels anneaux ! par eux tes membres entravés…
Laisse-moi tenter… Non… l’un dans l’autre rivés…
Malheureux ! je ne puis seulement les détendre…
Hélas ! ma main d’enfant est trop faible et trop tendre ;
Mais si mon frère… Oh oui ! j’y cours, comme autrefois.
Attends, nous revenons.

adrienne.

Et nous serons tous trois !

isaac.

Trois ! Ah ! c’est vrai ! lui seul doublera notre joie ;
Pour qu’elle soit complète, il faut qu’il te revoie.

Oh ! je cours le chercher.

Il s’élance vers la porte et revient avec quelque hésitation.

Oh ! je cours le chercher.Oh ! qu’il sera content
De revoir cette sœur dont je lui parle tant !

adrienne.

Dont tu lui par les tant… Lui donc n’en parle guère ?

isaac.

Il m’en parle aussi, lui, mais d’un ton plus sévère,
Pour me gronder parfois avec un air moqueur
Des puérilités qui remplissent mon cœur.

adrienne, avec un désespoir étouffé.

Quoi ! nos chers souvenirs, c’est ainsi qu’il les nomme !

isaac.

Oh ! mais c’est que, vois-tu, mon frère est bien plus homme !
Les hommes ! nos bonheurs, c’est trop petit pour eux.
C’est égal, de te voir il sera bien heureux.
Attends-nous.

Adrienne, avec un air de reproche, lui montre les fers rivés
à ses pieds.

Attends-nous.Oh ! mon Dieu, je t’ai fait de la peine.
Étourdi, laisse-moi baiser au moins ta chaîne.

Il embrasse les fers d’Adrienne.

Que c’est froid ! que c’est lourd ! cela, glace les doigts.

Il s’échappe.
adrienne.

Ah ! les mots qu’il a dits sont plus durs et plus froids.


SCÈNE QUATRIÈME


adrienne, seule.

Je vais donc-le revoir… Lui !… moi !… bientôt ensemble !…
Lui !… mais est-ce encor lui ? Comme tout mon cœur tremble !

On dirait qu’il bondit… Misérable, et vers quoi ?
Vers quelque froid coup d’œil qui va tomber sur toi,
Vers un de ces mots durs que l’embarras prononce,
Et dont la mort de l’âme est la seule réponse.
Si tu frémis ainsi de crainte et non d’espoir,
Ne valait-il pas mieux mourir sans le revoir ?
Cette douleur du moins me serait épargnée
De craindre l’homme ; à qui mon âme s’est donnée.


SCÈNE CINQUIÈME


ADRIENNE, ISAAC, ALBERT, puis SALVADOR.
On entend limer et tomber un des barreaux de fer de la prison. Isaac saute le premier dans le souterrain ; il donne la main à son frère, qu’il entraîne vers Adrienne. — Adrienne couvre plusieurs fois son visage avec ses mains comme craignant de voir Albert.
isaac, laissant son frère à moitié chemin et sautant
au cou d’Adrienne.

Nous voilà !

Il s’aperçoit que son frère est resté en arrière, comme
indécis et n’osant approcher.

Mais viens donc !… mais fais donc comme moi !
Tu vois bien que l’anneau la retient loin de toi.
Elle ne peut… mais toi, qu’as-tu qui te retienne ?
Mais regardez-vous donc ? Quoi ! mon frère, Adrienne,
Muets l’un devant l’autre et sans lever les yeux !
Craindre de se revoir est-ce donc s’aimer mieux ?

albert, avec une affectation sensible en s’approchant pour
baiser la main d’Adrienne.

Craindre de se revoir ?

adrienne.

Craindre de se revoir ?Se revoir et se craindre !
Albert ! l’enfant l’a dit, lui qui ne sait rien feindre.

Elle serre convulsivement la main d’Albert dans
ses mains enchaînées.

Est-il vrai ?… Trompe-moi… Non, plutôt, dis-moi tout.
Si tu dois me tuer ; que ce soit d’un seul coup.

albert, agenouillé et regardant Adrienne.

Adrienne, Adrienne ! oh ! pourquoi d’un reproche
Empoisonner ainsi l’instant qui nous rapproche ?

adrienne, lui montrant du doigt les voûtes souterraines.

Ah ! si le sort devait nous rapprocher un jour,
Était-ce ainsi, mon frère, et dans un tel séjour ?
Moi dans ce noir cachot où l’on m’enterre vive,
Et toi l’ami des blancs dont je suis la captive !
Quoi ! tu ne rougis pas d’être libre en ces lieux,
où la main des tyrans nous obscurcit nos cieux !

Pendant ces derniers mots d’Adrienne, on voit Salvador entrer en se glissant dans le souterrain par une autre porte, et, caché à demi par l’ombre d’un pilier, il écoute.
albert.

Pourquoi contre les blancs ces anciennes colères ?
Un préjugé de moins, ces tyrans sont nos frères.

adrienne, montrant ses mains enchaînées.

Ta sœur est dans les fers, et c’est toi qui le dis !

albert.

Dieu ! j’oubliais ! pardonne ! Oh ! oui, je les maudis !
Périssent mille fois ceux qui la profanèrent !
Honte et mort aux cruels dont les mains l’enchaînèrent !
Quoi ! sa beauté, ses pleurs n’ont pu les désarmer !
Quel crime as-tu commis ?

adrienne.

Quel crime as-tu commis ?Le crime de t’aimer !

Le forfait odieux d’avoir servi ton père,
Afin de retrouver, lui, son fils, moi, mon frère !
À tes yeux fascinés est-ce là leur vertu ?

albert.

Non ! c’est là leur erreur !

adrienne.

Non ! c’est là leur erreur !Quoi ! les en absous-tu ?

albert, attendri.

Les absoudre des pleurs que ton amour te coûte,
Moi, dont le sang voudrait t’en payer chaque goutte !

Il la presse dans ses bras.
isaac, les enlaçant tous deux dans ses petits bras.

Oh ! moi, je disais bien que quand nous nous verrions,
Tous trois dans un seul cœur nous nous retrouverions.

adrienne.

Mon Albert, est-il vrai ?… Dis !… ta sœur et ton père
Auront-ils reconquis ton âme tout entière ?

albert.

Oui, je cours implorer ces hommes inhumains,
Et ces fers devant toi vont tomber sous leurs mains.

isaac.

Sous leurs mains ? qu’as-tu dit ? Non, non, chère Adrienne,
Ils les aggraveraient… qu’ils tombent sous la mienne.

Il court vers la grille, ramasse la lime qui a servi à couper
un barreau pour introduire Albert, et l’apporte à son frère.

Tiens, mon frère !… voilà, voilà nos libertés,
Ces fers !… c’est pour nous seuls qu’elle les a portés ;
Oh ! que nulle autre main du moins ne l’en délivre !
Ouvrons-lui la campagne… hâtons-nous de l’y suivre…

Albert lime précipitamment les chaînes. — Adrienne,
délivrée, se précipite dans les bras d’Albert.
adrienne.

Mon Albert !… Être libre, et par toi ! quel moment !…
Toussaint ! voilà ton fils !

albert.

Toussaint ! voilà ton fils ! Et voilà ton amant !

adrienne.

Qu’as-tu dit ?… Est-il vrai ?… redis-le-moi, prolonge,
Oh ! prolonge l’extase où ce doux nom me plonge,
On avait donc menti ! tu n’as rien oublié ;
Ton cœur de mon amour n’est point humilié ?
Tu n’as donc pas rougi de cette pauvre noire,
Qui faisait de son âme un trône à ta mémoire !
Tu t’en ressouvenais de si haut, de si loin !…
Oh ! de l’entendre encor, mon Albert, j’ai besoin !
Oh ! dis-moi, redis-moi ces doux noms de tendresse,
Dont le son pour mes sens est plus qu’une caresse,
Oh ! dis-les et fuyons ! j’embrasse tes genoux,
Je t’entraîne à ton père, à l’amour.

salvador, s’élance furieux de l’ombre du pilier qui le cache et
paraît comme un fantôme terrible entre les deux amants.

Je t’entraîne à ton père, à l’amour.Taisez-vous !

À Adrienne.

Reptile venimeux à la langue de femme,
Qui lançais tes poisons à l’ombre dans leur âme,
Attends… dans ton venin ce pied va t’écraser.

À part.

Le foyer de la haine allait les embraser.
Séparons-les !

À Albert et à Isaac.

Séparons-les ! Sortez a l’instant !… Sentinelles,
Emmenez aux arrêts ces deux enfants rebelles.
Que l’on veille, sur eux, — qu’on ne les quitte pas :
L’oreille à leurs propos et l’œil à tous leurs pas.

Les soldats entraînent les deux fils de Toussaint.


SCÈNE SIXIÈME


ADRIENNE, SALVADOR.
salvador, se parle à lui-même en se promenant à pas
rapides sur la scène.

Encore quelques mots de leur nid, de leur père,
Qu’envenimait si bien sa langue de vipère,
Et je perdais sur eux mon ascendant vainqueur !
Grand Dieu ! je l’ai perdu peut-être dans leur cœur !
À tout prix au consul ma parole en doit compte.
Si j’y manquais… sur moi malheur, ruine et honte !
De cet amour grandi dans le sein d’un enfant
Puis-je être désormais le maître en l’étouffant ?
L’absence à cette fièvre est-elle un sûr remède ?
Non, il faut appeler le mépris à mon aide,
Et que l’orgueil d’Albert, sa grande passion,
Soit contraint à rougir de cette émotion…
On pourrait… Elle est jeune, innocente… oh ! scrupule !
Quoi ! devant un remords un grand dessein recule !
Cela m’arrêterait ?… Eh ! qu’importe, après tout,
Sur quoi l’on a marché quand on arrive au bout ?

adrienne, qui a examiné le portrait de son père, poussant
un cri et tombant aux pieds de Salvador.

Je me meurs à ses pieds, mon Dieu !

salvador, la soulève évanouie et regarde, le portrait.

Je me meurs à ses pieds, mon Dieu !Songe ou vertige !…
Est-ce une vision qui sur mes yeux voltige,
Et qui, réunissant des souvenirs épars,
En compose un fantôme et raille mes regards ?
Dissipons ce fantôme en le fixant en face.
Devant l’œil bien ouvert tout miracle s’efface :

Regardons !

Il s’avance vers le jour et regarde mieux.

Ne crains rien !Encor moi ! Toujours moi, moi toujours !…
Oh ! visible remords d’importunes amours !
Serait-ce ?… oui, c’est moi, c’est bien l’habit et l’âge,
C’est bien là mon portrait… ce ridicule gage
D’un vil attachement, qu’en quittant ces climats
Je laissai plus léger que le vent dans mes mâts !
Comment est-il ici, sur elle ?… Quelle idée !…
Mon âme a beau la fuir, elle en est obsédée…
C’est sa mère en mourant qui, par un vœu secret,
Au cou de l’orpheline aura mis ce portrait,
Afin qu’un jour… (l’amour jamais ne désespère)
Elle pût rechercher et retrouver son père !…

À Adrienne, en la soulevant de nouveau.

Parlez, ouvrez les yeux.

Adrienne fait un léger mouvement. — Le moine traverse la
cour et ouvre la grille, puis reparaît bientôt sous le souterrain.
adrienne.

Parlez, ouvrez les yeux.C’est lui, je le revois.

salvador, lui montrant le portrait.

Ce portrait, quel est-il ?

adrienne.

Ce portrait, quel est-il ?Mon père ! rends-le-moi !

salvador, égaré.

Son père ! oh ! oui, c’est elle ! — Et dans le gouffre infâme
Ce que je repoussais du pied, c’était mon âme !
C’était ma fille ! Ô crime ! ô rare impiété !
Ma fortune s’écroule au cri qu’elle a jeté !
Ma honte, dans mon cœur si longtemps endormie,
M’étouffe par sa voix sous ma propre infamie !
Non, non, la voix du sang n’est pas un préjugé !
Je niais le remords, le remords s’est vengé.

Sur le port, à mon frère, il faut que je l’envoie !
Mais comment ? Qu’elle parle ou qu’ensemble on nous voie,
C’est ma perte !… Quelqu’un ?…

Le moine traverse le compartiment éclairé sous le pilier
de droite.

C’est ma perte !… Quelqu’un ?…Un moine dans ces lieux !…
Quel espoir ! s’il daignait soustraire à tous les yeux
Cette enfant que j’arrache à ce séjour de honte
Et dont nul à sa croix ne demandera compte.


SCÈNE SEPTIÈME


Les précédents, LE PÈRE ANTOINE.
salvador.

Ô ministre sacré des charités de Dieu,
Approchez !… un bienfait vous attend en ce lieu !
Osez-vous m’assister dans un pieux mystère,
Prêter à ma pitié votre saint ministère ?

le moine, épiant de l’œil Adrienne.

J’ose tout pour ravir une proie aux méchants.

salvador.

Emportez cette enfant seul à travers les champs ;
Le grand air lui rendra sa force qui sommeille,
Trompez les yeux du camp et la garde qui veille ;
Descendez vers le port, demandez Serbelli,
Mon frère… portez-lui ce dépôt et ce pli !

Il écrit deux mots sur des tablettes.

Un vaisseau doit partir… on sait… sa fuite est prête !
La bénédiction de Dieu sur votre tête !
Ne m’interrogez pas… vous saurez tout après.

le moine, saisissant Adrienne sous son bras.

Je veux faire le bien, non savoir vos secrets.

Fiez-vous à ma foi, je réponds !…

salvador.

Fiez-vous à ma foi, je réponds !…Point de trace
Du pieux larcin, père !

le moine, bas.

Du pieux larcin, père !Ô Dieu ! je te rends grâce.

Il s’éloigne en entraînant Adrienne évanouie sous les plis
de sa large robe.


SCÈNE HUITIÈME


salvador, seul.

De quel pesant fardeau m’allége le hasard !
Cachons bien ce portrait perfide à tout regard ;
Demeurons étranger à toute cette affaire ;
Puis, quand le temps aura divulgué ce mystère,
Accusons, le premier, l’or ou la trahison
Qui fait ainsi percer les murs d’une prison
Et qui, du vieux Toussaint servant les stratagèmes,
Sait dérober leur proie à nos geôliers eux-mêmes.
Les vents pendant ce temps emporteront au loin
De ce drame inconnu l’invisible témoin.
Mais mon frère est bien lent à remplir son message.
Il cherche… et j’ai trouvé… Le voilà !


SCÈNE NEUVIÈME


SALVADOR, SERBELLI.
salvador.

Il cherche… et j’ai trouvé… Le voilà !Bon courage,

Mon frère ! Le hasard m’a mieux servi que toi !
L’enfant que je craignais était là, devant moi !
De mes bras à l’instant un moine l’a reçue.

serbelli.

Un moine ?…

salvador.

Ne crains rien !À ses côtés tu l’auras aperçue.
Il te la conduisait. Retourne vite au port
La recevoir de lui… je t’écrivais… Il sort.

serbelli.

Un moine ?…

salvador.

Un moine ?…Oui.

serbelli.

Un moine ?… Oui.Guidant une enfant toute blême,
Une fille en haillons et du trépas l’emblème.

salvador.

C’est cela même ; il va la conduire au vaisseau,
Muni de ce billet revêtu de mon sceau.

serbelli.

Tu me l’as envoyé vers le port ?…

salvador.

Tu me l’as envoyé vers le port ?…Oui, te dis-je.
Pourquoi ces questions ? Es-tu pris de vertige ?

serbelli.

Malheureux ! malheureux ! dans quel piège imprévu ?…

salvador.

N’as-tu rien vu, cruel ?…

serbelli.

N’as-tu rien vu, cruel ?…Hélas ! j’en ai trop vu !

salvador.

Arrache-moi d’un mot à l’horreur de ce doute.
Ta parole me glace, elle me tue !

serbelli.

Ta parole me glace, elle me tue ! Écoute.
Tout à l’heure, en sortant du quartier général,
J’ai vu passer ce moine… oh ! le moine infernal !…
Une fille en haillons, pâle, mais non sans grâce,
De son pied chancelant se traînait sur sa trace.
À peine hors des murs avaient-ils fait cent pas,
Qu’une troupe de noirs, qui les attend en bas,
S’élançant tout à coup d’une obscure embuscade,
Les a reçus tous deux ; alors la cavalcade,
Fuyant à toute bride avec les deux captifs,
Poussant des cris de joie, a gagné les grands ifs.

salvador.

Dis-tu vrai ?…

serbelli, lui indiquant la fenêtre.

Dis-tu vrai ?…Vois !…

salvador.

Dis-tu vrai ?… Vois !…Comment devant eux reparaître ?
Je passais pour cruel, vais-je passer pour traître ?



fin du quatrièhe acte.