Toute la lyre/III

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Toute la lyre
Œuvres complètes : Toute la lyreOllendorf33 (p. 161-284).

I EFFETS DE RÉVEIL[modifier]

On ouvre les yeux ; rien ne remue ; on entend
Au chevet de son lit la montre palpitant ;
La fenêtre livide. aux spectres est pareille ;
On est gisant ainsi qu’un mort. On se réveille,
Pourquoi ? parce qu’on s’est la veille réveillé
Au même instant. Ainsi qu’un rouage rouillé
Et vieilli, mais exact, l’âme a ses habitudes.
Oh ! la nuit, c’est la plus sombre des solitudes.
L’heure apparaît, entrant, sortant, comme un passeur
D’ombres, et notre esprit voit tout dans la noirceur ;
Des pas sans but, des deuils sans fin, des maux sans nombre.
Le rêve qu’on avait et qui tremblait dans-l’ombre ; .
S’ajuste à la pensée indistincte qu’on a.
Tous les gouffres au bord desquels nous amèna
Ce fantôme appelé le Hasard, reparaissent ;
Les mêmes visions redoutables s’y dressent ;
Ici le précipice, ici l’écroulement,
Ici la chute, ici ce qui fuit, ce qui ment,
Ce qui tue, et là-bas, dans l’âpre transparence,
Les vagues bras levés de la pâle espérance.
Comme on est triste ! on sent l’inexprimable effroi ;
On croit avoir le mur du tombeau devant soi ; .
On médite, effaré par les. choses possibles ;
Toute rive s’efface. On voit les invisibles,.
Les absents, les manquants, cette morte, ce mort,
On leur tend les mains.. Ombre et songe ! On se rendort...

Homme, debout ! voici le jour, l’aube ravie,
L’azur ; et qu’est-ce donc qui rentre ? C’est la vie,


C’est le cri du travail, c’est le chant des oiseaux,
C’est le rayonnement des champs, des airs, des eaux ;
La nuit traîne un linceul, l’aurore agite un lange ;
Tout ce qu’on vient de voir spectre, on le revoit ange ;
Du père qu’on vit mort on voit l’enfant vivant ;
Le monde reparaît, clair comme auparavant ;
On ne reconnaît plus son âme ; elle était noire,
Elle est blanche ; elle espère et se remet à croire,
A sourire, à vouloir ; on a devant les yeux
Un éblouissement doré, chantant, joyeux,
On ne sait quel fouillis charmant de lueurs roses ;
Et tout l’homme est changé parce qu’on voit les choses,
Les hommes, Dieu, les cœurs, les amours, le destin,
A travers le vitrail splendide du matin.

V. H. 14 septembre 1872.

</poem>

== II Quand l’enfant nous regarde, ==


Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder.
Quand il pleure, j’entends le tonnerre gronder ;
Car penser c’est entendre ; et le visionnaire
Est souvent averti par un vague tonnerre.
Quand ce petit être, humble et pliant les genoux,
Attache doucement sa prunelle sur nous,
Je ne sais pas pourquoi je tremble ; quand cette âme,
Qui n’est pas homme encore et n’est, pas encor femme,
En qui rien ne s’admire et rien ne se repent,
Sans sexe, sans passé derrière elle rampant,
Verse, à travers les cils de sa rose paupière,
Sa clarté dans laquelle on sent de la prière,
Sur nous les combattants, les vaincus, les vainqueurs,
Quand ce pur esprit semble, interroger nos coeurs,
Quand cet ignorant, plein d’un jour que rien n’efface,
A l’air de regarder notre science en face,
Et jette, dans cette ombre où passe Adam banni,
On ne sait quel rayon de rêve et d’infini,
On dirait, tant l’enfance est ressemblante au temple ;
Que la lumière, chose étrange, nous contemple ;
Toute la profondeur du ciel est dans cet oeil.
Fût-on Christ ou Socrate, eût-on droit à l’orgueil,
On dit : laissez venir à moi cette auréole !
Comme on sent qu’il était hier l’esprit qui vole !
Comme on sent manquer l’aile à ce petit pied blanc !
Oh ! comme c’est débile et frêle et chancelant !
Comme on devine aux cris de cette bouche, un songe
De paradis qui jusqu’en enfer se prolonge,
Et que le doux enfant ne veut pas voir finir !
L’homme, ayant un passé, craint pour cet avenir.;
Que la vie apparaît fatale ! Comme on pense
A tant de peine avec si peu de récompense !

Oh ! ,comme on s’attendrit sur ce nouveau venu !
Lui cependant, qu’est-il, ô vivants ? l’inconnu.
Qu’a-t-il en lui ? l’énigme. Et que porte-t-il ? , l’âme.
Il vit à peine ; il est si chétif qu’il, réclame
Du brin d’herbe ondoyant aux vents, un point d’appui ;
Parfois, lorsqu’il se tait, on le croit presque enfui,
Car on a peur que tout ici-bas ne le blesse.
Lui, que fait-il ? Il rit. Fait d’ombre et de faiblesse
Et de tout ce qui tremble, il ne craint rien. Il est
Parmi nous le seul être encor vierge et complet ;
L’ange devient l’enfant lorsqu’il se rapetisse ;
Si toute pureté contient toute justice,
On ne rencontre -pas l’enfant sans quelque effroi ;
On sent qu’on est devant un plus juste que soi ;
C’est l’atome, le nain souriant, le pygmée ;
Et quand il passe, honneur, gloire, éclat, renommée,
Méditent ; on se dit tout bas : Si je priais ?
On rêve ; et les plus grands sont les plus inquiets ;
Sa haute exception dans notre obscure sphère,
C’est que n’ayant rien fait, lui seul n’a pu mal faire.;
Le monde est un mystère inondé de clarté ;
L’enfant. est sous l’énigme adorable abrité.;
Toutes les vérités couronnent, condensées
Ce doux front qui n’a pas encore. de pensées ;
On comprend que l’enfant, ange de nos douleurs,
Si petit ici-bas, doit être grand ailleurs ;
Il se traîne, il trébuche.; il n’a dans l’attitude,
Dans la voix, dans le geste, aucune certitude ;
Un souffle à qui la fleur résiste fait ployer
Cet être à qui fait peur le grillon du foyer ;
L’oeil hésite pendant que la lèvre bégaie ;
Dans ce naïf regard que l’ignorance égaie
L’étonnement avec la grâce se confond,
Et l’immense lueur étoilée est au fond :

Juin 1874.

III LA FEMME[modifier]


Je l’ai dit quelque part, les penseurs d’autrefois,
Épiant l’inconnu dans ses plus noires lois,
Ont tous étudié la formation d’Ève.
L’un en fit son problème et l’autre en fit son rêve.
L’horreur sacrée étant dans tout, se pourrait-il
Que la femme, cet être obscur, puissant, subtil,
Fût double, et, tout ensemble ignorée et charnelle,
Fît hors d’elle l’aurore, ayant la nuit en elle ?
Le hibou serait-il caché dans l’alcyon ?
Qui dira le secret de la création ?
Les germes, les aimants, les instincts, les effluves !
Qui peut connaître à fond toutes ces sombrès cuves ?
Est-ce que le Vésuve et l’Etna, les reflux
Des forces s’épuisant en efforts superflus,
Le vaste tremblement des feuilles remuées,
Les ouragans, les fleurs, les torrents,. les nuées,
Ne peuvent pas finir par faire une vapeur.
Qui se condense en femme et dont le sage a peur ?
Tout fait Tout, et le même insondable cratère
Crée à Thulé la lave et la rose à Cythère.
Rien ne sort des volcans qui n’entre dans lès coeurs.
Les oiseaux dans les bois ont des rires moqueurs
Et tristes, au-dessus de l’amoureux crédule.
N’est-ce pas le serpent qui vaguement ondule
Dans la souple beauté des vierges aux seins nus ?
Les grands sages étaient d’immenses ingénus ;
Ils ne connaissaient pas la forme de ce globe,
Mais, pâles, ils sentaient traîner sur eux la robe

De la sombre passante, Isis au voile noir ;
Tout devient le soupçon quand Rien est lè savoir ;
Pour Lucrèce, le dieu, pour Job, le kéroubime
Mentaient ; on soupçonnait de trahison l’abîme ;
On croyait le chaos càpable d’engendrer
La femme, pour nous plaire et pour nous enivrer,
Et pour faire monter jusqu’à nous sa fumée ;
La Sicile, la Grèce étrange, l’Idumée,
L’Iran, l’Egypte et l’Inde, étaient des lieux profonds ;
Qui sait ce que les, vents, les brumes, les typhons
Peuvent apporter d’ombre à l’âme féminine ?
Les tragiques forêts de la chaîne Apennine,
La farouche fontaine épandue à longs flots
Sous l’Olympe, à travers les pins et les bouleaux,
L’antre de Béotie où dans l’ombre diffuse
On sent on ne sait quoi qui s’offre et se refuse,
Chypre et tous ses parfums, Delphe et tous ses rayons,
Lé lys que nous cueillons, l’azur que nous voyons,
Tout cela, c’est auguste, et c’est peut-être infâme.
Tout, à leurs yeux, était sphinx, et quand une femme
Venait vers eux, parlant avec sa douce voix,
Qui sait ? peut-être Hermès et Dédale, les bois,
Les nuages, les eaux, l’effrayante Cybèle,
Toute l’énigme était mêlée à cette belle.

L’univers aboutit à ce monstre charmant.
La ménade est -déjà presque un commencement
De la femmè-chimère, et d’antiques annales
Disent qu’avril était le temps des bacchanales,
Et que la liberté de ces fêtes s’accrut
Des fauves impudeurs de la nature en rut ;
La nature partout donne. l’exemple énorme
De l’accouplement sombre où l’âme étreint la forme ;
La rose est une fille ; et ce qu’un papillon
Fait à la plante, est fait au grain par le sillon.
La végétation terrible est ignorée.
L’horreur des bois unit Flore avec Briarée,

Et marie une fleur avec l’arbre aux cent bras.
Toi qui sous le talon d’Apollon te cabras,
O cheval orageux du Pinde, tes narines
Frémissaient quand passaient les nymphes vipérines,
Et, sentant là de l’ombre hostile à ta clarté,
Tu t’enfuyais devant la sinistre Astarté.
Et Terpandre le vit, et Platon le raconte.

La femme est une gloire et peut être une honte
Pour l’ouvrier divin et suspect qui la fit.
A tout le bien, à tout le mal, elle suffit.
Haine, amour, fange, esprit, fièvre, élle participe
Du gouffre, et la matière aveugle est son principe.
Elle est le mois de mai fait chair, vivant, chantant.
Qu’est-ce que le printemps ? une orgie. A l’instant,
Où la femme naquit, est morte l’innocence.
Les vieux songeurs ont vu la fleur qui nous encense
Devenir femme à l’heure où l’astre éclôt au ciel,
Et, pour Orphée ainsi que pour Ézéchiel,
La nature n’étant qu’un vaste hymen, l’ébauche
D’un être tentateur rit dans cette débauche ;
C’est la femme. Elle est spectre et masque, et notre sort
Est traversé par elle ; elle entre, flotte et sort.
Que nous veut-elle ? A-t-elle un but ? Par quelle issue
Cette apparition vaguement aperçue
S’est-elle dérobée ? Est-ce un souffle de nuit
Qui semble une âme errante et qui s’évanouit ?
Les sombres hommes sont une forêt, et l’ombre
Couvre leurs pas, leurs voix, leurs yeux, leur bruit, leur nombre ;
Le genre humain, mêlé sous les hauts firmaments,
Est plein de carrefours et d’entre-croisements,
Et la femme est assez blanche pour qu’on la voie
A travers cette morne et blême claire-voie.
Cette vision passe ; et l’on reste effaré.
Aux chênes de Dodone, aux cèdres de Membré,
L’hiérophante ému comme le patriarche
Regarde ce fantôme inquiétant qui marche.

Non, rien ne nous dira ce que peut être au fond
Cet être en qui Satan avec Dieu se confond :
Elle résume l’ombre énorme en son essence.
Les vieux payens croyaient à la toute-puissance
De l’abîme, du lit sans fond, de l’élément ;
Ils épiaient la mer dans son enfantement ;
Pour eux, ce qui sortait de la tempête immense,
De toute l’onde en proie aux souffles en démence
Et du vaste flot vert à jamais tourmenté,
C’était le divin sphinx féminin, la Beauté,
Toute nue, infernale et céleste, insondable,
Ô gouffre ! et que peut-on voir de plus formidable,
Sous les cieux les plus noirs et les plus inconnus,
Que l’océan ayant pour écume Vénus !


8 avril 1874.

IV

Aucune aile ici-bas n’est pour longtemps posée.
Quand elle était petite, elle avait un oiseau ;
Elle le nourrissait de pain et de rosée,
Et veillait sur son nid comme sur un berceau.
Un soir il s’échappa. Que de plaintes amères !
Dans mes bras en pleurant je la vis accourir… —
Jeunes filles, laissez, laissez, ô jeunes mères,
Les oiseaux s’envoler et les enfants mourir !

C’est une loi d’en haut qui veut que tout nous quitte.
Le secret du Seigneur, nous le saurons un jour.
Elle grandit. La vie, hélas ! marche si vite !
Elle eut un doux enfant, un bel ange, un amour.
Une nuit, triste sort des choses éphémères !
Cet enfant s’éteignit, sans pleurer, sans souffrir… —
Jeunes filles, laissez, laissez, ô jeunes mères,
Les oiseaux s’envoler et les enfants mourir !


22 juin 1842.

V[1]

-Ô femmes ! chastetés augustes ! fiertés saintes !
Pudeur, crainte sacrée entre toutes les craintes !
Farouche austérité du front pensif et doux !
O vous à qui je veux ne parler qu’à genoux,
Dont la forme est si noble en notre chaos sombre,
Qu’on ne se souvient plus, en la voyant dans l’ombre,
De rien que de divin et de mystérieux,
Sorte d’oubli tombé sur la terre des cieux,
Êtres charmants créés pour la plus haute sphère ;
Ô femmes, parmi nous que venez-vous donc faire ? –
Alors questionnant l’inconnu,-l’inouï,
Aux voix qui disent non tâchant d’arracher oui
J’écoute, et je regarde, et, plein de rêveries,
Je vais au Luxembourg, je vais aux Tuileries,
Parlant à tout ce qui va, vient, passe, et cherchant
La réponse à ce cri vague et pur comme un chant ;
Et toujours, et partout, et de toutes les femmes,.
De celles-ci, les cœurs, de celles-là, les âmes,
Du brun regard, de l’œil voilé de blonds cheveux,
Sort un sourire immense aux enfants, ces aveux.


17 novembre 1879.

VI


Si le sort t’a fait riche, aie au bien l’âme prompte.
Sois pensif, humble et doux ; rachète en t’abaissant
Ta trop haute stature, et songe que Dieu monte
Vers celui qui descend.

Ne réveille jamais brusquement ton esclave ;
Laisse dormir le bœuf qui creuse le sillon.;
Sénateur, plains le pauvre, et que ton laticlave
Ait pitié du haillon.

Sers celui qui te sert, car il te vaut peut-être ;
Pense qu’il a son droit comme toi ton devoir ;
Ménage les petits, les faibles. Sois le maître
Que tu voudrais avoir.


4 juin.

VII À CEUX QUI FONT DE PETITES FAUTES[modifier]

Sois avare du moindre écart d’honnêteté. -
Sois juste en détail. Voir des deuils, rire à côté,

4 juin.

Mentir pour un plaisir, tricher pour un centime,
Cela ne te fait rien perdre en ta propre estime,
Eh bien, prends garde. Tout finit par s’amasser ;
Des choses que tu fais presque sans y penser,.
Vagues improbités parfois inaperçues
De toi-même, te font tomber, sont des issues
Sur le mal, et par là tu descends dans la nuit.
Un lourd câble est de fils misérables construit ;
Qu’est-ce que l’océan ? une onde après une onde ;
Un ver creuse un abîme, un pou construit un monde ;
C’est brin à brin que l’aigle énorme fait son nid ;
Un tas de petits faits peu scrupuleux finit
Par faire le total d’une action mauvaise.
Et d’atome en atome on empire, et l’on pèse,
Souvent, quand vient le jour du compte solennel,
En n’étant qu’imprudent, le poids d’un criminel.
Homme, la conscience est une minutie.
L’âme est plus aisément que l’hermine, noircie.
Le vrai sans s’amoindrir toujours partout entra.
Ne crois pas que jamais, parce qu’on les mettra
Dans les moindres recoins de l’âme, on rapetisse
La probité, l’honneur, le droit et la justice.

Devant les. cieux qu’emplit un vague aspect d’effroi,
Sur tout, sans savoir qui, sans demander pourquoi,
Le philosophe pleure, aime, intercède, prie.
Il pense ; il sonde avec sa prunelle attendrie
Le mystère, et comprend que quelqu’un gémit là.
Il parle à l’infini comme Jean lui parla ;
Il y penche son âme et par cette. ouverture
Répand un sombre amour sur la vaste nature ;
Il bénit à voix basse en marchant devant lui
Toutes les profondeurs de l’ombre et de l’ennui,
L’antre, l’herbe, les monts glacés, les arbres torses,
Les courants, les aimants, l’hydre aveugle des forces,
Les joncs tremblants, les bois tristes, les rochers nus,
L’air, l’onde, et le troupeau des monstres inconnus ;
Il console, incliné ; ce qui vit, ce qui souffre,
Et, tous les noirs captifs invisibles du gouffre,
Épars dans l’Être horrible aux effrayants halliers,
Enchaînés aux carcans ou tirant des colliers.
Il perçoit les soupirs des visions funèbres ;
Il sent râler l'espace et souffrir les ténèbres ;
Il console et secourt plus bas que l’animal ;
Tendre, il fait du bien, même à ce qui fait du mal ;
Sans distinguer sur qui tombent ses pleurs, lui-même
N’étant qu’une lueur flottant dans le problème,
Il prie, argile, chair, larve ; et semble un rayon
Aux sombres yeux ouverts dans l’expiation.

L’ardeur d’apaiser tout est sa sublime fièvre ;
Il va ! prophète ou non, qu’importe que sa lèvre
Ait ou n’ait pas le feu du céleste charbon !
Il sait bien qu’on l’entend, qu’il suffit d’être bon,

Et que les exilés rêvent la délivrance ;
Il passe en murmurant Espérance ! espérance !
Et. toute la souffrance est un appel confus
A son coeur d’où jamais il ne sort un refus.


VIII Tandis qu’on ne sait quoi d’étrange[modifier]


Tandis qu’on ne sait quoi d’étrange et de farouche
Surgit dans des berceaux, dans les tombeaux se couche,
Tandis que l’ouragan souffle, et que par moment
La vie universelle est un rugissement,
Et qu’à d’autres moments tout n’est plus qu’une face
De silence où le cri de l’abîme s’efface,
Tandis, que le flot roule à l’engloutissement,
Que la livide mort court sous le firmament
Distribuant le monde aux fléaux ses ministres ;
Que les astres hagards ont des levers sinistres,
Et qué tout semble craindre un lugubre abandon,
Lui, tranquille, il dit : .Paix, harmonie et pardon !
Il jette sa pitié dans la sourde étendue,
Dans l’ombre formidable à jamais éperdue,
Dans le deuil, dans l’énigme affreuse, dans l’horreur ;
Il marche, et, sans rien voir, perdu, quoique éclaireur,
Sous la brume éternelle à flots noirs épanchée,
Sent dans la nuit sa main par des langues léchée.

IX Quant à l’obscurité[modifier]


Quant à l’obscurité que tu dis éternelle,
Qu’en sais-tu ? l’univers tient-il dans ta prunelle ?
L’ombré est la forme énorme et triste dé l’ennui ;
Mais qu’y vois-tu ? Sais-tu ce que c’est qu’Aujourd’hui ?
As-tu bien une. idée exacte de la phase
Où tu passes, tremblant d’épouvante ou d’extase.?
Qui te dit que le monde, étant un noir vivant,
N’a pas comme toi-même, homme jouet du vent,
Son moment de sommeil où la brume le couvre,
Après quoi son oeil sombre et vertigineux s’ouvre !
Cet instant fugitif où le sort a jeté
Les vagues siècles noirs de ton humanité,
Peut-être est-ce la nuit du monde ? Sais-tu l’heure ?
Sais-tu si tu n’es pas un être vain qui pleure
Et se déforme, et n’est, en attendant la mort,
Qu’un rêve sur le front de l’infini qui dort.

== X L’homme est faible ; ==


L’homme est faible ; il n’a pas encor trouvé sa loi.
Aussi le prêtre dit : -Il lui faut une foi ;
Il lui faut un appui qui ne soit pas la terre.
-Et, comme, en vérité, l’homme, au bien réfractaire,
Se livre, bon, au mal, et, petit, à l’orgueil ;
Comme nous sentons, nous, gardiens de votre seuil,
Satari dans le meilleur et Titan dans le moindre,
On voit de toutes parts. les religions poindre.
Mais sont-ce les lueurs vagues de l’horizon ?
Est-ce Dieu qui se. montre à l’humaine raison ?
Pourquoi ces visions s’offrent-elles à l’âme,
L’une couleur de sang, l’autre couleur de flamme ?
Qu’ont-elles de réel ou de faux ? questions !
Et de l’esprit humain les noirs amphictyons,
Les douteurs, les Pyrrhons, les Voltaires, les Hobbes,
Regardent effarés toutes ces sombres aubes.

== XI Voilà l’homme. ==


Voilà l’homme. Qui donc a dit : l’homme est sublime !
Qui donc s’est écrié : l’homme est un spectre infime !
Il est grand, il est vil ; il est tout à la fois.
Et, comme tout se meut suivant de sombres lois,
Comme dans l’univers rien n’est stationnaire,
Pour l’homme, quoi qu’il fasse ou rêve,-qu’il vénère
Ou blasphème, qu’il sème ou l’amour ou l’effroi,
Vivre, c’est travailler sans trêve, ayant en soi
L’archange qui rayonne et l’âne qui se vautre,
A diminuer l’un en agrandissant l’autre.
Le méchant grandit l’âne et rétrécit l’esprit
Le bon, le juste, en qui la brute dépérit,
En qui l’ange fleurit, c’est celui:qui, sans cesse,
Augmentant sa lumière, amoindrit sa bassesse.

Ô passant ! toi qui vas, tâchant d’ouvrir la nuit,
Pâle, inquiet, semblable à-celui qui poursuit,
Rêvant l’être quadruple, esprit, force, amour, joie,
Qui résume ce monde où sa. lueur : flamboie,
Tâtant les quatre-coins du "firmament, touchant
Le nord après le sud, l’aube après le couchant,
T’efforçant de voir Dieu, cherchant la quadrature
De ce cercle effrayant qu’on nomme la nature,
Toi qui, boiteux, ailé, par essors inégaux,
Voudrais monter, monter jusqu’au Demiourgos,
Comme Jacob le pâtre ou Baruch le prophète,
Quitte cette entreprise, et, je te le répète,
Explique, si tu peux, ce lugubre inconnu,
Ce soleil dans un. peu de fange contenu,
Cet être monstrueux, prodigieux et-triste,
L’homme. Amer, ignorant dans quel monde il existe,

Faisant, comme ce globe horrible dont il sort,;
Dans le jour et -la nuit ; dans la vie et la mort ; "
Dans la bête et l’esprit, ses deux sombres demeures,
Sa révolution toutes les vingt-quatre heures,
Mur du cloaque affreux, cloison des cieux bénis,
Et séparation de deux-noirs infinis,
Il vole dans l’aurore et dans l’égout il trempe ;
Et le Voilà. qui plane et le voici qui. rampe
Ver de terre et rayon, confinant d’un côté
A l’azur, on ne sait par quelle pureté,
De l’autre à la matière, on ne sait pour quels crimes.
Songeur ! qu’est-ce que l’homme ? Uri entre-deux d’abîmes.


Que d’escarpements ! L’esprit songe,
Au bord des problèmes venu.
Partout des puits noirs où l’oeil plonge :
Le ciel ; la terre, l’inconnu ;
Le mystère, embûche sublime ;
Le mal, abîme ; l’âme, abîme ;
Le tombeau, précipice ; Dieu.
Profondeur tellement étrange
Que le tonnerre, l’astre et l’ange
S’y perdent dans de-l’ombre-en feu !

Oh ! l’immensité, quelle Bible !
L’homme tremble et se sent puni :
La contemplation terrible
De l’absolu, de l’infini,
Nous démontre notre poussière,
Et fait écrouler pierre à pierre
Dans les gouffres de l’horizon,
Comme des murs dans des tranchées,
Ces deux énormes tours penchées,
Notre orgueil et notre raison !

XIII Ah ! la philosophie est vorace ![modifier]


Ah ! la philosophie est vorace ! il lui faut
L’idée avec le fait, la chose avec le mot,
Le connu, l’inconnu, le réel, l’impossible.
Elle ne peut marcher sans tout ce combustible.
C’est en épuisant tout que ce lourd cachalot
Nage, vogue, navigue, et se maintient à flot :

Regarde. On est en route. On fuit le long des grèves.
Toute la Grèce rit comme un palais des rêves.
L’ardent vaisseau qui traîne à travers le flot bleu
Ses nôirs poumons de houille et son souffle de feu,
Voit défiler les caps, les îlots, les calangues.
Il va. Les passagers, parlant toutes les langues,
Contemplent, attroupés sur le pont du steamer,
Le matin, quelque port serein, le soir, la mer
Par le soleil couchant chauffée au rouge sombre,
L’Archipel où l’eau gronde et que l’écueil encombre,
Le cône refroidi du volcan de Lemnos,
Et la Crète, et ses monts qui semblent des créneaux,
Et Corinthe, et Mycène, et Nauplie, et les restes
Du temple d’Erechthée, et la tour des Cyrrhestes,
Et, tout au fond, le mont Othrys, le mont Cnémis,
Noirs géants dans la nuit homérique endormis.
Le paquebot va, court, roule pale sur pale ;
Et la vague est de nacre et la côte est d’opale,
Et les grands horizons passent,. ayant sur eux
Ou le nuage rose ou l’éclair sulfureux ;
Après une île enfuie on voit une île éclore.
Et pendant ce temps-là la machine dévore

Des monceaux de. Newcastle et des tas de Cardiff.
Ainsi l’esprit humain, glouton quoique tardif,
Dans son voyage autour des systèmes, consomme
L’éternité, le temps, la mort, la vie et l’homme.

Et tout cela pourquoi ? pour ne pas arriver.
Pas de pilote ; pas de boussole ; rêver
Dans tout lointain nuage une rive abordable,
Percer l’impénétrable et sonder l’insondable,
Tel est l’effort humain quand il fouille le ciel.
Là philosophie erre au noir gouffre éternel ;
Atteindre à Diêu ! comment ? Elle ignore.les. passes ;
Et souvent elle -va, dans les sombres espaces
Jetant sa cargaison, faux et vrai, mal et bien,
Se heurter à -l’écueil infranchissable Rien,.
Roche obscure où, battu du doute aux flots, sans nombre,
L’énorme Spinoza râle, échoué dàns l’ombre

XIV Parce que tu ne sais,[modifier]


Parce que tu ne sais, toi l’homme, ce que font
Les choses en travail dans l’univers profond,
Ténèbres et chaos que traversent des gloires ;
Parce que tu ne sais où vont les forces noires,
Les effluves, les gaz, les foudres ; les aimants,
Les principes cachés au fond des éléments ;
Parce qu’en même temps, suivant ta propre trace,
Bâtissant pas à pas le progrès de ta race,
Mettant pierre sur pierre, aujourd’hui sur demain,
Tu vois distinctement ton petit but humain ;
Tu prends l’impénétrable en pitié, tu confrontes
Cette obscurité, sourde à tes œuvres si promptes ;
Tu t’admires, tu dis : -j’entreprends ; mais, du moins,
Je veux, j’achève, et j’ai mes travaux pour témoins ;
Je ne perds pas l’haleine et l’effort ! - Et tu railles
L’infini, l’invisible, effrayantes murailles ;
Et, noircissant les cieux avec ton vil charbon ;
Ta main hautaine écrit sur l’abîme : à quoi bon ?
Tu couvres l’Inconnu de ton dédain immense.
-Ô nature, à quoi bon toute cette démence,
Ces ondes, ces courants, ce trouble aérien,
Et la matière en proie aux tourmentes - pour rien ?
A quoi bon tes vieux monts, Alpes et Cordillères ?
Quel temple as-tu construit avec ces tas de pierres ?
Ton torrent ne vaut pas mon moindre portefaix ;
Compare ton nuage aux dômes que je fais,
Compare ta fumée à ma colonne torse ;
Pourquoi cette dépense inutile de force ?
Que sert la cataracte ? à quoi bon le volcan ?
Et ton soufflet de forge insulte l’ouragan.

XV Qui donc passe au-dessus de nous[modifier]


Qui donc passe au-dessus de nous, ô Dieu de l’ombre,
Pendant que, nus,-gisants, pêle-mêle, sans nombre,
Nous élevons les yeux du fond du noir cachot,
Sans pouvoir distinguer ce qui marche là-haut,
Et que nous frémissons, foule toujours décrue,
Et que, sous la rondeur des cieux, l’aube apparue
L’un après l’autre éclaire avec son front qui luit
Les jours, arches d’azur sous le pont de la nuit ?

8 avril 1854.

XVI Rends-tu de temps en temps des services à Dieu ?[modifier]


Rends-tu de temps en temps des services à Dieu ?
S’en remet-il sur toi, dans le funèbre lieu,
Du soin d’acheminer les ombres dans l’abîme ?
Est-ce toi qui, selon le mérite ou le crime,
Ouvre aux chutes le gouffre et l’azur aux essors ?
Est-ce toi qui dis : entre ? est-ce toi qui dis : sors ?
Dieu trouve-t-il tes yeux assez grands,. assez calmes,
Pour qu’il ait dans tes mains mis la gerbe des palmes
Ou la sinistre clef dés ténèbres sanS bords.?
L’aides-tu dans la fosse au classement des morts ?
Lés lendemains de cirque et de fête dans Rome,
Quand les gladiateurs ont rougi l’hippodrome,
Les jours d’autodafé, de Saint-Barthélemy,
Quand, sanglant, dans la mort un massacre â vomi,
Quand un champ de bataille, effroyable. hécàtombe,
Se vide un soir d’été tout entier dans la tombe,
Quand, après une peste, un naufrage, un combat,
S’ouvre l’éternité, rive obscure où s’abat
Ce vol-d’âmes, jetant des murrimurés’sauvages,
Es-tu là, surveillant -ces sombres arrivages ?

== XVII Ceux par qui le malheur ==


Ceux par qui le malheur sur les innocents tombe,
Et qui n’ont pas de repentir,
Voudront après la mort voler hors de la tombe,
Dieu juste, et n’en pourront sortir.
Glaives, sceptres, gibets ! L’homme.aux cieux est contraire ;
C’est toujours l’homme du passé !
Il s’aime dans lui-même et se hait dans son frère,
Coeur-sombre où la ronce a poussé ! .
Hélas ! on se regarde avec des yeux, funèbres,
Grands et petits, jeunes et vieux,
Et le riche orgueilleux se sent dans les ténèbres
Mordu par le pauvre envieux.

On crache sur Caton, on bave sur Socrate ;
Le fort lest bon ; le faible a tort ;
Le déshérité rampe, et la terre est ingrate ;
Il pleut, c’est la nuit, l’enfant dort,

-Enfant, debout ! Va-t’en à ton travail ! C’est l’heure. -
Triste, il part ; nul ne le défend,
Et le ciel effrayant qui sanglote et qui pleure
Glace de ses larmes l’enfant.

Les femmes sont aux fers dans les lois : inégales ;
L’homme entend leurs cris de courroux,.
Sans plus s’en émouvoir que du chant des. cigales
Dans les chaumes des sillons roux.


Le cadavre d’un peuple, Europe, est à ta porte ;
Quoi, tous périssent pour un seul ! .
O czar ! .ô fossoyeur ! la Pologne est la morte,
La Sibérie est le linceul.

Des beautés sans pudeur, à leurs festins venues,
Disent aux oppresseurs merci !
On frémit en voyant ces Vénus toutes nues,
L’âme étant toute nue aussi.

Peuple, libre, est-ce bien sous ton ciel que nous -sommes ?
Ecoutez ces hideux abois :
Le nègre fuit les chiens monstrueux, et les hommes
Chassent aux hommes dans les bois.

Partout vont gémissant les opprimés sans nombre
Dans les cités et dans les champs... -
File, ô ver du sépulcre, et fais ta toile sombre
Où se prend l’âme des méchants !

16 juillet.

== XVIII L’espoir ==


L’espoir mène à des portes closes.
Cette terre est pleine de choses
Dont nous ne voyons qu’un côté.
Le sort de tous nos voeux se joue ;
Et la vie est comme la roue :
D’un char dans la poudre emporté !

XIX Y pensez-vous.?[modifier]


Y pensez-vous.? l’état à l’église. mêlé !
Mais par où vit l’état, l’autel est ébranlé !
Mais de ce que l’un fait l’autre se scandalise !
Ou dans l’état froissé vous installez l’église,
Ou bien vous déformez, par un autre attentat,
L’église en y faisant de force entrer : l’état.
Alors tout se confond. L’intrigue dit la messe.
Alors de ses péchés au crime on se confesse.
Alors je ne sais quoi de triste et de petit
Entre le prêtre et Dieu sur l’autel se blottit.
C’est l’état : -C’est-à-dire un immonde mélange
De mille objets honteux ; un tas d’or et de fange ;
L’intérêt, nain hideux ; la brigue, impur démon
Qui met des sens cachés dans les plis d’un sermon.
Alors c’est le boudoir qui se fait sacristie,
C’est un festin coupable où l’on mange l’hostie.
C’est un. ensemble vil, morne, déshonoré,
Où le profane vit guindé sur le sacré
C’est le manteau du roi que le prêtre s’agrafe.
C’est l’église prêtant sa tour au télégraphe.

== XX Ce que vous appelez ==


Ce que vous appelez dans votre obscur jargon :
Civilisation du Gange à l’Orégon,
Des Andes au Thibet, du Nil aux Cordillères,
Comment l’entendez-vous, ô noires fourmilières ?
De toute votre terre interrogez l’écho.
Voyez Lima, Cuba, Sydney, San-Francisco,
Melbourne. Vous croyez civiliser un monde,
Lorsque vous l’enfiévrez de quelque fièvre immonde,
Quand vous troublez ses lacs, miroirs d’un dieu secret,
Lorsque vous violez sa vierge, la forêt ;
Quand vous chassez du bois, de l’antre, du rivage
Votre frère aux yeux pleins de lueurs, le sauvage,
Cet enfant du soleil peint de mille couleurs,
Espèce d’insensé des branches et des fleurs,
Et quand, jetant dehors cet Adam inutile,
Vous peuplez le désert d’un homme plus reptile,
Vautré dans la matière et la cupidité,
Dur, cynique, étalant une autre nudité,
Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite,
Non plus pour un soleil, mais pour une pépite,
Qui se dit libre, et montre au monde épouvanté
L’esclavage étonné servant la liberté !

Oui, vous dites : Voyez, nous remplaçons ces brutes ;
Nos monceaux de palais chassent leurs tas de huttes ;
Dans la pleine lumière humaine nous voguons ;
Voyez nos docks, nos ports, nos steamers, nos wagons,
Nos théatres, nos parcs, nos hôtels, nos carrosses ! -
Et vous vous contentez d’être autrement féroces !

Vous criez : - Contemplez le progrès ! admirez !
Lorsque vous remplissez ces champs, ces monts sacrés,
Cette vieille nature âpre, hautaine, intègre,
D’âmes cherchant de l’or, de chiens chassant au nègre,
Quand à l’homme lion succède l’homme ver,
Et quand le tomahawk fait place au revolver !

XXI

Jeunes gens


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! — Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas… —
Écoutez bien ceci :

Écoutez bien ceci : Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
— Au besoin, il prendrait des ailes comme l’aigle ! —
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et cætera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : — Me voilà ! je sors de la bouche d’un tel. —

Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

XXII ÉPITAPHES D’ENFANTS[modifier]


Enfant, que je te porte envie !
Ta barque neuve échoue au port.
Qu’as-tu donc fait pour que ta vie
Ait sitôt mérité la mort ?

II

Entre au ciel. La porte est la tombe.
Le sombre avenir des humains,
Comme un jouet trop lourd qui tombe,
Échappe à tes petites mains.

III

Qu’est devenu l’enfant ? La mère
Pleure, et l’oiseau rit, chantre ailé.
La mère croit qu’il est sous terre,
L’oiseau sait qu’il s’est envolé.

XXIII LA GUERRE QUI EST DANS L’AVENIR IMPORTUNE LES DEVINS[modifier]


Les, prophètes pensifs sgnt loin dés mûltitudes,
Loin des villes qu’emplit lé tumulte et lé bruit.
On sait qu’ils sont là-bas dans leurs sombres études.
Ils n’ont autour d’eux, nus au fond des solitudes,
Le jour que le soleil et que l’ombre la nuit.

Nul vivant ne les suit. Que le vent souffle ou dorme,
Jamais leur toit de joncs n’attire un pas humain.
Du désert morne et grand leur esprit prend la forme.
Le lion, qui parfois montre sa tête énorme,
Les voit de loin rêver et passe son chemin.

Et cependant, voici-ce qu’ont dit les prophètes.
Dont l’oeil voit l’avenir et brille aux lieux sacrés :
Jusques à quand, troublés au fond de nos retraites,
Entendrons-nous des cris et le bruit des trompettes,
Et verrons-nous s’enfuir des hommes effarés.

14 juillet.

XXIV Ah ! prenez garde[modifier]


Ah ! prenez garde à ceux que vous jetez au bagne !
La colère devient leur sinistre compagne.
Cet homme était né bon, et le voilà méchant.
Dans ce cerveau pensif qui va se desséchant,
La conscience meurt comme expire une lampe.
L’innocence est un feu redoutable qui rampe
Et couve sous la peine injuste, et lentement
Emplit un coeur de fiel et de ressentiment ;
On sent en soi grandir une fournaise infâme
Faite de ce qu’on a de plus noble dans l’âme.
Quel spectre : qu’un forçat sans tache, en qui se tord
Une rage à laquelle on ne peut donner tort !
Lui, l’honnête homme, il est dans le gouffre de honte !
Vous tous, s’il peut jamais vous en demander compte,
Oh ! comme il châtiera votre exécrable erreur !
Plus il eut de vertu, plus il a de fureur,
Noircissement étrange et terrible du cygne !
N’espérez pas qu’au bagne inique on se résigne.

On attise sa haine avec tous ses amours ;
Vengeance ! on songe aux coeurs adorés, aux beaux jours,
A cet azur charmant de la vie innocente,
A la mère, à la soeur, à la femme, à l’absente,
Aux chansons, au travail probe, libre, assidu,
A tout ce paradis doré qu’on a perdu,
Aux doux petits enfants qu’avec furie on nomme,
Aux anges, et ce ciel creuse un enfer dans l’homme.

12 janvier.

== XXV Un homme est innocent ; ==


Un homme est innocent ; son voisin le dénonce.
Gisquet dont le sourcil facilement se fronce,
Ou n’importe quel autre Anglès ou Valentin,
Fait saisir l’homme au saut du lit un beau matin ;
L’homme résiste et veut s’enfuir ; mauvaises notes ;
On l’insulte, il réplique ; on lui met les menottes ;
Il dit : Je n’ai rien fait ! C’est vrai ; mais il a tort
De crier le plus haut n’étant pas le plus fort ;
On le lui fait sentir en serrant les poucettes.
Coupable, vous cédez ; mais innocent, vous êtes
Idiot ; vous luttez, vous ruez, vous avez
La rage, quand le sang coule entre les pavés,
De croire que le juge examine et diffère,
Et que, n’ayant rien fait, on ne doit rien vous faire.
Le juge, examiner ! différer ! à quoi bon ?
On entre jeune au bagne et l’on en sort barbon,
Prenez garde, c’est là le sort du réfractaire.

Vous avez ce devoir, souffrir, ce droit, vous taire ;
Être rebelle est grave, être innocent est vain ;
Sachez que la justice est la justice, enfin,
Et vous êtes un gueux, puisqu’on vous brutalise !
La police ressemble au sable où l’on s’enlise ;
Plus on se débat, plus on enfonce. Jamais
Les grands et les heureux qui sont sur les sommets
Ne se penchent vers ceux qu’engloutit la justice.
Tombez dans l’eau, soyez pris sous une bâtisse
Qui s’effondre, ou plongé dans quelque horrible puits,
De partout il vous vient des amis, des appuis,

Jeune, vieux, riche, pauvre, et tout sexe et tout âge,
Chacun va s’employer pour votre sauvetage,
Vous êtes secouru, servi, plaint, assisté ;
Mais ne naufragez pas sous la société !
L’état saigne pourtant s’il perd un membre utile,
Et dans un homme, c’est le peuple qu’on mutile ;
Ce misérable était honnête, bon et doux ;
Savez-vous qu’il avait une famille, vous ?
Bah ! Qu’importe ! On le jette en une casemate.
D’un mécanisme horrible il devient l’automate ;
La chiourme le manie en ses rudes ressorts.
Debout ! réveille-toi ! Travaille ! Rentre ! Sors !
Tout à coup on l’embarque, on l’envoie à Cayenne.
Cette bête aux regards de sphinx, aux cris d’hyène,
La mer, le prend, rugit, hurle, et va le cacher
Derrière l’horizon ; là-bas, sur un rocher,
Dans une ombre où le bruit de l’homme arrive à peine.
Là, tout est brume, oubli, gouffre ; un souffle de haine
Vient du ciel, et les flots semblent des ennemis.
Là, l’espèce de crime inconscient commis
Par nous tous sur ce pauvre inconnu, se consomme.
La nuit spectre enchaîné, le jour bête de somme,
Il est un chiffre ; il n’a pas droit même à son nom ;
Il vit dans un carcan, il dort sous le canon ;
Ses froids bourreaux sont là dès l’aube, et leur complice,
L’aurore, en se levant travaille à son supplice,
Et les captifs s’en vont labourer deux à deux
Quelque affreux champ brûlé sous le soleil hideux ;
En faisant des forçats la loi fait des fantômes ;
Les nuages, l’azur, les cieux, tous ces grands dômes,
Leur semblent le plafond d’airain de leur malheur.

Lui, qui n’est pas faussaire ; assassin ni voleur,
Sous l’écrasant fardeau qu’il traîne, triste atome,
Vaincu, stupide, il bâille ; et l’on verse pour baume
Goutte à goutte l’affront sur" son tragique ennui ;

Une plaie effroyable et sinistre est en lui,
On la lui lave avec de l’acide nitrique.
Le Code, cette hache, a pour manche une trique,
Et ce glaive hautain s’achève en vil bâton ;
Si parfois s’accoudant, le poing sous le menton,
Fiévreux,. malade, il rêve, un gourdin le réveille ;
Il a. toujours un bruit de chaînes dans l’oreille,
Il est on ne sait quoi d’abject et de battu,
Un chien le flaire et gronde, un mouchard lui dit tu,
Quel sort ! labeur sans fin, pain noir, paille pourrie ! ...

Un jour, un bruit profond se fait dans la. patrie,
La Marseillaise ailée arrive dans le vent,
Et l’on dit à ce mort : Lève-toi ! Sois vivant.
La mer courbe ses flots, la France ouvre sa porte,
Il revient. Il avait une femme,. elle est morte ;

Un fils, on ne sait pas ce qu’il est devenu ;
Une petite fille, ange à l’oeil ingénu,
Était sa joie ; il voit dans la rue une femme
Qui rit, bras nus, seins nus, fleurs au front, gaie, infâme ;

C’est elle. Et maintenant la ville est en rumeur ;
La Révolution, formidable semeur,
Disperse aux quatre coins des cieux l’âpre colère ;
Alors dans ce coeur sombre et funeste, il éclaire,
Il tonne dans cette âme, et cet homme n’est plus
Qu’ une sorte de gouffre en proie aux noirs reflux ;
Dans cet infortuné le deuil immense écume.
Où donc. est la mitraille ? Où donc est le bitume ?
C’est son tour d’être horrible, il l’est. Il grince, il mord ;
Pas de pitié ! Ce juge, à bas ! ce prêtre, à mort !
Il tue, il pille, il brûle, il massacre, il égorge.
Un innocent qu’on frappe est un bandit qu’on forge.

Paris, 28. novembre.

XXVI Oh.! que l’homme n’est rien[modifier]


Oh.! que l’homme n’est rien et que vous êtes tout,
Seigneur ! O Dieu vivant, toi seul restes debout
Dans la tranquillité des choses éternelles.
Le sombre aigle Infini, quand il ouvre ses ailes,
Plonge l’une en ton ombre et l’autre en ta clarté.
L’homme est Baal, Moloch, Arimane, Astarté ;
L’abjection habite avec la bête humaine.
Le néant, de la fange à la cendre nous mène.
Ame aveuglée, esprit éteint, coeur en lambeau,
L’homme est mort bien avant qu’il descende au tombeau ;
Toute corruption de son vivant le ronge,
L’avarice ; l’orgueil, la haine, le mensonge,
L’amour vénal, l’erreur folle, l’instinct bâtard ;
De sorte qu’on ne sait ce qui pourrit plus tard.

Fourmilière du mal, insectes de l’abîme,
Sur nos entassements de folie et de crime,
Sur nos monceaux d’horreurs, d’échafauds, de pavois,
Nous nous dressons pendant qu’énorme, tu nous vois.
Tu regardes nos cris, nos bruits, notre démence.
Le grand ciel est le bleu de ta prunelle immense.
De notre vie obscure usant les vils chaînons,
Sous cet oeil formidable et doux nous nous traînons ;
Nos splendeurs sont un-feu rampant dans l’herbe noire ;
Et dans ces sombres nuits qu’on nomme âges de gloire,
Temps d’Alcide, d’Hermès, d’Achille, d’Amadis,
Siècle de Périclès, siècle de« Léon dix,
Sur ces tas de fumier, les Athènes, les Romes,
Passent ces vers luisants qu’on appelle grands hommes.

19 août 1851.

XXVII À PAUL M.[modifier]


Paul, je connais si bien l’autre côté des choses
Que toujours je regarde en mes apothéoses
La hauteur du rocher d’où je devrai tomber ;
Le sort change, -je l’ai subi sans Me courber,
Une femme en squelette, un palais en masure ;
Et c’est pourquoi, passant fraternel, je mesure,
Souriant et pensif, sans retirer ma main,
A l’amour d’aujourd’hui la haine de demain.
Aux éblouissements de l’aube je calcule
La morne hostilité qu’aura le crépuscule ;
Qui ne fut point haï n’a vécu qu’à demi ;
Et, tâchant d’être bon, je laisse, ô mon ami,
Passer l’un. après l’autre, en cette ombre où nous sommes,
Tous les faux lendemains de la terre et des hommes,
Sûr de ce lendémain immense du ciel bleu
Qu’on appelle la mort et que j’appelle Dieu.

XXVIII Vous êtes, ô jeune homme,[modifier]


Vous êtes, ô jeune homme, une noble nature,
Un esprit riche et grave, une âme tendre et pure ;
Nul instinct généreux chez vous n’est endormi.
-Vous devez bien souffrir de trahir votre ami !
Lui, dont l’âme apaisée est un trésor d’excuses,
Il vous aime ; il connaît le démon et ses ruses ;
Mais, trop grand pour se plaindre et dire : c’est assez,
Il souffre aussi de voir que vous le trahissez.

5 novembre 1839. 2 septembre 1872.

XXIX À mesure qu’au loin s’éclipse[modifier]


À mesure qu’au loin s’éclipse
La plaine effacée au regard,
Toute une sombre apocalypse
Apparaît à l’homme hagard.

Tous ces fantômes que, sans nombre,
Produit le soir qui s’assombrit,
L’entourent, et, sortant de l’ombre,
Entrent en foule en son esprit.

Noir cerveau sur qui Dieu surplombe,
Il rêve ce que Jean rêva,
Le jour qui fuit, la nuit qui tombe,
La mort qui vient, l’homme qui va...

Devant sa paupière enflammée,
Sur un fond morne. et sans rayons,
Comme les flots d’une fumée,
Passent les lentes visions.

La destinée à lui se montre.
Il croit entrevoir, en fuyant
Les pâles spectres qu’il rencontre,
Quelque paysage effrayant.

Il songe effaré ! -Tout se lève,
Tout retombe, tout a flotté.
Il ne sait plus si c’est lé rêve
Ou si c’est la réalité. -


Puis tout prend forme, tout se range
Comme en un enfer douloureux,
Et tout dans cette brume étrange
Devient distinct, et reste affreux.

Il voit les fortunes humaines
Comme un taillis vertigineux
Où resplendit l’oeil des sirènes
Sous des branchages épineux :

Il plonge son regard qui brille
 Dans ce gouffre aux aspects mouvants,
Dàns ces ténèbres où fourmille
L’aveugle foule des vivants.

À travers l’ombre et ses embûches,
Il entend bruire leurs voix
Comme des essaims dans les ruches,
Comme des oiseaux dans les bois.

Chacun travaille, -loi tracée
Par Dieu même à l’homme maudit !
L’un son champ, l’autre sa pensée.
L’un creuse, l’autre approfondit.

Tous vont cherchant, aucun ne trouve.
Le ciel semble à leur désespoir
Noir comme l’antre d’une louve,
Au fond d’un bois, l’hiver, le soir.

Où vont-ils ? . vers la mêrne porte.
Que sont-ils ? les flots-d’ùn torrent.
Que disent-ils ? la nuit l’emporte.
Que font-ils ? la tombe le prend.


Un vent, comme le jonc flexible ;
Les courbe tons ; jeunes et vieux.
Oh ! de quelle bouche invisible
Souffle ce vent mystérieux !

XXX NUIT[modifier]


Toute la nature vivante
Travaille, à l’heure-où le jour fuit,
Sous je ne sais quelle épouvante
Qui tombe des astres la nuit.

Livrée aux -mystères sans nombre,
Morne, elle voit en frémissant
S’ouvrir sur elle dans cette ombre
L’oeil-de l’Inconnu tout-puissant.

Oh ! quel effroi ! se reconnaître,
Sans durée et sans-liberté,
A la discrétion de l’être.

Qui se meut dans, l’éternité !

Noire énigme où tout se rassemble
Pour cacher. le but et le, mot mot !
On sent en bas quelqu’un qui tremble ;
On, sent quelqu’un qui rêve en haut.

28 avril 1846.

== XXXI L’homme croit avoir fait un pas ==


L’homme croit avoir fait un pas dans l’inconnu
Quand il met sur l’autel quelque faune cornu,
Quelque dragon rampant sur des membres hybrides,
Ou quelque affreux Brahma dont il dore les rides ;
Il croit s’être avancé bien loin dans l’idéal
Lorsqu’il a complété Zeus par Bélial,
Ou lorsqu’il a choisi pour s’en faire une idole
Quelque apparition du sommeil, sombre et folle,
Et qu’il s’est prosterné devant ses cauchemars
En les nommant Mithra, Neptune, Irmensul, Mars !
Est-il du moins l’auteur de ces larves ? Non. L’être,
En se décomposant dans l’ombre, les fait naître ;
Et tous ces dieux, Moloch, Jupiter, Astarté,
Thor, masques de démence ou de difformité,
Chacun portant son thyrse, ou sa foudre, ou sa bible,
Sont des types de nuit flottant dans l’invisible.

Quoiqu’ils soient vils, méchants, obscènes, odieux,
Homme, tu n’as pas même enfanté tes faux dieux.
O passant misérable, ô chercheur éphémère,
Tu ne peux rien créer, pas même une chimère !
L’Ombre qui t’enveloppe, ô pauvre être banni,
La Profondeur, qui semble un mur de l’infini,
L’effrayant fond brumeux d’où les visions pleuvent,
Sur qui confusément les atomes se meuvent,
Où l’on distingue à peine et la vie et la mort,
Et les linéaments mystérieux du sort,
L’immense obscurité, pleine de vagues porches
Où de tous les autels, tremblent toutes les torches,

Où des souffles, suivis d’effacements soudains,
Dessinent des enfers, des pindes, des édens,
Deucalion, Pluton, Satan, Eve et sa pomme,
Triste, n’accepte pas des dieux sortis de l’homme.
Crois-tu donc imposer tes. rêves à la nuit ?
Cette grande songeuse envoie en ton réduit
Ses blêmes légions d’ombres battant de l’aile ;
C’est elle qui les fait, et tu les reçois d’elle.
Et quand un prêtre dit tout bas dans son orgueil :
J’invente des démons qui mettent l’homme en deuil ;
Je suis le créateur suprême et solitaire
D’un tas de spectres, honte ou frayeur de la terre ;
Et le monde, stupide et morne, est sous le faix
De tous les dieux impurs ou sanglants que je fais,
Fô, Dagon, Teutatès, Vénus aux yeux funèbres ! -
La nuit, qui les créa d’un pan de ses ténèbres,
Rit, et de leur noirceur a peu d’étonnement.
Le formidable ciel sait que le prêtre ment.

== XXXII Les écrivains ==


Les écrivains sont tous plus ou moins des démons.
Ils veulent nous ôter le Dieu que nous aimons !
Prenez garde à l’enfer ! Défiez-vous des livres !
Ainsi parlent, avec des gestes de gens ivres,
De pauvres hommes noirs, vaguement égarés,
Qui sont fakirs dans l’Inde et parmi nous curés.
Comme ils sont ignorants, ces chers énergumènes !
Plaignons-les : Leur colère aux phrases inhumaines
S’agite dans de l’ombre, et fait. le triste bruit
Du torrent dans la chute et du vent dans la nuit.
Un jour, terrifiant le pâtre et la vachère,
Un de ces bonzes-là pérorait dans sa chaire ; ,
Le bon bavard farouche aux longs bras, au sommet
De son bahut, orné d’un pigeon, écumait ;
Ce rustre sombre ; avec l’éloquence patoise
Qui ferait rire Athène et fait trembler Pontoise,
Secouait sur Satan, Voltaire et le bon sens
Toutes sortes de coups de foudre paysans.
C’était de quoi frémir. Nonotte, plus de Maistre.
C’était la foi sans fin, le dogme à grand orchestre,
Un Sauveur menaçant qui grinçait et suait,
Et Jocrisse venant secourir Bossuet.
Autour de ce hurleur formidable, les branches
Offraient leur ombre amie aux vagues ailes blanches,
Les halliers étaient pleins de la douceur des nids
D’où sortait le rayon des bonheurs infinis ;
Les plaines étalaient la vaste paix champêtre ;
Ce Dieu, que dans l’église obscurcissait le prêtre
A force de credos et de confiteors,
Le soleil le prouvait tranquillement dehors.

Mon père, doux passant qui m’a conté la chose,
Était là. Laissez-moi, car ce nom me repose,
Vous dire que mon père était un sage pur,
Un de ces penseurs vrais qui, dans le monde obscur,
Montrent un front serein même à l’épreuve austère,
Qui cherchent. le. côté rassurant du mystère,
Et se font expliquer, l’énigme du destin :
Par le splendide chant des oiseaux le matin.
Il était souriant toujours, jamais sceptique.
Aucune Bible, aucune illusion d’optique,
Ne troublaient son regard fixé.sur le réel.
Il était confiant dans la beauté du ciel.

Donc le digne curé faisait rage. Et les chênes,
Les ormes, qui sans peur tremblent, grondent sans haines,
Continuaient leur grand murmure dans les bois ;
Une confusion de rumeurs et d’abois
S’éteignait dans les champs-et venait de la ville,
Auguste apaisement des clameurs dans l’idylle
Cette conviction que donne aux coeurs l’azur,
Sorte de point d’appui mystérieux et. sûr,
Était partout sensible, et les molles prairies
Exhalaient ces parfums qu’on nomme rêveries ;
La clémence éternelle était, visible aux yeux ;
Le bon curé semblait d’autant plus furieux ;
La foudre au poing, voyant dans Vaugirard Sodome,
Sinistre, il accablait du poids du bon Dieu l’homme ;
Il damnait tout, sans choix, sans trêve, sans répit.

Tout à coup un Gros-Jean quelconque interrompit,
Raillant le prêtre ; ainsi parfois Pyrrhon poignarde
Patouillet à travers la blouse campagnarde :
- Si Dieu n’existait-pas ? répondez à cela ! ,

- Il faudrait l’inventer, dit mon père.

Voilà,
S’écria le curé, j’en prends à témoin Rome
Et-le Saint-Père, un cri de l’âme ! Et le bonhomme
Sut gré du cri de l’âme à mon père, lequel
L’avait pris dans le diable, édition de Kehl.

3 mars 1877.

XXXIII EN SORTANT D’UNE ÉGLISE[modifier]


Ce prêtre a dit au peuple :

-Enfants, baissez les Yeux.
Dieu n’est point l’âme vague éparse au fond des cieux.
La nature vous trompe et l’univers vous leurre.
Qui n’est point avec nous à -jamais souffre et pleure.
Ne cherchez jamais Dieu hors du texte divin !
Ainsi l’immensité chante un cantique vain !
Quoi donc ! je dois, avant de voir Dieu tel que l’âme
L’aperçoit, flamboyant d’une bonté de flamme,
Avant de l’adorer tel que me le font voir
Toutes les profondeurs de l’aurore et du soir ;
L’étoile dans l’azur, la perle dans la nacre,
Faire rectifier l’Éternel par un diacre !
Il faut sous un missel. prosterner notre foi !
L’aube enseigne l’amour et la Bible l’effroi
Le curé crie : enfer ! l’astre crie : espérance !
C’est le curé qu’il faut croire de préférence !
Je dois subordonner, dans mon coeur qui bondit,
Ce que dit l’univers à ce qu’un prêtre dit !
Ce n’est pas l’infini, c’est l’homme qu’il faut suivre.
Quoi ! la création n’est-elle, donc qu’un. livre
Dont les religions rédigent l’erratum !
Quoi ! les lys de Sâron, les roses, de Poestum,
La foudre, le soleil dorant-la solitude,
N’ont pas dans leur lumière autant de certitude
Qu’un symbole en latin ou qu’un dogme en hébreu !
Tout bien considéré, nous destituons Dieu !

== XXXIV Quand l’honneur est tombé ==


Quand l’honneur est tombé, rien ne reste debout.
On s’avilit, qu’importe ! on s’accoutume à tout,
Aux lâches actions comme aux paroles louches.
On laisse aller son nom au hasard dans les bouches.
On descend chaque jour, sans remords, sans appuis,
Plus bas, un peu plus bas, toujours plus bas, et puis
On ne s’aperçoit plus qu’on monte ou qu’on descende.
Il arrive un moment où la honte est si grande
Qu’on ne fait même pas d’efforts pour en sortir.
C’est le dernier degré de ne la plus sentir.
Quand on ne rougit plus et lorsqu’on rit sans cesse,
C’est que l’on a touché le fond de la bassesse ;
C’est qu’on se trouvé là comme sur un plancher,
Et qu’on est satisfait d’y vivre et d’y marcher. -
Alors tout est fini. Plus d’espoir, plus de crainte.
La dernière lueur des âmes est éteinte.
On est naïvement un monstrueux gredin. -
L’opprobre ; le dégoût, le mépris, le dédain, -
Devient si naturel aux hommes comme aux femmes
Qu’ils en sont à ne plus savoir qu’ils sont infâmes !

XXXV CONTEMPLATION, CONSOLATION[modifier]


Que la douleur est courte et vite évanouie !
Hélas ! sitôt qu’une ombre en terre est enfouie,
Vers cet être éclipsé qui jadis rayonna,
Nul ne se tourne plus. Le premier soin qu’on a
C’est de se délivrer de la mémoire chère.
Dehors ce mendiant ! L’un rit, fait bonne chère,
Et dit : Buvons, mangeons, vivons ! c’est le réel.
L’autre endort son regret en regardant le ciel,
Admire et songe, esprit flottant à l’aventure,
Et fait évaporer ses pleurs dans la nature.
L’homme, que le chagrin ne peut longtemps plier,
Passe ; tout nous est bon, hélas ! pour oublier ;
La contemplation bercé, apaise et console ;
Le coeur laisse, emporté par l’aile qui l’isole,
Tomber les souvenirs en montant dans l’azur ;
Le tombeau le plus cher n’est plus qu’un point obscur.
Ceux qui vivent chantant, riant sans fin ni trêve,
Ont bien vite enterré leurs morts ; celui qui rêve
N’est pas un meilleur vase à conserver le deuil ;
La nature emplit l’âme en éblouissant l’oeil ;
Et l’araignée oublie, quand elle tend sa toile,
D’un bout l’attache à l’homme et de l’autre à l’étoile.

18 mai 1854.

XXXVI Là-haut,[modifier]


Là-haut, soeur du forfait et soeur de l’innocence,
Pâle, joignant les, mains, suppliant, en présence
Des anges du ciel bleu,
La justice au front pur, l’effrayante boiteuse,
La pitié se dresse, humble, en pleurs, triste, honteuse,
Auguste, aux pieds de Dieu.

Penchant sur les maudits sa couronne étoilée,
Les aimant, acceptant de leur être mêlée,
Cachant la nudité,
Baisant l’ulcère infect, ne trouvant, l’immortelle,
Rien de trop misérable et de trop vil pour elle
Dans sa sublimité,
Prenant sa part du crime et sa part du supplice,
Priant pour les méchants, couvrant de son cilice
Bourreaux, tyrans, soldats,
Pour tous les réprouvés criant miséricorde,
Elle apparaît pieds nus, ayant au cou la corde
Où se pendit Judas.

XXXVII Une nuit je rêvais,[modifier]


Une nuit je rêvais, et je vis dans mon rêve
Une plaine sans bords pareille aux flots sans grève,
Ouverte à tous les vents comme les vastes mers.
C’était un de. ces lieux inquiets et déserts
Où flotte encor le bruit confus des multitudes,
Où l’on sent à travers les mornes solitudes,
Aux palpitations dont frémit l’air troublé,
Quelque peuple inconnu, comme une onde écoulé.
Cette plaine était rousse, immense, triste et nue,
Sans une goutte d’eau pour refléter la nue.
Pas un champ labouré, pas un toit. Nul témoin,
Nul passant. Seulement on y voyait au loin
De grands lions de pierre, étranges et superbes,
De distance en distance isolés dans les herbes.
Immobiles, debout sur des granits sculptés
Qu’étreignaient les buissons par le vent agités,
Tous ayant quelque fière et terrible posture,
Ils semblaient, au milieu de la sombre nature
Qui rayonnait dans l’ombre à mon oeil ébloui,
Ecouter la rumeur d’un monde évanoui.

Qu’est-ce que ces lions faisaient dans cette plaine ?
Peut-être y gardaient-ils quelque mémoire vaine,
Quelque grand souvenir dans l’ombre descendu,
Comme des chiens pensifs dont le maître est perdu ?
Etaient-ce des rochers ? Etaient-ce des fantômes ?
Peut-être avaient-ils vu tomber bien des royaumes.
Qui sait ? avant ces temps obscurs, profonds, lointains,
Où l’histoire à tâtons perd ses flambeaux éteints,
Où la tradition indistincte s’émousse,
Peut-être étaient-ils là, déjà rongés de mousse ?

Peut-être l’ouvrier n’avait-il rien d’humain
Qui lés avait sculptés de sa puissante main ?
Qui donc les avait mis seuls dans ce vaste espace
Pour entendre à jamais pleurer le vent qui passe,
Siffler l’herbe et glisser le lézard dans les grès ?
Sans oser faire un pas, je les considérais

Avec l’effroi qu’on a devant les choses sombres.
Nul vestige autour d’eux, ni sentiers, ni décombres ;
Rien que la ronce obscure et le buisson noirci.

Or, tout à coup, pendant que je rêvais ainsi,
Il apparut, -c’était l’heure où le jour recule, -
Dans le ciel sépulcral et froid du crépuscule,
L’aile ouverte et planant sur cet horizon noir,
Un oiseau monstrueux, vaste, effroyable à voir,
D’une forme inconnue à la nature entière,
Si fauve et si hideux que les lions de pierre
S’enfuirent en poussant de longs rugissements.

Ô Dieu, vous qui penché sur les esprits dormants,
Leur envoyez la nuit le Moloch ou l’Archange,
Que vouliez-vous me dire avec ce songe étrange ?
Serait-ce, après nos jours sans joie et sans honneur,
La figure des temps où nous entrons, Seigneur ?

XXXVIII Je rêve une nature innocente[modifier]


Je rêve une nature innocente et meilleure ;
Je ne comprends pas bien pourquoi le renard pleure ;
Et comment il se peut que de l’oeil effare
Sorte une larme après qu’un rayon est entré ;
Où la lumière vient doit demeurer la joie ;
Dans ce frais paradis idéal où j’emploie
Mes songes, ou je mets le possible divin,
On chantera ; chanter n’est pas stérile et vain,
Chanter est le doux bruit des esprits sur les cimes ;
En jetant l’harmonie aux profondeurs sublimes,
Aux vents, aux océans, aux sillons, aux prés verts,
Une chanson travaille à l’immense univers ;
La mélodie utile et sainte est une haleine ;
Une femme qui passe en chantant dans la plaine
Mêle une vague lyre au rhythme universel ;
De là, plus d’âme aux fleurs et plus d’azur au ciel ;
De là je ne sais quelle indulgence sereine.

On n’aura pas besoin de se donner de peine
Pour se sentir aimé là-haut dans l’infini ;
Le nid sera sacré, l’épi sera béni ;
Tout germe engendrera son fruit, toute promesse
Tiendra parole, et sàns église ni sans messe,
Sans prêtres, tant sera transparent le ciel bleu,
La sôlf verra la source et lame verra : Dieu.

10 janvier 1876.

XXXIX DANS LE CIMETIÈRE DE ...[modifier]


Je priais, recueilli dans ma pensée. intime.
Le cimetière est doux au deuil silencieux
A cette heure où le soir ineffable et sublime
Vient à la paix des morts mêler la paix des cieux.

J’entendis qu’on marchait, je levai les paupières ;
Le vent remuait l’herbe autour des crucifix,
Et je vis à pas lents venir parmi les pierres
Un aïeul par la main menant son petit-fils.

Ému, j’interrompis mes funèbres extases,
Pour les suivre des yeux et tout bas les bénir.
Un vieillard ! un enfant ! ô mystérieux vases !
L’un rempli du passé, l’autre de. l’avenir !

Cette petite main dans cette main débile
Me rappelait des jours enfuis, des jours meilleurs !
Le vieillard, par moments s’arrêtant immobile,
Regardait les tombeaux ; l’enfant cherchait des fleurs.

Le vieillard regardait les sépulcres dans l’ombre,
Comme si, morne et blême et baigné de sueur,
A force d’y fixer son oeil profond et sombre,
Il en faisait sortir quelque étrange lueur !

15 août 1846.

== XL Un jour que je songeais, ==


Un jour que je songeais, à Dieu, j’ai reconnu
Que l’homme ici vient nu pour s’en retourner nu,
Que la tombe et la crèche ont des rapports étranges,
Qu’on naît dans un linceul et qu’on meurt dans des langes,
Et, qu’eût-on été grand, superbe et triomphant,
A force de vieillesse on redevient enfant.
Amour, pouvoir, richesse, honneurs, apothéoses,
Tous les biens d’ici-bas passent comme les choses
Qu’aperçoit dans la plaine un voyageur de nuit.
Voir un peu de lumière, entendre un peu de bruit,
C’est là toute la vie. On marche ; on fait sa route ;
L’un consulte la foi ; l’autre écoute le doute ;

La clarté qui nous luit nous conduit-elle au port ?
On ne sait. On se dit, à l’heure de la mort :
Ai-je suivi la vraie ? ai-je suivi la fausse ?
Puis on est au hasard jeté dans une fosse ;
Ou l’on s’en va, chargé du poids d’un monument,
Attendre le clairon du dernier jugement,
Couché de tout son long sans ouvrir la paupière,
Seul dans l’intérieur d’une chambre de pierre.

Nuit du 18 au 19 juillet 1843. En malle-poste.

== XLI Oh dis ! ==


Oh dis ! pourquoi toujours regarder sous la terre,
Interroger la tombe et chercher dans la nuit ?
Et toujours écouter, penché sur une pierre,
Comme espérant un bruit ?

T’imagines-tu donc qué ceux que nous pleurâmes
Sont là couchés sous l’herbe attentifs à nos pas ?
Crois-tu donc que c’est là qu’on retrouve les âmes ?
Songeur, ne sais-tu pas

Que Dieu n’a pas voulu, lui qui règne et dispose,
Que la flamme restât quand s’éteint le flambeau,
Et que l’homme jamais pût mettre quelque chose,
Hélas ! dans le tombeau !

Ne sais-tu pas que, l’âme une fois délivrée,
Les fosses, dévorant les morts qu’on enfouit,
Se remplissent d’une ombre effrayante et sacrée
Où tout s’évanouit !

Tu te courbes en vain, dans ta douleur amère,
Sur le sépulcre noir plein des jours révolus,
Redemandant ta fille, et ton père, et ta mère,
Et ceux qui ne sont plus !

Tu te courbes en vain. Ainsi que sous la vague
Un plongeur se fatigue à chercher des trésors,
Tu tâches d’entrevoir quelque figure vague
De ce que font les morts.


Rien ne brille pour toi, sombre tête baissée ;
La tombe est morne, et close au regard curieux ;
Tu n’as plus un rayon qui luise en ta pensée.
Songeur, lève les yeux !

Lève les yeux ! renonce à sonder : la poussière ;
Fais envoler ton âme en ce firmament bleu,
Regarde dans l’azur, cherche dans la lumière,
Et surtout crois en Dieu !

Crois en celui dont tout répète les louanges !
Crois en l’éternité qui nous ouvre les bras !
Appelle le Seigneur, demande-lui. tes anges,
Et tu les reverras !

Oui, mêmedèsce monde où pleure ta misèré,
En élevant toujours tôn coeur rempli d’espoir,
Sans t’en aller d’ici ; sans qu’il soit Nécessaire
Dè mourir pour les voir,

Parce qu’en mëditant la l’Or s’accroît sans cesse,
Parce qu’à l’oeil croyant le ciel s’ouvre éclairci,
Un jour tu t’écrieras-tout à coup, plein d’ivresse
O mon Dieu ! les voici !

Et tu retrouveras, ô, pauvre âme ravie !
Une ombre du bonheur de ton passé joyeux
D’ans ces fantômes chers, qui charmèrent ta vie
Et qui sont dans les cieux !

Comme à l’heure où la plaine au loin se décolore,
Quand le soif àssôà brit le jour pâle et décru,
Là-haut, dans la nuée, on peut revoir encore
Le soleil disparu.

27 octobre 1846.

XLII INSCRIPTION DE SÉPULCRE[modifier]


Je nais. Qui suis je ? Ô deuil, j’ai peur, j’ai froid, je pleure ;
Je souffre, je suis homme, hélas !
Il faudra que je vive, il faudra que je meure.
Avant de marcher, je suis las

Je suis le frais jeune homme, altier comme un génie,
J’aime une femme au pur regard,
Et voici les douleurs, les larmes, l’insomnie.
On aime, on pleure. Hélas, plus tard,

L’âme de souvenirs doucement remuée,
On crie : O beaux jours ! temps joyeux !
Car nos amours s’en vont ainsi que la nuée,
Pluie à nos fronts, pourpre à nos yeux.

Je saigne ; tous les coeurs sont ingrats ; je travaille,
La terre est plus ingrate encor ;
Mon maître prend l’épi, mon lit garde la paille ;
J’ai faim, devant la gerbe d’or !

Voici l’âpre vieillesse, et je me sens décroître ;
Mes. amours, mon coeur en lambeaux,
Gisent en moi ; mes jours sont les arches d’un cloître
Jetant leur ombre à des tombeaux.

Ma vie est un suaire et j’en suis le squelette.
Les ans, des maux accompagnés,
Me garrottent ; chaque heure est une bandelette
Sur mes ossements décharnés.


Suis-je une âme ? est-ce un Dieu qui m’attend ? Rien ne semble
L’explication à mes yeux ;
Et ce double inconnu, sous mon grabat qui tremble,
Croise ses X mystérieux.

La blême horreur du gouffre effare mes prunelles :
Mon jour s’éteint, pâle et terni.
Azur ! azur ! azur ! Dieu vivant ! j’ai des ailes !
Ô bleu profond de l’infini !

26 juillet 1854.

== XLIII Sombres aboyeurs des ténèbres, ==


Sombres aboyeurs des ténèbres,
Abîmes, que me voulez-vous ?
Que demandez-vous, nuits funèbres ?
Pourquoi soufflez-vous, vents jaloux ?
Pourquoi, mêlant brumes, nuées,
Tourbillons, flots pleins de huées,
Multiplier autour de moi,
Devant mes prunelles obscures,
Dans toutes ces vagues figures
Les attitudes de l’effroi ?
Je suis une âme ombres farouches,
Je vous échappe ; mon flambeau
Ne peut être éteint par vos bouches,
Gouffres de l’énorme tombeau !
Je ne vous dois rien que ma cendre,
Que ma chair qui doit redescendre,
Vaine argile qui dure peu,
Poussière, d’où l’esprit s’élance.
Je vous la donnerai. Silence.!
Et laissez-moi songer à Dieu.

XLIV Nous sommes deux familles d’hommes[modifier]


Nous sommes deux familles d’hommes :
Savants et voyants ; les uns fils
Des Paris, des Londres, des Romes,
Les autres, d’Ur et de Memphis ;
Nous, faits pour l’ombre, humbles apôtres,
Qui tâchons de savoir ; les autres,
Prophètes pleins d’Adonaï,
Ames d’extase ou de colère
Qu’à travers les siècles éclaire
Le flamboiement du Sinaï.
Penchés à la même fenêtre,
Ils regardent nous écoutons.
Un esprit différent pénètre
Les Moïses et les Newtons ;
C’était ainsi, même à l’aurore,
Lorsqu’aux mages parlait encore
La Muse aux lèvres de corail,
Aux temps où ces rêveurs sauvages
Voyaient descendre des nùages
Le centaure au double poitrail.

Nous que la science accompagne,
Eux que le bleu rayon conduit,
Nous montons la même montagne ;
Pour nous tout meurt, pour eux tout luit ;
Tous ensemble, par la prière,
Ou par l’idée, âpre ouvrière,
Fouillant le sol, cueillant le fruit,
Nous sondons l’âme et la matière,
Eux sur le versant de lumière,
Nous sur le versant de la nuit.

== XLV UMBRA ==


Obscurité ! le songe lève
Son front dans la réalité :
Que serait l’être sans le rêve,
Et la face, le voile ôté ?
L’âme est de l’ombre qui sanglote.
Moi l’atome, j’erre et je flotte.
J’allais, ô pleurs ! j’aimais, ô deuil !
Mon seuil s’ouvre sur le naufrage.
Ma maison, quand la mer fait rage,
Sonne la nuit comme un écueil.

Que dites-vous à l’âme humaine,
Que bégayez-vous pour mon coeur,
Monde ; vision, phénomène,
Eau lugubre, aquilon moqueur ?
A qûoi, sous la neige ou les laves,
Pensent les monts, ces vieux esclaves,
Fouettés de tous les fouets de l’air,
Ces patients du grand supplice,
Vêtus d’ombre, et sous leur cilice
Marqués du fer chaud de l’éclair ?

N’est-il pas lugubre de dire
Que la porte sombre est sans clé,
Que la terre où l’homme respire
Est comme un manuscrit roulé ?
Il semble que toutes les forces
Se donnent pour but les divorces,

Et que la nature ait pour voeu
D’ôter l’aube du cimetière,
D’épaissir l’horreur, la matière
Et l’énigme entre l’homme et Dieu !

Est-ce donc qu’ils sont nécessaires
Tous ces fléaux dont nous souffrons ?
Pourquoi cet arbre des misères
Croisant ses branches sur nos fronts ?
Le mal nous tient. Où sont les causes ?
On dirait que le but des’choses
Est de cacher Dieu qui nous fuit,
Que le prodige obscur nous raille,
Et que le. monde entier travaille
A la croissance de la nuit.
Que regarde dans les bois fauves
Le grand cerf à l’oeil égaré ?
Vénus, qui luis sur les monts chauves,
D’où te vient ton rayon sacré ?
Qu’est-ce que ton anneau, Saturne ?
Est-ce que quelque être nocturne,
Quelque vaste archange puni,
Quelque Satan -dont le front plie,
Fait tourner sûr cette poulie
La chaîne, du puits infini ?

Que tu menaces ou promettes,
Dis-nous le secret de tes pleurs ;
Aube ? Et vous, qu’êtes-vous, comètes,
Faces aux horribles pâleurs ?
Êtes,-vous, dans l’éther qui roule,
Des étoiles dont le sang coule,
Faisant des mares de clarté ?
Venez-vous des noirs ossuaires ?
Êtes-vous, traînant vos suaires,
Les mortes de l’immensité ?


Ô profondeurs épouvantables,
Qu’est-ce donc que vous me voulez ?
Que dois-je lire sur vos tables,
Cieux, temples, porches étoilés ?
Ta rougeur de naphte et de soufre ;
Ta clarté qui m’aveugle, ô gouffre,
Est-ce la vérité qui luit ?
Le vent souffle-t-il sur mon doute
Quand, -penché sur l’ombre, j’écouté
Ce que dit ce crieur de nuit ? -

Par moments, dressé sur ma couche,
Sombre, et peut-être blasphémant,
Je suis prêt à crier, farouche :
Allons ! laisse-moi, firmament !
Par moments, je suis prêt à dire :
Vous dont je sens l’or dans ma lyre,
Le flamboiement dans mon courroux,
L’air dans mes strophes hérissées,
Et les rayons dans mes pensées,.
Astres, de quoi vous mêlez-vous ? ,

En vain j’essaie et je m’élance.
Le gouffre effare le flambeau.
Rien dans le. ciel que le silence,
Rien que l’ombre dans le tombeau !

Oh ! de quelle fosse entr’ouverte,
Sentons-nous le souffle, herbe verte ?
Quels chevaux entend-on hennir ?
Quel fantôme erre en nos décombres ?
Quels yeux voit-on par tes, trous sombres,
Masque. effrayant de l’avenir ?

La vie et la mort ! qu’est-ce, abîme ?
Où va l’homme pâle et troublé ?
Est-il l’autel, bu la victime ?

Est-il le soc ? est-il lé blé ?
Oh ! ces vents que rien ne fait taire !
Que font-ils de nous sur la terre,
Tous ces souffles prodigieux ?
Quel mystère en nous se consomme ?
Qu’apportent-ils de l’ombre à l’homme ?
Qu’emportent-ils de l’homme aux cieux ?

Énigme ! Où je dis : pourriture ;
Le vautour vient et dit : festin !
Qu’est-ce que c’est que la nature ?
Qu’est-ce que c’est que le destin ?
Marchons-nous dans des routes sûres ?
Dépend-il des forces obscures
De tordre là-bas mon chemin ?
Peux-tu, sort fatal qui nous pousses,
Dans l’ombre, à force de secousses,
Changer la forme de demain ?

Toutes ces lois qu’un faux jour perce,
Vie et sort, textes décevants
Dont le sens confus se disperse
Dans l’âpre dispute des vents,
Ce monde où chaque élément jette
Son mot à l’âme qui végète,
Cette nature aux fatals noeuds,
Ce destin hagard qui nous brise,
N’est-ce qu’une sombre méprise,
Malentendu vertigineux !

L’ancre est un poids qui rompt le-câble.
Tout est promis, rien n’est tenu.
Serait-ce donc que l’implacable
Est un des noms de l’inconnu ?
Quel est donc ce maître farouche
Qui pour la toile fait la mouche,

L’orageux cheval pour le mors,
Tous les escaliers pour descendre,
Oui pour non, le feu pour la cendre,
La mémoire pour le remords ?
D’où viennent les soirs, les aurores,
Les flots enflés, les flots décrus,
Les déluges, les météores,
Ces apparus, ces disparus !
Pourquoi le miracle Nature
Contient-il l’effroi, la torture,
Le mal, sur l’homme se courbant ?
Le mal a-t-il le bien pour tige ?
Ou serait-ce que le prodige
Tombe, et devient monstre en tombant ?
Quand dans les forêts forcenées
Court l’ouragan,. ce furieux
Arrache-t-il à nos années
Quelque lambeau mystérieux ?
L’arbre, qui -sort d’une fêlùre,
A-t-il en bas sa chevelure
Qui plonge au globe rajeuni ?
Penseurs, têtes du ciel voisines,
Vos cheveux sont-ils les racines
Par où vous puisez l’infini ?

Est-ce l’effroi des cieux horribles
Que je sens, en moi palpiter.
A de certains moments, terribles,
Où le monde semble hésiter ?
Aux heures où la terre tremble,
Quand la nuit s’accroît, quand il semble
Qu’on voit le flot noir se gonfler,
Quand la lune s’évade et. rampe,
Quand l’éclipse sur cette lampe,
Masque. sinistre, vient souffler ! .

Si vous attendez quelque chose,
Rochers pensifs, dites-le-moi !
Dites-moi de quoi se. compose
Le bien, le mal, le sort, la:loi,
O récifs ! pièges ! araignées !
Foudre qui jettes à poignées
Tes cheveux de flamme aux enfers,
Secouant sur les flots sauvages
Dans l’âpre forêt des nuages
Le hideux buisson des éclairs !
Et toi, la : grande vagabonde,
L’hydre verte au dos tortueux,
Que dis-tu, mer. où l’ombre abonde,
Bouleversement monstrueux ?
O flots ! ô, coupe d’amertume !

Quel symbole êtes-vous, écume,
Bave d’en bas jetée au jour,
Fange insultant l’aube sereine,
Éternel crachat de la haine
A l’éternel front de l’amour !

Laissons les flots battre la plage !
Laissons la mer lugubre en paix !
Et laissons. l’orageux feuillage
Frissonner dans les bois épais !
Ne troublons pas les harmonies
Rauques, étranges, infinies,
Des océans et des typhons !
Laissons les vents à leurs démences !
Et laissons dans les cieux immenses
S’envoler les aigles profonds !


Je vais, j’avance, je recule,
Je marche où plus d’un se perdit ;
Par moments dans ce crépuscule
Une voix lugubre me dit :
-Que cherches-tu ? tout fuit, tout passe.
La terre n’est rien. Et l’espace,
Que contient-il ? Est-ce réel ?
Tu ne peux qu’entrevoir, atome,
La création, ce fantôme,
Derrière ce linceul, le ciel.

Où vas-tu, pauvre âme étonnée ?
Monade, connais-tu l’aimant ?
Que sais-tu de la destinée,
Et que sais-tu du firmament ?
Connais-tu le vrai, le possible,
Tous les réseaux de l’invisible,
Ce qui t’attend, ce qui te suit ?
Connais-tu les lois éternelles ?
Entends-tu les tremblements d’ailes
Dans les grands filets de la nuit ?

Sens-tu parfois, dans l’ombre infâme
Qu’agite un vent farouche et lourd,.
Une toile où se prend ton âme
Et sur laquelle un monstre court ?
Sens-tu parfois, fils de la terre,
S’ouvrir sous tes pieds le mystère,
Et se mêler, ô passant nu,
A tes cheveux que l’hiver mouille,
Les fils de la sombre quenouille,
Les cheveux du front inconnu ?


Certaines planètes fatales,
Certains mirages de l’éther,
Certains groupes d’étoiles pâles
Ont un -rayonnement éclair.
Que sais-tu sur tes mornes grèves ?
Es-tu sûr, au fond de tes rêves,
Que ce que l’ombre aux murs de fer
Couvre comme une épaisse grillé,
Soit le ciel, et que ce qui brille,
O songeur, ne soit pas l’enfer ?

Les constellations tragiques,
Ouvrant siir vous leurs fauves yeux,
Passent, grandes larves magiques,
Sur vos destins mystérieux.
Insensé qui croit les cieux vides !
Quelques-unes, les plus livides,
Apparurent, ô sombre esprit,
En chiffres noirs dans les ténèbres
Sur les dés des jdueurs funèbres
Qui jouaient la robe du Christ.

Mais insensé qui s’imagine
Connaître tous les horizons,
La tombe, la fin, l’origine,
Se dévoue et crie : Avançons !
Insensé ce Jésus lui-même
Qui s’immole parce qu’il aime !
Insensés les audacieux
Qui se jettent dans le cratère,
Rêvant le progrès sur la terre
Ou le paradis dans les cieux !

Quand tu vois rire le squelette,
Es-tu sûr que ce noir rictus
Où le jour d’en -bas se reflète

N’est pas, pour les bons abattus,
Pour les justes sur qui tout pèse,
Pour les martyrs dans la fournaise,
Pour l’esprit croyant et créant,
Pour l’âme espérant sa patrie,
L’épouvantable moquerie
Du tombeau, qui sait le néant ?

Non ! il ne se peut, ô nature,
Que tu sois sur l’homme au cachot,
Sur l’esprit, sur la créature,
De la haine tombant -d’en haut !

Il ne se peut pas que ces forces
Mêlent à tous leurs noirs divorces
L’homme, atome en leurs poings tordu,
Lui montrent l’horreur souveraine,
Et fassent, sans qu’il les comprenne,
Des menaces à l’éperdu !

Il ne se peut que l’édifice
Soit fait d’ombre et de surdité ;
Il ne se peut que sacrifice,
Héroïsme, effort, volonté,
Il ne se peut que la sagesse,
Que l’aube, éternelle largesse,
La rose qui s’épanouit,
Le droit, la raison, la justice,
Tout, la foi, l’amour, aboutisse
Au ricanement de la nuit !

Il ne se peut pas que j’invente
Ce que Dieu n’aurait pas créé !
Quoi ! pas de but ! quoi ! l’épouvante !
Le vide ! le tombeau troué !

Non ! l’être ébauché, Dieu l’achève !
Il ne se peut pas que mon rêve
Ait plus d’azur que le ciel bleu,
Que l’infini soit un repaire,
Que je sois meilleur que le Père,
Que l’homme soit plus grand que Dieu !

Quoi ! je le supposerais juste
Ce Dieu qui serait malfaisant !
C’est moi qui serais l’être auguste,
Et ce serait lui l’impuissant !
L’homme aurait trouvé dans son âme
L’amour, le paradis, la flamme,
La lumière sur la hauteur,
Le bonheur incommensurable...
Dieu ne serait qu’un misérable,
L’homme serait le créateur !

Oui, comme après tout, c’est un songe
Qu’un monde formé de néant,
Qui fit le mal fit le mensonge ;
C’est moi qui reste le géant !
Que ce Dieu vienne et se mesure !
Qu’il sorte donc de sa masure !
Il fit le mal, j’ai cru le bien ;
J’ai contre lui, si je me lève,
Toute la gloire de mon rêve,
Toute l’abjection du sien !
Non ! non ! la fleur. qui vient d’éclore
Me démontre le firmament.
Il ne se peut pas que l’aurore
Sourie à l’homme faussement,
Et que, dans la tombe profonde,
L’âme ait droit de. dire à ce monde
D’où l’espoir toujours est sorti,

A ces sphères, de Dieu vassales,
Affirmations colossales :
Étoiles ! vous avez menti ! .

Ce qui ment, c’est toi, doute ! envie !
Il ne se peut que lé rayon ;
Que l’espérance, que la vie
Soit une infâme illusion !
Que tout soit faux, hors le blasphème !
Et que ce Dieu ne soit lui-même,
Dans son vain temple aérien,
Que l’immense spectre Ironie
Regardant, dans l’ombre infinie,
L’univers accoudé sur Rien 1.

Un Dieu qui rirait de son œuvre,
Qui rirait des justes déçus,
Et du cygne et de la couleuvre,
Et de Satan et de Jésus,
Un tel Dieu serait si terrible
Que, devant cette face horrible,
L’âme humaine se débattrait
Comme si, par ses ailes blanches,
Elle était, prise. sous les branches -
De. quelque, sinistre forêt !

Que Rabelais, rieur énorme,
Railleur de, l’horizon humain,
Borné par le nombre et la forme,
Hue aujourd’hui, sans voir demain ;
Qu’il joue, étant jouet lui-même,
Avec la vie et le problème,
Qu’importe ! il passe, il meurt, il fuit ;
Il n’est ni le fond, ni la cime ;
Mais un Rabelais de l’abîme
Ferait horreur, même à la nuit !


Que les éclairs soient les augures,
Que le vrai sorte du plaintif,
Que les fléaux, sombres figures,
Disent le mot définitif,
Je ne le crois pas ! Vents farouches,
Nuits, flots, hivers, enflez vos bouches,

Tordez ma robe dans mes pas,
Étendez vos mains sur moi, faites
Tous vos serments dans les tempêtes,
Ténèbres, je ne vous crois pas !

Je crois à toi, jour ! clarté ! joie !
Toi qui seras ayant été,
A toi, mon aigle, à toi, ma proie,
Force, raison, splendeur, bonté !
Je crois à toi, toute puissance !
Je crois à toi, tôute innocence !
Encore à toi, toujours à toi !
Je prends mon être pierre à pierre ;
La première est de la lumière,
Et la dernière est de la foi !

Dieu ! sommet ! aube foudrôyante !
Précipice serein ! lueur !
Fascination effrayante
Qui tient l’homme et le rend meilleur !
De toutes parts il s’ouvre, abîme.
Quand on est sur ce mont sublime,
Faîte où l’orgueil toujours s’est tu,
Cime où.vos instincts vous entraînent,
Tous les vertiges qui vous prennent
Vous font tomber dans la vertu.

Donc laissez-vous choir dans ce gouffre,
Vivants ! grands, petits, sages, fous,
Celui qui rit, celui qui souffre,

Vous tous ! vous tous ! vous tous ! vous tous !
Tombez dans Dieu, foule effarée !
Tombez, tombez’ ! roulez, marée !
Et sois stupéfait, peuple obscur,
Du néant des songes sans nombre,
Et d’avoir traversé tant d’ombre
Pour arriver à tant d’azur !

Oh ! croire, c’est la récompense
Du penseur aimant, quel qu’il soit ;
C’est en se confiant qu’on pense,
Et c’est en espérant qu’on voit !
Chante, ô mon coeur, l’éternel psaume !
Dieu vivant, dans ma nuit d’atome,
Si je parviens, si loin du jour,
A comprendre, moi grain de sable,
Ton immensité formidable,
C’est en croyant à ton amour !

XLVI DIEU SUIT SA VOIE[modifier]


Quand dans le coeur d’un peuple il a disposé tout,
Un rien suffit pour faire éclater tout à coup
Ces révolutions fatales et divines
Qui jettent des clartés et qui font des ruines.
En des jours, comme ceux que le sort nous a, faits,
La plus petite cause. a les pires effets.
Dans ce siècle où le mal ; comme le bien, est libre,
Où l’égalité mine et sape l’équilibre,
Tout est en question. Que voyons-nous souvent ?
De grands coups de hasard et de grands coups de vent.
Veillons donc. Nous vivons dans un temps où nul homme
N’est petit, où chacun est redoutable, en somme.
Le bois nourrit la flamme, et la haine nourrit
Tous les mauvais instincts de l’homme. Crains l’esprit,
Crains le coeur où dans l’ombre abonde et s’amoncelle
La haine qui s’enflamme à la moindre étincelle.
Parfois, un mendiant qui vous suit pas à pas,
Un rêveur en haillons que vous ne voyez pas,
Dans le fond de son âme inconnue et hautaine,
A toute une forêt de colère et de haine
Qui n’attend que le choc d’un caillou, qu’un moment,
Pour remplir l’horizon d’un vaste embrasement !

== XLVII Qui sait ==


Qui sait si tout n’est pas un pourrissoir immense ?
Qui sait si ce qu’on croit gloire, vie et semence,
N’est pas horreur et deuil ?
Contemplateur sur qui le rayon des nuits. tombe,
Qui sait si ce n’est pas de néant et de tombe
Que tu remplis ton oeil ? .

Qui sait, espaces noirs, éthers, vagues lumières,
Si le fourmillement mystérieux des sphères
Ne ronge pas le ciel ?
Et si l’aube n’est pas la rougeur d’une torche
Qui passe, et que quelqu’un promène sous le porche
Du sépulcre éternel ?

Peut-être que l’abîme est un vaste ossuaire,
Que la comète rampe aux plis d’un noir suaire,
O vivants pleins de bruit,
Peut-être que la Mort, colossale et hagarde,
Est sous le firmament penchée, et vous regarde
Ayant pour front la nuit !

Peut-être que le monde est une chose morte ;
Peut-être que le ciel où la saison apporte-
Tant de rayons divers,
O mortels, est soumis à la loi qui vous navre,
Et que de cet énorme et splendide cadavre
Les astres sont les vers !

XLVIII Tu veux comprendre Dieu,[modifier]


Tu veux comprendre Dieu, mais d’abord comprends l’homme ;
Je t’en défie.
Allons ! définis, classe, nomme,
Sonde, explique, suivant n’importe quelle loi ;
L’être mystérieux que tu portes en toi.
Scrute avec ton regard, flaire avec ta narine ;
Fouille-toi ; tire-toi l’homme de la poitrine,
Et mets-le sur ta table, et penche-toi pour, voir
Ce que c’est que ce monstre, éblouissant et noir !
Qu’en dis-tu ? Te plaît-il que nous parlions de l’homme ?
Es-tu flamme et génie ? es-tu bête de somme ?
Dis, parle. Oh ! quel spectacle étrange que ceci :
Un dieu monstre, un esprit par la chair obscurci,
Vivant, comme debout sur le tranchant d’un glaive,
Entre l’ombre qui monte et l’aube qui se lève,
Du ciel dans le fumier toujours précipité,
Et d’une extrémité dans l’autre extrémité,
Et ramené sans cesse au point dont il dévie
Par l’oscillation lugubre. de la vie !
Songes-tu quelquefois à ce mystère affreux,
La chair ? Ce corps abject, douloureux, ténébreux,
Cette vie où l’enfer dans l’azur se reflète,
Mariage effrayant d’une. âme et d’un squelette,
Cette aile intérieure et qu’un cachot meurtrit,
Cette cage des os qui renferme un esprit,

En sondes-tu la nuit et le prodige, ô sage ?
En comprends-tu l’horreur ? Sens-tu sous ton visage
Cette tête de mort sur laquelle tu ris ?
Entends-tu de ton âme en toi les sombres cris ?
Parle. As-tu peur de l’homme ? As-tu peur de cet ange
Que tu sens remuer vaguement dans ta fange ? -
Dis, le jour où tu vins au. monde, as-tu compris ? .
O ver de terre aveugle, ombre entre les esprits ;
Espèce de fantôme en suspens sur deux mondes,
Sortant des lumineux pour aller aux immondes,
Tantôt Trimalcion, tantôt Ithuriel,
O zénith ; ô nadir, souffle immatériel
Qui te fais par la chair rendre d’impurs services,
Et dans le sac du corps vas portant tous les vices,
De. toi-même ébloui, de toi-même effrayé,
Plus souillé que le bât d’un onagre rayé,
Et que le vert-de-gris des plus viles monnaies,
Ce qui n’empêche point, par instants, que tu n’aies ;
Dans tes heures d’orgueil et de rébellion,
Des couchers de soleil, des réveils de lion,
Rôdeur qui veux quitter ta sphère pour les nôtres,
Trouve donc ton énigme avant d’en chercher d’autres !

N’as-tu donc point assez de ton gouffre ? réponds.
Comment rejoindras-tu l’homme à l’homme ? quels ponts
Pourront jamais unir, à travers la nuit noire, -
Un de ses bords à l’autre, et sa honte à sa gloire ?

Sois un pasteur d’esprits, un guide des vivants,
Un fier tribun du peuple aux, discours émouvants,
Dont la mort est plus tard pour la terre un désastre ;
Sois grand et fort avec une lumière d’astre ;
Sois Colomb, et découvre un monde ; sois Schiller,
L’aigle du coeur plus grand que les aigles. de l’air ;
Sois Mirabeau, Shakspeare et Platon tout ensemble ;
Si profond, si puissant, si sublime qu’il semble

Qu’on ne va plus te voir que derrière le ciel,
Avec une figure : au delà du réel ;
Sois Christ, le fils aîné de la clarté divine,
En qui l’homme s’efface, en qui Dieu se devine,
Le grand Christ arrachant, calme et le bras tendu,
Aux faits épouvantés. le miracle éperdu ;
Passe ton jour entier, être à haute stature,
A modeler en toi l’humanité future,
Du matin jusqu’au soir roule dans ton cerveau
Le système insondable et l’univers nouveau,
Où tout aura ta forme, arts, lois, dogmes, doctrines ;
Et, maintenant, forçat, c’est ton heure. Aux latrines !

Ô génie accablé d’un viscère ! destin
Traversé par l’abject et lugubre intestin !

Oh ! quelle ombre après tant de clarté ! tout à l’heure,
Tu semblais l’ange, roi de l’éther qu’il effleure ;
Socrate sur le Pnyx ou Moïse au Galgal,
Tu planais ; tu parlais à Dieu comme un égal ;
Tu semblais de l’énigme être le grand ministre ;
A présent te voilà nu, frissonnant, sinistre,
Misérable au niveau du bourbier, et réduit
Aux accroupissements des bêtes dans la nuit !
Et tu fais tous les jours cette chute, prophète,
Roi, mage, osant revoir l’azur quand tu l’as faite !
Tous les jours, l’homme allant aux astres ses pareils,
Vole avec les esprits au-dessus des soleils,
Luit, resplendit, flamboie, et tous les jours retombe
De plus haut que le ciel dans plus bas que la tombé !

L’homme a beau. sous son front sentir les cieux frémir,
Être un génie ; il faut manger, il faut dormir !
Il se heurte aux besoins. Les besoins sont les bornes.
C’est le rappel brutal aux réalités mornes ;
L’éternelle cuisson du stigmate de feu ;
C’est le coup de bâton de la matière au dieu.


Oui, médite. C’est là ton sort. Nuit, crépuscule,
Maladie et famine, hiver et canicule,
Ton âme endure tout ; elle est esclave enfin.
Ton esprit, à travers ta chair, a soif, a faim,
A la fièvre, maigrit, engraisse, brûle, gèle.
Chacun de tes besoins en, passant te flagelle.
Et ces besoins sont vils,! Si hideux, si honteux
Que tu te sens coupable et puni devant eux,
Et que, sentant peser sur ta tête inféconde
Le poids antérieur d’un mystérieux monde,
Tu dis : qu’ai-je donc fait ailleurs pour être ici ?
Mais tu reprends ton vol, le jour s’est éclairci,
La science t’appelle, homme, l’art te relève,
Tu fuis dans la clarté bleue et vague du rêve,
Tu t’évades aux cieux ; te voilà libre ! ... -Non.
Redescends dans ton corps, rentre en ton cabanon ;
Avec ton sombre esprit la fange est familière ;
Ton sang est ton bourreau, ta chair est ta geôlière ;
De l’infâme prison tes sens sont les. habits ;
Tu ne peux les quitter, et, courbé ; tu subis,
Toujours, toujours, le jour, la nuit, et sans relâche,
La fustigation inexplicable et lâche.
Au moment où l’azur t’ouvre son pur chemin,
Où tu te vois auguste, et splendide, une main,
Qui que tu sois, beau, juste, illustre, innocent, vierge,
Te prend, et, frémissant, tu sens le coup de verge.
L’horreur crie : .es-tu là ? Ta fange répond : oui.
Et rien ne te soustrait à ce joug inouï.

Il est une heure sainte, inexprimable, altière,
Où tout ce qui. n’est pas joie, orgueil et lumière,
Semble s’évanouir dans. ton coeur transporté ; .
C’est quand tu vois la femme, aube, blancheur, beauté,
Qui met sous son pied nu tes résistances vaines,
Et qui fait ruisseler du, soleil dans tes veines.

Telle que dans l’Éden jadis elle brilla,
Elle apparaît, charmante ; homme, en ce moment-là,
Tu méprises la bête, infecte créature,
Fier, superbe, oubliant ta propre pourriture ;
Bien ! prends ton Ève blonde ; Emporte-la. Le jour
La donne à ta nuit... -Ah ! tu frissonnes d’amour,
La volupté t’enivre.!,Ah ! l’extase te gagne !
Tu ne te souviens plus de la chaîne du bagne,
Tu te crois ange... -Allons ! , réveille-toi, fouetté
Jusque dans ton plaisir, par ta fétidité !

== XLIX La haine, ==


La haine, tantôt fière, effrontée, ingénue,.
Aspire à s’étaler au soleil toute nue,
La calomnie aux dents, rit d’un sage ou d’un roi,
Lève sa jupe infâme et dit admirez-moi !
Tantôt, se souvenant qu’elle a mêlé peut-être
Jadis à vos amis son sourire humble et traître,
Elle arme sa fureur d’un regard innocent,
Emmielle son poison, et glisse en gémissant
Sa morsure plus lâche, et plus âcre et meilleure
Sous un. masque éraillé d’ancien ami qui pleure !
« Ce pauvre ami, dit-elle, oh ! comme il est changé !
« Dans cette voie, hélas ! pourquoi s’être engagé !
« Disons-lui qu’il se perd par amour pour la gloire... »
O vile hypocrisie ! envie. épaisse et noire
Qui s’attache à l’esprit comme -la rouille au fer !
Louches regards ! , pleurs, faux, qui font rire l’enfer !

Prends-tu l’humanité pour la cause finale ?
Crois-tu que cette sombre aïeule virginale,
Toute jeune et portant les siècles sur son front,
Qui fait tomber l’encens des fleurs, les fruits du tronc,
Des feuilles la fraîcheur, de l’écorce la gomme,
La nature sacrée est servante chez l’homme,
Qu’elle l’adore, prend ses ordres, suit ses pas,
Fait les quatre saisons pour ses quatre repas,
Et n’a pour fonction, toute à ce maître étrange,
Que de bercer le lit de cette âme qui mange,
De ce coeur compliqué d’un ventre, et le hamac
De cet esprit sublime orné d’un estomac,
Qui suce et boit du sang en rêvant des doctrines,
Et qui s’emplit à l’auge et se vide aux latrines ?
Crois-tu que l’ache verte en poussant ait pour but
De préserver ta bouche et tes dents du scorbut ?
Crois-tu que la montagne, où Dieu laissa ses traces,
N’a d’autre utilité que d’être, quand tu chasses,
L’écho des voix ; des cris, des cors et des abois ?
Crois-tu que lé, croissant, lampe oblique des bois,
Qui lorsque le bandit sent le sbire à ses trousses,
Se cache à point derrière un tas de branches rousses,
Egarant la patrouille avec le caporal,
Soit du rôdeur de nuit le complice moral ?
Crois-tu que l’aquilon soit le garçon de salle
Qui vient te balayer l’azur quand il est sale ?
Que l’eau pense à l’usine en courant au ravin ?
Penses-tu que ce soit pour te sucrer ton vin

Que la comète va chez toi, sombre évadée ?
Dis-tu, quand tes pavés sont lavés par l’ondée :
Bien, bon Dieu ! la besogne est faite ce matin !
Crois-tu que dans un ciel perdu, gouffre lointain
Qui sent ; au froid rayon-du soleil qui l’éclaire,
Se mêler l’effrayante attraction stellaire,
Dans un ciel où jamais un ange ne vola,
Une planète morne, et fatale, au delà
D’Uranus qui lui-même est plus loin que Saturne,
Se traîne, obscure ; sourde, âpre, à jamais nocturne,
Traçant dans l’être, au fônd d’un blême tourbillon,
Presque hors de la vie un lugubre sillon ;
Et que cette planète épouvantable râle,
Et que ce monde triste autour du soleil pâle
Qu’à travers la distance il peut à péine voir,
Accomplisse, tournant comme un chariot noir,
Une sinistre année, égale à cent des vôtres ;
Et que, monstre, géant des globes, loin des autres,
Il traverse à jamais, seul dans un sombre bruit,
Un ouragan d’hiver, d’épouvante et de nuit,
Et soit énorme, et soit funeste, et soit horrible,
Et montre à l’ombre immense une face terrible,
Pour faire, en votre bouge et dans votre terrier,
Donner la croix d’honneur à monsieur Leverrier ?

LI À CEUX QUI SONT PETITS[modifier]


Est-ce ma faute à moi si vous n’êtes pas grands ?
Vous aimez les hiboux, les fouines, les tyrans,
Le mistral, le simoun, l’écueil, la lune rousse,
Vous êtes Myrmidon que son néant courrouce ;
Hélas ! l’envie en vous creuse son puits sans fond ;
Et je vous plains. Le plomb de votre style fond
Et coule sur les noms que dore un peu de gloire,
Et tout en répandant sa triste lave noire,
Tâche d’être cuisant et ne peut qu’être lourd ;
Tortueux, vous rampez après tout ce qui court ;
Votre oeil furieux suit les grands aigles véloces ;
Vous reprochez leur taille et leur ombre aux colosses ;
On dit de vous : -Pygmée essaya, mais ne put. -
Qui haïra Chéops si ce n’est Lilliput ?
Le Parthénon vous blessè avec ses fiers pilastres ;
Vous êtes malheureux de la beauté des astres ;
Vous trouvez l’Océan trop clair, trop noir, trop bleu ;
Vous détestez le ciel parce qu’il montre Dieu ;
Vous êtes mécontents que tout soit quelque chose ;
Hélas, vous n’êtes rien. Vous souffrez de la rose,
Du cygne, du printemps pas assez pluvieux,
Et ce qui rit vous mord. Vous êtes envieux
De voir voler la mouche et de voir le ver luire.
Dans votre jalousie acharnée à détruire,

Vous comprenez quiconque aime, quiconque a foi,
Et même vous avez de la place pour moi.
Un brin d’herbe volis fait grincer s’il vous dépasse ;
Vous avez pour le monde auguste, pôur Pespace,
Pour tout ce qu’on voit croître, éclairer, réchauffer,
L’infâme embrassement qui voudrait étouffer.
Vous avez juste autant de pitié que le glaive.
En regardant un-champ vous maudissez la sève ;
L’arbre vous plaît à l’heure où la hache le fend ;
Vous avez quelque chose en vous qui vous défend
D’être bons, et la rage est votre rêverie.
Votre âme a froid par où la nôtre est attendrie ;
Vous avez la nausée où nous sentons l’aimant ;
Vous êtes monstrueux tout naturellement ;
Vous grondez quand l’oiseau chante sous les grands ormes ;
Quand la fleur, près de vous qui vous sentez difformes,
Est belle, vous croyez qu’elle le fait exprès.
Quel souffle vous auriez si l’étoile’était près !
Vous croyez qu’en brillant la lumière vous blâme ;
Vous vous imaginez, en voyant une femme,

Que c’est pour vous narguer qu’elle prend un amant,
Et que le mois de mai vous verse méchamment
Son urne de rayons et d’encens sur la tête ;
Il vous semble qu’alors que les bois sont en fête,
Que l’herbe est embaumée et que les prés sont doux,
Heureux, frais, parfumés, charmants, c’est contre vous.
Vous criez au secours quand le soleil se lève.
Vous exécrez sans but, sans choix, sans fin, sans trève,
Sans effort, par instinct, pour mentir, pour trahir ;
Ce n’est pas un travail pour vous de tout haïr.
Fourmis, vous abhorrez-l’immensité sans peine.
C’est votre joie impie, âcre, cynique, obscène ;
Et vous souffrez. Car rien, hélas, n’est châtié
Autant que l’avorton, géant d’inimitié !
Si l’oeil pouvait plonger sous la voûte chétive
De votre crâne étroit qu’un instinct vil captive,

On y verrait l’énorme horizon de la nuit ;
Vous êtes ce qui bave, ignore, insulte, et nuit ;
La montagne du mal est dans votre âme naine.
Plus le coeur est petit, plus il y tient de haine.

9 décembre.

LII Ô gloire,[modifier]


Ô gloire, les héros, les esprits souverains,
Les poëtes profonds, lumineux et sereins,
Les grands législateurs et les grands capitaines, -
Font sur tes clairs sommets leurs demeures hautaines.
Hôtes du palais bleu sans porte et sans chemin,
Au-dessus du tumulte et du chaos humain,
Ils brillent comme l’astre ou planent comme l’aigle.
Car toute âme a son but, son champ, sa loi, sa règle,
Et, selon qu’un instinct bon ou mauvais nous luit,
Quand l’un vole à l’azur, l’autre court à la nuit.
O sombre Ignominie au front bas, aux yeux ternes,
Les gredins monstrueux habitent tes cavernes.
Ils sont tous là, cachés, ces éternels filous !
Loups à visage humain, gueux au profil de loups,
Ceux-ci, vils fainéants qui rôdent pleins de haine,
Traînant leur lâche coeur comme on traîne une chaîne,
Sans toit, sans. pain, sans Dieu ; ceux-là, riches oisifs,
Sceptiques par fatigue et par ennui lascifs,
Tous. sans foi, sans élan, sans courage, sans flamme,
Envieux d’un gros sou comme d’une grande âme,
Rampants, hideux, exclus, damnés, grinçant des dents,
Ils regardent la vie avec des yeux ardents.

LIII LE CHOEUR[modifier]


Les hommes sont à l’oeuvre en leur antre profond,
La grande cité sombre ils font tout ce qu’ils font
Avec de la noirceur et de la petitesse ;
Leurs puissants chefs, qu’on nomme empereur, sire, altesse,
Sont chétifs les passants vont et viennent autour
Du soldat dans sa tente et du roi : dans sa tour
La foule rôde et guette, agitée et diffuse ;
Et le maître a la force et l’esclave a la ruse ;
Des chars roulent, on bat l’enclume, la rumeur
Passe et disperse au loin des noms comme un semeur ;
La haine est dans les coeurs, le fiel est dans les bouches,
Et les événements sortent de là, farouches :
Le bien, se forge avec le mal tout est mêlé
Une porte, dont nul ici-bas n’a la clé,
Ferme la destinée, enceinte ténébreuse ;
Et tous y sont murés ; on fouille, on sonde, on creuse,
On cherche ; et-le penseur, rêve devant l’effort
Et le grand brùit qué font ces condamnés à mort.

8 février 1875.

LIV LE MAL[modifier]


L’optique.
N’a-t-il pas ses aspects et ses illusions ?
Et d’ailleurs pense donc, songeur, aux visions...
Que dans l’ombre à travers le verre des lunettes,
Peuvent en s’approchant se donner deux planètes ?
Tu, rencontres le mal. Qui te dit qu’il te suit ?
Est-ce que par hasard deux mondes dans la nuit
Ne peuvent point passer l’un à côté de l’autre
Sans troubler l’astronome et dérouter l’apôtre ?

Le grand Un, le grand Tout, l’être où Thalès plongeait,
Entrecroise le monde esprit au monde objet,
Et mêle, en l’unité de ses lois inflexibles ;
Des orbites moraux aux orbites visibles ;
Dans l’idéal ainsi que dans le lumineux
Les phénomènes, noirs ou brillants, font des noeuds ;
Il n’est qu’un tisserand, qui ne fait qu’une toile ;
La vérité n’est pas moins astre que l’étoile ;
Un soleil n’est pas plus centre qu’une vertu.

Donc, représente-toi, songeur des vents battu,
Des ensembles de faits moraux, sombres problèmes
Ayant leur raison d’être et l’ayant en eux-mêmes,
Dans un système au cours des planètes pareil,
Tdurnant autour de Dieu comme autour d’un soleil.
Ô

songeur, je dis Dieu ; je pourrais dire Centre.
Ils vont, viennent ; l’un sort, l’autre accourt, l’autre rentre,
Et l’un pour l’autre ils sont des apparitions.
Tel fait qui sert de base à vos convictions
Et qui chez vous émeut le savant et le sage,
N’est sôuvent qu’un aspect, un fantôme, un passage.

Maintenant, connais-tu la révolution,
Homme, du fait idée et du fait passion ?
Connais-tu les réels ? connais-tu les possibles ?
Toutes les fonctions te sont-elles visibles ?
Sais-tu, triste passant dans cette ombre venu,
Tout ce qui tourne autour du pivot inconnu,
Et la totalité de l’ordre planétaire ?
Parce qu’en décrivant son orbe, ton mystère
Arrive à côtoyer dans le cercle fatal
L’autre mystère obscur que tu nommes le mal,
Faut-il pas t’expliquer cette coïncidence ?

L’essor plus ou moins lourd dans l’air plus ou moins dense,
L’aigle fait pour l’éther, l’esprit fait pour l’amour,
Ces équilibres-là t’apparaîtront un jour.

Comment de l’idéal le réel est capable ;
Comment ce qui vous est caché nous est palpable,
Comment votre visible est invisible à nous ;
Comment il est un monde abstrait, terrible et doux,
Que vous ne voyez pas et qui se mêle au vôtre
Ainsi que, branche à branche, un arbre entre dans l’autre ;
Comment l’univers lie, en un ordre éternel,
L’engrenage moral au rouage charnel ;
Comment aux-faits"vivants qui pleurent, chantent, grondent,
D’autres faitsdans l’idée et l’esprit correspondent ;
Comment, sur l’axe unique où tout l’être est construit,
Avèc lé zodiaque éclatant de la nuit,
Tourne le zodiaque effrayant du mystère ;

Comment, tout en parlant, l’ombre semble se taire ;
Ces faits, tu les pourras peut-être concevoir
Quand tes yeux, agrandis par la mort ; pourront voir,
Comme tu vois l’azur aux millions de flammes ;
La constellation formidable des. âmes.

Ô douceur, sainte esclave ! ô bonté, sainte reine !
Que la bête ait en l’homme un maître respecté !
Que, partout où. la vie est en proie à la peine,
La douceur porte la bonté !

Synthèse, dit le ciel... L’homme dit : Analyse.!
Vous dites : -.« Tout végète ou se minéralise.
« Nos pères s’égaraient à force de rêver. » -
C’est en déchiquetant que vous croyez trouver.
La foudre, dont tremblaient le mage et le druide,
Ô savants, à cette heure est pour vous un fluide
Forcé d’être vitreux s’il n’est pas résineux ;
L’âme est un gaz ; certains animaux l’ont, en eux.
Hommes, vous disséquez le miracle ; vous faites
De la chimie avec le songe des prophètes ;
Vous sacrez le creuset Principium et fons ;
Acharnés, vous coupez les prodiges profonds,
Insaisissables, sourds, entiers, incorruptibles,
En un tas de petits morceaux imperceptibles ;
Pour vous rien n’est réel que le moment. présent ;
Science, ton scalpel n’apprendqu’en détruisant !
Si tu n’étais science ; on te croirait envie.
De la nature, pourpre auguste de la vie,
Vous faites un haillon, ô vivants, un lambeau,
Une loque, un néant ; et le ver du tombeau
Nomme cela manger ; vous l’appelez connaître.
Toi, savoir ! tu ne peux que décomposer l’être !

Apprenez donc ceci puisque vous apprenez :
Les fluides, d’un souffle invisible entraînés,
Ne savent pas où sont les pôles de la pile.
Qui ne sait pas un mot d’optique ? la pupille.
Le chiffre ne sait pas l’algèbre ; l’élément
Ne sait pas la science ; et l’être est un aimant

Attirant tout à lui sans connaître les formes ;
Toutes les forces sont des aveugles énormes ;
L’absolu, c’est le fait immobile et total ;
L’absolu ne sait pas, nains, votre piédestal,
Larves, vos visions, vos bruits, marionnettes,
Votre fourmillement d’yeux, d’esprits, de lunettes,
Votre oscillation, votre onde, votre flot ;
Il ne sait pas si c’est cinq minutes qu’il faut
A la lumière, au fond des obscurités bleues,
Pour franchir trente-cinq millions de vos lieues,
Et venir du soleil, braise de l’infini,
A la terre, affreux globe, impur, lépreux, banni,
Roulant dans votre amas d’ombres inférieures,
Ô vivants, et si c’est quinze jours et seize heures
Qu’il faut à l’escargot pour faire un mille anglais.
Le gnomon dont l’ombre erre au front de vos palais,
L’horloge, de vos jours ténébreuse sourdine,
Qui, dans votre néant, stupide, se dandine,
L’aiguille du cadran, lourd cheval hébété,
Qui tourne, puisant l’heure au puits éternité,
Et qui la vide en bruit sur vos têtes fragiles,
Vos éclairs, vos longueurs, vos bronzes, vos argiles,
Le rythme de vos voix et l’écart de vos pas,
Vos espaces, vos temps, il ne les connaît pas !

Si le plaisir qui dure agonise en souffrance ;
Si le nom de Shakspeare, allant de Londre en France,
A mis cent cinquante. ans à-passer le détroit ;
Si l’équateur a chaud et si le pôle a froid ;
Si quelque Alizuber, lieutenant du prophète,
Traversant les combats comme une sombre fête,
N’en est jamais sorti, sanglant, poudreux, fumant,
Sans recueillir, le soir, sur son noir vêtement,
Cette poussière afin de la mettre. en sa tombe ;
Si le Crédit foncier vaut -mieux que le Grand’Combe ;
Si Louis, dit le grand, en Flandre a réussi
Par le conseil d’Harcourt ou l’avis de Torcy ;

Si Tibère César en sa galère vogue
Et songe ; et ce qu’en dit le vent, ce démagogue ;
Si ; arien ;
L’absolu n’en voit rien, l’absolu n’en sait rien,
L’absolu ne sait point qui je suis, qui vous êtes.
Seul, ni bon, ni méchant, au-dessus de nos têtes,
Il a, nous laissant dire assez, peu, trop, beaucoup,
L’impartialité terrible d’être tout.
L’âme, il l’a ; l’invisible, il le voit ; l’impossible,
Il l’est ; ce qu’il comprend, c’est l’incompréhensible.

Si l’absolu pouvait, dans le gouffre où je suis,
Se pencher sous le porche insondable des nuits
Où se meuvent, selon la loi de ces grands antres,
Les globes lumineux que vous croyez des centres,
S’il voyait cela, lui, l’œil providentiel,
Sa stupeur, ce serait ce pauvre petit ciel,
Ce firmament chétif qu’à peine un rayon dore,
Cette bave de feu que vous nommez l’aurore,
Ce soleil clignotant que l’œil perd dans l’azur
Tant il flotte enfoui sous un brouillard obscur,
Cette ombre, et la lenteur de l’escargot lumière.

LVII Souffrance,[modifier]


Souffrance, es-tu la loi du monde ?
L’homme vient triste et s’en va nu ;
Il naît débile et meurt immonde ;
Es-tu le fond de l’inconnu ?

Les grêles, les foudres, les trombes ;
Les marteaux meurtrissant les clous ;
Le grain dans le bec des colombes,
L’agneau dans la gueule des loups ;

Le tigre ayant l’horreur secrète
De sa propre férocité ;
Le lion, fauve anachorète
Qui hurle dans l’immensité ;

L’enfant qui meurt, âme qui sombre ;
Le lys qu’on fauche, à peine éclos ;
Les marins qu’engloutit dans l’ombre
La bave sinistre des flots ;

Partout les embûches funèbres,
Le glaive, la griffe, la dent ;
Des yeux fixés dans, les ténèbres ;
Le crime guettant et rôdant

L’abeille que chasse la guêpe ;
La guerre battant du tambour ;

Un horizon voilé d’un crêpe,
Où croît l’ombre, où décroît l’amour ;


Les discordes qui se répandent ;
Caïn, Nemrod, Néron, Macbeth ;
Tous les coeurs des hommes qui pendent
A la haine, ce grand gibet ;

Le doute qui sort de la tombe,
Et, du haut du ciel sans clarté,
Semble un soir éternel gui tombe
Sur la lugubre humamte ;

Toutes ces douleurs, est-ce l’ordre ?
L’air du sépulcre emplit les cieux,
Et sur l’abîme on voit se tordre,
La nuit, des bras mystérieux.

Et toutes ces choses farouches
Disent cette plainte à la fois,
Et de toutes ces sombres bouches
On entend sortir cette voix :

-Dieu ! qu’a donc fait la créature,
Et pourquoi l’être est-il puni ? -
C’est le grand cri de la nature
Dans le grand deuil de l’infini.

27 juillet 1854.

LVIII Ne laissez rien partir[modifier]


Ne laissez rien partir sans adieu que la tombe
Emporte consolés, hélas ! ceux qu’elle atteint.
Accordez un soupir à la rose qui tombe !
Accordez un regard à l’astre qui s’éteint !

La femme veut qu’on l’aime. Et l’oiseau ne réclame
Qu’une oreille écoutant son chant plaintif et beau.
Que le dernier amour trouve une dernière âme !
Et que le dernier chant trouve un dernier écho !

Vous que le croyant voit, vous que les penseurs rêvent,
Seigneur, prenez pitié de l’humaine clameur.
Vers vous de toutes parts, nos bras tendus se lèvent.
Apaisez ce qui vit ; consolez ce qui meurt.

18 janvier 1843.

LIX Homme, les avatars[modifier]


Homme, les avatars et les métempsychoses
Dans l’immobilité formidable des choses ;
La rougeur qui s’allume au sommet des Thabors ;
Le destin ; gouffre où Job cherche à saisir les bords,
Où Platon s’épouvante, où Christ même redoute
Les flux et les reflux de la vague du doute ;
L’aube en fleur ; les tombeaux, intérieurs-vermeils ;
La petitesse obscure et morne des soleils,-
L’énormité, sondée en vain, du grain de sable ;
Les rayons inouïs de l’incommensurable ;
Le monde immédiat, hideux pour les voyants,
Les buissons, lès forêts, lés rochers effrayants,
La surdité plus sombre encor que le silence,
La mer triste, oscillant ainsi qu’une balance,
L’écueil sanglant, le flot démesuré, bavant
Dans les gémissements lamentables du vent,
L’orage, des éclairs secouant la crinière,
Ne s’interrogent point de la même manière,
Dans l’horreur des chaos vaguement apparus,
Que l’évêque panade ou le moine Pyrrhus a.

LX Qu’est-ce que ta sagesse[modifier]


Qu’est-ce que ta sagesse et que ton jugement ?
Homme, en ta conscience as-tu, quelque mesure
Pour peser, pour compter, pour régler, qui soit sûre ?
Toi-même, n’es-tu pas ton propre étonnement ?
Ce que le genre humain fait misérablement
T’effraie, et tu ne sais ce que tu dois en croire.
L’homme pour l’homme est nuit. Devant ta propre histoire
Entends-tu clairement l’évidence crier ?

Voyons. Explique-toi. Quel est le meurtrier :
Brutus tuant César, ou César tuant Rome ?
Quand. même l’âpre Dante et cet autre qu’on nomme
Tacite, et celui-là qu’on nomme Juvénal
Siégeraient dans ton âme ainsi qu’un tribunal,
L’un Minos, l’autre Éaque, et l’autre Rhadamante,
Tu ne sentirais pas que la lumière augmente,
Et que plus de justice avec plus de raison
Se lève dans ton coeur et sur ton horizon.

Voici la bête fauve et la bête de somme,
D’un côté l’empereur, de l’autre côté l’homme,
Claude et le genre humain, Tibère et l’univers ;
L’un est-il plus abject que l’autre n’est pervers ?

Tiens, vois : -comme le soir les nuages s’amassent,
Les sombres légions rentrent ; les soldats passent,
Aigle et bannière au vent, sous les arcs triomphaux ;
Le peuple bat des mains du haut des échafauds ;
Ils mêlent aux clairons quelque strophe sauvage :
« -Nous sommes compagnons de gloire et de ravage,
« O Commode, empereur égal à Jupiter !
« Qui donc pourrait compter les vagues de la mer,
«

Les rois que tu domptas, les murs que nous rompîmes ? »
Ils. passent, rapportant les dépouilles opimes ;
A leur têté est le maître immense, le vainqueur ;
Toute Rome à ses pieds n’est plus qu’un vaste choeur ;
Il marche précédé de la fanfare altière ;
Et le cirque frémit ; dans le noir bestiaire
De grands tigres ouvrant leurs pattes sont debout,
Et, pour voir passer l’homme à qui Dieu livre tout,
Le César adoré du globe qu’il saccage,
Collent leur ventre fauve aux barreaux de leur cage.
Et maintenant, César, content du bon accueil,
César, dont la lumière est faite avec le deuil
Des nations sur qui pèse l’ombre profonde,
L’empereur effrayant de cette nuit du monde,
En rendant grâce aux dieux, donne au peuple romain
Un banquet où l’on va boire du sang humain,
Où la brute des bois et Rome souveraine,
Joyeuses, rugiront ensemble dans l’arène,
Où l’encens fumera parmi les cris plaintifs,
Un festin de chrétiens, de martyrs, de captifs,
D’esclaves ramenés de l’Etixin ou du Tage,
Et le peuple s’attable, et le tigre partage.
Qui, du tigre ou de l’homme, est le monstre ? réponds.

Et plus tard, quand des voix diront là-haut : frappons !
Quand l’histoire verra, dans la nuit prête ànaître,
Les vieux démons de l’homme, horribles, reparaître,
Et s’écriera, les bras levés au ciel : Voilà
Caïn dans Constantin, Nemrod dans Attila !
Quand Rome penchera, c’est-à-dire le monde ;
Quand, pour tout engloutir, viendront dans la même onde
La Barbarie affreuse et le Christ radieux ;
Quand tout se défera, les lois, les moeurs, les dieux,
Quand la ville éternelle, esclave reine, en proie
Aux eunuques, joyeux d’on ne sait quelle joie,
Fera remplir sa coupe avec un rire impur
En entendant le pas d’Alaric sous son mur,

Quand Rome n’aura plus que l’immonde énergie
D’attendre le viol, les coudes dans l’orgie,
Lorsque le sort fera cet éclat d’enivrer
Cette prostituée avant de la livrer ;
Quand la fatalité donnera le scandale
Du visigoth, du hun stupide, du vandale,
Qu’est-ce que tu feras, qu’est-ce que tu diras ?
Quand les fléaux seront comme des magistrats,
Quand l’aube et le tombeau seront mêlés ensemble,
Quand tout sera si juste et si cruel qu’il semble
Que Dieu soit le faucheur, que Satan soit la faulx,
Quel sage d’entre vous distinguera le faux
Du vrai, le oui du non, le rayon de la foudre,
Ce qu’il faut condamner de ce qu’il faut absoudre,
Le héros du bandit, l’ange. de l’animal,
L’affreux débordement du déluge normal,
Et du mal et du bien pourra faire la somme
Dans cet épouvantable écroulement de l’homme ?

LXI L’homme étreint dans ses bras[modifier]


L’homme étreint dans ses bras, l’obstacle, comme Hercule.
La peste disparaît et la brute recule ;
Le serpent fuit ; le loup s’en va ; l’arbre épineux,
Rentre sa griffe ét tord moins méchamment ses noeuds.
La vie a cessé d’être une sombre aventure.
L’homme, autrefois mordu par la, fauve nature,
Met une muselière à la création.
La mer cède, la terre obéit ; l’alcyon
Chante un hymne d’espoir à sa sueur la colombe.
L’étang n’exhale plus le soufflé de la tombe.
La forêt, qui frissonne à la bouche de. Pan,
S’emplit de fleurs ; le lac rit dans les monts ; le paon
Traîne la gerbe d’yeux qui frémit sur sa queue.
Eden vague et lointain montre sa porte bleue.
Adam n’est plus sinistre et glacé de sueur.
Dans l’ombre par degrés se lève une lueur ;
La pensée, aube pure, à travers la matière
Luit et s’épanouit dans la nature entière ;
Et dans l’âpre univers, jadis horrible et noir,
Qui se mouvait, pareil aux visions, du soir,
Et que semblait emplir une hydre aux yeux de flamme,
L’homme sent chaque jour moins de monstre et plus d’âme.

IO février 1854.

LXII Quelle idée as-tu donc de la mort,[modifier]


Quelle idée as-tu donc de la mort, vain penseur ?
Devant l’obscurité, le doute, la noirceur,
La tombe au fond du sort et la mort infaillible,
Tu frémis ; car ce monde est un temple terrible.
L’affreux fourmillement des fosses te fait peur ;
A travers sa malsaine et fétide vapeur,
Le tombeau, s’il fallait que tu l’approfondisses,
T’apparaîtrait ainsi qu’un gouffre d’immondices,
Plein d’êtres, beaux jadis, lugubres maintenant,
Au lieu de la prunelle et de l’oeil, rayonnant
N’ayant sous leur sourcil qu’un horrible cratère,
D’où-sortent leurs regards devenus vers de terre.
Non. Le cercueil n’est pas, homme, ce que tu crois.
La mort, sous le plafond des tombeaux noirs et froids,
C’est la mystérieuse et lumineuse offrande.
Ce n’est pas seulement pour l’âme qu’elle est grande,
Mais pour la chair, poids vil sur la terre gisant.
La tombe, astre central vers qui tout redescend,
Jetant un rayon double à la double frontière,
Transfigure l’esprit, transforme la matière ;
La mort, qui n’est pour toi qu’un spectre monstrueux,
Saisit l’être et le tord entre ses doigts noueux,
Et comme une laveuse agenouillée au fleuve,
Blanchit les os, le corps, la chair de l’esprit veuve,
La guenille animale et le haillon humain,
Dans un ruissellément de lumière sans fin.
C’est dans de la splendeur que tout se décompose.
La mort, c’est l’unité qui reprend toute chose.
Oh ! cetté obscure mort dont Dieu sait le secret,
Quel éblouissement, elle te jetterait

Si, comme nous, dont l’oeil voit l’aspect véritable,
Tu pouvais, dans l’espace étrange et redoutable,
Voir, partout à la fois, à toute heure, en tous lieux,
En roses sur la terre, en phosphores aux cieux,
En fleurs, en fruits, en sève, en pàrfum, en aurore,
La pourriture énorme et magnifique éclore !

== LXIII Les anges du Seigneur ==


Les anges du Seigneur passent de temps en temps ;
Leurs robes dans l’azur font des plis Mâtants ;
Leurs ailes, qui d’en haut éblouissent nos âmes,
Sont des ruissellements de rayons et de flammes ;
Ils planent en parlant sur nos fronts-ténébreux ;
Les âmes justes vont pensives derrière eux
Ramassarif ce qui tombe, ainsi que des glaneuses ;
Ils disent dans la nuit des choses lumineuses ;
Leur lèvre pure, où chante et luit l’éternité,
Laisse échapper sans fin un verbe de clarté,
Si bien que, lorsqu’ils sont dans nos ombres farouches,
A la lueur des mots on peut suivre leurs bouches.

LXIV Homme, pourquoi nier[modifier]


Homme, pourquoi nier ce que tu ne vois point ?
En deux égales parts, qu’un sort commun rejoint,
L’invisible au visible est mêlé dans un être
Qu’appesantit l’argile et que l’esprit pénètre ;
Cet être, composé de l’une et l’autre loi,
Mange et pense ; et veux-tu le voir, regarde-toi.
Homme, tu ne vois pas le céleste ; et c’est triste ;
Il se voile à tes yeux de chair ; mais il existe.
Cet univers, abîme autant qu’ascension,
Ce monde au double aspect, cette création
Dont la moitié splendide échappe à ta prunelle,
N’a pas, étant la sphère une, vraie, éternelle,
Le côté du démon sans le côté de Dieu
Le singe prouve l’ange, et l’homme est le milieu.

== LXV Au nom de ce qui vit, ==


Au nom de ce qui vit, paix à ce qui n’est, plus !
Paix aux vieux codes morts ! . aux siècles vermoulus !
Paix aux religions, quelle que soit l’église !
Paix à ce qui s’en va, que le fantôme lise
Dans les missels latins ou les Talmuds hébreux !
Paix au passé ! pitié pour le soir ténébreux !
Morne, il hait l’avenir qu’il ne doit pas atteindre.
Laissez ce qui s’éteint tranquillement s’éteindre,
Et ne regardez pas de ce côté. Plus d’air,
Plus de soleil, hélas ! le couchant triste et clair
Sur tout le fond du ciel tendu comme un suaire,
Jette dans la masure un reflet mortuaire,
Dessine en noir, au bord du blême soupirail,
La toile d’araignée. enèadrée au vitrail,

Et fait lugubrement trembler dans les charpentes
Des haillons de houx sombre et de ronces grimpantes ;
Le crépuscule passe entre les lourds piliers,
Et blanchit vaguement des dessous d’escaliers ;
Dans l’ombre un rouet file ; à des lueurs de lampe
éclairant quelque étrange ét tortueuse rampe,
Sous des enfoncements de portes, des vieillards
Rêvent, ayant leurs ans autour d’eux en brouillards.

LXVI Vous dont la part est la meilleure,[modifier]


Vous dont la part est la meilleure,
Oh ! méditez !
Soyez comme celui, qui pleure,
Vous qui chantez ;

Vous dont une femme a pris l’âme,
Soyez toujours
Comme si vous étiez sans femme
Et sans amours ;

Vous qui gouvernez un royaume,
Soyez, ô rois,
Comme ceux qui sont sous le chaume
Au fond des bois ;

Vous qui vivez parmi les roses,
Les sens en feu,
Dans la splendeur de toutes choses
Sous le ciel bleu,

Soyez comme en la nuit profonde
Où rien ne luit
Car la figure de ce monde
S’évanouit.

1 juin 1846.

LXVII Le calcul, c’est l’abîme.[modifier]


Le calcul, c’est l’abîme. Ah’ ! tu sors de ta sphère,
Eh bien, tu seras seùl. Homme, tâche de faire
Entrer dans l’infini quelque être que ce soit
De ceux que ta main touche et que ton regard voit ;
Nul ne le peut. La vie expire en perdant terre.
Chaque être a son milieu ; hors du bois la panthère
Meurt, et l’on voit tomber, sans essor, sans éclair,
Hors du feu l’étincelle et l’oiseau hors de l’air ;
Nulle forme ne vit loin du réel traînée ;
La vision terrestre à la terre est bornée ;
Le nuage lui-même, errant, volant, planant,
Allant d’un continent à l’autre continent,
S’il voyait l’absolu, serait pris de vertige ;
Sortir de l’horizon n’est permis qu’au prodige ;
L’homme le peut, étant le monstre en qui s’unit
Le miasme du nadir au rayon du zénith.
Entre donc dans l’abstrait, dans l’obscur, dans l’énorme ;
Renonce à la couleur et renonce à la forme ;
Soit ; mais pour soulever le voile, le linceul,
La robe de la pâle Isis, te voilà seul.
Tout est noir : C’est en vain que ta voix crie et nomme.
La nature, ce chien qui, fidèle, suit l’homme,
S’est arrêtée au seuil du gouffre avec effroi.
Regarde. La science exacte est devant toi,
Nue et blême et terrible, et disant : qu’oh remporte
L’aube et la vie ! ayant l’obscurité pour porte,
Pour signes, l’alphabet mystérieux qu’écrit
Son doigt blanc hors du jour dans l’ombre de l’esprit,

Pour tableau noir le fond immense de la tombe.
Ici, dans un brouillard qui de toutes parts tombe,
Dans des limbes où tout semble, en gestes. confus,
Jeter au monde, au ciel, au soleil, un refus,
Dans un vide immobile où rien ne se déplace,
Dans un froid où l’esprit respire de la glace,
Où Fahrenheit avorte ainsi que Réaumur,
Monte dans l’absolu le nombre, horrible mur,
Incolore, impalpable, informe, impénétrable ;
Les chiffres, ces flocons de l’incommensurable,
Flottent dans cette brume où se perdent tes yeux,
Et, pour escalader le mur mystérieux,
Ces spectres, muets, sourds, sur leur aile funèbre
Apportent au songeur cette échelle, l’algèbre,
Echelle faite d’ombre et dont les échelons
De Dédale et-d’Hermès ont usé les talons.

Géométrie ! algèbre ! arithmétique ! zone
Où l’invisible plan coupe le vague cône,
Où l’asymptote cherche, où l’hyperbole fuit !
Cristallisation des prismes de la nuit ;

Mer dont le polyèdre est l’affreux madrépore ;
Nuée où l’univers en calculs s’évapore,
Où le fluide vaste et sombre épars dans tout
N’est plus qu’une hypothèse, et tremble, et se dissout ;
Nuit faite d’un amas de sombres évidences,
Où les forces, les gaz, confuses abondances,
Les éléments grondants que l’épouvante suit,
Perdent leur noir vertige et leur flamme et leur bruit ;
Caverne où le tonnerre entre sans qu’on l’entende,
Où toute lampe fait l’obscurité plus grande,
Où l’unité de l’être apparaît mise à nu !
Stalactites du chiffre au fond de l’inconnu !
Cryptes de la science !

On ne sait quoi d’atone
Et d’informe, qui vit, qui creuse et qui tâtonne !

Vision de l’abstrait que l’oeil ne saurait voir !
Est-ce un firmament blême ? est-ce un océan noir ?
En dehors des objets sur qui le. jour se lève,
En dehors des vivants du sang ou de la sève,
En dehors de tout être errant, pensant, aimant,
Et de toute parole et de tout mouvement,
Dans l’étendue où rien ne palpite et ne vibre,
Espèce de squelette obscur de l’équilibre,
L’énorme mécanique idéale construit
Ses figures qui font de l’ombre sur la nuit.
Là, pèse un crépuscule affreux, inexorable.
Au fond, presque indistincts, l’absolu, l’innombrable,
L’inconnu, rocs hideux que rongent des varechs
D’A plus B ténébreux mêlés d’X et d’Y grecs ;
Sommes, solutions, calculs où Won voit pendre
L’addition qui rampe, informe scolopendre !
Signes terrifiants vaguement aperçus !
Triangles sans Brahma ! croix où manque Jésus !
Réduction du monde et de l’être en atomes !
Sombre enchevêtrement de formules fantômes !
Ces hydres qui chacune ont leur secret fatal,
S’accroupissent sur l’ombre, inerte piédestal,
Ou se traînent, ainsi qu’échappés de l’Erèbe
Les monstres de l’énigme erraient autour de Thèbe ;
Le philosophe à qui. l’abeille offrait son miel,
Les poètes, Moïse ainsi qu’Ezéchiel,
Et Platon comme Homère expirent sous les griffes
De ces sphinx tatoués de noirs hiéroglyphes ;
Point d’aile ici ; l’idée avorte ou s’épaissit ;
La poésie y meurt, la lumière y noircit ;
Loin de se dilater, tout esprit se contracte
Dans les immensités de la science exacte,
Et les aigles portant la foudre aux Jupiters
N’ont rien à faire avec ces sinistres éthers ;

Cette sphère éteint l’art comme erï son âpre touffe
La ciguë assoupit une fleur qu’elle étouffe.
Toutefois. la chimère y peut vivre portant

D’une main la cornue et de l’autre l’octant,
Faisant l’algèbre même à ses rêves sujette,
Dans un coin monstrueux la magie y végète ;
Et la science roule en ses flux et reflux
Flamel sous Lavoisier, Herschel sur Thrasyllus :
Qui pour le nécromant et pour la mandragore
Chante abracadabra ? l’abac de Pythagore ;
Car d’un côté l’on monte et de l’autre on descend,
Et de l’homme jamais le songe n’est absent.

La pensée ici perd, aride et dépouillée,
Ses splendeurs, comme l’arbre en janvier sa feuillée,
Et c’est ici l’hiver funèbre de l’esprit.
Le monde extérieur s’y transforme ou périt ;
Tout être n’est qu’un nombre englouti dans la somme ;
Prise àvec ses rayons dans lés doigts noirs de l’homme,
Elle-même, en son gouffre où le calcul l’éteint,
La constellation ; que l’astronome atteint,
Devient chiffre, et, lugubre, entre dans la formule.
L’amas des sphères d’or en zéros s’accumule.
Tout se démontre ici. Le chiffre, dur scalpel,
Comme un ventre effrayant ouvré et fouille le ciel.
Dans cette atmosphère âpre, impitoyable, épaisse,
La preuve règne. Calme, elle compte, dépèce,
Dissèque ; étreint, mesure, examine, et ne sait
Rien hors de la balance et rien hors du creuset ;
Elle enrégistre l’ombre et l’ouragan, cadastre
L’azur, le tourbillon, le météore et l’astre,
Prend les dimensions de l’énigme en dehors,.
Ne sent rien frissonner dans le linceul des morts,
Annule l’invisible, ignore ce que pèse
Le grand Moi de l’abîme ; inutile hypothèse,
Et met du plomb aux pieds des lugubres sondeurs.
A l’appel qu’elle jette aux mornes profondeurs,
Le flambeau monte après avoir éteint sa flamme ;
La loi vient sans l’esprit, le fait surgit sans l’âme ;
Quand l’infini paraît, Dieu s’est évanoui :


Ô science ! absolu qui proscrit l’inouï !
L’exact pris pour le vrai ! la plus grande méprise
De l’homme, atome en qui l’immensité se brise ;
Et qui croit, dans sa main que le néant conduit,
Tenir de la clarté quand il tient de la nuit !

Ô. néant ! de là vient que le penseur -promène
Souvent son désespoir sur la science humaine,

Et que ce cri funèbre est parfois entendu :
-Savants, puisque votre oeuvre est un effort perdu,
Puisque, même avec vous, nul chercheur ne pénètre
Dans le problème unique, et n’arrive à connaître ;
Que, même en vous suivant dans tant d’obscurité,
Hélas ! on ne sait rien de la réalité,
Rien du sort, rien de l’aube ou de l’ombre éternelle,
Rien du gouffre où l’espoir ouvre en tremblant son aile ;
Puisqu’il faut qu’après vous encor nous discutions ;
Puisque vous ne pouvez répondre aux questions :
Le monde a-t-il un Dieu ? la vie a-t-elle une âme ?
Puisque la même nuit qui nous tient, vous réclame,
Pourquoi votre science et votre vanité ?
A quoi bon de calculs ronger l’immensité,
Et creuser l’impossible, et faire, ô songeurs sombres,
Ramper sur l’infini la vermine des. nombres ? -

N’importe ! si jamais l’homme s’est approché
De la mystérieusé et fatale Psyché,
Si jamais, lui poussière, il a fait un abîme,
C’est ici. La science est le vide sublime.

Dans ce firmament gris qu’on nomme abstraction,
Gouffre dont l’hypothèse est le vague alcyon,
Tout est l’indéfini, tout est l’insaisissable.
Le calcul, sablier dont le chiffre est le sable,

Depuis que dans son urne un premier nombre est né,
N’a pas été par l’homme une fois retourné.;
Et les premiers zéros envoyés par Monime
Et Méron pour trouver les derniers dans l’abîme
Depuis quatre mille ans ne sont pas revenus ;
Les pâtres de Chaldée, effrayants, ingénus,
Rêvent là, frémissants, comptant sur leurs doigts l’être ;
On y voit Aristote errer et disparaître ;
Là flottent des esprits, Geber, Euclide, Euler,
Comme autrefois,:hagards dans les souffles de l’air,
Les prophètes planaient sous le céleste dôme ;
Comme Elie a son char, Newton a son binôme ;
Qu’est-ce donc qu’ils font là,. tous ces magiciens,
Laplace et les nouveaux, Hipside et les anciens ?
Ils ramènent au chiffre inflexible l’espace.
Halley saisit la loi de l’infini qui passe ;
Copernic, par moments, biffant des mondes nuls,
Puise une goutte d’encre au fond des noirs calculs,
Et fait une rature à la voûte étoilée ;
Hicétas tressaillant appelle Galilée ;
La terre sous leurs pieds fuit dans l’azur vermeil,
Et tous les deux d’un signe arrêtent le soleil ;
Et tout au fond du gouffre et dans une fumée,
On distingue, accoudé, l’immense Ptolémée.

Tous ces titans, captifs dans un-seul horizon,
Cyclopes du savoir, n’ont qu’un oeil, la raison ;
On entend dans ces nuits de vagues bruits d’enclumes ;
Qu’y forge-t-on ? le doute et l’ombre. Dans ces brumes
Tout est-il cécité, trouble ; incertitude ? Oui.
Pourtant, par cet excès d’ombre même ébloui,.
Parfois, pâle, éperdu, frissonnant, hors d’haleine,
Comme au fanal nocturne arrive le phalène,
On arrive, à travers ces gouffres infinis,.
À la lueur Thalès, à la lueur Leibniz,
Et l’on voit resplendir, après d’affreux passages ;
La lampe aux sept flambeaux qu’on nomme les sept sages ;

Et la science entière apparaît comme un ciel
Lugubre, sans matière et pourtant sans réel,
N’acceptant point l’azur et rejetant la terre,
Ayant pour clef le fait, le nombre pour mystère ;
L’algèbre y luit ainsi qu’une sombre. Vénus.;
Et de ces absolus et de ces inconnus,:
De ces obscurités terribles, de ces-vides,
Les logarithmes sont les pléiades livides ;
Et Franklin pâle y jette une clarté d’éclair,
Et la comète y passe, et se nomme Kepler.
Il est deux nuits, deux puits d’aveuglement, deux tables
D’obscurité, sans fin, sans forme, épouvantables,
L’algèbre, nuit de l’homme, et le ciel, nuit de Dieu ;
Les siècles s’useraient à compter, hors du lieu,
De l’espace, du temps, de ton monde et du nôtre,
Les astres dans une ombre et les chiffres dans l’autre !

Mathématiques ! chute au fond du vrai tombeau
Où descend l’idéal qui rejette le beau !
Abstrait ! cher-aux songeurs comme l’étoile, aux guèbres !
Mur de bronze et de brume ! ô fresque des ténèbres
Sur la nuit ! torsion de l’idée en dehors
Des êtres, des aspects, des rayons et des corps !
Création rampant sur la chose en décombres !
O chapelle Sixtine effrayante des nombres
Où ces damnés, perdus dans le labeur quils font,
S’écroulent à jamais dans le calcul sans fond !
Précipice inouï, quel est ton Michel-Ange ?
Quel penseur, quel rêveur, quel-créateur étrange,
Quel mage, a mis ce gouffre au fond le plus hagard
De la pensée humaine et mortelle, én regard
De-l’autre gouffre, vie et monde, qu’on devine
Au fond de la pensée éternelle et divine !

LXVIII Collabore avec Dieu ;[modifier]


Collabore avec Dieu ; prévois, pourvois ; prends soin
De l’univers ; veille, aide ; et répare au besoin ;
Prends dans ta main, savant, prends dans ta main, druide,
La gravitation, la chaleur, le fluide,
Ces aimants où l’on sent comme une volonté,
Ces flux et ces reflux d’intime affinité,
Tout ce vaste filet de lois impérieuses,
De fécondes clartés, d’ombres mystérieuses,
Freins que l’élément ronge, enchaînements, réseaux
Où l’on entend souffler d’invisibles naseaux ;
Mets ton tablier, homme, et fourbis-moi ces boucles
De soleils, de rayons, d’étoiles, d’escarboucles,
Ces noeuds de l’Inconnu que toi seul tu connais ;
Sois le palefrenier de ce sombre harnais
De forces, de courants, d’attraction profonde,
Qui bride et qui contient l’effrayant cheval Monde ;
Et s’il veut, dérobant sa bouche horrible au mors,
Briser ces lois, qui font même obéir les morts,
Interviens,, et rajuste avec ton bras énorme
Le noir caparaçon sur sa croupe difforme.

LXIX Des sages ?[modifier]


 Des sages ?
En veux-tu voir, songeur ? Vois ces frais, écoliers
Qui s’échappent des bancs et courent aux halliers,
Et vont aux champs, légers, libres, de jeunesse ivres,
Poussant des cris, cueillant des fleurs, jetant les livres,
Et qui se laissent vivre et de joie inonder,
Et s’emplissent l’esprit de jour, sans demander
A l’aurore des cieux comment elle s’appelle !
Vois ces deux amoureux qui cherchent la chapelle
De l’azur, des taillis profonds, des bruits d’oiseaux,
Et qui laissent leur coeur fuir, avec les ruisseaux,
Jaser avec les nids, avec le soleil luire,
Sans vouloir, sans tenter, sans creuser, sans construire
Autre chose qu’un rêve ineffable et réel !
Ils s’inquiètent peu de l’inutile ciel ;
Ils n’en ont pas besoin puisqu’ils disent : je t’aime !
Qu’en feraient-ils ; étant le paradis eux-même ?
Ils portent l’un et l’autre un songe sur leur front ;
Ils sont heureux ; pour aube et pour azur ils ont,

Lui, qu’elle soit si belle, elle, qu’il soit si tendre !
Le rossignol suspend son chant pour les entendre.
Ils vont, doux insensés du coeur, couple enivré
De la voix amoureuse et du regard sacré ;
Ils vont, ils sont ! La main par la main est pressée ;
Ils vivent lèvre à lèvre et pensée à pensée ;
Si bien que tout leur être est un frisson joyeux,
Et que, près des rayons que prodiguent leurs yeux,
Le matin est avare et l’astre est économe ;
Et que la jeune fille aime, et que le jeune homme

Adore, et qu’autour d’eux le bois frémit ! si bien
Qu’ils ne savent plus rien, qu’ils ne veulent plus rien,
Que pour ces éblouis la plaine est une fête,
Et que tous les passants tournent vers eux la tête,
Et que les jeunes sont jaloux, et que les vieux
Tristes de n’être plus jaloux, sont envieux !
Ce beau couple est penché sur l’eau qui désaltère.

Songeur ! songeur ! il est deux sages sur la terre ;
Le premier est l’enfant, le second est l’amant.

LXX MATÉRIALISME ET SPIRITUALISME[modifier]


PYRRHON
Je mourrai tout entier.

SOCRATE
Moi, j’espère en la mort.

PYRRHON
Je vous dis que je suis une bête.

SOCRATE
D’accord.

8 juillet 1875

  1. Inédit.