Toutoune et son amour/11

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Albin Michel (p. 147-161).



XI

LE COUP DE FOUDRE


Juin… Il ne restait plus d’arbres fleuris que les sureaux chargés d’ombelles blanches. Mais les oiseaux chantaient toujours, et l’herbe des prés, pleine de cloches bleues, de grandes marguerites et de boutons d’or, montait si haut qu’elle rejoignait les branches des pommiers.

Une chaleur magnifique et normale régnait sur la nature. C’était un bel été qui s’annonçait.

Depuis quelque temps, des lettres de Mme Villeroy se succédaient.

« Nous allons revenir d’Alger… Nous sommes revenus d’Alger… »

Puis :

« Ne vous étonnez pas si vous ne recevez, ce mois-ci, que la moitié de la pension de Toutoune… »

Puis :

« Supprimez les leçons de piano… Serrez de près les dépenses… Nous passons une mauvaise période. Les affaires sont difficiles… »

Le jour de la Saint-Jean, ce fut une dépêche : « Arrivons demain pour vacances » suivie une heure plus tard par ce second télégramme : « Voyage remis. Préviendrons. »

À la première dépêche, Toutoune avait pâli. Mais la seconde ne l’étonna pas. Est-ce que, pour elle, la déception n’était pas une chose toute naturelle ?

Le mois de juin s’écoula sans autres nouvelles.

« Peut-être que maman et papa ne viendront même pas cette année… » songeait la fillette avec amertume.

Elle s’était couchée la veille, des larmes sur les joues, et son réveil avait été triste, comme il arrivait souvent. La mère Lacoste, après avoir desservi la table de leur déjeuner, dans la cuisine, achevait de ranger la vaisselle au fond du buffet. Elle allait prendre sa couture. Toutoune, indécise, pensait à sa bicyclette, et regardait son ours de peluche, en même temps qu’une envie lui venait d’aller tapoter le piano.

Le valet de ferme entra sans frapper dans la cuisine, le visage décomposé, les cheveux au vent.

— Ça y est ! dit-il. La guerre est déclarée.

Toutoune et la nourrice le regardaient.

Elles ne lisaient jamais de journaux. Les nouvelles du monde, avec des semaines de retard, parvenaient péniblement au manoir par les racontars du marché.

Il est bien des coins campagnards de France et d’ailleurs où la terrifiante annonce sera tombée comme cela, sans préparations, en plein quotidien paisible, comme une énorme pierre dans une petite mare endormie.

La mère Lacoste fit un pas vers le valet. Elle sembla presque menaçante.

— Qui qu’ça est qu’vous dites ?…

Alors ce garçon expliqua la chose comme il l’avait comprise. Sa bouche tremblait. Il avait tiré de sa poche son livret militaire.

— Je pars le douze !… répétait-il sans cesse.

L’histoire contemporaine, la carte de l’Europe, la diplomatie mondiale venaient d’entrer par la porte restée ouverte, emplissaient la cuisine sombre où les mouches bourdonnaient.

À mesure que le garçon parlait, le visage de la nourrice se creusait comme celui d’une agonisante. Elle put enfin articuler :

— La guerre !… Dieu du ciel !

Elle recula, baissant brusquement la tête. On eut dit qu’elle venait de recevoir le coup de la mort. D’une voix sourde et dramatique, elle gronda :

— Mal va !

Toutoune, alors, se jeta dans ses jambes, et, s’accrochant à elle, les joues entièrement décolorées :

— Et maman ?…


Le valet était reparti depuis longtemps. La mère Lacoste, assise contre la table, le front dans ses mains, s’abîmait dans un rêve épouvantable. Elle avait déjà vu la guerre, cette vieille femme. Elle y avait perdu son mari.

Terrifiée par cette attitude inattendue de sa nounou si droite et si froide, d’ordinaire, avec ses yeux dignes et railleurs, Toutoune, debout devant elle, mordant un bout de son sarrau, sanglotait.

L’église du village sonnait le tocsin. On entendait au loin quelques clameurs, une Marseillaise étouffée qui passait dans les labours.

Lentement, tout au milieu du tocsin, la bonne horloge du clocher, après avoir préludé par ses petites sonneries de tous les jours, articula : « Cinq heures ! »

Toutoune tressaillit et se retourna. Le postier venait d’entrer, tendant une dépêche. Toutoune la prit. L’homme était déjà dehors.

— Oh ! Nounou !… Vite ! Vite !… Ouvrons-la !

Elles déchiffrèrent ensemble : « Arriverai après-demain premier train, venez me chercher gare. »

C’était signé : « Madame. »

— Tu vois !… s’écria la mère Lacoste. Madame vient seule. C’est que monsieur va partir tout de suite !

Et Toutoune, à ces mots, resta sans parler, immobilisée à sa place, car trop de sentiments divers la bousculaient.

L’horreur directe de la catastrophe sonnée par le clocher, l’effroi confus, presque animal, de l’inconnu, s’illuminaient soudain de cette joie délirante : maman venant seule, M. Villeroy parti.

Le naïf, le péremptoire égoïsme des enfants vient surtout de leur ignorance, de l’impossibilité dans laquelle ils sont de réaliser une vue d’ensemble des événements. Il vient aussi de leur esprit trop mobile qui lâche étourdiment la première émotion pour la seconde, sans se donner le temps de réfléchir.

La voix claire de Toutoune sonna tout à coup dans la cuisine tragique où la foudre était tombée.

— Après-demain ?… fit-elle joyeusement. Alors nous avons le temps de nettoyer la maison !

Mais la mère Lacoste s’était redressée, violente.

— Tu n’as pas honte ?

Et l’enfant baissa la tête, écrasée par le regard de la vieille.

— Mon por’ bézot, reprit celle-ci plus doucement, t’es trop pétit. Tu ne peux pas comprendre. Mais est-ce que tu ne vois pas qu’ils vont te tuer ton père ?

Et Toutoune se mit à claquer des dents. Elle était dépassée par tout ce qui lui venait à l’esprit.

— Allons au village !… continua Lacoste en se levant.

Car, le 2 août 1914, un instinct unanime aura poussé les gens de tous les âges, de toutes les classes, de toutes les régions vers la rue, lieu public où se forme déjà l’esprit collectif de la race.

À travers l’aurore déjà chaude où la journée brûlante s’annonçait par une sorte de frémissement de l’air, la carriole de la ferme avait amené la vieille femme et la petite fille à la gare. C’était le fermier qui conduisait, puisque le valet, comme toute la jeunesse du pays, courait aux armes.

Toutoune, malgré la chaleur, avait mis sa robe de velours et son bonnet d’hiver, choisis à Paris par sa mère.

En traversant la ville, on avait respiré cette première bouffée d’héroïsme qui fit, aux premiers jours de la grande guerre, se lever d’un seul bond et en chantant toutes les communes, tous les villages, toutes les cités de France. On avait traversé la place où se faisait la réquisition des chevaux, reconnu la jeune jument Bijou tenue à la bride par la fermière et venue là, comme tant d’autres, appelée par son devoir de cheval-soldat.

À la gare, une agitation extrême régnait. Des garçons arrivaient à pied, en voiture, à bicyclette, à moitié vêtus en militaires. Des familles étaient réunies, et pleuraient.

— Votre train ?… répondirent les employés interrogés, il n’arrivera pas avant deux heures… s’il arrive !

Et, de nouveau, le cœur de Toutoune se remplit de peur, incommensurablement. Ainsi la guerre commençait tout de suite par de telles perturbations ? Elle atteignait aussi les habitudes quotidiennes, tout ce qui semblait établi par la même fatalité qui règle les saisons ?

Cramponnée à sa nourrice, l’enfant cherchait protection contre tout ce qui arrivait, contre les malheurs, contre la guerre.

Poussées par un flot de gens, elle se trouvèrent bientôt dans la salle d’attente. Le fermier les avait quittées pour veiller à son cheval, et faire son tour de ville.

Parmi les scènes d’adieu, les discours patriotiques, les nouvelles fausses répandues comme des traînées de poudre, elles passèrent là, stupéfaites et lasses, leur cinq heures et demie d’attente.

La mère Lacoste ne cessait d’échanger des propos avec des bonnes femmes de sa connaissance ou bien avec des gens de hasard. Tout le monde s’interpellait. Il y avait des discussions d’ordre militaire, quelques fanfaronnades, des silences graves, parfois des rires.

Au milieu de cette ruée de grandes personnes, la petite fille, à mesure que s’allongeaient les heures, sentait augmenter son affreuse angoisse, résumée maintenant par ce mot unique : « Maman ! »

Avec quelle adoration accrue par le danger universel elle la souhaitait là, sa mère !…

Il lui semblait, lorsqu’elle la verrait enfin apparaître à cette porte encore fermée qui donnait sur le quai, que tout serait fini, que tout irait bien, qu’il n’y aurait plus ni terreur ni malheur dans l’air, et que le grand cauchemar foudroyant serait du coup terminé.

Enfin, un grondement sourd, une clameur…

— Voilà le train !

Mue par un ressort, Toutoune s’était levée. La porte hermétique s’ouvrit. La nourrice se précipitait, entraînant la petite attachée à elle.

Des visages… Des visages… Pourquoi tant de monde ?

« Je ne vois pas maman !… Maman n’y est pas !… »

Tout à coup elle fut là, donnant son billet, parmi la cohue des autres voyageurs.

— Maman !

Elle embrassa d’abord Lacoste. Elle semblait égarée. La longue voilette relevée montrait ses cheveux décoiffés, ses yeux tragiques, ses joues poussiéreuses et pâles.

— Oh ! Toutoune !… Ton père est parti !

La petite, dans la bousculade, n’eut qu’un baiser rapide. Mme Villeroy s’était tournée vers une personne qui la suivait en silence, portant les valises.

— Ma femme de chambre.

Toutoune reconnut mal Adèle habillée en dame, cette Adèle de Paris qui lui donnait ses tubs.

Il y eut un brouhaha de paroles, tandis que les pas allaient vers la carriole, et cela continua pendant qu’on démarrait.

— Cinq heures et demie de retard !… Pas dormi… debout dans le fourgon à bagages… La Serbie… L’Autriche… Jusqu’à la dernière minute on n’y croyait pas… Où sont mes valises ?… Pas moyen de prendre de malles. Petite vitesse… L’auto ?… Mais nous ne l’avons plus depuis un mois… Tout va mal, très mal, nourrice. Je vous raconterai… Et la guerre par-dessus le marché ! … Mon personnel ? Parti, oui, avec le reste. Adèle m’a suivie. Elle a eu peur. Elle n’a pas de famille… N’est-ce pas, Adèle ?… Relever les affaires… La guerre… Non, je ne sais pas encore où on l’envoie. Il est parti pour son dépôt, dans le midi…

Au moment où la carriole quittait la ville, la jeune femme fut secouée par une crise de larmes.

— Revenir à Gourneville dans des conditions pareilles !

Mais Toutoune accepta ces pleurs sans pleurer elle-même. Un bonheur triomphal la soulevait, à mesure qu’on se rapprochait du manoir. Maman !… Elle rapportait maman à la maison pour elle tout seule, maman sans mari, sans appartement, sans domestiques, maman emprisonnée au manoir par la guerre.


Après cette journée-là, Mme Villeroy se coucha dès le dîner, entourée de la nourrice, de la femme de chambre et de Toutoune, les trois courant ça et là pour la mieux soigner.

Quand elle eût embrassé sa fille penchée sur le lit, et, d’une voix éteinte, dit au revoir à la nourrice :

— Madame, fit Adèle, faut-il mettre les fleurs sur le carré ?

Alors seulement la jeune femme vit la corbeille de fleurs, riche de roses, qui garnissait sa table, cette corbeille qu’avec tant d’émotion Toutoune avait, la veille au soir, cueillie et composée, en essayant d’imiter celles de Paris, de même que sans rien dire, elle avait fait le ménage, de la chambre et l’avait arrangée.

— Oh ! les belles roses !… murmura, du fond du lit, la voix languissante de Mme Villeroy.

Puis, d’une main exténuée envoyant un baiser :

— Merci bien, Nounou !