Toutoune et son amour/12

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Albin Michel (p. 162-178).



XII

AGITATIONS


Réveillée à l’aube, Toutoune, renonçant à son tub, se dépêcha de s’habiller. La première elle voulait se précipiter quand sa mère sonnerait. La maison était parfaitement silencieuse. La petite fille retenant son souffle, descendit les escaliers, et s’installa sur le coffre à linge, au premier, près de la porte de la chambre maternelle. Et elle attendit là, sans impatience, avec une âme de chien.

La belle aurore, traversant les verdures, passa par les petites vitres des fenêtres, et mit sur le carrelage rouge du palier une image lumineuse. Les voix d’oiseaux enchantaient les hêtres de l’avenue. Dans le silence rose, plein du crépitement des grillons les coqs se répondaient.

Toutoune, immobile, se sentait insolite à cette place, seule vivante du manoir endormi. Elle avait très faim.

Au bout de combien de temps entendit-elle le vieux douanier se lever et partir, puis, en haut dans les profondeurs des chambres, remuer la mère Lacoste ?

Celle-ci, quand elle descendit à son tour l’escalier, trouvant la petite assise sur le coffre, ne put retenir une exclamation de surprise. Mais, après quelques paroles étouffées, elle la laissa.

De nouveaux bruits campagnards, peu à peu, naissaient au loin. Toutoune examina longtemps sa corbeille de fleurs, posée à terre contre la porte de maman. En bas, la mère Lacoste fit manœuvrer la pompe de la citerne. Les mouches se mirent à bourdonner. Un soleil radieux se répandit partout, sous le ciel qui devenait magnifiquement bleu.

Ce fut à huit heures et demie que Mme Villeroy sonna. La petite bondit. Ayant frappé doucement, elle entra dans la chambre claire-obscure avec un tel battement de cœur qu’elle en eut la parole coupée.

— Qui est là ?… Comment ! C’est toi, Toutoune ?… Où est Adèle !…

Timide, l’enfant s’approcha du lit. Le parfum de maman entourait celle-ci comme d’un cercle magique.

— Le facteur est-il venu ? demanda Mme Villeroy redressée.

Un geste d’impatience la secoua.

— Mais enfin, où est Adèle ?

Elle sonna de nouveau, tirant par saccades nerveuses le vieux cordon suranné.

La femme de chambre montait en courant, un broc d’eau chaude aux mains.

— Adèle ! le courrier !…

— Il n’y a rien, Madame.

Une consternation abattit Mme Villeroy.

De nouveau blanche et noire comme à Paris, la femme de chambre ouvrait les rideaux, poussait les persiennes. Et devant la splendeur de l’avenue de hêtres apparue avec son soleil, son ciel et son herbe, elle sembla ne rien voir.

— Madame veut son déjeuner ?

— Non…, dit Mme Villeroy. Je ne peux pas manger…

Emportée par l’habitude, elle continua de sa voix triste :

— Préparez-moi mon bain.

Elle s’aperçut de ce qu’elle venait de dire, et haussa les épaules.

Toutoune, enfin put ouvrir la bouche. Elle allait, tout heureuse de faire plaisir, proposer le bain de siège de la tante de Gourneville. Mme Villeroy la coupa dans son élan.

— Toutoune, ma petite, il faut sortir, maintenant. Je vais commencer ma toilette.

Et le pauvre chien s’en alla, mis à la porte, ne sachant que faire de son âme.

Ce fut à table, pendant le déjeuner, que Toutoune s’aperçut vraiment que, pour sa mère, la vie présentement, ne comptait plus.

Elle avait beau s’appliquer à manger avec distinction, surveiller ses moindres gestes, Mme Villeroy ne s’en aperçut point, pas plus qu’elle n’avait vu les ongles immaculés des petites mains, pas plus qu’elle n’avait remarqué les fleurs disposées sur la nappe en touchantes petites guirlandes.

« Ton père !… » Ce mot revenait constamment.

Le père de Toutoune était lieutenant d’infanterie. Cela valait toujours mieux que d’être soldat. Le père de Toutoune avait un beau moral, mais il était parti triste à cause de sa femme et aussi des graves ennuis laissés derrière lui. Le père de Toutoune devait être à son dépôt déjà. Pourquoi n’avait-il pas écrit ni télégraphié ? Peut-être qu’il y aurait une lettre demain.

Lacoste dut comparaître et donner des précisions sur la distribution du courrier.

— Comment ! Jamais de journaux ? Alors et les nouvelles ? Surtout en ce moment !

Le déjeuner se termina, mais non cette conversation.

— Il faut absolument qu’on me trouve les journaux d’aujourd’hui.

Enfin, Lacoste retournée à sa cuisine pour déjeuner à son tour et servir Adèle, la petite se trouva seule avec sa mère.

Elle attendit, palpitante, quelque chose, elle ne savait quoi, mais quelque chose qui lui ferait plaisir.

Mme Villeroy prit une cigarette dans son petit sac et l’alluma.

— Ce que c’est humide ici, fit-elle.

Elle poursuivit, négligente :

— Si la guerre n’était pas arrivée, nous vendions cette vieille bicoque. J’étais sur le point de trouver un acquéreur.

Toutoune ne put se retenir. Est-ce qu’on se tait quand on vous arrache le cœur ?

— Oh ! cria-t-elle.

Et son petit visage fut tel qu’on eût cru qu’elle allait s’évanouir.

Mme Villeroy vit cela tout de même.

— Tu aimes beaucoup Gourneville ?… dit-elle presque affectueusement.

Toutoune avala deux fois sa salive et put enfin répondre d’une petite voix blanche :

— Oui…

Sa mère la considéra quelques instants, puis fit un geste évasif comme pour exprimer : « Je ne comprends pas… Mais enfin… »

Et Toutoune vit, sur la bouche chagrine, passer comme une courte gaieté.

— Après tout, ça ne m’étonne pas, tu ressembles tellement à la tante Dorothée !…

Elle reprit avec douceur :

— Eh bien ! Tu vois ?… Nous ne l’avons pas vendu, ton manoir ?

Comme Toutoune ne disait mot, elle conclut, rêveuse, parlant pour elle-même :

— Nous en avons tiré tout ce qu’il y avait de bon, en somme… Ces meubles, cette bergère, cette pendule, ces miniatures… oui !…

Fronçant les sourcils, sombrement :

— Et dire que tout ça est vendu !

Toutoune tressaillit si visiblement que Mme Villeroy, pour la seconde fois, fut étonnée. Est-ce qu’une enfant si petite pouvait comprendre ? Pour sauver ce qu’il y avait de délicat, d’inquiétant dans ce qu’elle venait d’avouer avec tant d’étourderie, la jeune femme se fit autoritaire pour déclarer :

— Il le fallait ! Ton père ne pouvait pas partir pour la guerre sans un peu d’argent liquide.

Un soupir profond la secoua.

— Moi, je n’ai plus, maintenant, que juste ce qu’il me faut pour vivre.

À présent, Toutoune était comme honteuse de ses divers mouvements. Elle avait semblé faire des reproches. Sa « légitime » écornée, menacée, elle l’aimait donc plus que maman ?

Toute mon âme fascinée se souleva pour crier : « Non !… Maman avant tout ! »

Mme Villeroy regardait la fumée de sa cigarette serpenter étroitement autour d’elle. Elle donna soudain un petit coup sur la table.

— Pas de lettre !… Pas de télégramme !… C’est trop horrible !…

S’adressant à la petite :

— Est-ce que les domestiques ont fini de déjeuner ? Va voir. Je voudrais parler à Nounou.

Toutoune se précipita. Servir maman, que c’était bon !

Quand Lacoste, mastiquant encore, fut là :

— Nounou, je veux aller en ville. Faites atteler la guimbarde d’hier. Il me faut des journaux. Ce n’est pas possible de vivre comme des sauvages, quand il arrive ce qui arrive. Franchement, on ne dirait pas qu’il y a la guerre, ici !

Son ton amer condamnait tout le monde.

La mère Lacoste, un peu rebiffée, pâle, expliqua que le fermier ne voulait plus donner sa carriole en ce moment. Il avait déjà bien de la peine à faire les courses du matin. Il le lui avait bien dit la veille. Il avait même été bien contrarié d’attendre cinq heures et demie en ville…

Elle ne continua pas. Brusquement, Mme Villeroy s’était mise à sangloter, vrai désespoir d’enfant.

La vieille femme, saisie, courut à elle avec une grande émotion.

Ma Marie-Ange !…

C’était donc vrai qu’elle s’appelait comme cela ? Papa disait toujours Minouche.

Comme une fillette, Mme Villeroy laissa tomber sa tête contre la poitrine de la vieille servante, cette poitrine qui l’avait nourrie. Emportée par son chagrin, en même temps que ce geste de gamine, elle retrouva le tutoiement d’autrefois.

— Oh Nounou ! Si tu savais !

Bouleversée, Toutoune les contemplait toutes deux. Elle réalisait tout à coup que sa mère, cette divinité redoutable, avait été, comme elle, une petite fille, une pauvre petite fille bercée par sa nourrice.

— J’ai trop de malheurs, nounou ! Je n’en peux plus, à la fin ! Cette guerre maintenant ! Charles parti !… Et puis… nous sommes… nous sommes ruinés, tu sais ! Et puis il m’a si odieusement trompée déjà ! J’ai peur qu’il ne recommence… Il y a une de ses…

Elle s’arrêta parce que la vieille regardait Toutoune.

À travers ses larmes, la jeune femme fit un signe.

— Va-t’en, mon chéri, sanglota-t-elle. Tu reviendras tantôt… Laisse-moi parler avec nounou.

Toujours de trop, Toutoune ! Consciencieusement, elle plia sa serviette avant de quitter la salle. Les deux attendaient en silence. Et la petite sentit comme elles étaient pressées de reprendre cette conversation qui ne la regardait pas.

Tristement elle s’en alla. Ses pas errants la conduisirent dehors. Elle suivit sans hâte la cour d’honneur, le menton bas, le regard perdu. Une chaleur cuisante grillait ses cheveux secs « J’ai oublié mon chapeau… »

Elle passa du côté de l’ombre, et se mit à compter les troncs des hêtres. On ne voulait pas d’elle. Alors elle s’en allait. Elle avait oublié que la guerre était déclarée.

Un clairon qui sonna trois notes fausses du côté du village le lui rappela brutalement. Et voici qu’en même temps une idée lui venait, audacieuse et ragaillardissante.

— Si j’allais à bicyclette jusqu’à la ville, pour rapporter un journal à maman ?

Elle savait bien qu’en temps normal c’était une chose absolument défendue. Mais est-ce qu’on était en temps normal ?

Elle hésita. Son cœur cognait. Une vague crainte la prenait, le sentiment d’un danger à courir. Aller en ville toute seule à bicyclette, quel événement ! Y aller parmi l’effervescence générale, quelle aventure plus grave encore !

— Tant pis !… J’irai !

Rebroussant chemin, elle courut vers les communs, vers le coin où sa machine était rangée. Elle prit son chapeau dans le couloir, quelques sous, enfourcha sa selle. Et ce fut avec une âme concentrée de petit héros, qu’arrivée à la bifurcation des routes, elle se lança résolument dans la grande descente prohibée.

De peur de les perdre, elle avait ficelé les deux minuscules feuilles volantes, seuls journaux de ces premiers jours de guerre, qu’elle avait trouvées en parcourant toutes les boutiques de la ville. Les douaniers l’avaient laissé partout passer sans papiers. Elle était l’enfant du pays.

En sueur, après la longue montée à pied de la côte, toute haletante, elle revint, à une allure de coureur cycliste, jusqu’à la porte du manoir.

Avec quelles mains tremblantes elle détacha ses journaux du guidon !

Elle se jeta dans la salle à manger. Personne. Le tapis était remis sur la table. Évidemment, depuis deux heures que la petite était partie, les confidences avaient eu le temps de se terminer.

Elle courut à la cuisine.

— Où est maman ?…

Adèle, seule présente et faisant bouillir de l’eau, répondit :

— Madame est dans le parc avec Mme Lacoste. Je dois aller l’avertir tout à l’heure pour le thé.

Elle les trouva toutes deux à la balustrade. Maman, les yeux rouges, était accoudée, romanesque comme le fantôme même de Marie Gautrin. La nounou, debout et droite, l’écoutait avec un visage ravagé.

— Te voilà, Toutoune !… cria la vieille femme. Je t’ai cherchée !… Où qu’t’étais donc ?…

La petite ne répondit pas. Elle ne pouvait pas reprendre haleine. Elle tendit à bout de bras les deux feuilles. Et son petit visage en transpiration souriait, d’un grand sourire aux dents aiguës.

Mme Villeroy, mollement, avança la main, tout en continuant la phrase commencée. Mais comprenant subitement :

— Des journaux !… Oh ! quelle chance !

Elle développa d’un geste vif pour lire les nouvelles, sans plus s’occuper de sa fille. Mais, la nounou s’étant exclamée, le geste s’arrêta court.

— Comment !… T’as été en ville toute seule pour chercher ça ?…

Un scandale mêlé d’admiration l’agitait.

— Oh madame !… Voyez la position !… Aller en ville sur son vélocipède, toute seule, sans demander avis à personne !… Mais ça n’a pas d’copie ! Avec la côte qu’il y a, et qu’est si brutale ?… Avec les rues, les voitures et tout ?… À ton âge ?

Toutoune, emportée par le lyrisme de l’aventure, osa, pour la première fois, dire quelque chose :

— C’était pour faire plaisir à maman !

Alors Mme Villeroy, qu’entraînait l’animation de la nourrice, attira brusquement la petite contre elle, se pencha, prit par ses deux nattes la bonne tête ronde, et dans l’ombre du chapeau de paille, embrassa la joue moite de sa fille. Puis, sans la lâcher, elle la regarda bien droit dans les yeux.

— Tu es gentille, toi !

Le ton dont elle prononça cela, c’était une accusation pour quelqu’un qui n’était pas gentil, lui. Un faible sanglot souligna son amer ressentiment. Elle se détourna, les yeux dans les mains, et se remit à pleurer. Les journaux tombèrent. La Nounou levait au ciel ses yeux consternés.

Toutoune, paralysée, ne pouvait se décider à sauter au cou de sa mère. Palpitante elle restait là, les paupières baissées, à recueillir, dans son petit cœur humble, la joie immense d’avoir été bien accueillie, d’avoir enfin, pour une fois, été récompensée de son zèle.