Toutoune et son amour/5

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Albin Michel (p. 62-77).



V

LA BELLE SURPRISE


Octobre promenait sa torche à travers bois. L’automne normande éclatait comme un incendie.

Sur le grand vert des prés, couleur exaspérée et claire, des feuilles de feu, toutes rondes, restaient posées au hasard de la chute. Et les branches des pommiers se tordaient au-dessus, empoisonnées par l’automne, en proie à toutes les chimies. Un ciel bas et gris traînait. Des flaques luisaient sur les routes.

Toutoune, en blouse tricotée de laine, des sabots aux pieds, prenait sa récréation de l’après-midi parmi ces beaux ravages. Elle marchait tout doucement, et comme au hasard ; mais elle savait bien où elle allait.

Passée la barrière de la ferme Lelandais, elle ne fut pas trouver la fermière à la laiterie ou du côté du potager. Elle laissa la maison à sa droite, prit le grand clos où sont les bestiaux ; et traversant les vaches rousses et blanches, elle se dirigea vers le fond, là où stagne, entourée d’un demi cercle d’arbres, la grande mare désordonnée, recouverte en partie d’une lisse couche verte, hérissée de roseaux, avec de grandes places dégagées où nagent les feuilles des nénuphars.

Les arbres, bouquets morts, commençaient à s’effeuiller sur l’eau trouble. Dans la boue épaisse du bord, le bétail avait laissé des empreintes fourchues.

Toutoune ne risqua pas ses petits sabots là-dedans. Elle alla plutôt du côté des branches qui surplombaient, à la découverte d’une fourche commode, pour y grimper et s’asseoir au-dessus de l’eau.

Ce fut avec peine qu’elle s’installa. Maintenant, accrochée parmi les lichens barbus et la mousse courte, elle passait sa tête entre les brindilles, et regardait l’eau compliquée.

« C’est là que Marie Gautrin, ma grand’mère, qui était alors une jeune fille de dix-huit ans et s’appelait Gourneville, était venue se jeter pour mourir… »

Toutoune rêvait en silence. Cette chose qu’elle ignorait trois jours auparavant, s’était passée il y avait longtemps, longtemps, alors que, dans le manoir dont le toit bleu s’apercevait au loin sous un morceau de vigne-vierge toute rouge, résidait la famille de Gourneville, — sa famille.

« Elle a dû chercher l’endroit le plus haut, comme moi. Moi, c’est pour regarder seulement. Elle, c’était pour se noyer. »

Un léger frisson courut dans le dos de la fillette. Elle serra plus fort, dans sa petite main délicate, la branche à laquelle elle se tenait. Et elle cherchait à se représenter Marie Gautrin, avec ses beaux yeux laiteux pareils à ceux de maman, et son habillement qui devait ressembler à ceux des deux dames qu’on voit sur les gravures de l’hôtel de l’Écu d’argent.

La couche verte de la mare, largement écartée à un endroit, semblait avoir été crevée par la chute de Marie Gautrin. Toutoune regarda longtemps cela. Puis elle dirigea ses yeux peureux vers le toit du manoir.

La famille de Gourneville… Il y avait des oncles, des tantes, le père, la mère, beaucoup de monde. C’était ceux-là, tous ceux-là qui, dans la maison, avaient laissé la trace de leurs existences. Dans la maison, il restait un charme. Étaient-ce les oncles, qui jouaient sur le grand billard dont personne ne se servait plus ?… Était-ce la grand’tante de Gourneville, qui, dans sa jeunesse, avait choisi la belle bergère et les jolis fauteuils du fumoir ? Était-ce pour les fiançailles de Marie Gautrin qu’on avait accroché dans le salon les affreux et adorables rideaux de peluche des fenêtres ?… Qui donc avait chassé les cerfs dont les têtes empaillées ornaient les murs ? Qui jouait de ce cor accroché ? Lequel des messieurs avait fait cette collection de papillons, encore si fraîche sous la vitre poussiéreuse ?

La nourrice ne savait pas les détails. Personne ne connaissait par le menu l’histoire de tout cela, tout cela qui serait un jour l’héritage de Toutoune, sa « légitime ».

Un amour plein d’orgueil fit battre le cœur de la petite. Comme elle remerciait la vieille dame de Gourneville, dernière du nom, qui, dans son testament, avait dit que le manoir devait revenir à Charlotte Villeroy !

Son regard redescendit vers la mare sinistre. Une horreur subite de la mort l’arracha de son arbre. Trébuchant sur ses sabots, elle retraversa l’herbage, sous les pommiers en décomposition. Il lui semblait qu’elle n’avait jamais bien regardé son paysage de tous les jours. Depuis les paroles de la nourrice, le passé dont jamais l’enfant ne s’était souciée, semblait envahir le manoir et ses dépendances, reprendre son immense place dans les pièces démodées, dans le parc à l’abandon, dans les prés restés les mêmes, sur les routes vides et fuyantes, sous le ciel changeant où se succédaient les couleurs des saisons.

De par la sorcellerie des mots, Toutoune, à présent, se sentait liée à son ascendance. Le mot Gourneville prenait, pour elle, un sens inconnu. Le manoir, qu’elle avait toujours aimé, devenait, pour la petite descendante, une maison hantée, hantée par l’esprit de la famille, demeure mystérieuse du bon vieux temps. Abandonnée des siens, l’enfant allait peu à peu faire la connaissance de l’âme de sa vieille maison, cette âme grand’mère qui nous accueille et nous berce quand nous n’avons personne pour nous aimer.

Une fraîcheur de nouveauté faisait briller les yeux singuliers de la petite fille sans beauté. Des curiosités inattendues lui venaient. Elle essaya tout à coup de courir, malgré ses sabots, pressée d’aller revoir, à l’un des bouts du parc, la balustrade familière qui dominait la route déserte.

Elle y arriva tout essoufflée, et se pencha comme pour voir quelque chose.

À cette même place, les messieurs et les dames de Gourneville s’étaient appuyés, causant entre eux ou rêvant devant la splendeur des labours étendus jusqu’à l’horizon. C’était sûrement là que Marie Gautrin s’accoudait, tout émue, dans l’attente de son amoureux, quand il arrivait de Rouen dans sa voiture à grelots, comme l’avait raconté la nourrice. C’était là que, dans l’ombre portée des vieux vases de guingois, elle avait longuement combiné son suicide, et pleuré les larmes de son amour contrarié.

L’après-midi, langoureusement, disposait ses ombres sous les arbres jaunes. Entre deux nuées, une nappe de soleil tombait sur les dorures d’octobre. Du roux pâle au rouge foncé, la gamme rutilante de l’automne montait et descendait les arbres et les haies. Des sureaux chargés de grains noirs et des ronces portant leurs mûres foncées, ornementaient la broussaille enflammée, buisson ardent au bord de la route. Et l’immensité violette des labours exhalait comme une vapeur mauve, montée de la terre pesante, humide et retournée.

Le clocher lointain sonna trois heures. Toutoune s’attardait dans ses songes, dans ses songes indécis d’enfant, incapable de classer, de composer les fantasmagories de l’imagination, de fixer les charmes de la sensibilité. Les enfants sentent sans analyser, et c’est pour eux un bienfait et un malaise. Ce n’est qu’à l’âge adulte que nous reprenons les brouillons de l’enfance pour en faire quelque chose, — quand nous n’avons pas tout oublié.

Toutoune entendit un grondement au tournant de la route, et se pencha plus encore pour voir ce phénomène : une automobile.

Même pendant la belle saison, il n’en passait jamais par là. Gourneville, comme beaucoup de coins normands, restait attardé dans les siècles d’avant le nôtre. Il est bien des terres de mon pays où l’on ne soupçonne même pas encore les traces de la Révolution.

C’était une belle limousine toute neuve, assez semblable, pour la forme et la couleur, à la voiture à grelots guettée jadis par Marie Gautrin. La science moderne a donné d’invisibles ailes aux berlines de nos grands’mères, et les promène sans chevaux sur les routes, voitures enchantées qu’une fée toucha de sa baguette.

Toujours en attente du merveilleux, la petite âme ne s’étonna pas trop. La limousine jaune et noire qui fonçait sur la route n’arrivait-elle pas du fond des songes, appelée par l’intense rêverie de Charlotte Villeroy ?

Elle va passer. Elle passe… Elle est passée…

Non ! Elle s’arrête !… Elle s’arrête à la grille du parc ! Une panne ?… Vite, courons voir !… Comme c’est amusant !…

Toutoune a pris ses sabots à la main pour courir plus vite, et bondit sur ses chaussons mous qui laissent les pieds sentir au passage tous les cailloux et toutes les bosses.

À la grille du parc, elle s’immobilise, intimidée. La limousine achève de stopper dans les feuilles mortes. La portière s’ouvre.

Toutoune, devenue toute pâle, pousse un grand cri.

— Maman !…

Derrière Mme Villeroy qui descend en riant, s’esquisse la silhouette de Charles Villeroy.

— Maman !… Papa !…

Ruée sur sa mère, la petite lui saute au cou, sa grande bouche montrant toutes ses dents de petit animal. On ne sait pas si elle rit ou sanglote. Penchée, la jeune mère se laisse bousculer un instant. Ses yeux d’opale s’égaient derrière la chère voilette noire, si longue, qui les met en cage, et tout son parfum est là, bien plus puissant que celui du mouchoir secret, et la douceur de ses fourrures enveloppe la petite fille ivre.

— Eh bien !… Voilà une surprise, Toutoune !… Et ton père ?… Tu n’embrasses pas ton père ?…

La grande moustache frôle les joues enfantines.

— Bonjour Toutoune ! Ça va bien ?… La mère Lacoste est à la maison ?…

Retournée à sa mère, la petite se cramponne à son bras. Mme Villeroy passe la petite porte de la grille rouillée, sa fille serrée contre elle. M. Villeroy, resté derrière, donne des ordres au chauffeur.

— Tu vois, Toutoune, nous avons une auto, maintenant ! C’est commode pour venir te voir ? Nous sommes partis de Paris ce matin.

— De Paris ?… fait Toutoune.

— Mais oui ! Nous y sommes rentrés depuis quatre jours. Nous n’avons pas écrit, puisque nous devions venir. Nous y passons l’hiver, cette année.

— Oh ! maman !… Mais tu ne vas pas repartir ce soir, dis ?…

Mme Villeroy, tout en avançant dans la cour d’honneur, l’enfant accrochée à ses fourrures, se mit à rire encore.

— Tu ne voudrais pas, Toutoune !… Nous resterons trois ou quatre jours ici. Nous sommes venus…

Elle ne cherche même pas à cacher son éclatant égoïsme :

— Nous sommes venus pour chercher quelques meubles qui ne font rien au manoir, et qui seront très bien à Paris. Nous avons pris le goût de la brocante, depuis quelque temps. Tu ne sais pas ce que ça veut dire… Mais tu ne peux pas te figurer comme c’est amusant ! C’est ton père qui a décidé de venir chercher les meubles…

Les enfants sentent sans analyser, et c’est pour eux un bienfait et un malaise… Toutoune ne sait pas pourquoi, tout à coup, elle baisse la tête sans plus avoir envie de rien dire.

Mme Villeroy continue, frivole et dégagée :

— Maintenant que je commence à mieux savoir, je m’aperçois comme l’appartement est mal arrangé. Je vais tout refaire… (c’est joli tout de même, ces couleurs d’automne…). Tu comprends, nous comptons recevoir beaucoup, cet hiver…

Elle se tourne vers l’enfant, la séduit d’un grand regard d’azur pâle derrière la longue voilette noire, et dit :

— Un jour, on viendra te chercher en auto pour t’emmener à Paris… Quand tout sera installé. Tu pourras bien prendre quinze jours de vacances ?… À ton âge, ça n’a pas d’importance.

— Oh maman !…

Toutoune illuminée, sent descendre en elle le miracle, le miracle toujours espéré.

Lacoste, tout au bout de la cour d’honneur, devant la porte du manoir, se fait un abat-jour de sa main pour chercher à comprendre ce qu’elle voit venir dans l’avenue.

Et comme une gamine, Mme Villeroy crie à tue-tête :

— Bonjour Nounou !

Ce furent trois jours de tohu bohu, d’emballages, de ravages dans la maison. Les beaux fauteuils et la bergère du fumoir, la petite table-bouillotte du salon, une pendule, un grand meuble marqueté, toutes les miniatures, le grand lit bateau de la chambre conjugale, même la commode de la chambre de Toutoune, tout cela remué, dérangé, arraché des vieux coins du passé, secoué par les mains du chauffeur et du maître, fut cloué, comme dans des cercueils, entre des planches. L’auto faisait sans cesse des voyages du manoir à la gare de la ville.

La nourrice hochait la tête, retenant des réflexions. Toutoune, fascinée, suivait partout sa mère, prise dans le remous de son parfum, sans même s’apercevoir qu’on pillait sa « légitime ». L’histoire de Marie Gautrin, les messieurs et les dames de Gourneville, tout était oublié. Maman était là, maman promettait de revenir chercher Toutoune en auto, maman riait, maman sentait bon…

— Vous comprenez, nounou, vous mettrez les meubles de jardin et les vieux rebuts du grenier à la place de tout ça… Au reste, tout ça, ce sont des vieilleries sans valeur. Ça m’amuse, c’est tout.

Mais l’auto vertigineuse repartie, emportant les deux voyageurs parmi des flots de paroles et des mouchoirs gentiment agités, la vieille femme, restée avec Toutoune sur le seuil silencieux, secoua lentement sa tête coiffée du bonnet blanc de sa longue servitude, et murmura, gronda plutôt :

— Est tes affaires qu’on t’emporte, ma Charlotte. Et défunte Mme de Gourneville aurait point aimé ça, marchez !

Mais la petite, redressée, indignée, véhémente, amoureuse :

— Puisque c’est à moi, c’est à maman ! Et elle peut bien tout prendre si ça l’amuse !

Cependant, lorsqu’elle rentra dans la maison et retrouva les vides poussiéreux laissés par les meubles emportés, un grand serrement de cœur l’avertit qu’il arrivait un malheur au manoir. Alors elle se dépêcha de dire tout haut, pour elle-même, et toute sa joie lui revint comme un flot impérieux :

— Maman viendra me chercher en auto pour m’emmener à Paris !

Elle devinait qu’elle allait maintenant vivre de cette promesse. Elle était encore trop petite pour s’apercevoir que ses parents la retrouvaient et la quittaient avec la désinvolture qu’on a pour des animaux, et qu’elle était vraiment pour eux, pauvre Toutoune, un petit chien.