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Toutoune et son amour/6

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 78-87).



VI

L’ATTENTE


Pendant plus de huit jours, elle vécut éblouie encore, parfumée encore. Triomphante, elle promenait son bonheur sur les routes tragiques de l’arrière-saison, au vol étincelant et silencieux de sa bicyclette.

Les leçons et les devoirs, bâclés plus encore que d’ordinaire, la faisaient pourtant souffrir plus que jamais. Une agitation heureuse l’empêchait de rester deux minutes en place. Et le sourire de ses dents de petit loup mettait une lueur dans son visage enfantin, si curieusement nuancé de beige, et qui semblait, en toutes lettres, avoir été passé dans la même teinture que ses deux grosses nattes sèches et que ses yeux bizarres.

Au manoir, Mme Lacoste réparait en bougonnant le désordre laissé par le passage pillard du papa et de la maman.

Une table de rotin remplaça bientôt la commode de Toutoune, un rocking-chair la bergère du fumoir. Retrouvées dans le grenier, quelques pauvres chaises, recouvertes d’un velours rouge mangé des vers et pisseux, prirent la place des délicats fauteuils, bois ouvragés et soies anciennes.

La pendule, le meuble de marqueterie et le lit bateau restèrent sans remplaçants. Une des tables rondes de l’office, sous un tapis moderne, fut mise dans le salon, à l’endroit de la table-bouillotte enlevée avec le reste.

« Ce sont des vieilleries sans valeur… »

Rapidement, les jours raccourcissaient. Toutoune, obligée de rentrer de bonne heure, s’impatientait dans la maison hermétique du soir, sous la grosse lampe triste.

— Maman va revenir me chercher !

Au bout de huit jours, elle commença d’abandonner ses courses à bicyclette, car les routes étaient défoncées par les averses nocturnes. Superstitieuse, elle prit peu à peu l’habitude de passer ses heures de liberté près de la balustrade de pierre, entre les vieux vases moussus, comme si le fait de s’y accouder eût dû lui ramener l’auto miraculeuse que ses songes avaient attirée une fois déjà, du fond des horizons silencieux. Et tandis que, la tête en avant, l’oreille tendue, elle regardait le tournant de la route, elle ne savait pas, la petite passionnée, qu’elle était pareille, à peu de choses près, à cette Marie Gautrin qui l’avait tant fait rêver.

Cependant, au crépuscule, elle rentrait chaque jour un peu moins triomphante.

— Il faut laisser à madame le temps d’arranger ses appartements de Paris… disait la nourrice, non sans ironie amère.

De grandes pluies diurnes vinrent enfin empêcher toute sortie. Ce fut derrière les petits carreaux du manoir que l’enfant dut guetter ce ronflement de moteur qui ne se faisait jamais entendre.

La sombre maison, dans le suprême désespoir de novembre, enveloppa d’une humidité suintante le chagrin commençant de la petite Villeroy. La nourrice, après l’avoir cherchée partout, la retrouvait dans sa petite chambre, collée à la fenêtre, et les yeux en larmes.

— Tu vas avoir froid, ma Charlotte !… Viens avec moi te chauffer en bas ! Tes poupées sont toutes seules, tu sais bien ! Viens ! Je te donnerai des petites chiffes pour les habiller. Et puis j’ai retrouvé ton jeu de cartes. Nous allons jouer à la bataille !

Or, comme un grand froid sec suivit les pluies, Lacoste disait, le soir, en fermant les volets :

— J’vois un cerne autour de la lune. Y va blanc-geler cette nuit. Ça commence à croûter.

Et les ténèbres de l’hiver descendirent sur la nature, comme un grand malheur irréparable.

Sous la lampe, allumée à trois heures, Toutoune, le front dans les mains entre ses nattes pendantes, tout en plongeant dans sa grammaire, tendait tout de même l’oreille sur les bruits possibles du dehors. Mais elle savait bien maintenant que c’était fini, que maman ne viendrait plus.

« Nous recevrons beaucoup cet hiver… »

Elle entendait encore la voix douce annonçant ces fêtes. Des images joyeuses passaient. Comme ils devaient rire, les yeux laiteux, au milieu des belles réunions de l’après-midi, pleines de mouvement et de bruit, comme elles devaient briller, la nuit, les robes de bal…

Mme Lacoste :

— Tout de maême ! Alle ne nous écrit pas souvent, ta maman, mon por’ tit quin !

Une lettre vint pourtant à la longue : « Nous sommes en bonne santé… J’espère que Toutoune est sage… Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, donc tout va bien au manoir… »

Il y avait diverses recommandations. Il y avait : « Nous embrassons Toutoune… » Et c’était tout. Pas une allusion au beau voyage promis.

Le charme, qui chaque jour avait décru, s’en alla tout entier après cette lettre-là. C’est alors que Toutoune, en rôdant par les pièces, connut enfin le dommage fait au manoir par le rapt des meubles chéris, arrachés de leurs places vénérables. Attardée devant la table de rotin, le rocking-chair, les pauvres chaises de velours rouge, elle sentit qu’il s’était fait là quelque chose qui n’était pas bien. Ces meubles sans valeur que ses parents avaient enlevés, elle les aimait, pourtant. Et le désastre de leur disparition lui faisait mieux comprendre encore celui de sa petite âme.

Les jours passaient l’un après l’autre. Avec les gelées, un peu de féerie était revenue sur la terre. Toutoune emmitouflée alla visiter les aspects nouveaux du dehors, les pommiers en sucre candi, l’herbe givrée, tous les clinquants de l’hiver.

Au bord de la mare prise d’un seul bloc, elle eut d’assez étranges petites pensées. Le spectre de Marie Gautrin venait peu à peu reprendre sa place au manoir, dans le parc, le long des prés, au tournant des routes. Les messieurs et les dames de Gourneville réapparurent dans les rêveries de l’enfant délaissée.

Mais la neige et ses amusements prodigieux finirent bien par forcer la petite figure à rire. Toutoune fit un bonhomme dans l’avenue de hêtre. Elle se battit à coups de grosses boules blanches avec le jeune valet de la ferme. Et même, sur la mare hantée, elle organisa des glissades.

Vigoureusement, le manoir d’hiver reprenait ainsi possession de sa frêle habitante, encore que le soir la vît, assise au coin de la grande cheminée de la cuisine, fixer sur les sept couleurs de la flamme un regard malheureux de Cendrillon.

Aux environs de la Noël, la nourrice fit atteler la carriole, et prit Toutoune avec elle pour des courses à la ville.

Les magasins brillaient de jouets, de sapins enguirlandés, de sabots en sucre et de petites bougies. Une animation générale courait les rues cabossées, parmi le froid qui faisait fumer les haleines.

En rentrant le soir, la mère Lacoste dit :

— C’est après demain dans la nuit que le petit Jésus va descendre…

Et sa voix et son air étaient si affirmatifs, que Toutoune fut prête à douter une fois de plus. Oui ou non avait-elle, jadis, à Paris, surpris sa mère plaçant dans les petits souliers nocturnes ces paquets pleins de jouets et de bonbons inattendus ?

Il y avait du merveilleux dans l’air. Toutoune se mit à croire à l’on ne sait quel miracle. Peut-être… peut-être, le matin de Noël… peut-être que maman allait venir ?

Mais la pauvre âme paysanne de Lacoste était si peu subtile que la bonne femme mit, dans le sabot soigneusement placé devant la cheminée, la poupée vue et longuement détaillée deux jours plus tôt en ville, au bazar de la Ménagère.

Assise dans son petit lit matinal, en développant le paquet qu’elle pouvait croire, à défaut de mieux, envoyé du moins par sa mère, Toutoune, froissée sans le savoir par un si grossier merveilleux, se mit brusquement à sangloter.

Et, comme la nourrice, qui n’y comprenait rien, demandait avec stupéfaction : « Qu’est-ce que t’as, ma Charlotte ?… » l’enfant, se laissant tomber dans l’oreiller, répondit de toute son âme qui se souvenait du beau Noël d’autrefois, à Paris, répondit, à travers les hoquets et les larmes, tandis que la poupée décevante lui tombait des mains, répondit ce petit mot douloureux, ce petit mot d’enfant, ce petit mot qui voulait tout dire…

— J’aimerais mieux maman… Oh !… J’aimerais mieux maman !…