Toutoune et son amour/7

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Albin Michel (p. 88-101).



VII

DU NOUVEAU


Les perce-neiges perçaient la neige. Elle était étendue sur toutes choses, et sa blancheur bleue remplaçait partout, avec une exactitude étrange, le vert touffu de l’été. Des herbages blancs, des branches blanches, un autre monde était né dans les mêmes paysages. Pouvait-on croire les prochaines violettes de mars en préparation là-dessous ?

Toutoune, résignée maintenant, avait adopté sa déception. La malheureuse âme humaine sait de bonne heure s’adapter aux tristesses dont la vie se charge de la gorger. L’enfant sans trop le savoir, attendait les joies du printemps pour la consoler. D’une année sur l’autre, surtout quand on est petit on oublie les enchantements des saisons. Comment le bois mort de l’hiver allait-il jamais pouvoir faire des feuilles ? Et par quel miracle lent les pommiers blancs de février allaient-ils devenir les pommiers blancs d’avril ?

La réverbération de la neige jetait une lumière froide jusqu’au fond des pièces du manoir. L’hiver était la seule saison où l’on y vit clair dans la demeure.

Près du feu qui ne cessait plus de flamboyer dans la grande cheminée de la cuisine, Toutoune, rentrée de ses courses et de ses jeux dehors, venait sécher ses chaussons sortis des sabots et réchauffer ses petites mains bleues. La nourrice lui avait installé, tout contre l’âtre, une petite table. Là dessus, Toutoune étudiait sans entrain, ou bien cousait pour ses poupées.

L’immense sabot de Noël envoyé en retard par sa mère, et qui était de bois colorié recouvert de mica scintillant, servait de boîte à ouvrage, maintenant qu’il était vide de ses bonbons. Un ours de peluche haut comme un enfant, un jeu de construction, considérable chose, une boîte à musique compliquée et riche, portant des personnages qui dansaient, toutes sortes d’autres jouets encore étaient arrivés au manoir, au moment du ier janvier, dans une caisse bourrée de copeaux, cadeaux des parents sans cœur à leur fille orpheline. Peut-être pensaient-ils qu’en dépensant tout à coup beaucoup d’argent pour elle, ils remplaçaient l’irremplaçable.

Toutoune venait d’imaginer une robe pour son ours, devenu tout de suite le favori. Les volets fermés à l’instant, la lampe allumée, supprimaient subitement tout ce qui traîne dans les maisons, entre chien et loup. Et l’intimité du soir était douce, si frileusement resserrée dans cette cuisine pittoresque, tandis que le grand hiver du dehors soufflait sous les portes comme une bête.

— Nourrice, dit Toutoune, tu vas me tailler la robe. Ce sera joli, n’est-ce pas, ce bout de velours noir ? Tu vois ?… Ça fera juste l’affaire. Et je mettrai, dans le bas et sur les manches, une garniture de dentelle…

Un coup dans la porte d’entrée.

— Oh mon Dieu !…

Toutoune est devenue blanche, la nourrice cramoisie. Qu’est-ce que c’est qu’on vient d’entendre ?… Elles sont seules dans le grand manoir, sans armes, loin de tout.

Les mains en suspension sur son ouvrage, la petite fille regarde, assise en face d’elle, la vieille qui tient ses ciseaux en l’air. Elles n’osent remuer ni l’une ni l’autre, et la même épouvante leur fait ouvrir la bouche toute grande.

Encore un coup sourd. Elles n’ont pas eu le temps de pousser leur seconde exclamation. La corne de l’automobile, impérieuse et pressée, semble, dehors, répéter avec agacement : « Mais voyons ! Ouvrez donc ! »

Le cri que lance Toutoune change de signification. Elle a bondi, jetant tout par terre :

— Maman !

— Ah !… par exemple !… fait la nourrice, qui court.

Vite, vite, ôtons les barres, tirons les verrous ! Toutoune tient le mieux qu’elle peut la grosse lampe, pour éclairer la vieille dont les mains tremblent.

Tout de même, avant d’ouvrir :

— Qui est là ?… demande la vieille.

Oh ! voix douce de maman derrière la porte !…

— C’est moi, Nounou ! N’ayez pas peur !

La lumière des phares aveugla soudain le vestibule. Arrêtée au bas du perron, en pleine neige, elle était donc venue jusque là sans être entendue, l’auto vertigineuse, l’auto plus belle que les carrosses des contes, l’auto qui ramenait maman !

Une longue silhouette enveloppée de zibelines, voilée d’écharpes, monta les marches. Passant la lampe à la mère Lacoste, Toutoune s’était précipitée dans le froid.

— Maman ! Maman !

Les mains accrochées, la tête dans la zibeline, dans les écharpes, dans le parfum, elle remonta les marches à reculons, faillit tomber dans le vestibule, se rattrapa, mêla sa petite voix folle aux exclamations. Et, sautillante, elle essayait d’embrasser encore, à travers les écharpes refermées, le visage frappé de froid qui brillait à travers.

Enfin, craintive, et regardant autour d’elle avec un calme subit :

— Et papa ?

Lacoste fit :

— Tiens ! C’est vrai !… Et Monsieur ?

La douce voix trembla.

— Je suis seule.

Un silence. Puis :

— Vite ! Vite !… Allons près du feu ! Je suis glacée… Il fait un froid… Le mécanicien va nous poser la valise dans le vestibule, et puis il retournera au garage de la ville…

La mère Lacoste éclairait. Mme Villeroy pénétra dans la cuisine, s’approcha rapidement du feu, tendit ses mains gantées, avança l’un de ses étroits pieds guêtrés. Elle frissonnait sous ses écharpes, qu’elle releva, d’un grand mouvement, sur son visage. Les yeux précieux apparurent. Illuminée par la flamme, la jeune femme avec le détail de ses élégances, fut debout toute devant Toutoune qui la regardait de bas en haut.

Elle avait jeté son grand manchon sur la table, parmi la couture. La mère Lacoste, à côté, replaça la lampe. Puis, rapprochée parlant entre ses dents :

— Monsieur est point là ? J’en reste jugée !…

Comme Mme Villeroy ne répondait rien :

— Est-y qu’ madame aurait eu des mots avec lui ?…

— Oh nounou !… Si vous saviez !…

Une montée subite de larmes déborda des prunelles laiteuses. Deux lourdes gouttes, suivies de plusieurs autres, serpentèrent sur les joues poudrées, cherchant la bouche qui tremblait nerveusement.

Mme Villeroy, rageuse frappa du pied.

La nourrice venait de saisir au bras la jeune femme.

— Madame !…

Toutoune sentit son cœur s’arrêter de battre. Maman qui pleurait !

Le mystère de la vie des grandes personnes épouvante et consterne les enfants. Ils savent d’avance qu’ils ne comprendront rien à ces drames qui se passent au-dessus de leur tête, dans un domaine ennuyeux, abstrait, qui n’est pas le leur, qui n’est pas le monde imagé, frais, le monde qu’habitent ces poupées qu’ils chargent de rêves, qu’animent ces jeux tout vibrants d’originalité.

Les grandes personnes ne jouent pas. Comme ce doit être triste ! Ce qui les amuse ou leur fait de la peine est absolument inintelligible. Les livres et les journaux qu’elles lisent sont plus arides que les grammaires et les arithmétiques, les conversations qui les intéressent sont tellement vides de sens, au point de vue enfantin, que, positivement, les petits ne les entendent pas.

Toutoune n’existait plus pour sa mère et la nourrice. Cependant, à cause de l’innocente présence, elles continuèrent à parler bas.

La petite fille ne chercha même pas à entendre. Cachée dans l’ombre de sa mère, — une ombre très noire à cause du feu, — debout contre la jeune femme debout, elle prit un bout d’écharpe qui traînait, et, le tenant contre sa bouche, elle pleura sans bruit, puisque maman pleurait.

— Si vous saviez, nounou !…

Comme elle était orpheline, elle aussi, tout à coup, se plaignant avec véhémence à cette vieille servante qui la tenait au bras !

Des mots parvinrent jusqu’à Toutoune enfouie dans l’écharpe et l’ombre.

— Il me trompe… J’ai découvert tout… Son cercle… Il est parti pour Londres avec elle. Elle veut le faire divorcer… On m’a tout dit… Il y a huit ans qu’il a des maîtresses… Il joue… Il fait des dettes…

Et ce mot revenait sans cesse, dans un sanglot : divorcer.

« Des maîtresses ?… » Toutoune évoqua Mlle Calpelle. Est-ce qu’on a des maîtresses quand on est un monsieur ?…

« Il joue… » À quoi pouvait-il jouer, M. Villeroy ?

Brusquement la jeune femme se retourna, saisit la petite aux épaules, et la serrant contre elle :

— Mais moi, j’ai ma fille ! Je vais la ramener à Paris ! Elle ne me quittera plus ! Quand il reviendra de Londres, il la trouvera. Ce sera bien fait ! Et puis, comme ça, on ne pourra pas clabauder. Vous pensez bien qu’ils vont chercher tout ce qu’ils pourront pour me mettre dans mon tort !

La nourrice répondit tout bas quelque chose. Mme Villeroy s’écria :

— Dès demain matin, Nounou ! Vous nous rejoindrez à Paris plus tard, si je vois que je peux y rester.

Toutoune avait bien compris cette fois. C’était son sort qui venait de se décider. Sa mère la reprenait. Elle allait désormais vivre avec sa mère, à Paris, et l’avoir pour elle toute seule. Quand papa reviendrait, on le chasserait. L’éternel intrus dont elle avait peur ne serait plus jamais, jamais là.

Elle leva la tête pour regarder, à travers ses larmes, le visage de sa mère. Elle leva la tête vers l’énigme de la vie. Et le bonheur descendit en elle si profondément que, pour le mieux sentir, la petite fille ferma les yeux.

Quand, le lendemain matin, ayant timidement frappé, Toutoune pénétra dans la chambre de sa mère, celle-ci, assise devant ses belles brosses, tous ses beaux bibelots devant elle, se retourna.

Un peu de feu dans la cheminée égayait la grande chambre où manquait le lit-bateau remplacé en hâte par une vieille ferraille du grenier.

Toutoune, prête à partir, sortait d’entre les mains de Lacoste, qui l’avait revêtue, pour aller à Paris, de sa robe des dimanches, laine verdâtre, de son manteau rouge qui était « en si belle marchandise », de sa fourrure grise achetée au bazar de la Ménagère, de son chapeau de satin bleu ciel à pompon de soie.

Le visage de Mme Villeroy, ravagé par une nuit de larmes, et dont les yeux cernés paraissaient plus pâles que jamais, manifesta tout à coup, à la vue de Toutoune ainsi parée, une brusque gaieté.

Avec un petit rire, elle dit :

— Ma pauvre fille !…

Et ce fut tout. Puis, sans lâcher sa houppe :

— Viens m’embrasser tout de même…

Lacoste entrait. Il y eut des piétinements et des paroles. Dehors, l’auto ronfla sous la fenêtre. Un grand battement de cœur secouait Toutoune. Mme Villeroy mettait son chapeau, disposait ses divines écharpes.

— J’y suis ! Descendons !

Au moment de refermer la portière de la limousine, Mme Lacoste dit, une fois encore :

— Au revoir ma Charlotte.

Et la petite vit soudain pleurer le vieux visage réticent. Des larmes dans les rides d’un tel masque, c’était terrible.

Saisie, la petite se rendit compte, seulement en cette minute, de la cruauté de son départ. Il y avait donc tout de même de la tristesse dans l’aventure magnifique ?… Oui, puisque la nounou pleurait comme cela, puisque maman, hier, avait sangloté…

Quand la voiture passa la grille du parc, collant sa tête à la vitre fermée, l’enfant put apercevoir une dernière fois son manoir, tout blanc dans le paysage tout blanc ; et le déchirement de tout son être fut tel qu’elle faillit jeter un grand cri. Mais, retombée contre sa mère, pelotonnée, le cœur gonflé d’exaltation, elle ne voulut pas admettre cette douleur qui venait de la poignarder. Maman était venue la chercher, maman l’emportait à Paris !

Heureuse et déchirée, ivre de joie et désolée, sentant à la fois tout cela se ruer en désordre dans son âme de petite fille, elle s’abandonna sans défense, et, dans le vertige de la course folle, se laissa silencieusement emporter vers sa destinée.