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Trèves et la Moselle allemande

La bibliothèque libre.

Ruines de l’amphithéâtre romain, à Trèves. — Dessin de Stroobant.


TRÈVES ET LA MOSELLE ALLEMANDE,


PAR M. G. PERROT.


1867. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


Il était déjà nuit quand le dernier train de Luxembourg nous déposa à la gare de Trèves ; plusieurs omnibus s’y disputaient les rares arrivants. Il y a, nous en fîmes encore l’expérience à notre départ, autant d’omnibus que d’hôtels, mais pas autant de voyageurs que d’omnibus. C’est que, pour gagner Trèves, par le chemin de fer, quand on remonte le Rhin ou qu’on le descend, il faut faire un long détour par Aix-la-Chapelle, Liége et Luxembourg, ou par Neun-Kirchen et Sarrebruck, et on sait ce que c’est qu’un détour multiplié par la lenteur allemande. Sur dix personnes qui visitent la vallée du Rhin, il n’y en a souvent pas une qui se détourne pour voir Trèves. Trèves, en effet, n’est plus aujourd’hui que le chef-lieu d’un département prussien et de la seizième division militaire, une petite ville de province où trois régiments tiennent garnison. On ne trouve pas ici le mouvement de Cologne, de Coblentz ou même de Bonn ; pas d’industrie, pas même d’université ; des rues mornes comme celles de l’une de ces villes qui n’ont plus de raison d’être et qui ne durent que par la force de l’habitude. Pas de théâtre qui mérite ce nom ; il n’y aurait, pour entretenir une troupe, ni un petit souverain mélomane, comme à Carlsruhe, ni une nombreuse et riche société bourgeoise, comme à Cologne. Les officiers, qui tiennent ici le haut du pavé, passent leur temps à dresser des conscrits sur les places et promenades désertes et à étudier, à comparer l’un à l’autre les divers crus de la Moselle en rêvant de Cologne ou de Berlin. Il y a pourtant, nous le savions, mieux à faire à Trèves. Sans parler des environs de la ville, faits à souhait pour le plaisir des yeux, nous voulions voir les importants édifices qu’a conservés cette ancienne cité de la Gaule belgique, cette cité qui fut de fait, pendant un siècle environ, la capitale de l’empire d’Occident.

Il nous fallait attendre le lendemain matin pour courir à la porte Noire, dont l’âge et le caractère ont soulevé tant de discussions parmi les savants ; tout ce que nous pûmes constater, dès le soir même de notre arrivée, c’est que la Maison rouge était un des hôtels les meilleurs et les mieux tenus que nous eussions encore rencontrés dans la vallée du Rhin. Non qu’on n’y retrouve, comme ailleurs, les raves crues nageant dans un lac de mauvais vinaigre, le lièvre aux confitures, le rôti aux pruneaux ; mais ceux qui ne sont pas romantiques en cuisine et qui n’ont pu encore habituer leur palais à ce mélange des genres, trouvent, dans la longue série de plats qui se succèdent avec une lenteur tout allemande, de quoi contenter leur appétit. Quant aux lits, les draps y sont comme dans tous les hôtels où nous avons couché depuis que nous avons franchi la frontière ; on ne saurait les comparer à ces bons draps français qui s’engagent avec la couverture sous le matelas et qui vous enveloppent tout entier de leur fraîche blancheur ; mais il est exagéré de dire, comme l’ont fait certains voyageurs, qu’ils ne sont pas plus grands que des serviettes et que le même linge sert pour les lits et la table. J’affirme qu’en se ramassant en boule, on arrive à tenir presque tout entier sous le drap, au moins dans les bons hôtels comme celui-ci ; seulement il faut se garder de remuer en dormant, autrement ce large mouchoir, qui n’adhère au lit par aucun de ses côtés, glisse à terre, et l’on se réveille transi.

Le lendemain, aussitôt réveillé, et pendant que mon compagnon de voyage dormait encore, je commençais à parcourir la ville, que j’étais depuis longtemps curieux de voir. Mon premier coup d’œil fut pour l’hôtel lui-même, un des principaux ornements de la place du Grand-Marché (Haupt-Markt). C’est un élégant, irrégulier et bizarre édifice, construit au quinzième siècle, et qui passe pour avoir été autrefois l’hôtel de ville, quoique d’après les dernières recherches, ç’ait été plutôt une maison bâtie par la commune, maison qu’elle employa de diverses manières et qu’elle donna plusieurs fois à loyer. Le nom en vient des bandeaux de pierre rouge qui règnent à différentes hauteurs tout autour de l’édifice, et du champ rouge sur lequel ressortent les chambranles des fenêtres. Le bâtiment est crénelé ; on croirait d’abord, en le regardant de bas en haut, que, comme un donjon, il va finir par une terrasse ; mais, entre les créneaux, s’élève un grand toit pointu couvert d’ardoises et percé de fenêtres. Aux deux coins de la façade principale, sur le Haupt-Markt (ce n’est pas cette façade qu’a représentée, la trouvant sans doute trop connue, l’habile artiste, M. Stroobant, dont nous reproduisons ici les dessins), se dresse un chevalier la lance au pied. Ce qui frappe aussi tout d’abord les yeux, c’est l’inscription, en grandes lettres noires, qui se lit sur cette même façade :

Ante Romam Treviris stetit annis mille trecentis.
Perstet, et æterna pace fruatur ! Amen !

« Trèves s’éleva mille trois cents ans avant Rome. Puisse-t-elle durer, et jouir d’une éternelle paix ! Amen ! »

Ainsi, une des premières choses qui frappent ici les yeux de l’étranger, c’est ce distique barbare, dont l’auteur inconnu traite avec tant de sans-façon les règles de la quantité latine, c’est cette naïve forfanterie du patriotisme local. À en croire l’interprète anonyme de la croyance populaire, Trèves serait de treize siècles plus vieille que Rome. On ajoute même que la fondation de Trèves serait due à un certain Trebeta, fils de Ninus et de Sémiramis. Metz, sa voisine sur la Moselle, est plus modeste ; elle se contente de remonter à la guerre de Troie et de se donner pour premier auteur un compagnon d’Énee ; il lui suffit de se dire contemporaine de Rome. Quelque fantastique que puisse paraître toute cette chronologie, les traditions relatives à l’ancienneté de Trèves jouissaient au moyen âge d’un grand crédit dans toute la vallée du Rhin. Ce qui le prouve, c’est que nous les voyons acceptées par ceux-là mêmes dont la vanité aurait eu intérêt à les contester. On lit sur la tour de la grosse horloge de Soleure, en Suisse, ces deux vers, qui ne valent guère mieux que ceux de Trèves :

In Celtis nihil est Soloduro antiquius, unis
    Exceptis Treviris, quorum ego dicta soror.

Chez les Celtes rien de plus ancien que Soleure, à l’exception de la seule Trèves dont on me dit la sœur. »

Ce qui est certain, c’est que les Trévires appartenaient à la branche kymrique de la race gauloise ; sous un nom qui s’est conservé, avec une légère altération, jusqu’à nos jours (Trèves en français, Trier en allemand) la tribu kymrique qui s’était établie sur la Basse-Moselle jouissait déjà d’une grande réputation de richesse et de puissance au moment où Jules César attaqua la Gaule chevelue. Les Trévires formaient comme l’avant-garde de la famille celtique, au nord-est de la Gaule belgique, sur la rive gauche de ce grand fleuve souverain que la nature semble avoir destiné à servir de frontière entre les empires ; leurs habitudes militaires et leur ardeur belliqueuse s’entretenaient dans une lutte incessante contre les Germains. Aussi accueillirent-ils d’abord comme un allié, comme un libérateur, César, le vainqueur des Helvètes et des bandes Suèves d’Arioviste. Au bout de quelque temps, ils s’aperçurent que le protecteur devenait maître, et s’associèrent au soulèvement qui éclata pendant l’hiver de l’an 54 avant notre ère. Un de leurs chefs, Indutiomar, qui avait des premiers signalé le danger et conseillé la résistance, tomba glorieusement, les armes à la main, après avoir manqué détruire le corps d’armée de Labiénus. Celui-ci, dans la dernière année de la guerre, obtint sans peine la soumission définitive des Trévires qui, sous Auguste, furent rangés parmi les peuples libres (civitates liberæ), c’est-à-dire qu’ils obtinrent de garder leurs usages et leurs lois sous la condition de payer un tribut et de fournir un corps d’auxiliaires. Leur capitale, dont il est fait alors mention pour la première fois dans l’histoire, prit le nom d’Augusta, Trevirorum.

Les Trévires avaient heureusement choisi l’emplacement de leur cité principale, de leur ville du milieu, comme on disait chez les Gaulois. Elle s’était élevée à peu près au centre de leur territoire, à égale distance environ du Rhin, frontière de la Germanie, et de Divodurum, aujourd’hui Metz, capitale des Médiomatrikes. Elle était assise sur la rive droite de la Moselle, un peu au-dessous de l’endroit où la Sarre, en y versant ses eaux, la rend plus aisément navigable en toute saison. Autour du point où durent se grouper les premières habitations, tandis que les collines de la rive gauche serrent de près le cours du fleuve, celles de la rive droite s’écartent et décrivent un vaste cercle ; la ville naissante devait donc être libre de se répandre dans la plaine autant qu’elle le voudrait et de s’entourer de spacieux faubourgs. De fertiles terres d’alluvion, propres à la culture de toutes les céréales, forment le fond de la vallée de la Moselle et de celles de ses affluents, partout où elles présentent quelque largeur ; les pentes des coteaux sont merveilleusement propres à la culture de la vigne, qui commençait à s’introduire dans la Gaule belgique vers le temps de la conquête.

Trèves, que vingt ou vingt-cinq heures de marche, à travers un pays montagneux et boisé, séparaient du Rhin, limite de la Germanie, s’agrandit et se développa rapidement sous la domination romaine. Capitale de la Gaule belgique, une des trois nouvelles provinces établies par Auguste, elle servait de résidence au gouverneur (légatus Augusti pro prætore) que nommait l’empereur. Les Trévires fournissaient aux armées qui gardaient la frontière du Rhin des corps de cavalerie (alæ) que l’on trouve mentionnés sur les inscriptions comme dans les récits des historiens, et qui se distinguèrent souvent dans la guerre de Germanie. Ici, comme dans la Gaule méridionale et dans la Gaule asiatique, la fusion entre les vainqueurs et les vaincus se fit avec une singulière rapidité. Tous ceux qui avaient quelque fortune voulurent, pour l’augmenter, entrer en relation avec les nouveaux venus, et, pour en mieux jouir, se mettre à leur école et s’initier à leurs arts. Il y eut donc redoublement d’activité et surexcitation de toutes les forces. La hache fit de très-grandes trouées dans les bois, la culture s’étendit et se perfectionna. Les chaussées que les ingénieurs romains conduisaient à travers marécages et forêts, les ponts qu’ils jetaient sur les rivières, permirent d’amener plus facilement à la ville les produits des vergers et des champs. Les débouchés ne manquaient pas aux producteurs. Sous Auguste et Tibère, Rome, pour que ses sujets et ses colons pussent habiter en sûreté la rive gauche du Rhin, travaillait à s’emparer de la rive droite ; sur cette étroite et longue bande de terrain dont on fit la double province de Germanie se trouvaient groupés, en moyenne, près de cinquante mille légionnaires, à peu près autant de soldats auxiliaires, avec des fonctionnaires de toute sorte, et des marchands, accoutumés à suivre les armées et à spéculer sur les besoins, les goûts et les vices du légionnaire. Il y avait donc là tout un peuple, toute une société nouvelle à pourvoir et à nourrir. Bientôt reliée au centre de l’empire par une grande voie qui allait aboutir à la riche capitale des Rêmes, Durocortorum, aujourd’hui Reims, Trèves était admirablement placée pour servir d’entrepôt.

Cependant quelques âmes conservaient encore, au milieu de ce développement de la richesse et du bien-être, le souvenir et le regret de l’ancienne liberté, et nulle part ces pensées d’affranchissement et ces dispositions n’étaient mieux justifiées que chez les Trévires ; les Trévires étaient alors, Tacite le dit expressément, la population la plus belliqueuse de la Gaule. En l’an 21 de notre ère, un noble Trévire, Julius Florus, conspira avec un des personnages principaux des Éduens, Julius Sacrovir, pour délivrer la Gaule des Romains. Mais il était déjà trop tard. Dès que la rébellion osa montrer la tête, elle fut écrasée chez les Trévires comme chez les Éduens. Malgré ce triste dénoûment, les projets de Julius Florus et de son associé furent repris, cinquante ans plus tard, par d’autres Trévires, Classicus et Julius Tutor. C’était pendant que durait l’ébranlement profond causé dans tout l’empire par la mort de Néron. Galba ôta aux Trévires, qui avaient aidé à écraser Vindex, leurs priviléges et leur liberté pour les réduire au rang de sujets provinciaux ; peu de temps après, Vitellius emmena en Italie l’élite des troupes qui défendaient les bords du Rhin. Il avait à peine franchi les Alpes que, sur ces frontières dégarnies, éclatait l’insurrection des Bataves, dirigée par Civilis, barbare d’un hardi génie. Il serait trop long de raconter comment les Trévires, après avoir d’abord essayé de couvrir l’empire, se trouvèrent peu à peu entraînés dans la révolte, et comment des légions romaines, se sentant serrées entre les Germains et les Belges, en vinrent à prêter serment à l’empire des Gaules, devant Classicus, assis sur son tribunal au milieu du camp, en costume de général romain.

Ce qui perdit la Gaule, sous Vespasien comme sous Jules César, ce furent ses divisions intestines. La guerre civile y éclata ; l’habile et sage Vespasien n’eut qu’à envoyer en Gaule un des meilleurs généraux que Rome possédât alors, Céréalis, et, après que les députés des différents peuples gaulois, convoqués à Durocortorum, eurent vainement essayé de se concerter pour organiser l’empire gaulois, la débâcle commença ; quelques jours après, Céréalis était avec ses légions devant les murs de Trèves, que l’on essaya à peine de défendre. Les soldats romains demandaient à grands cris l’ordre de piller et d’incendier la cité rebelle, la patrie de Classicus et de Tutor, la prétendue Rome gauloise ; il fallut, pour les contenir, toute la prudence et toute la vigueur du général. Ce fut la dernière protestation armée de l’indépendance gauloise.

Pendant tout le cours du second siècle, nous n’entendons plus parler de Trèves ; mais au troisième nous la voyons prendre le rôle d’une de ces capitales secondaires qui, dans les deux derniers siècles de l’empire, se partageraient les empereurs et remplaceraient Rome, trop entêtée de son passé, trop éloignée aussi des frontières menacées. Après la réorganisation, ou plutôt la désorganisation de l’empire romain par Dioclétien, un des Césars, Constance-Chlore, établit sa cour à Trèves, et il fut imité plus tard par son fils Constantin, tant que celui-ci resta en Occident ; Maximien y avait déjà séjourné avant Constance-Chlore. Trèves était devenue alors la cité la plus populeuse de la Gaule, la vraie
Vue intérieure de l’hôtel de la Maison rouge, à Trèves. — Dessin de Stroobant.
capitale. Constantin y éleva de somptueux édifices, que le rhéteur Eumène a célébrés en termes magnifiques et dont je venais chercher et mesurer les restes, un cirque, une basilique, un forum, un prétoire.

Cette ville qui se passionnait si fort, comme nous l’apprend Salvien, pour les cruels spectacles de l’amphithéâtre, était pourtant déjà pleine de chrétiens. C’est à la légende qu’appartient la prédication de saint


Ruines dites des Bains romains. — Dessin de Stroobant.

Euchaire, qui aurait été envoyé chez les Trèves par saint

Pierre lui-même pour leur prêcher l’Évangile ; mais, ce qui est certain, c’est qu’Agritius, évêque de Trèves, qui assista, en cette qualité, au concile d’Arles, en 314, avait déjà eu trois prédécesseurs. Quarante ans plus tard, à propos des luttes de l’arianisme, saint Paulin, évêque de Trèves, est exilé en Orient par Constance, tandis qu’un caprice de la même tyrannie forçait Athanase, le célèbre patriarche d’Alexandrie, à habiter Trèves pendant plusieurs années.

Un peu plus tard, c’est saint Jérôme que son père envoie à Trèves comme attaché à la personne du préfet du prétoire auquel était confié le diocèse des Gaules.

Trèves est mentionnée parmi les villes qui, dans l’hiver de 355, auraient été forcées par les Francs et les Alamans. Ce désastre fut réparé par Julien, qui préféra d’ailleurs à Trèves, comme séjour d’hiver, « sa chère Lutèce, » où il trouvait un climat plus doux. Après lui, Valentinien revint s’établir à Trèves, où résida aussi son fils et successeur Gratien, l’élève d’Ausone. Celui-ci, rhéteur et poëte renommé, appelé de Bordeaux à Trèves par l’empereur, a chanté dans un poëme qui est une de ses moins mauvaises productions, la Moselle et ses rives. Trèves possédait alors un hôtel des monnaies, un gynecium, fabrique où des femmes étaient employées à filer de la laine et à faire du drap pour l’armée, deux fabriques d’armes, une direction générale de l’orfévrerie et des mines. Les écoles de Trèves étaient célèbres. De tous les professeurs de rhétorique des Gaules, le mieux payé, d’après une constitution de Gratien, c’était celui de Trèves.

Cependant la force de l’attaque allait dépasser celle de la résistance. La nouvelle de la mort de Théodose s’était à peine répandue au delà du Danube et du Rhin, qu’Alamans et Francs forçaient la frontière. En 399, Trèves fut surprise et pillée par les Germains. Stilicon fit un moment reculer les envahisseurs ; mais, des 402, la résidence du préfet du prétoire des Gaules est transférée à Arles. Trèves fut saccagée de nouveau en 411, 420 et 440. Après une cinquième destruction, elle ne retrouva un peu de calme que sous la domination des Francs-Ripuaires, qui s’y établirent en 464 ; mais elle se vit préférer comme capitale du royaume d’Austrasie, sous les rois Mérovingiens, Divodurum, qui prit alors son nom moderne de Metz.

Lors du démembrement de l’empire carolingien, Trèves, qui avait d’abord été une des principales cités de la Gaule, puis sa capitale, se trouva détachée du royaume de France et réunie à l’empire germanique ; son archevêque était prince temporel et souverain indépendant, un des sept électeurs reconnus par la bulle d’or. C’est une monotone histoire que celle de la lutte que soutinrent les bourgeois contre leurs archevêques, pour conquérir et défendre leurs franchises municipales ; là comme partout ailleurs sur le continent, vers la fin du seizième siècle, malgré tout le sang versé et toute l’énergie déployée dans ces longs et obscurs combats, la liberté municipale finit par succomber devant le pouvoir absolu.

Pendant les guerres du dix-septième siècle, Trèves, sans cesse prise, évacuée, reprise par les Français, souffrit beaucoup de ces occupations répétées, suivies ou précédées de bombardements et d’incendies. Le dix septième siècle fut pour elle une ère de tranquillité relative, bien qu’elle ait été occupée par nos troupes en 1734 et 1735. Pourtant l’université que la ville avait ouverte en 1474, et qui se maintint jusqu’à la révolution française, ne fut jamais très-florissante.

La prescription des droits historiques de la France sur Trèves fut interrompue, à la fin du siècle dernier, par la conquête républicaine. De 1794 à 1814, Trèves fut le chef-lieu du département de la Sarre et d’une division militaire. La domination française fit beaucoup pour la viabilité de l’ancien électorat et pour la conservation des monuments ; c’est à l’empereur Napoléon que l’on doit et la première restauration du dôme et l’ouverture des routes de Trèves à Metz, à Strasbourg et à Liége. Le congrès de Vienne reprit Trèves à la France, supprima l’électorat, et en donna à la Prusse la capitale et le territoire.


II

C’était là les souvenirs que je repassais dans ma mémoire et que je cherchais à préciser en relisant des notes prises à l’avance, au moment où une large rue m’amenait en face de la plus belle ruine de Trèves ; ce n’est qu’en ayant toute cette histoire présente à la pensée que je pouvais espérer m’orienter au milieu de débris qui datent d’époques très-différentes et sur l’origine desquels se taisent presque toujours les documents écrits. Le monument dont je commençai par faire le tour dans tous les sens et qui m’occupa pendant toute la journée, est désigné dans les documents du moyen âge, sous les noms de porte de Siméon porte de Mars, et surtout porte Noire (porta nigra). On a beaucoup discuté, on discute encore sur l’âge et sur la destination de cet édifice. La vanité des archéologues trévirois avait commencé par y chercher un ouvrage celtique ou étrusque, rêveries qui ne sont pas dignes d’une réfutation. Dans des travaux postérieurs et qui méritent plus d’attention, on a attribué cette construction tantôt à Constantin, tantôt à Gratien. C’est cet avis qu’adoptait, il y a quelques années, M. de Saulcy, dans le récit d’une excursion jadis faite à Trèves avec M. Mérimée. D’autres enfin sont descendus jusqu’à la domination franque. Une curieuse et savante étude présentée à l’Académie de Berlin par un des premiers épigraphistes de l’Allemagne, M. Émile Hübner, l’élève et aujourd’hui le collaborateur de M. Mommsen, vient, sinon de lever toutes les difficultés, au moins de trancher, pour beaucoup d’esprits non prévenus, la question principale.

La porte Noire, dont j’aurais voulu donner le plan à côté de la vue pittoresque due à l’habile crayon de M. Stroobant, est une construction rectangulaire, dont une sorte de cour occupe le centre. Il y a donc deux façades, l’une tournée vers l’ouest ou l’intérieur de la ville, l’autre qui regarde l’est, c’est-à-dire le Rhin et l’Allemagne. Ces deux façades sont percées chacune de deux larges passages voûtés qui se correspondent de l’un à l’autre. Au-dessus de ces deux spacieuses arches court de part et d’autre un double étage de galeries ;
La porte Noire, à Trèves. — Dessin de Stroobant.
des colonnes doriques adossées séparent des fenêtres en plein cintre. Ce corps central est flanqué de deux tours saillantes, carrées du côté de la ville, semi-circulaires à l’extérieur. Les tours ont ou plutôt elles avaient trois étages. C’est que cet édifice, comme tant d’autres nobles débris de l’antiquité, a été mutilé et transformé au moyen âge. L’évêque Poppo ramena de terre sainte, en 1028, un anachorète, nommé Sciméon, qui s’établit au sommet de la porte Noire et y passa tout le reste de sa vie. Cet émule de saint Siméon Stylite se fit ainsi une telle réputation de sainteté qu’après sa mort on le canonisa, et on convertit en une église, qui lui fut consacrée, le bâtiment où il avait mené une vie si méritoire. En conséquence, une abside semi-circulaire dut être ajoutée à l’une des deux extrémités. Cette église, qui en formait trois l’une
Intérieur du cloître de la cathédrale de Trèves. — Dessin de Stroobant.
au-dessus de l’autre, servit au culte jusqu’à la fin du siècle dernier. Transformée en arsenal et en magasin pendant la domination française, elle est aujourd’hui un musée ; on y a réuni des antiquités romaines et du moyen âge trouvées sur divers points de la ville et de son territoire. C’est le gouvernement prussien qui, reprenant une pensée de l’empereur Napoléon, l’a rétablie autant que possible telle qu’elle était avant que le


Intérieur de la cathédrale de Trèves. — Dessin de Stroobant.

destination n’en fût changée ; seulement il a laissé subsister

l’abside romane, et il n’a pas restauré celle des tours dont l’étage supérieur avait été abattu pour donner à l’ensemble l’apparence d’une église.

Personne ne doute plus guère maintenant que la porte Noire ne soit bien une porte de ville. L’étude du monument confirme, en ce point, la tradition. Ce sont ces deux passages voûtés qui se répètent sur les deux façades : ce sont, du côté de la campagne, ces tours saillantes et semi-circulaires, ces deux propugnacula, appendice presque nécessaire de toute porte romaine, disposition que l’on retrouve, dans des constructions analogues, à Pérouse, à Vérone, à Barcelone et dans plusieurs autres villes. C’est la cour qui sépare les deux faces du bâtiment, avec les fenêtres qui s’ouvrent dans chacune d’elles ; du poste élevé qu’ils occupaient, les défenseurs de la place accablaient de traits l’ennemi qui s’approchait des murs. Celui-ci avait-il forcé la première porte, on pouvait encore l’écraser sous une grêle de projectiles dans cet espace étroit où il était forcé de s’engager. On a signalé la même disposition dans deux édifices dont la destination ne fait pas l’objet d’un doute, les portes romaines d’Autun et d’Aoste ; la différence n’est guère que dans les détails de l’architecture et dans les proportions. Ici, comme à Aoste, on reconnaît la place de la herse mobile, dont l’emploi fut adopté par notre architecture du moyen âge. L’ancien mur, on ne peut en douter, venait se rattacher des deux côtés à la porte Noire ; c’était donc bien là, au milieu de la face la plus exposée de l’enceinte, du côté de la Germanie une sorte de forteresse capable de contenir une garnison nombreuse et d’opposer une longue et vigoureuse résistance. Des planchers de bois, aujourd’hui détruits, séparaient les différents étages et formaient ainsi de vastes salles qui pouvaient renfermer, outre les défenseurs de la forteresse, de grands dépôts de provisions et d’armes de toute espèce.

Il reste à déterminer l’époque où fut construit l’édifice. Les matériaux employés fournissent une première indication. Le monument est tout entier bâti en gros blocs de grès, dont la couleur sombre a valu à ce monument son surnom populaire. Beaucoup de ces blocs ont de deux à trois mètres de long. Tous sont assemblés sans ciment, au moyen de crampons de fer, dont la plupart ont disparu ; on en montre pourtant encore quelques-uns dans l’intérieur de la porte Noire. C’est là un appareil qui ressemble fort à celui du pont romain de la Moselle, le seul pont que possède encore aujourd’hui la ville de Trèves ; jusqu’à la fin du dix-septième siècle, ce pont était resté intact, construit tout entier, pile et arches, en gros blocs de basalte appareillés sans ciment. Un mot de Tacite nous montre qu’il existait déjà en l’an 70 de notre ère, et qu’il reliait alors la ville à de grands faubourgs situés sur la rive gauche. Les Français l’ont fait sauter en 1689 ; il n’en resta que les piles ; encore deux de ces piles furent-elles entièrement détruites. Celles-ci furent refaites, ainsi que toutes les arches, vers 1720 ; mais on n’a pas pris de basalte, « pour éviter, dit un historien de Trèves, la forte dépense de la taille et du transport. » Les Romains, tant que leur génie garda sa virilité, regardaient moins à la peine et aux frais ; il semble qu’ils aient voulu toujours construire pour l’éternité.

En revanche, ce grand appareil n’est plus celui qu’aimaient à employer les architectes des quatrième et cinquième siècles de notre ère. Ne préférait-on pas alors le petit appareil, des moellons noyés dans un bain épais de mortier, et reliés de place en place par des cordons de briques ?

M. Hübner a signalé le premier un autre ordre d’indices qui conduisent aussi à reporter au premier siècle de notre ère la construction de la porte Noire ; je veux parler des caractères qui se lisent encore très-distinctement gravés sur une des faces d’un très-grand nombre des blocs de grès. Ces caractères forment des groupes de deux, trois ou même quatre lettres qui ne sont que des abréviations de noms propres. Je citerai AGE, MAR, MAG, AIVL, SEC, COM, CROBI, CAM. D’autres exemples analogues, ainsi les noms écrits en entier ou en abrégé que M. Hübner a lus sur les blocs de travertin du Colisée, conduisent à penser qu’on a là des espèces de marques de fabrique. Les lettres se trouvant ici souvent renversées la tête en bas, on peut en conclure que c’est sur les chantiers que les pierres ont reçu ces empreintes. Il est donc probable que nous devons chercher dans ces groupes les noms, les marques des différents entrepreneurs appelés à concourir aux travaux. Ce qui est certain, c’est que la forme de ces lettres, contemporaines de l’érection de l’édifice, nous fait songer aussitôt à une époque très-voisine de la fin de la république. Plusieurs des lettres que nous fournissent ces marques ont encore une physionomie archaïque, et toutes se rapprochent plutôt de ces formes rondes et carrées qui dominent vers la fin du premier siècle que de ces formes allongées et grêles qui commencent à se rencontrer vers l’époque de Trajan. Quant à croire ces caractères contemporains de Constantin ou de Gallien, on ne peut y penser un instant. Pour faire descendre jusqu’au quatrième siècle la construction de la porte Noire, il faudrait admettre une hypothèse qui ne présente guère de vraisemblance : il faudrait prétendre que l’architecte de ce monument aurait employé des matériaux préparés deux siècles plus tôt pour quelque autre édifice de la Trèves primitive.

L’esthétique s’accorde d’ailleurs ici avec l’archéologie et la paléographie pour nous conduire à reporter bien plus loin qu’on ne le fait ordinairement la construction de la porte Noire. Dans l’ordonnance de l’ensemble, dans la sévérité des lignes et la fermeté des profils, dans ces fenêtres cintrées que séparent des colonnes adossées, on retrouve quelque chose du théâtre de Marcellus et de plusieurs autres monuments de cette grande époque. C’est le même esprit, le même principe, comme on dit en terme d’atelier, mais avec une exécution moins fine et moins soignée. C’était ici, qu’on ne l’oublie pas, une forteresse, non un ouvrage de luxe, et Trèves n’était pas Rome.

On peut faire, dans cette recherche, un pas de plus à l’aide d’un mot de Tacite : « Les légions, nous dit-il, en racontant la guerre de l’an 70, viennent camper, sans changer de route, sous les murs de Trèves. » Trèves était donc déjà entourée d’une enceinte fortifiée, et il est probable que la porte Noire faisait déjà partie de cette enceinte. En effet, cet édifice ne paraît avoir jamais porté d’inscription ; si, à une époque postérieure, il avait été ajouté à l’enceinte primitive, une inscription, tout le fait présumer, aurait rappelé le nom du prince sous lequel aurait été exécuté un si grand ouvrage. Si au contraire ce monument appartient à un travail d’ensemble, exécuté en une seule fois lors de l’établissement de la colonie, on comprend qu’aucune inscription spéciale n’ait été jugée nécessaire pour indiquer l’époque de la construction. M. Hübner croit, à divers indices, que Trèves serait devenue colonie à peu près vers l’époque où était fondée la Colonia Aggrippina (Cologne), c’est-à-dire sous Claude, vers 40 après Jésus-Christ. On s’expliquerait ainsi une particularité qu’il importe de remarquer. À la porte Noire, sur bien des points, le ravalement n’a pas été terminé ; beaucoup de chapiteaux n’ont été que dégrossis. C’est que les désordres qui suivirent la mort de Néron auraient fait suspendre les travaux ; interrompus par la révolte des Trévirois, ils n’auraient jamais, depuis lors, été repris.

La porte Noire est le plus imposant des monuments antiques de Trèves par sa masse et la noblesse de son style ; c’est celui qui témoigne le mieux, pour qui n’aurait point vu l’Italie, de la puissance et de la grandeur romaine. Les autres ruines de Trèves nous font descendre au troisième siècle ; elles datent du temps où Trèves était la résidence des empereurs, et pourtant qu’elles sont moins belles et moins intéressantes ! C’est que les temps sont bien changés ; l’architecte, comme s’il sentait qu’il ne peut plus compter sur le lendemain, n’emploie plus que les matières qui sont d’une mise en œuvre facile et rapide, telles que la brique. Il la cache, il est vrai, sous des peintures à fresque et des revêtements de marbre ou de stuc ; mais une fois ces revêtements abattus par le temps, que reste-t-il d’une construction en briques, sinon des masses énormes et confuses, sans contours arrêtés ? La brique, d’ailleurs, par sa nature même, se prête difficilement à recevoir des moulures en saillie ; partout où elle est seule employée, l’œil est exposé à rencontrer souvent de grandes surfaces verticales, plates et froides.

Tel a dû toujours être le défaut de la basilique, grand édifice rectangulaire terminé par une abside, et construit tout entier en brique. Ce monument, où on a voulu chercher aussi un palais, un bain, un théâtre, un hippodrome, paraît bien mériter le nom sous lequel il est généralement connu à Trèves, celui de basilique de Constantin. Ce serait, selon toute apparence, cette demeure de la justice, sedes justitiæ, dont parle avec admiration le rhéteur Eumène. Quoique décorés extérieurement de peintures, ces grands murs unis, percés de deux rangs de fenêtres encadrées entre d’assez lourds contre-forts, ne durent jamais flatter beaucoup le regard.

Intérieurement, l’effet devait être plus heureux, autant que l’on en peut juger par les basiliques de Rome et par la restauration, maintenant achevée, qu’a fait entreprendre le gouvernement prussien. L’ancien tribunal sert aujourd’hui d’église luthérienne. Ce qui a manqué pour que l’édifice retrouvât sa première splendeur, ce sont les matériaux précieux, dont l’emploi aurait été trop dispendieux. À cela près, la restauration paraît avoir été bien entendue. Une charpente apparente, peinte d’un ton de chêne, supporte la toiture. L’œil, que rien n’arrête dans cette vaste salle, atteint tout d’abord la spacieuse abside, autour de laquelle s’arrondit une demi-coupole. Cette abside est élevée sur plusieurs degrés ; l’autel en marque le milieu.

Sous le nom de Palatium trevirense, cet édifice avait été, sous les Francs, la résidence du gouverneur ou du roi. Plus tard, ce sont les archevêques qui s’y établissent et s’y fortifient, à l’abri de ces épaisses murailles romaines. Plus tard, quand les temps furent plus tranquilles, ils abattent, pour se mettre plus à l’aise, la muraille orientale. Malgré les grands travaux exécutés par la Prusse, la basilique, aujourd’hui même, n’est pas encore complétement détachée des lourdes constructions où l’avaient englobée les électeurs.

On a pris, disions-nous plus haut, la basilique pour un bain. Ce qui a causé cette méprise, c’est un fait réel, mais d’abord mal expliqué. Au pied et en dehors du mur occidental, on a trouvé un grand fourneau d’où partaient des conduits se dirigeant vers l’intérieur de l’édifice. Après réflexion, on a reconnu qu’à ce détail près l’édifice ne présentait aucune des dispositions qui conviennent à des thermes. On a donc vu là un simple calorifère destiné à chauffer, l’hiver, la haute et large salle où juges, plaideurs et curieux avaient souvent à rester immobiles pendant de longues heures. Pénétrant dans l’épaisseur des murs, courant sous le dallage, des tuyaux d’argile versaient, par de nombreuses bouches, l’air chaud dans la vaste nef. C’est d’hier seulement que nous avons commencé à chauffer nos églises, nos tribunaux, tous nos grands édifices publics : à vrai dire, nous avons bien moins inventé que nous n’aimons à nous le figurer et à le dire.

Un de ces secrets d’autrefois que nous venons de retrouver, c’est l’usage des bains chauds, qui commence à peine maintenant enfin à pénétrer dans les classes inférieures de la population. Chez les anciens au contraire, à l’époque romaine surtout, grands et petits, riches et pauvres, ont également l’usage et le goût de ces salutaires ablutions. On a généralement cru reconnaître les bains publics de Trèves dans un édifice, tout entier construit en briques, auquel s’appuyait l’angle sud-est des fortifications. Il y a peu d’années, ces ruines étaient tellement enfouies, que les fenêtres du premier étage formaient l’une des entrées de la ville ; c’était ce que l’on appelait la porte Blanche, la couleur des briques étant plus chaude et plus gaie que celle du sombre grès de la porte Noire. Le gouvernement prussien a fait déblayer ces ruines, et les fouilles se prolongent encore sur un terrain voisin qu’il a récemment acquis. Jusqu’à ce que l’on ait dégagé tout le périmètre de ce monument et que l’on en ait dressé un plan exact, l’opinion de Wyttenbach, qui a le premier parlé de thermes, me paraît la plus vraisemblable. L’étendue considérable que paraît avoir occupée cet édifice est déjà une première présomption ; on sait quel espace couvraient à Rome les thermes de Caracalla ou ceux de Dioclétien. L’aspect général rappelle aussi celui de ces ruines célèbres : ce sont de grandes salles avec des absides demi-circulaires, ce sont des souterrains soigneusement voûtés, où conduisent de nombreux escaliers. Il semble que l’on distingue aussi l’emplacement de larges bassins, de piscines placées au centre des plus vastes pièces. Il y a certainement, près de l’entrée actuelle et de la maison du gardien, les restes d’un énorme fourneau.

Un édifice qui ne se prête point aux mêmes incertitudes, c’est l’ancien amphithéâtre, situé à cinq cents pas des thermes, à l’entrée de l’Olewigthal. Comme celui de Cyzique, en Asie Mineure, cet édifice a été en grande partie taillé dans le tuf d’une colline. Les gradins ont complétement disparu : pendant le moyen âge, l’amphithéâtre servait de carrière. Il ne subsiste aujourd’hui que l’arène avec son dallage et la rigole qui règne tout à l’entour, le podium, fait de pierre de taille
Mustert. — Dessin de Stroobant.
de petite dimension, soigneusement appareillée avec du ciment, l’entrée de quelques caveaux s’ouvrant dans le mur du podium, enfin les deux grandes allées qui avaient été creusées dans la colline pour que, du nord et du sud, chars, chevaux, bêtes féroces et gens pussent entrer de plain-pied dans l’arène.

C’est à cet amphithéâtre que se rattachent les derniers souvenirs de la Trèves romaine ; dans le cours du cinquième siècle, c’est sur ces gradins, qui pouvaient contenir environ soixante mille personnes, que les habitants de la malheureuse Trèves venaient se presser entre deux catastrophes, pour chercher dans les fiévreuses émotions de ces cruels spectacles quelques heures d’insouciance et d’oubli. C’est cette passion, c’est ce délire qui inspire à Salvien, un prêtre de Cologne qui a étudié et vécu à Trèves, cette éloquente et pathétique apostrophe : « Vous désirez des jeux publics, habitants de Trèves ; après le sang, après les supplices, vous demandez des théâtres, vous réclamez du prince un cirque ; mais pour qui ? pour une ville épuisée et perdue, pour un peuple captif et ravagé, qui a péri ou qui pleure ! »

C’est encore un édifice romain, le palais, dit-on, de l’impératrice Hélène, mère de Constantin, qui forme la partie centrale, le noyau du Dom de Trèves, la plus ancienne cathédrale de l’Allemagne. Il est difficile à première vue de reconnaître la construction primitive sous toutes les additions, sous tous les changements postérieurs. Consacrée à saint Pierre par l’évêque Agritius, vers le commencement du quatrième siècle, elle subit déjà une première restauration au sixième siècle, par les soins d’un archevêque, Nicetius, qui demande par lettre à Justinien des ouvriers et qui les obtient. L’église est brûlée, après Charlemagne, par les Normands, et reste quelque temps abandonnée ; puis elle est rétablie et agrandie en 1019, et encore remaniée au treizième siècle. Les réparations exécutées en 1717 et 1810, à la suite d’incendies, n’ont pas pu ne point faire chacune disparaître quelques parties de l’ancienne construction. Aussi éprouve-t-on quelque perplexité quand on se trouve au milieu de l’édifice actuel, au centre de cette croix qui se compose d’une triple nef et d’un double chœur. Si l’on veut sortir d’embarras et apprendre par quelle série d’altérations l’église est devenue le monument complexe et bizarre que l’on vient de visiter, il faut tâcher de se faire présenter au chanoine Wilmosky, et d’avoir le plaisir de parcourir avec lui la cathédrale.


Berncastel. — Dessin de Stroobant.

Je ne sais ce qui a conduit M. le chanoine Wilmosky à commencer ses études sur l’ancienne Trèves ; mais personne ne connaît comme lui ce que cache ce terrain tout formé de la poussière du passé, et où le sol romain se trouve, dans certains quartiers de la ville, à quinze pieds au-dessous du sol actuel. Il ne s’est pas, depuis une vingtaine d’années, trouvé à Trèves un fragment antique, découvert les soubassements d’un édifice, les restes d’une maison, que M. Wilmosky n’ait aussitôt examiné, décrit, dessiné d’un habile et fidèle crayon, ce débris de la cité romaine. Mais ce qu’il possède surtout admirablement, c’est l’histoire architecturale du Dom. Il a dirigé, comme architecte, la dernière restauration, qui a duré dix ans, et qui a été terminée en 1844. Pendant tout ce temps, il a fouillé le sol de la cathédrale, il en a interrogé les murs et sondé les énormes piliers ; il a pu déterminer ainsi à quel siècle appartenait chaque partie de l’édifice et distinguer, dans ces massifs épais, les contours et l’étendue de la basilique primitive. Seul, M. Wilmosky sait où commence et où finit l’antique construction, et il lui déplaît de découvrir aux profanes ce qu’il a eu tant de peine à trouver ; mais qu’il reconnaisse en vous un frère en archéologie, qui admirera, au lieu d’en sourire, une si sincère passion, il vous fera les honneurs de sa cathédrale et de ses beaux et fidèles dessins ; vous y trouverez toutes ces parties de l’église d’Agritius que la marche des travaux a mises à jour pour un temps, et que les exigences de la restauration ont conduit ensuite à recouvrir et à cacher de nouveau.

Le bâtiment converti en église sous Constantin paraît à M. Wilmosky avoir été une basilique : il a retrouvé des restes du tribunal qui en occupait une des extrémités. Cette nef aurait été agrandie quand la destination de l’édifice fut changée. Les travaux terminés, la première cathédrale de Trèves aurait formé une vaste salle carrée où trois grandes portes donnaient accès : intérieurement, les murs étaient revêtus de marbre jusqu’à hauteur d’appui ; au-dessus brillaient des mosaïques ; quelques fragments retrouvés sont d’un goût fort élégant. Le plafond, sans doute peint et doré, était supporté par quatre hautes colonnes de granit, surmontées de chapiteaux en marbre de Paros. On a, dans le charmant cloître roman et devant la porte de la cathédrale, des débris de ces énormes colonnes, qui furent renversées dans la première destruction de l’édifice ; ce qui peut donner quelque idée de l’effet que produisait cette ordonnance, c’est cette grande pièce des thermes de Dioclétien, dont Buonarotti a fait à Rome l’église de Sainte-Marie des Anges.

Il resterait encore beaucoup à dire des monuments de la Trèves romaine ; nous n’avons parlé ni de ceux qui ont disparu depuis un siècle ou deux, comme l’arc de triomphe de Gratien, ni des tours ou propugnacula qui se voient encore, très-bien conservées, dans deux rues de la ville, ni de débris d’aqueducs et de réservoirs que l’on a signalés aux aborda mêmes de Trèves et dans les environs ; nous n’avons rien dit de l’admirable mosaïque découverte à Nennig, village situé dans la vallée de la Sarre, entre Trèves et la frontière française : ornement d’une villa romaine, magnifique demeure de quelque sénateur trévirois, c’est peut-être la plus belle mosaïque qui ait été trouvée de ce côté-ci des Alpes. Le monument d’Igel, obélisque à quatre pans, haut de vingt-six mètres et tout couvert d’inscriptions et de sculptures assez mal expliquées jusqu’ici, mériterait aussi d’attirer l’attention ; cette singulière construction qui était, il y a soixante-dix ans, mieux conservée qu’aujourd’hui, a vivement frappé Gœthe, comme on peut le voir dans son récit de la campagne de France.


III


Il fallut pourtant, trois jours après notre arrivée, nous décider à quitter Trèves, où nous avions retrouvé quelque chose de nos émotions et de nos impressions de Grèce et d’Italie, en errant parmi les ruines, sous ces belles allées de noyers qui l’entourent d’une ceinture d’ombre et de fraîcheur. La Moselle avait heureusement, cette année-là, assez d’eau, même au mois d’août, pour que le bateau à vapeur de Coblentz pût continuer son service en plein été, non sans craindre sans cesse les bas-fonds et sans talonner souvent sur le sable. On part à cinq heures du matin, et on arrive, quand on n’est pas arrêté en route par quelque anicroche, à la nuit tombante. On ne se plaint d’ailleurs pas des lenteurs et des détours de la route ; moins connues et moins vantées, ces rives de la Moselle sont presque aussi belles que celles du Rhin. Si l’aimable rivière n’a pas l’élan et la fuite rapide du fleuve impétueux et large qui précipite vers la mer les eaux de tant d’affluents ses tributaires, on jouit plus à son aise du coup d’œil et de la variété des points de vue. C’est le cas ou jamais de relire, comme je le fis, assis sur le pont du bateau, le poëme de la Moselle, dans l’excellente édition qu’en a donnée Boecking, le savant éditeur de la Notitia dignitarum utriusque imperii ; enfant de la vallée de la Moselle, il a voulu donner un souvenir à son pays natal et lui rendre hommage en publiant ce qu’on peut appeler le chef-d’œuvre d’Ausone, dans un texte soigneusement revu et avec d’excellentes notes où son érudition, ailleurs intempérante et pédantesque, a su se contenir et se borner. On connaît l’apostrophe du poëte à la Moselle : « Salut, fleuve qui arroses des campagnes dont on vante la fertilité et la belle culture, fleuve dont les bords sont ou plantés de vignes aux grappes parfumées, ou parés de fraîches et vertes prairies. »

Le poëte peint ailleurs « les faîtes des villas qui s’élèvent sur les collines suspendues au-dessus de la rivière » :

Culmina villarum pendentibus edita rivis.

C’était au moment où le bateau s’apprêtait à partir, que cette ligne me tombait sous les yeux, pendant que mes doigts distraits feuilletaient le petit volume, compagnon de ma route, et j’avais alors en face de moi la Maison-Blanche, charmante résidence d’été qui appartient au prince héréditaire de Hollande, gouverneur du Luxembourg. La gracieuse demeure couronne la falaise qui, de la rive gauche, regarde Trèves, ses clochers et ses ruines ; elle brille parmi les arbres, au sommet d’une côte où de place en place le grès affleure et fait saillie ; ces sombres rocs, ces larges taches d’un rouge foncé font ressortir la joyeuse verdure des gazons, des taillis et des vignobles qui tapissent les pentes. En bas coule paisiblement la charmante rivière, qui laisse monter vers les habitants de la colline son vague et doux murmure.

Comme le bateau nous emportait vers Neumagen, le Noviomagus des Romains, où Ausone, venu de la vallée de la Nahe, par la montagne, aperçut pour la première fois la rivière qu’il a chantée, j’admirais combien sont justes, et pour cette fois inspirés par la nature même, les vers où le poëte célèbre la limpidité de cette Moselle « qui n’a pas de secrets, secreti nihil amnis habens, » les images du ciel et de la terre qu’elle réfléchit dans son clair et mobile miroir, le gravier où les remous creusent de légers sillons, les grandes herbes qui se tendent sous l’effort du courant et qui livrent au flot leur longue et frémissante chevelure. On trouve encore dans ce poëme, dont les défauts choquent moins et dont les beautés font plus de plaisir quand on le lit ainsi, deux longues descriptions, l’une consacrée aux différentes espèces de poissons que renferme la Moselle et aux plaisirs de la pêche, l’autre qui a pour objet les vendanges et la gaieté bruyante qui les suit. On rencontre partout quelques traits heureux qu’affaiblissent presque aussitôt la prolixité et la recherche : c’est toujours le même effort pour tout peindre par le menu, pour n’omettre aucun détail, pour tout dire et tout rendre, effort qui trahit la décadence et qu’on retrouve dans toutes les littératures vieillies et fatiguées. Ausone termine en comparant la Moselle à sa Garonne natale, « semblable à une mer, » et il finit, comme il avait commencé, par une nouvelle et plus enthousiaste apostrophe à ce fleuve, sur les bords duquel il avait retrouvé une autre patrie : « Salut, mère féconde des fruits de la terre et des vaillants hommes, Moselle ! Tu as, pour parer et illustrer tes rives, une noblesse renommée, une jeunesse exercée à la guerre, une éloquence qui rivalise avec celle que l’on entend aux bords du Latium. »

Cependant, tout en tournant les feuillets du livre, nous jouissions des aimables paysages au milieu desquels la Moselle vous promène, comme pour vous les mieux faire goûter, en de longs et lents détours qui dessinent à chaque instant d’étroites presqu’îles dont les crêtes dominent le fleuve à droite et à gauche. Après une assez longue navigation, on se retrouve souvent à la même distance d’une colline ou d’un clocher que l’on avait déjà remarqués ; parfois même on est fort étonné de s’en être éloigné dans la direction opposée à celle que l’on devrait suivre. Tout autour de Pisport, le Pisonis portus des Romains, et de Müstert, les pentes inférieures des coteaux portent des vignobles qui produisent l’un des vins les plus estimés de la Moselle ; notre gravure (voy. p. 220) reproduit fidèlement l’aspect sévère de l’Ohligsberg et du Neuberg, dominant de vertes rives et de riants villages comme Müstert, Reinsport, Nieder-Emmel, Minheim. Plus loin, on arrive à Berncastel, pittoresque petite ville, au-dessus de laquelle s’élèvent les ruines d’un vieux château (Beronis castellum), probablement d’origine romaine, qui a été détruit et rebâti bien des fois. L’excellent vin que l’on récolte à Berncastel s’appelle le Docteur (Doctor) parce que, selon la tradition, il a guéri un chapelain d’une maladie incurable.

Ce chapelain était probablement de l’humeur de l’excellent évêque Hontheim, un des plus anciens historiens de Trèves. Le docte et naïf chroniqueur cite le vieux dicton trévirois : Vinum mosellanum est omni tempore sanum. « Le vin de la Moselle est en tout temps sain. » Puis il le développe en des termes qui font plus d’honneur à son patriotisme qu’à son austérité. « Personne n’ignore, dit-il, l’abondance, la salubrité, la bonté, la force du vin de Moselle ; il y a plaisir à s’en griser, sans que ni le cœur ni la tête en souffrent, sans que l’on ait à craindre de fatigue pour le lendemain. » Ce qui prouve d’ailleurs quelle quantité de vin produisit bientôt, sous les Romains, la vallée de la Moselle, et quel commerce en fit Trèves, c’est l’explication que donne une vieille tradition populaire de l’existence d’un aqueduc ruiné qui semble avoir suivi, à quelques écarts près, la grande voie de Trèves à Cologne. Les savants qui en ont étudié les débris croient qu’il y avait là deux aqueducs, partant d’un réservoir commun placé quelque part sur la ligne de faîte, réservoir où se seraient réunies les eaux du massif de l’Eifel, et qui les aurait versées en partie vers Cologne, en partie vers Trèves. Mais, dans les villages que traversent les restes de ces conduits, on attribue à cet ouvrage une autre destination : les gens de Trèves, raconte-t-on, auraient construit ce canal pour faire passer plus facilement et plus abondamment du vin à leurs amis de Cologne.

Revenons au riche panorama qui se déroule devant nos yeux, et dont, faute d’espace, nous ne saurions signaler tous les détails intéressants. Trarbach, village de 1 500 habitants, est à peu près à mi-chemin entre Coblentz et Trèves et offre, à qui voudrait s’y arrêter un jour ou deux, de charmantes promenades entre lesquelles on n’a que l’embarras du choix ; c’est là une des parties les plus pittoresques de la vallée de la Moselle. Au sud s’ouvrent des vallons latéraux arrosés par d’aimables ruisseaux. Les collines qui les bordent sont couvertes de vignes ou de bois. Les murailles de Trarbach, percées de trois portes et flanquées de vieilles tours, et les ruines de la Græfinburg, qui la dominent, donnent à cette ville un aspect original. En face de Trarbach, sur la rive gauche de la Moselle, se trouvent Traben, et sur la hauteur qui domine le village, les débris du fort Montroyal, que Louis XIV y avait fait construire à grands frais par Vauban (1681) et que le traité de Ryswick l’obligea à faire démolir.

Enkirch est le bourg le plus peuplé que l’on rencontre entre Trèves et Coblentz. Au-dessus d’Alf, se dressent sur une hauteur les ruines de la Marienburg, d’où l’on découvre une vue magnifique sur les sinuosités de la Moselle, ses vignobles, ses forêts et ses vieux châteaux. Après Cochem[illisible], cessent les sinuosités de la Moselle qui coule dès lors jusqu’à Coblentz, sans faire de détours sensibles, dans une même direction, celle du nord-est. Les voyageurs qui ne sont pas pressés par le temps s’arrêtent à Moselkern pour aller visiter le château d’Elz, et à Brodenbach, pour gravir, dans le vallon de l’Ehrenbach, jusqu’aux ruines de l’Ehrenburg, les plus belles, assure-t-on, de toute la vallée de la Moselle ; mais nous nous étions attardés à Trèves, et force nous fut de suivre le bateau jusqu’à Coblentz en face de la fameuse citadelle d’Ehrenbreitstein.

C’est là que nous laisserons le lecteur, après l’avoir ramené sur la route banale que, de juillet à septembre, suivent tous les touristes qui ont décidé d’employer leurs vacances à visiter les bords du Rhin. Puissions-nous lui avoir inspiré le désir de nous imiter, et de faire, comme nous, un crochet par Trèves et la vallée de la Moselle. S’il ne voyage pas uniquement pour s’étourdir de mouvement et de bruit, pour se faire voir et dire à son retour qu’il a visité tel ou tel site à la mode, tel ou tel endroit renommé, s’il sait goûter les paysages aimables et tempérés, la vallée de la Moselle l’enchantera ; elle est toujours aussi verte,
Trarbach. — Dessin de Stroobant.
aussi fraîche, aussi variée d’aspect que du temps où ses beautés naturelles avaient le pouvoir d’inspirer au froid versificateur Ausone quelques vers vraiment poétiques et charmants. Quant aux ruines imposantes de Trèves, elles ne sauraient manquer d’intéresser tous ceux qui aiment l’antiquité, qui comprennent que les livres ne suffisent pas à nous la révéler, que son âme nous parle aussi dans les moindres débris de ses arts, dans tous les monuments de sa vie publique et privée.

G. Perrot.