Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/06

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Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. 443-488).


SIXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES CRIS












SIXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES CRIS


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Cris ou Ayis-Iyiniwok (au sing. Ayis-Iyiniw), « anciens-hommes », doivent leur nom français à l’épithète de Kristowa, par laquelle leurs voisins, les Pieds-Noirs, les désignent. Les Anglais écrivent ce nom Crees. Il ne faut pas les confondre avec les Criks, des Florides, qui sont des Têtes-Plates.

Les Cris sont une fraction de la vaste confédération que Schoolcraft a, je ne sais trop pourquoi, appelée Algique ; mais dont le nom vrai est Hillini, Hilléni, Hèlléni, Hléni, Hlèna, Hléna-bè, Hlèni-Hléna-bè, tous noms qui signifient Hommes.

Les Cris ont été connus successivement sous les noms de Cristinaux, Kristinaux et Killistinos.

On les divise en Cris des bois et en Cris des prairies. De tout temps, ils furent les amis des blancs, qu’ils fussent Anglais ou Français ; aussi comptent-ils un très grand nombre de sang-mêlés dans leurs rangs.

Plus braves et plus belliqueux que les Dènè, leurs voisins du Nord, ils sont aussi plus hospitaliers et plus généreux. Cependant, ils ont déjà trempé leurs mains dans le sang des Européens, notamment en 1884, lors des derniers troubles qui eurent lieu dans la Saskatchewan.

Les Cris des bois habitent la région boisée comprise entre le lac Castor et le lac Athabasca, dans le district de la rivière la Paix ; ils chassent jusqu’au pied des Montagnes-Rocheuses.

Les Cris des prairies chassent entre la rivière Athabasca et la grande rivière la Biche, tributaire de la Saskatchewan du Sud.

Jusqu’ici, ils se sont montrés grands voleurs de chevaux et pilleurs de caravanes ; mais, depuis les traités conclus avec eux, par le Domaine Canadien, ils ont tenté des essais de culture qui ont plus ou moins réussi.

La langue crise est douce, sonore, musicale et très scandée. C’est l’italien du Nord-Ouest.

Les Cris sont adonnés aux pratiques du fétichisme ou otémisme, dont les Maskikiy-Iyiniwok, ou magiciens, sont les prêtres. Aussi s’intitulent-ils Faiseurs de Dieu (Manito-Kasu). Ils célèbrent annuellement une grande fête appelée Mitèwi ou le Travail. Elle se compose de la collation des vertus à leurs powakans ou médecines, de l’initiation des adeptes et d’un repas final, qui se fait avec de la viande de chien. Ils ont aussi une fête du Soleil et des danses adaptées à une multitude de circonstances. Ils vénèrent le Petit homme de la Lune, qu’ils nomment Umitchimo awasis ou l’Enfant de la Bouse.

Leurs traditions ressemblent à celles des Dènè. Ils croient à la métempsychose, aux migrations des âmes, et prêtent un esprit raisonnable à tous les êtres de la création.

J’ignore s’ils sont circoncis.


I

UMITCHIMO-’WASIS

(bouse-enfant)


(Légende du Dieu-Lunaire national des Cris ou Ayis-Iyiniwok.)


Lorsque les Iyiniwok (hommes) ou Ayis Iyiniwok (hommes anciens) demeuraient encore dans l’Île, une vieille femme, qui bûchait du bois, entendit pleurer un petit enfant ; mais elle ne put parvenir à le trouver. Cependant, s’étant remise à bûcher, elle entendit de nouveau crier l’enfant, et se mit à sa recherche. À la fin, elle le trouva au milieu d’un tas de bouse de bison. Elle le recueillit et l’éleva.

C’est à cette particularité que cet enfant dut le nom de Umitchimo awasis (l’Enfant de la Bouse, ou l’Enfant-Bouse), que lui donnèrent les Cris.

Dès que Bouse commença à parler, il dit à ses parents adoptifs :

— Vous me donnerez tous les os à moelle (les tibias des jambes de devant) des rennes[1] que vous tuerez. À ce prix, je serai votre protecteur et je vous pourvoirai de toutes choses.

Les Cris y consentirent, et pendant longtemps ils payèrent à l’Enfant ce tribut. Mais, à la fin, quelques-uns d’entre eux se dirent :

— Cet enfant n’est propre à rien. Il est bien inutile que nous lui donnions ce qu’il nous demande.

Dès que Bouse connut leur détermination ; il dit à la vieille grand’mère qui l’avait adopté :

— Mère, partons de suite. Je t’assure que mes oncles (il désignait ainsi ses parents d’adoption) vont être en proie à la famine, et qu’ils apprendront à m’estimer.

La grand’mère redoutait ce voyage.

— Que crains-tu, grand’mère ? lui dit l’Enfant-Bouse.

Lui voyant tant d’assurance, la vieille eut foi en cet enfant et partit avec lui.

Ils descendirent vers un grand lac, où l’enfant la pria de camper pour y pêcher à l’hameçon. Elle lui obéit, et prit dans ce lac une énorme truite-saumonée[2] ainsi qu’un poisson-homme (brochet).

— Allons, grand’mère, fais du feu et campons ! dit Bouse.

Elle lui obéit encore. Mais, pendant la nuit, l’enfant magique disparut, au grand désespoir de la vieille, qui se désolait de son absence.

Après avoir beaucoup pleuré, elle finit par s’endormir. Pendant son sommeil, Bouse revint avec ses mitaines remplies de langues de rennes.

— Grand’mère, dit-il en lui montrant la tête d’un faon de renne qu’il apportait aussi, voilà un petit caribou, qui s’est beaucoup moqué de moi. Tu vas m’en faire rôtir la tête, n’est-ce pas ?

Il tuait donc, par sa puissance magique, un grand nombre de rennes, et vécut fort à son aise, en compagnie de la vieille.

Quand Bouse fut devenu grand, il dit à la vieille :

— Je vais aller visiter mes oncles, mère, afin de m’assurer de quelle manière ils vivent sans moi.

Il disparut encore pendant la nuit, et se trouva aussitôt rendu chez ses anciens parents d’adoption.

— Mes oncles, quoi ! vous vivez encore[3] ? leur dit-il en les revoyant, après cette longue absence.

Alors tous les Cris accoururent pour le voir. On lui fit fête et honneur. On lui servit un festin et on le reçut si bien qu’il demeura parmi eux.

Il y épousa même deux femmes sœurs, après avoir été chercher sa vieille grand’mère.

Toutefois, Bouse ne s’approcha jamais de ses deux femmes ; il les laissa vierges et les traitait comme si elles eussent été ses sœurs. Elles s’en indignèrent, le méprisèrent et finirent par l’abandonner l’une après l’autre, pour se donner un autre mari moins continent[4].

Outré de cette infidélité, et blessé jusqu’au fond de l’âme de la trahison de ses épouses qu’il aimait. Bouse dit à sa grand’mère, avec mauvaise humeur :

— Hors d’ici, grand’mère. Va-t-en donc, toi aussi. Quant à moi, je vous laisse, et vous ne me reverrez plus que lorsque je serai dans la lune.

Il dit et disparut, laissant la pauvre vieille tout en larmes.

On ne le revit plus jamais sur cette terre. Mais il se montre dans la lune, où tu peux le voir comme nous.

Là finit l’histoire de l’Enfant-Bouse des Cris.

(Racontée par Nahapémew-Okosisa,
au lac des Hameçons, en 1881.)



II

AYATÇ-OT-’ATAYOKAÑ[5]

(histoire de l’étranger)


Un homme avait deux femmes, mais point d’enfant. Une seule de ses deux épouses avait eu un fils d’un premier mariage, et l’autre femme n’aimait pas cet enfant, qu’elle jalousait. Mais l’enfant ignorait cette haine de sa tante.

Un jour d’automne, il s’en alla dans le bois avec elle pour recueillir des fruits sauvages. Ils en ramassèrent beaucoup ensemble toute la journée, et retournèrent le soir à leur mikiwap (loge).

Mais la vieille, à l’insu du jeune homme, avait pris un faisan au collet, et, avant qu’il ne fût mort et pendant qu’il se débattait, elle plaça l’oiseau sous sa robe pour qu’il lui déchirât et ensanglantât les cuisses.

Lors donc qu’elle fut revenue auprès de son mari, la méchante femme mentit contre le jeune homme, son neveu, disant à son mari :

— Le fils de ma rivale a voulu me faire ceci et cela. Mais moi je n’ai pas consenti. Heureusement qu’il ne m’a pas touchée ; et toutefois, il m’a ensanglanté par tout le bas du corps en m’assaillant impudiquement. Vois donc par toi-même ce qu’il m’a fait.

Alors cet homme fut grandement en fureur contre le fils de l’autre femme ; et, transporté par la jalousie, il lui dit, le lendemain :

— Nous allons aller dans l’île en canot, mon fils.

Et ils se rendirent dans l’île[6].

Ils abordèrent dans l’île, et cependant le vieillard ne voulut pas débarquer. Il dit seulement à son beau-fils :

— Va, toi-même, et ramasses-y tous les œufs d’oiseaux aquatiques que tu y trouveras.

Le jeune homme, sans méfiance, ramassa donc les œufs et les porta dans la pirogue.

Lorsqu’il eut fini, le vieillard lui dit encore :

— Maintenant tu vas aller tout à la pointe de l’île, car il n’y a que là que l’on trouve des œufs bleus, et il y en a beaucoup. Vas-y ; quant à moi, je t’attends ici.

Pour lors, le petit homme s’en alla réellement et de bonne foi ramasser les œufs bleus tout au bout de l’île.

Un moment il se retourna afin de voir à quelle place était son père, pour ne pas se tromper ; mais le vieux mauvais n’était plus au rivage, il avait déjà gagné le large à la hâte. Il voguait tout là-bas sur les eaux.

Alors le petit homme appela celui qui était comme son père. Il cria après lui ; mais l’autre ne daigna même pas tourner la tête. Finalement, lui et son canot disparurent à l’horizon.

Or, le garçon que le méchant homme venait d’abandonner se nomme Ayatç (l’Étranger). C’est ici seulement que commence son histoire. Désormais, l’histoire ne parle plus que de lui.

Donc, Ayatç demeura dans l’île, et s’y nourrissait d’œufs d’oiseaux aquatiques qu’il mangeait crus. C’est de cela seulement qu’il vécut.

Après avoir habité cette île pendant longtemps, un jour il eut un songe. Il rêva qu’une mouette (Kiyassa) gigantesque lui tenait ce langage :

Ayatç, tue-moi. Quand tu m’auras tuée, écorche-moi et revêts-toi de ma peau. Mais prends bien garde de ne point rompre les os des ailes. Si tu fais ainsi, et que tu t’introduises dans ma peau, tu essayeras de voler. Si tu parviens à voler, tu pourras traverser la mer. Voilà la seule chance qui te reste de sortir de cette île.

Elle dit, la mouette, et Ayatç se réveilla. Alors les choses se passèrent comme il venait de les rêver. Il aperçut une gigantesque mauve, il la tua, l’écorcha, se revêtit de sa peau et essaya de voler. Il y parvint un peu et se crut capable de pouvoir traverser la Grande Eau. Il s’envola donc hors de l’île, prit son vol à travers l’Océan ; mais les forces lui manquèrent, son oiseau faiblit, et il tomba dans la mer, pour y périr sur un rocher [7].

Cependant Ayatç s’endormit sur le récif aride lorsque, durant son sommeil, un monstre marin (Piciskiw) lui apparut en songe. Sortant du fond de la mer, il lui sembla que le Piciskiw lui disait :

— Ramasse sur le rocher beaucoup de petits cailloux, monte sur mon dos et place-toi entre mes cornes (car c’était un poisson-cornu), et je vais t’emporter d’ici. Cependant, il faut que tu saches que je ne vogue jamais quand le temps est à l’orage ou seulement couvert. Alors, je demeure au rivage ou bien immobile ; mais quand il fait beau, je me promène et je voyage sur l’eau. Si donc tu vois que, malgré le beau temps, je ralentis ma course, avertis-moi en lançant quelques-uns de tes cailloux après mes cornes, et aussitôt je ferai plus de diligence.

Ainsi parla le poisson énorme, et, ayant dit ainsi, il partit en effleurant la surface de l’eau.

Ayatç s’éveilla encore une fois, et il vit que tout lui arriva comme il l’avait rêvé. Il aperçut le Poisson-Cornu gigantesque, qui lui parla comme il lui avait parlé dans son rêve ; il fit provision de cailloux, se plaça entre les cornes de son Grand-Père, qui lui dit en partant comme le poisson du rêve :

— Frappe mes cornes, si tu vois que je ralentis ma course, et avertis-moi.

Ainsi donc Ayatç vogua sur le dos du Piciskiw, dont il frappait les cornes lorsqu’il voulait le faire avancer plus vite. C’est ainsi qu’il parvint à traverser la mer, en venant de l’Occident, et qu’il aborda sur cette terre.

Avant de le quitter, son Grand-Père le gros poisson cornu[8] dit à Ayatç :

— Mon fils, te voilà parvenu sur cette terre qui est ta patrie. Mais, avant d’arriver chez tes parents, tu auras à franchir la bouche de la terre[9]. Or cette bouche est toujours béante, et elle engloutit les habitants. Voilà donc ce que tu feras. Prends ces objets et aussitôt que tu te trouveras en présence de la bouche terrestre, jette-les-lui en tribut ; elle les avalera, se fermera, et tu la franchiras sans danger.

Or ceci également arriva à Ayatç.

Aussitôt qu’il eût débarqué sur cette terre et qu’il eut pris congé de son charitable grand-père, ii commença à cheminer en se dirigeant vers l’Orient, lorsque tout à coup, à son grand effroi, la terre s’entr’ouvrit pour le dévorer. Là, sous ses pieds, était sa gueule béante, horrible. Une mort affreuse menaçait Ayatç, lorsqu’il se ressouvint des paroles du poisson-cornu.

Il jeta dans le gouffre les objets que son grand-père lui avait donnés, et aussitôt la terre ferma la bouche et le laissa passer.

Après avoir voyagé longtemps, il atteignit enfin son pays, et revit la loge de sa mère. Alors, il se fit petit oiseau, et s’en alla voltigeant près de sa mère. Mais elle, qui croyait son fils mort, ne le reconnut pas. Quant à lui, il s’aperçut bien que sa vieille mère ne le reconnaissait pas, et se contenta de lui dire simplement dans son chant :

— Femme, ton fils Ayatç est arrivé : « Kikusis Ayatç takussin ![10]. »

Alors la vieille dit, en entendant le petit oiseau :

Ayatç, mon fils, il y a longtemps qu’il est mort. Pourquoi me tromper, oiseau, en m’annonçant son retour ?

Tout à coup il redevient homme, et s’écrie en embrassant sa vieille mère :

— En vérité, ma mère, c’est bien moi qui suis ton fils Ayatç !

Alors il entra dans le mikiwap.

— Entre, mon fils, entre vite, s’écria le parâtre homicide dès qu’il revit celui qu’il avait sacrifié dans un accès de jalousie ; entre, il y a ici beaucoup de place. Voilà que je vais t’apprêter un festin. Je vais te servir moi-même, mon fils. Ah ! c’est qu’il y a longtemps que tu étais mort. Maintenant tu revis, assurément, ô mon fils !

Mais lui :

— En vérité, tu vois cette flèche, vieux, si je la décoche en l’air, le lieu où elle tombera s’enflammera aussitôt, je te le dis.

Wiyohow ! mon fils, jamais je n’ai vu faire à un homme une merveille semblable, répondit le vieux meurtrier.

— Eh bien ! puisque tu en doutes, je vais t’en convaincre ; tu vas le voir de tes yeux.

Aussitôt il tira sa flèche verticalement. Elle retomba, et l’endroit où elle s’enfonça s’enflamma, et ce feu se répandit de toutes parts. C’est au point que le monde entier brûla.

— Ah ! mon fils, mon fils, comment ferai-je pour échapper à l’incendie qui dévore tout ? s’écria le vieillard.

— Eh bien ! prends ce saindoux et frotte-t’en tout le corps. Par ce moyen, le feu ne t’atteindra pas, répondit Ayatç.

Le vieillard en agit ainsi, et aussitôt le feu s’empara de lui et le consuma encore plus vite. Il périt comme tous ses semblables, et tout fut brûlé.

— Ma mère, quels sont ceux d’entre ces hommes qui ont eu pitié de toi, qui t’ont secourue ? dit Ayatç à la vieille. Dis-moi, combien y en a-t-il ?

Alors elle énuméra ceux qui l’avaient aimée, qui avaient eu pitié d’elle. Et ceux-là ne furent pas brûlés. Quant aux autres hommes, ils périrent tous.

Ayatç cependant continua à vivre longtemps avec sa mère. Et là est la fin de son histoire très réelle, car c’est nous qui sommes les descendants d’Ayatç.

(Racontée en 1881, au lac des Hameçons,
par le même.)



III

MASKWA-IYINIWOK

(origine des cris de bois)


(Tradition des Cris de la rivière la Paix.)


Un certain vieillard perdit sa fille dans la forêt ; c’est-à-dire que la fille s’égara d’elle-même en l’absence du vieillard.

Comme elle errait toute seule dans les bois, elle fit la rencontre d’un ours gris qui s’approcha d’elle et lui tint ce langage :

— Si tu consens à demeurer avec moi, fillette, je t’accorde la vie ; mais c’est à cette condition seule que je te la laisse.

La fille eut grand’peur ; cependant comme il n’y avait pas à hésiter entre la mort et le mariage avec l’horrible bête, elle consentit à l’union que celle-ci lui proposait et donna son consentement.

La femme demeura donc avec l’ours, qui la rendit mère de deux enfants, deux petits ours semblables à leur père.

Quand ces oursons eurent grandi et qu’ils eurent atteint l’âge adulte, le gros ours dit à sa femme :

— Ton père a faim. Je vais lui donner à manger. Si tu demeures avec lui, il ne faut pas que mes enfants jouent avec les autres enfants.

Ainsi parla l’ours, et quand il eut fini, il descendit le long de la berge de la rivière la Paix et demeura là, cherchant des fruits le long du courant.

Or, sur ces entrefaites, le beau-père de l’ours, c’est-à-dire le père de la femme égarée, vint à chasser le long de la rivière la Paix. Il aperçut l’ours qui mangeait des baies de bruyère, il l’attaqua et le tua.

Alors le vieillard reprit sa fille ; cependant il ne put demeurer longtemps avec elle, car les petits ours, ayant grandi de plus en plus, tuaient tous les enfants.

C’est pourquoi les Cris voulurent tuer ces deux méchantes bêtes ; mais ils ne purent en venir à bout, et ce fut eux, au contraire, qui détruisirent toute cette peuplade, à l’exception de leur mère.

Elle ne savait comment faire, la pauvre femme.

Elle réunit donc les ossements de tous ses compatriotes défunts, alluma un grand bûcher, y déposa leurs cendres, en leur disant :

— Levez-vous donc, car vous êtes brûlés.

Aussitôt ces morts ressuscitèrent et se levèrent ; elle métamorphosa ses deux oursons en hommes, et tous vécurent depuis lors en bonne harmonie.

C’est depuis lors que les Cris disent que les ours gris sont très méchants, dit-on.

(Racontée par le même, en 1881.)



IV

WÉMISTAKUSIW-OT’ATAYOKAN

(origine des blancs)


(Conte Cris du lac Poule-d’Eau.)


Jadis, dans un grand village volant des Ayis-Iyiniwok, on s’apercevait chaque nuit qu’il manquait un petit enfant. Si petits qu’ils étaient, ils disparaissaient furtivement l’un après l’autre. Cela était inquiétant.

D’un autre côté, un autre petit enfant mettait sa mère à une rude épreuve en pleurant et criant sans cesse. Poussée à bout, un beau jour elle vous saisit son marmot et vous le secoua si bien que le petit bonhomme quitta son maillot, et, comme un papillon qui sort de sa chrysalide, il s’envola dans les airs, sous la forme d’un grand hibou blanc.

Cependant, cette nuit-là encore, un petit enfant disparut du camp, de la même manière que précédemment et sans que l’on pût savoir qui s’en était emparé.

Mais la mère de l’enfant-hibou, qui guettait le retour du petit sorcier, avait vu celui-ci pénétrer dans la loge de sa voisine, en saisir l’enfant dans ses serres et gagner le sommet d’un arbre, où il l’avait mis en pièces et dévoré, comme il aurait fait d’une souris.

La même chose arriva la nuit d’après ; et, après chaque escapade, l’enfant-hibou revenait prendre sa place, dans son maillot et sur sa planche, de l’air le plus innocent du monde. Enfant il était pendant le jour, hibou il devenait pendant la nuit.

Alors la mère de l’enfant s’empressa d’avertir les Cris.

— C’est mon fils, leur dit-elle, le fils d’un homme blanc, qui est cause de la disparition de nos enfants. C’est un vampire. Il les mange chaque nuit sous la forme d’un grand hibou blanc.

Alors les Cris tinrent conseil pour décider ce qu’on ferait du marmot. Les uns disaient : « Il faut le tuer. » Mais d’autres ; ajoutaient : « Il vaut mieux l’abandonner, car c’est une Manito. » Les plus humains pensaient qu’il valait mieux le troquer contre un enfant de quelque tribu ennemie.

Toutefois, on finit par conclure à la mort de l’enfant-vampire.

Mais alors, lui, glacé de peur, se mit à parler pour la première fois. Il demanda grâce de la vie, promettant aux Cris que, s’ils la lui accordaient, ils seraient témoins d’une grande merveille qui tournerait à leur profit.

— Que faut-il donc que nous fassions de toi ? lui demandèrent les guerriers.

— Eh bien ! répondit l’enfant, construisez-moi un petit sarcophage en troncs d’arbres et déposez-m’y. Puis revenez au même lieu, dans trois ans, pour m’y chercher.

Cela parut sage aux Cris, qui exécutèrent cet ordre à la lettre. On bâtit à l’enfant une petite cache, dans laquelle on déposa quelques provisions, on l’y enferma vivant, et l’on s’éloigna.

Trois ans après, les Cris se ressouvinrent de l’enfant-hibou, et se dirent : « Allons visiter son tombeau. »

Mais au lieu d’un petit coffre monté sur quatre poteaux, ils trouvèrent une grande maison de bois, entourée d’une foule d’autres de moindres dimensions. Toutes ces maisons étaient habitées par une population blanche, dont ils ne comprenaient pas la langue.

C’était une factorerie commerciale.

Mais parmi ces étrangers à la face pâle, ils reconnurent bientôt l’Enfant-Hibou, et ils lui demandèrent ce que c’était que ce peuple si nouveau pour eux.

À quoi le sorcier répondit que c’était la foule des enfants Cris qu’il avait jadis enlevés et dévorés, alors qu’il vivait parmi les Ayis-iyiniwok.

Mais lui, devenu un grand chef blanc, donna aux Cris des armes, des vêtements, des ustensiles. Et, depuis lors, les deux peuples vécurent en fort bonne harmonie.

(Racontée par Wiyasuwémaw :
Cris du lac Poule-d’Eau, en 1880.)



V

HISTOIRE DE L’ARRIVÉE DES EUROPÉENS

(D’après les Cris du lac Poule-d’Eau)


Jadis les Cris vivaient seuls du côté de la Grande Eau où le soleil se couche, et les Blancs vivaient seuls du côté de la Grande Eau où le soleil se lève. Ni les uns ni les autres ne se connaissaient ; ni les uns ni les autres ne s’étaient encore vus ; ni les uns ni les autres ne s’étaient parlé ou n’avaient entendu parler de tels voisins.

Une nuit, les Cris rêvèrent qu’une grande pirogue accourait vers eux, sur la Grande Eau, du côté où le soleil se lève. Ils ajoutèrent foi à leur songe, se levèrent et se mirent en marche vers l’Orient.

Cette même nuit, les Blancs pensèrent qu’il devait y avoir, de l’autre côté de la Grande Eau où le soleil se couche, un peuple qui avait besoin d’eux. Ils crurent à cette inspiration, entrèrent dans leur grande pirogue et se dirigèrent vers l’Occident.

Kitchi Manito (le Bon Esprit) avait donné anciennement aux Cris un écrit qui devait leur indiquer tout ce qu’ils auraient à faire pour être heureux sur cette terre ainsi que dans la terre supérieure. Mais ce livre ne leur avait jamais parlé. Ils avaient eu beau le retourner en tous sens, c’était pour eux lettre morte. Néanmoins, les Cris le conservaient précieusement, parce qu’il leur venait du Grand Esprit ; et ils le portèrent avec eux quand ils se dirigèrent vers l’Orient.

Dieu n’avait rien donné autre chose aux Blancs pour se conduire qu’une intelligence supérieure à celle des hommes rouges ; et ce fut tout ce qu’ils apportaient avec eux en se dirigeant vers l’Occident.

La rencontre eut lieu à l’orient de la grande terre et sur le bord de la Grande Eau. Comme les Cris y arrivaient, conduits par leurs rêves, les Blancs y abordaient conduits par leur raison. Mais ces derniers étaient pâles, défaits, dépenaillés et mourants de faim. Les Cris, au contraire, étaient forts, vigoureux, riches en provisions et en fourrures précieuses.

En hommes humains, les Cris eurent pitié des Blancs. Ils leur donnèrent de quoi se nourrir et se couvrir. Puis ils leur dirent :

— Tenez, voici un Massinaïgan (écrit, livre) que nous tenons du Grand Esprit. Il nous le donna dès le commencement pour que nous pussions nous conduire et être heureux sur cette terre ainsi que dans la terre supérieure. Mais le Grand Esprit, en nous donnant le livre, ne nous a point donné d’intelligence pour le déchiffrer ni le comprendre. Il ne nous est bon à rien. Prenez-le donc, et puisse-t-il vous être utile à quelque chose !

Les Blancs reçurent de la main des Cris le livre du Bon-Esprit avec respect, et repartirent avec lui et des provisions de voyage que les Cris leur donnèrent pour rien.

Plusieurs années après, les Cris s’entredirent :

— Allons encore vers l’Orient. Qui sait si nous ne reverrons pas ces hommes blancs que nous avions secourus ! Qui sait si, par hasard, ils ne seraient pas parvenus à comprendre notre livre du bon Manito !

S’étant donc rendus au bord de la mer orientale, les Cris y retrouvèrent, en effet, leurs amis les Blancs. Mais ceux-ci s’y étaient établis. Ils y habitaient un grand nombre de belles maisons. Ils étaient riches en toutes choses ; ils regorgeaient de vêtements, de meubles, de provisions. Et toutes ces choses leur étaient venues par la compréhension de l’Écrit qu’ils tenaient des Killistino[11].

Les Cris regrettèrent alors de s’être départis de ce trésor. Néanmoins, considérant que le bon Manito, en leur donnant le livre, ne leur avait pas donné d’esprit pour le comprendre ni pour s’en servir, ils se consolèrent de sa perte dans l’espoir que les Blancs leur feraient part de ces richesses qu’ils devaient aux Cris.

Effectivement, il se fit des échanges entre les deux peuples, et les Cris s’en retournèrent satisfaits, après avoir donné aux Blancs de la viande boucanée et séchée, ainsi que des fourrures.

De longues années se passèrent avant que les Cris retournassent encore vers la mer d’Orient, et quand ils y revinrent, hélas ! ils n’y retrouvèrent plus leurs amis les Blancs. Tous étaient morts, à l’exception d’un seul homme, qui vivait bien malheureux et dans un dénuement absolu.

Les Cris eurent encore pitié de cet infortuné Blanc. Ils le recueillirent, le soignèrent, lui donnèrent des vêtements de peau, lui servirent à manger et le considérèrent dès lors comme l’un d’entre eux.

Mais ce Blanc mangeait dix fois autant qu’un Cris. Il était insatiable, et bientôt il fut à charge aux Cris par sa gloutonnerie. Ils lui dirent donc un jour :

— Beau-frère, tu as des armes, tâche donc de te faire vivre toi-même, tout en demeurant parmi nous.

Le Blanc en prit son parti. Il partit pour la chasse, se fatigua énormément, ne tua rien, fît les dents longues et revint affamé comme un loup.

Les Cris en eurent encore pitié, et ils le nourrirent. Un jour, pourtant, ce Blanc rencontra un Cris qui chassait tout seul et qu’il ne connaissait pas,

— Beau-frère, lui dit ce chasseur étrange, faisons alliance. Nous vivrons ensemble du produit de notre chasse et nous partagerons en frères.

— Oh ! non, dit le Blanc. Je préfère manger seul du produit de ma chasse. Que chacun de nous deux soit à ses pièces.

— Cela n’est pas bon ainsi, répondit l’inconnu, le Bon-Esprit n’a point institué l’égoïsme. Il veut que tout soit commun à tous. Vivons donc et partageons en frères.

Le Blanc se défendit longtemps contre cette proposition. Cependant, réfléchissant qu’il était mauvais chasseur et qu’il aurait plus à perdre qu’à gagner en demeurant seul, il finit par y consentir. Mais il ignorait que l’étranger qu’il venait de rencontrer était Kitchi-Manito lui-même.

— Or sus, mon frère, dit le chasseur, tu vas allumer ici du feu pendant que j’irai chasser pour nous deux.

Il prit ses armes et s’en alla dans la Grande-Prairie, où il tua une grue blanche.

Revenu au feu du bivouac, le Cris dit au Blanc :

— Mon frère, tiens, apprête cet oiseau que je viens de tuer. Pendant que tu le feras cuire, je vais encore chasser.

Le Blanc était bien aise de n’avoir que la portion de travail la plus facile. Il laissa repartir son compagnon et fit la cuisine. Quand le Manito revint de la chasse, il trouva que le Blanc avait déjà mangé le foie de la grue.

— Qu’as-tu donc fait du foie de cet oiseau ? dit-il au Blanc.

— Les grues n’ont pas de foie, répondit le Blanc.

— Me mens pas, dit Manito. Qu’en as-tu fait ? car je sais bien que les grues ont un foie comme les autres animaux.

— Voilà où tu te trompes, répondit le Blanc avec assurance. Depuis que le monde existe, jamais les grues n’ont eu de foie.

— Eh bien ! sache, ami, répliqua le chasseur, que c’est moi qui ai tout fait ; car je suis le Grand-Esprit. J’ai fait les grues comme les autres oiseaux, et je sais fort bien que je leur ai donné un foie.

Le Blanc persista dans son mensonge.

— Il ment, pensait-il, en prétendant être le Grand-Esprit.

C’est pourquoi il ajouta :

— Il est possible que tu sois ce que tu dis être, mais il n’est pas moins vrai que tu as oublié de donner un foie aux grues.

Alors Kitchi-Manito, pour toute réponse et pour tenter son compagnon, tout en lui prouvant sa toute-puissance, mit la main dans son sein, et, l’en retirant pleine de soniaw (de l’argent), il dit au Blanc :

— Hélas ! je pensais avoir donné un foie aux grues comme aux autres oiseaux, et j’apprends avec peine que je me suis trompé. Ah ! que je donnerais volontiers cette poignée de soniaw à qui m’apprendrait qu’il n’en est rien, et que les grues ont réellement un foie !

Tenté par sa cupidité, le Blanc s’écria aussitôt :

— Donne, donne-moi vite cet argent, car il est bien vrai que les grues ont un foie, et c’est moi qui ai mangé le foie de la grue que tu viens de tuer[12] !

C’est la fin.

(Racontée par Wiyasuwémaw,
au lac Froid, en 1880.)



VI

WISSAKÉTCHAK


Au commencement vivait Wissakétchak, le vieillard magicien, qui par sa puissance opérait des prodiges.

Mais un poisson monstrueux avait pris Wisakétchak en haine, et sitôt qu’il paraissait sur la mer, dans sa pirogue, le monstre marin fondait sur lui et cherchait à le détruire.

Il fit plus, et, à force de se remuer, de bondir et de frapper la mer de sa queue, il y produisit de si terribles vagues que l’eau monta sur la terre et y causa une inondation générale.

Mais Wissakétchak construisit un grand radeau sur lequel il recueillit un couple de tous les animaux et de tous les oiseaux, et, par ce moyen, il préserva sa vie et celle des habitants de la terre.

Cependant, le poisson se remuant toujours, l’eau avait recouvert non seulement la terre, mais même les plus hautes montagnes ; de sorte qu’il n’y eut plus de terre.

Alors Wissakétchak députa au fond de l’eau le canard plongeur appelé Pitwan, afin qu’il y soulevât la terre. Mais la terre était si profondément enfouie que Pitwan ne put l’atteindre et qu’il se noya.

Alors Wissakétchak envoya Muskwach, le rat musqué, lequel, après être demeuré longtemps sous l’eau, finit par réapparaître avec la gueule pleine de vase.

Wissakétchak prit cette terre, en forma un petit disque, la pétrit, l’affermit, et plaça le disque sur l’eau, où il surnagea. Il ressemblait à ces petits nids ronds que construisent les rats musqués sur les eaux congelées. Le disque enfla et prit la forme d’un petit monticule de vase.

Wissakétchak souffla dessus, et à mesure qu’il soufflait, le monticule enflait et grandissait à vue d’œil. Après cela, le soleil l’ayant durci, cette terre forma un tout solide, sur lequel le magicien déposa les animaux au fur et à mesure qu’il y avait place pour eux. Enfin, il débarqua lui-même et en prit possession. C’est la terre que nous habitons présentement.

(Racontée par Xotsebes, Sambos Cris-Dènè,
du lac Froid, en 1880.)



VII

WÉSAKÉTCHAN


« Un poisson gigantesque essaya de détruire Wésakétchan, avec lequel il s’était pris de querelle, en déterminant, par ses bonds et ses soubresauts, une inondation qui couvrit toute la terre et jusqu’aux plus hautes montagnes.

« Mais Wésakétchan construisit un grand radeau sur lequel il fit embarquer toute sa famille, ainsi qu’une couple de tous les oiseaux et de tous les animaux. C’est ainsi qu’il préserva sa vie.

« Cependant Wésakétchan députa à plusieurs reprises le canard spatule (Pitwan), afin qu’il allât dégager la terre submergée. Mais elle était si loin, si profondément enfoncée sous les eaux que les Pitwanes trouvèrent la mort dans cette excursion. Wésakétchan députa l’Ondatra ou Rat musqué, qui revint à la surface demi-mort, mais la gueule pleine de vase.

« Le chaman prit ce limon, le pétrit, l’affermit, et, après en avoir fabriqué un disque de la consistance d’une petite galette, il le plaça sur les eaux à la façon dont les rats musqués construisent leur nid ; puis il souffla dessus pour l’enfler. Tout d’abord un petit monticule de terre parut sur l’eau. Wésakétchan souffla encore, et il grandit peu à peu. Plus il souffla, plus la terre prit d’extension, jusqu’à ce que, le soleil l’ayant durcie, elle forma une masse solide sur laquelle Wèsakétchan déposa les animaux de son radeau, puis enfin débarqua lui-même. « 

(D’après Francis Houle,
sang-mêlé franco-cris-castors, 1869.)



VIII

WISAKUTCHASK


« Il existait dans les parages du grand lac Winnipeg une vieille sorcière nommée Wisakutchask, pleine de malice, bossue et contrefaite. Les métis-français la nomment la vieille Gibotte.

« Cette vieille possédait une médecine très forte qu’elle employait à mal faire.

« Mais un jour un chaman parvint à s’emparer de Wisakutchask, en dépit de sa ruse et de sa puissance, et, pour la punir de ses méchancetés, il la couvrit de tant de boue et d’ordures, que la vieille dut employer toutes les eaux du grand lac pour se débarbouiller.

« Depuis ce temps-là les eaux du lac Winnipeg (eau sale) sont demeurées telles qu’on les voit. »

(D’après Baptiste Boucher,
métis franco-tchippeway, 1862.)



IX

MITÉWI

(le travail)


(Fête bisannuelle de médecine, des Cris)


À l’approche des équinoxes du printemps et de l’automne, le plus âgé et le plus fort en médecine des Jongleurs, le Sokaskew, convoque tous les Cris du voisinage à la cérémonie du Mitéwi, en leur envoyant, par ses députés, de petits présents de tabac.

Si le tabac est accepté par un Cris, il est lié par cet acte qui équivaut à une promesse de se rendre au Mitéwi. Mais il est loisible à tous de refuser le tabac. Cependant, fort peu de gens le refusent, par la crainte qu’ils ont des magiciens, dont ils redoutent la colère :

— Il pourrait nous changer en ours ou en cheval, pensent-ils. Loin de nous et à distance, ils peuvent nous donner la mort ou nous envoyer n’importe quelle maladie.

C’est pourquoi peu de Cris les bravent en refusant.

Tous les Cris étant convoqués sur un emplacement désigné par les délégués, on construit une case ou loge oblongue et conique, avec une ouverture à chaque extrémité. C’est la tente du Mitéwi.

Les Cris, nus, peints et parés comme pour la guerre, entrent dans la loge de Mitéwi et se placent sur deux lignes, le long des parois, lesquels sont élevés sur des poteaux à hauteur d’appui. Le milieu de la loge est laissé vide pour les Jongleurs.

Alors entrent tous les médecins ou magiciens, Maskikiy-Iyiniwok (magie-hommes), précédés par le grand prêtre ou Sokashew. Ils portent dans leurs mains la peau ou quelque portion de l’animal qui est leur otem (fétiche, nagwal ou manito), parce qu’il s’est révélé à eux dans le rêve et s’est déclaré leur protecteur et leur bon génie.

Ces peaux appartiennent à toutes sortes d’animaux : serpents, blaireaux, loups, visons, coyotes, bisons, renards, lynx, souris, etc. Chaque peau est enrichie d’ornements dans le goût indien et placée à terre devant son heureux possesseur.

Ceci fait, on apporte dans la loge du conseil toutes les racines et herbes médicinales qui ont été arrachées ou cueillies par les médecins durant le cours de l’été. On les range sur une seule ligne, afin que chaque Jongleur leur infuse les vertus curatives ou maléfactives possédées par son otem.

C’est, à proprement parler, là que commence le Mitéwi ou Jugement des Racines. Ce jugement se compose : 1o  De la collation des vertus médicinales, et 2o  de leur adjudication à telle ou telle racine, au gré des Jongleurs.

Pour la première instance, chaque magicien, tenant à la main son otem ou manito dont le génie le hante, fait le tour des racines en chantant et en dirigeant sur elles la tête de l’animal, avec accompagnement de contorsions et de grimaces.

Chacun d’eux ayant fait trois fois le tour des racines, il appartient au grand-prêtre de déclarer que telle racine a reçu telle vertu curative, et telle autre racine telle autre vertu. Il en est qui sont déclarées bonnes contre les crampes, et d’autres contre la migraine ; telle ne servira que pour les pieds, et telle autre pour la tête ou toute autre partie du corps. Telle racine doit être employée seule, et telle autre en compagnie d’une ou de deux autres. Le temps, la manière et la méthode de s’en servir sont également déterminés par les médecins, et cela en vertu du pouvoir que leur a communiqué leur otem ou animal-dieu.

Le Jugement des Médecines étant terminé, on procède à l’Initiation des adeptes. Tout Cris, même non encore baptisé, n’est pas pour cela admis aux mystères du Mitéwi. Cette initiation se donne moyennant finances, et comporte l’obligation de la fidélité aux lois de la magie.

Les novices ayant été introduits dans la loge, ils sont passés en revue par tous les Jongleurs, avec accompagnement de chants, de grimaces, d’insufflations et de passes au moyen des otem puissants. Chaque médecin dirige sur eux la tête de son génie en s’écriant : « Wi ! wi ! » Tout à coup, d’un commun accord, ils les dirigent tous ensemble sur un même novice qu’ils se sont désignés d’avance, en s’écriant : « Wew ! » Ce faisant, ils sont sensés pointer sur la poitrine de l’initié les flèches invisibles des puissants Manitous.

Aussitôt l’initié tombe à terre sans mouvement, et l’on s’écrie : « Il est mort ! » Il arrive quelquefois que le novice ne s’aperçoit pas qu’il a été désigné par le consentement unanime des magiciens. Alors ses compagnons l’en avertissent, en lui disant : « Tu es fléché ! » Et aussitôt il se laisse tomber comme mort[13].

L’initié est mort. Il s’agit de le ressusciter. C’est là le grand miracle de la magie, la science de l’initiation. Le Jongleur s’approche donc du candidat, il lui fait des attouchements et des passes magnétiques avec la main et avec son otem et les racines sacrées. Puis viennent les chants. Commencés d’une voix tremblante, émue et mal assurée, ils se terminent par des hurlements. On fait des insufflations vers le cœur du mort afin d’y rappeler la vie.

Alors peu à peu on voit la vie poindre et reparaître dans le corps de l’initié. Les invocations redoublent, les médecins collent leur bouche sur le corps du patient, lui font des ventouses et en retirent du sang, des vers, des cailloux, des clous et autres ingrédients.

Bref, la vie est revenue. Le mort baille, s’étire, ouvre les yeux qu’il promène d’un air hagard sur la multitude, comme s’il était étonné et stupéfait de revenir à la vie.

Tout à coup il s’écrie :

— Pourquoi m’avoir rappelé dans ce bas monde ? Pourquoi m’avoir arraché aux douceurs de la terre des Esprits et aux chasses célestes ?

— Qu’as-tu vu, ô notre frère ? qu’as-tu donc vu ? s’écrie-t-on autour de lui.

Alors tout le monde s’empresse de venir écouter sa vision.

— Ah ! mes frères, disait l’un de ces initiés en ma présence, comment cette bouche mortelle pourra-t-elle vous raconter ce que j’ai vu ? J’ai vu, oui, j’ai vu le Grand-Esprit lui-même. Je me suis introduit dans sa tente, une maison superbe, pleine de serviteurs et regorgeant d’excellentes choses. Dès qu’il m’a vu :

— « Va-t’en, m’a-t-il crié. Je ne veux pas de toi ici, mendiant déguenillé. »

— Non, lui ai-je répondu, je ne m’en irai pas.

— « Va-t’en, te dis-je, a ajouté le grand Manito ; retourne vers la terre, que tu as quittée avant le temps et sans mon ordre. »

— Non, ai-je encore répondu. Il fait bon rester ici, et j’y reste.

— « Ah ! tu ne veux pas t’en aller, a-t-il crié, eh bien ! tu vas voir… »

— Ce disant, il a lâché après moi ses chiens, ses terribles chiens. Mes amis, quels chiens ! des animaux grands comme des sapins, et armés de dents longues et acérées comme les grands couteaux des Yankees du Sud. Alors quand j’ai vu les chiens puissants de Kitchi-Manito, je me suis pris à fuir, et voilà comment je suis revenu à la vie.

L’initié dit, et il rentre aussitôt dans les rangs des anciens, qui le félicitent et s’empressent autour de lui.

Après le Jugement des Racines et l’Initiation, a lieu le Sacrifice.

Des chiens blancs sont préparés, saignés, écorchés et dépecés. De leur sang, on teint les quatre poteaux qui soutiennent la grande loge du Mitéwi, et l’on répand le reste à terre autour de ladite tente.

Le ou les chiens blancs sont alors rôtis et coupés en quartiers, sans cependant qu’un seul de leurs os soit brisé, ce à quoi l’on fait grande attention. L’assemblée tout entière s’en rassasie en l’honneur du Grand-Esprit.

Suivent les danses, les chants et l’orgie jusqu’au matin du lendemain.

Cette cérémonie se renouvelle deux fois, ainsi que je l’ai dit, aux équinoxes du printemps et de l’automne.

(Racontée par le métis Franco-Cris Forgeron,
dans la Belle-Prairie (Basse-Saskatchewan), en 1875.)



TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE


MASKWA IYINIWOK

(les hommes-ours)


(Origine des Cris)

Kayas, Autrefois, hésa, dit-on, péyak un kisiyiniw vieillard otanisa sa fille kiwanihiw. perdit. Kisiyiniw Le vieillard éka-ihapit, étant absent, kètatawè tout à coup mékwats pendant que épiyakwapit elle était toute seule maskwa un ours péhotitik. la trouva.

Yaki, Donc, omisi ainsi itwew il lui parla yaki donc maskwa : l’ours :

— Kispin — Si tu veux kiwiwitciwin, demeurer avec moi, piko alors seulement kika-pimatisin, tu vivras, kispin namawiya que si ne pas tu veux kiwiwitciwin, rester avec moi, kika-nipahitin, tu vas mourir, hitwew lui dit-il yakki, donc, maskwa. l’ours.

Ekwa Alors naha cette iskwew femme mistahè grandement ésikisit ; s’effraya ; nitawats : toutefois : « Hen ! hen ! » « Oui ! » itwew. lui dit-elle.

Ewéko-otci Lors depuis éoko cette iskwew femme kinowès longtemps maskwa l’ours kiwitciwiw. elle demeura avec. Piyisk Finalement niso deux kihotawasimisiw elle eut enfants maskusisak. oursons. Piyisk Finalement misikitiyiwa ils grandirent kètatawè, aussitôt que, misi le gros maskwa ours omisi ainsi itwew parla yaki : donc (à la femme) :

— Kotawi — Ton père mistahè grandement notépatéw. est affamé. Nika Je vais lui samaw, donner à manger, kispin si tu kawikiwitciwak demeures avec kotawi, ton père, ékawiya-wigats pas une seule fois n’tasimisak mes enfants kitamitawiwak ne joueront awasisak les enfants asitci, avec, kihitwew lui dit misi le gros maskwa. ours.

Maka Mais sipik sur la rivière ékuta kahayatcik. il demeura. Ekusi Ainsi itwet, il dit, kiponi quand pékiskwet, il eut parlé, kètatawè aussitôt il nasi s’en alla piw. vers l’eau.

Matcika Voilà que tapwè vraiment osisa son beau-père mékwats pendant que pénatahak il remontait la rivière ékusi ainsi osisa son beau-père kinipahik. le tua. Ekuta ékwéyak ensuite otanisa sa fille miskawiw ; il retrouva ; maka mais namawiya ne pas kinowès longtemps atawiya cependant kiwitciwiw. il resta avec elle.

Mayaw Peu après maskusisak les oursons atimésikitiyit ayant grandi cémak, tout de suite, kakiyaw tous awasisak les enfants kimitcihiw. ils tuèrent. Ewéko-otci C’est pourquoi cémak à l’instant kakiyaw tous nihiyawak les hommes adultes winipahi- voulurent tuer wak. les (oursons). Maka Mais namawiya ne pas kakiyiwak. ils en vinrent à bout. Piyisk Finalement kakiyaw tout le monde nipahiwak, ils tuèrent, osam trop çacey déjà maskusisak les oursons mitcikitiwak. étant devenus gros.

Okawiya Leur mère piko seule pimatisiw. survécut. Ewéko-otci C’est pourquoi kakiyaw tous Ayis-iyiniwok les Cris kakinipitcik, étant morts, oskanak leurs os mamawi - hastaw. ensemble elle plaça. Ekwa Alors mitcet beaucoup maskusiya de foin mamawi-hihastat, elle amoncela, pasisam. (et) elle y mit le feu.

— Ekwa, — Allons, waniskak ! levez-vous ! kikisisônawaw ! vous êtes brûlés ! éhitwet. leur dit-elle.

Cémak Aussitôt kakiyaw tous waniskapàtawak. se levèrent. Okosisak Ses deux fils mina aussi kawi-Ayis-iyiniwiwak. elle les changea en Cris. Ekuta eskwéyats. est la fin. Ewéko-otci Lors depuis kistàtiwan les ours gris kamatçayiwitcik, sont méchants, itwéwak disent mana toujours nihiyawak. les hommes faits.


HÉROS ET DIVINITÉS DES CRIS


Ayalç (l’Étranger).

Kitci-Manito (le Bon-Esprit).

Maskwa (l’ours).

Matci-Manito (le Mauvais-Esprit).

Misi-Kiyasa (la mouette géante).

Umitcimo-Awasis (l’Enfant-Bouse).

Piciskiw (le monstre marin).

Pitwan (le canard spatule).

Wissakétchak (le vieillard magicien).

  1. Cette particularité prouve que les Cris vivaient anciennement beaucoup plus au Nord ; car dans les prairies de l’Ouest, qu’ils habitent actuellement, il n’y a pas de rennes.
  2. Ceci ne convient qu’aux grands lacs du Nord.
  3. Formule de salutation usitée chez les Cris et les Dènè.
  4. Comparez avec la première légende Dindjié.
  5. Si l’on fait dériver ce nom de la racine hilléni ayat, il signifie lié, attaché, comme le nom de Loth. Si on le tire de la racine Aya, il a le sens de couvert, enterré, ce qui convient au nom d’Orphée. Ce mythe s’appliquerait donc à Loth ou à son relatif égyptien Osiréï ou Orphée.
  6. De quelle île est-il question dans cette légende et la précédente, c’est ce que les Cris eux-mêmes ignorent. Toutefois, je ferai remarquer que, à l’embouchure du fleuve Amour, où se trouve la grande île Saghalien, habitent les Tartes Ghiliaks dont le nom vrai est identique à celui des Algonquins, Khillini.
  7. Comparez avec la légende d’Atsina (p. 63), et de Ratρonné (p. 174), revêtus de la défroque du grand aigle blanc appelé ailleurs Kodépalé, Olbalé, Opa, Odelpalé, c’est-à-dire la Candeur. Tels, les Mexicains prétendaient avoir été introduits dans l’Anahuac par Quetzal-Cohuatl, revêtu de la dépouille de l’oiseau Opis ou l’Invisible ; tels les Kolloches prêtent les ailes du grand aigle Chethl à leur législateur Yehl.

    Ce héros me paraît identique au dieu égyptien Kneph ou Cnuphis, homme à tête d’oiseau, appelé aussi l’Esprit de Dieu, et dont le fils s’appelait Opas ou Phtha.

    Nous avons également ici une figure hébraïque, témoin de ce passage de l’Apocalypse :

    On donna à la femme deux ailes d’un grand aigle, afin qu’elle s’envolât dans le désert. » (Ch. xii, v. 13 et 17.)

  8. Les Mexicains en disaient aussi autant d’Ymos l’Espadon.
  9. Cette bouche de la terre, ouverture fabuleuse, que nous trouvons dans les légendes kanaques et américaines, est pourtant renouvelée des Grecs et des Latins, qui lui donnaient le nom de Ostia Ditis et de Plutonia. Nous l’avons vue dans la légende de Naëtiéwer (p. 130) et dans d’autres passages.

    C’est encore une figure hébraïque, comme l’atteste cet autre passage de l’Apocalypse :

    « Mais la terre aida la femme, et la terre ayant ouvert sa bouche, elle engloutit le fleuve que le dragon avait vomi de sa bouche, pour la faire entraîner et la submerger. » (Ch. xii, v. 15.)

    Cette dernière image rappelle le haut fait à Etρœtchokρen (p. 41) et d’Enna-Guhini (p. 138).

    Les Égyptiens, qui y croyaient aussi, appelaient la bouche terrestre Ro Pegart. (G. Maspéro, Contes Égypt., introd., p. lxii.)

  10. Comparez avec la légende d’Initton-pa.
  11. Nom primitif des Cris. Plusieurs peuples de l’Amérique occidentale et de l’Asie orientale se nomment Kill, ou Killini, noms analogues à ceux des peuplades de race algique.
  12. Cette légende a une soudure au lieu où elle commence à parler du seul survivant de l’immigration blanche. La seconde partie, tout à fait étrangère à la première, semble avoir une origine européenne. Comparez avec Porpant, dans les Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, par F. M. Luzel, t. I, p. 30 ; — Idem, avec le Sac de la Ramée, de Deulin, Ibid., p. 39 ; — Idem, avec la légende des Gesta Romanorum, chap. lxxxi. Jeannet, 1863, Ibid., p. 39. L’histoire ou conte de Wissakétchak continua en se fondant avec celle de Efwa-éké, des Peaux-de-lièvre. Il faisait souffrir tous les animaux, il causa la mort des bœufs en les essoufflant ; aux lynx, il aplatit la face ; il lia des renards par la queue et y mit le feu ; il produisit de l’amadou en faisant griller ses fesses ; finalement, il assembla tous les animaux dans une grande loge de médecine, puis il ébranla la loge, la fit s’écrouler, et, par sa chute, tua tous les animaux.

    Wissakétchak est donc à la fois le Noé et le Samson des Cris, peuplade hillèni.

  13. C’est probablement à cette naïveté, à cette candeur de tout initié novice, qu’il faut faire remonter l’origine du mot candidat.