Traité élémentaire de la peinture/067

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Traduction par Roland Fréart de Chambray.
Texte établi par Jean-François DetervilleDeterville, Libraire (p. 50-54).


CHAPITRE LXVII.

Comme on doit représenter aujourd’hui une bataille.

Vous peindrez premièrement la fumée de l’artillerie, mêlée confusément dans l’air avec la poussière que font les chevaux des combattans, et vous exprimerez ainsi ce mélange confus. Quoique la poussière s’élève facilement en l’air, parce qu’elle est fort menue, néanmoins parce qu’elle est terrestre et pesante, elle retombe naturellement, et il n’y a que les parties les plus subtiles qui demeurent en l’air. Vous la peindrez donc d’une teinte fort légère et presque semblable à celle de l’air, la fumée qui se mêle avec l’air et la poussière étant montée à une certaine hauteur, elle paroîtra comme des nuages obscurs. Dans la partie la plus élevée, on discernera plus clairement la fumée que la poussière, et la fumée paroîtra d’une couleur un peu azurée et bleuâtre, mais la poussière conservera son coloris naturel du côté du jour ; ce mélange d’air, de fumée et de poussière sera beaucoup plus clair sur le haut que vers le bas. Plus les combattans seront enfoncés dans ce nuage épais, moins on les pourra discerner, et moins encore on distinguera la différence de leurs lumières d’avec leurs ombres. Vous peindrez d’un rouge de feu de visages, les personnes, l’air, les armes, et tout ce qui se trouvera aux environs, et cette rougeur diminuera à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, et enfin elle se perdra tout-à-fait. Les figures qui seront dans le lointain, entre vous et la lumière, paroîtront obscures sur un champ clair, et leurs jambes seront moins distinctes et moins visibles, parce que près de terre la poussière est plus épaisse et plus grossière. Si vous représentez hors de la mêlée quelques cavaliers courant, faites élever entre eux et derrière eux de petits nuages de poussière, à la distance de chaque mouvement de cheval, et que ces nuages s’affoiblissent et disparoissent à mesure qu’ils seront plus loin du cheval qui les a fait élever, et même que les plus éloignés soient plus hauts, plus étendus et plus clairs, et les plus proches plus grossiers, plus sensibles, plus épais et plus ramassés. Que l’air paroisse rempli de traînées de feu semblables à des éclairs ; que de ces espèces d’éclairs que la poudre forme en s’enflammant, les uns tirent en haut, que les autres retombent en bas ; que quelques-uns soient portés en ligne droite, et que les balles des armes à feu laissent après elles une traînée de fumée. Vous ferez aussi les figures sur le devant couvertes de poudre sur les yeux, sur le visage, sur les cils des yeux, et sur toutes les autres parties sujettes à retenir la poussière. Vous ferez voir les vainqueurs courant, ayant les cheveux épars, agités au gré du vent, aussi-bien que leurs draperies, le visage ridé, les sourcils enflés et approchés l’un de l’autre : que leurs membres fassent un contraste entre eux, c’est-à-dire, si le pied droit marche le premier, que le bras gauche soit aussi le plus avancé ; et si vous représentez quelqu’un tombé à terre, qu’on le remarque à la trace qui paroît sur la poussière ensanglantée ; et tout autour sur la fange détrempée on verra les pas des hommes et des chevaux qui y ont passé. Vous ferez encore voir quelques chevaux entraînant et déchirant misérablement leur maître mort, attaché par les étriers, ensanglantant tout le chemin par où il passe. Les vaincus mis en déroute, auront le visage pâle, les sourcils hauts et étonnés, le front tout ridé, les narines retirées en arc, et replissées depuis la pointe du nez jusqu’auprès de l’œil, la bouche béante, et les lèvres retroussées, découvrant les dents et les desserrant comme pour crier bien haut. Que quelqu’un tombé par terre et blessé, tienne une main sur ses yeux effarés, le dedans tourné vers l’ennemi, et se soutienne de l’autre comme pour se relever ; vous en ferez d’autres fuyant et criant à pleine tête : le champ de bataille sera couvert d’armes de toutes sortes sous les pieds des combattans, de boucliers, de lances, d’épées rompues, et d’autres semblables choses ; entre les morts on en verra quelques-uns demi-couverts de poussière et d’armes rompues, et quelques autres tout couverts et presque enterrés ; la poussière et le terrein détrempé de sang fera une fange rouge ; des ruisseaux de sang sortant des corps, couleront parmi la poussière ; on en verra d’autres en mourant grincer les dents, rouler les yeux, serrer les poings, et faire diverses contorsions du corps, des bras et des jambes. On pourroit feindre quelqu’un désarmé et terrassé par son ennemi, se défendre encore avec les dents et les ongles : on pourra représenter quelque cheval échappé, courant au travers des ennemis, les crins épars et flottant au vent, faire des ruades et un grand désordre parmi eux : on y verra quelque malheureux estropié tomber par terre, et se couvrir de son bouclier, et son ennemi courbé sur lui, s’efforçant de lui ôter la vie. On pourroit encore voir quelque troupe d’hommes couchés pêle-mêle sous un cheval mort ; et quelques-uns des vainqueurs sortant du combat et de la presse, s’essuyer avec les mains, les yeux offusqués de la poussière, et les joues toutes crasseuses et barbouillées de la fange qui s’étoit faite de leur sueur et des larmes que la poussière leur a fait couler des yeux. Vous verrez les escadrons venant au secours, pleins d’une espérance mêlée de circonspection, les sourcils hauts, et se faisant ombre sur les yeux avec la main, pour discerner mieux les ennemis dans la mêlée et au travers de la poussière, et être attentifs au commandement du capitaine, et le capitaine le bâton haut, courant et montrant le lieu où il faut aller : on y pourra feindre quelque fleuve, et dedans des cavaliers, faisant voler l’eau tout autour d’eux en courant, et blanchir d’écume tout le chemin par où ils passent : il ne faut rien voir, dans tout le champ de bataille, qui ne soit rempli de sang et d’un horrible carnage.