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Traité de droit romain (Savigny)/Préface

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Traité de droit romain
Traduction par Charles Guénoux.
Firmin-Didot Frères (1p. xi-xlvii).

PRÉFACE.


Quand une science comme celle du droit repose sur les efforts non interrompus de plusieurs siècles, la génération actuelle, dont nous faisons partie, se trouve en possession d’un riche héritage. Indépendamment des vérités acquises, toutes les tentatives de l’esprit scientifique, bien ou mal dirigé, sont là pour nous montrer la route qu’il faut suivre ou celle qu’il faut éviter, et nous permettent en quelque sorte d’ajouter ainsi à nos forces les forces des siècles passés. Renoncer, par présomption ou par paresse aux avantages de notre position, ou nous contenter de jeter un regard superficiel sur les travaux de nos devanciers, en abandonnant au hasard la part d’influence qu’ils doivent exercer sur notre développement, ce serait répudier l’hé ritage le plus précieux de la science, la communauté des convictions scientifiques, et cette continuité vivante de progrès, sans laquelle la communauté des convictions pourrait dégénérer en une lettre morte. Aussi est-il à désirer que de loin en loin on concentre sous un seul point de vue les tentatives et les résultats isolés de la science. En effet, de graves dissidences séparent souvent les dépositaires de la science existant à une même époque, et les dissidences sont encore plus prononcées si l’on compare deux époques différentes. Il s’agit bien moins alors d’adopter ou de rejeter certaines doctrines que de résoudre les oppositions au sein d’une unité supérieure, et telle est la seule voie où la science marche avec sûreté. Respecter tout ce que nos devanciers ont fait de grand est la disposition la plus favorable à cette œuvre de concentration ; mais, de peur que le respect ne nous mène à des idées exclusives et n’offusque la liberté de nos jugements, nous devons constamment tourner nos regards vers le dernier but de la science. Rapprochée de ce but, la production de l’homme la plus achevée nous révèle son imperfection.

Si la sagesse des siècles a travaillé pour nous à enrichir la science, la possession même de ces trésors nous expose à de grands dangers. Dans la masse des idées, des règles et des expressions techniques que nos devanciers nous transmettent, un fonds considérable d’erreurs, nécessairement mêlé aux vérités acquises, soutenu par l’autorité traditionnelle d’une ancienne possession, peut aisément usurper une autorité injuste. Aussi est-il à désirer que de loin en loin on soumette cette masse d’idées à un nouvel examen, qu’on remette leur vérité en question et que l’on interroge leur origine. Dans ce but, nous devons nous supposer en présence d’un individu qui ignore les traditions de la science, suspecte ou méconnaît leur légitimité. La liberté d’esprit, l’indépendance de toute autorité, sont les dispositions les plus favorables à cet examen critique mais pour que l’indépendance ne dégénère pas en présomption, nous devons mesurer notre propre faiblesse, et puiser dans la conscience de ce sentiment l’humilité salutaire qui seule peut féconder l’esprit l’indépendance.

Ainsi, ces deux points de vue opposés nous ramènent à la reconnaissance d’un seul et même besoin pour la science, la révision périodique des travaux de nos devanciers, la critique des erreurs, la confirmation des vérités et une prise de possession nouvelle, qui, dans la mesure de nos forces, nous fasse faire un pas vers le but définitif. Soumettre l’époque actuelle à l’application de ces procédés, tel est le but de mon ouvrage.

Mais, peut-être, les événements qui se sont passés de nos jours dans le domaine de la science élèveront contre mon entreprise une prévention dont je dois parler tout d’abord. Au nom seul de l’auteur, plusieurs seront tentés de révoquer en doute la généralité du but assigné à l’ouvrage ; ils le croiront entrepris moins dans l’intérêt pur de la science que dans les vues exclusives de l’école historique, et dicté par un esprit de parti contre lequel doit se mettre en garde quiconque n’appartient pas à cette école.

L’action combinée de plusieurs facultés différentes est indispensable au succès de la science. Pour désigner une de ces facultés et la direction scientifique à laquelle elle répond principalement, le mot école historique a été employé par moi et par d’autres, sans aucune arrière-pensée. En appelant l’attention vers une des faces de la science, nous ne voulions en méconnaître ou en déprécier aucune ; mais l’élément historique, ayant été surtout négligé, demandait à être réhabilité et rétabli dans ses droits. À ce nom d’école historique se rattache une polémique longue et animée, qui, dans les derniers temps encore, n’a pas été sans aigreur. Ici, la nature des attaques rend la défense inutile et en quelque sorte impossible, car, le débat mettant plus en jeu les répugnances personnelles que la science, les adversaires de l’école historique ont compris et condamné sous ce nom toute production littéraire qui éveillait leur susceptibilité ou contrariait leurs goûts. Quelle justification opposer à ce système de critique ? Il est néanmoins un reproche qui, à cause de sa généralité, mérite réfutation. On a prétendu que les partisans de l’école historique, méconnaissant l’esprit de leur siècle, voulaient l’asservir au passé, et surtout fonder la tyrannie du droit romain au détriment du droit germanique et des institutions nouvelles que la théorie et la pratique ont substituées aux institutions romaines. Ce reproche a un caractère scientifique, et je ne saurais le passer sous silence.

Prétendre, comme on l’a fait souvent, que la science, envisagée sous le point de vue historique, pose la forme antique du droit comme type absolu et immuable pour le présent et pour l’avenir, c’est défigurer entièrement ce point de vue. Considéré sous son véritable jour, il nous apprend, au contraire, à reconnaître le mérite et l’indépendance de chaque siècle ; surtout il cherche à mettre en lumière le lien vivant qui rattache le présent au passé ; car si ce lien nous échappe, nous pouvons bien saisir les manifestations extérieures du droit, mais non en pénétrer l’esprit. Dans son application particulière au droit romain, cette doctrine ne lui reconnaît pas, comme souvent on se l’imagine, une autorité sans limites ; mais elle étudie l’ensemble du droit moderne, afin de découvrir et de fixer tout ce qui a une origine romaine certaine, de peur que nous n’en soyons dominés à notre insu ; puis elle décompose l’élément romain, et si quelques-unes de ces parties mortes en réalité ne conservent que l’apparence de la vie, elle élimine cette superfétation, afin d’ouvrir un champ plus libre au développement et à l’action salutaire de l’élément vivant. Le présent ouvrage, loin d’exagérer l’autorité du droit romain, en repoussera l’application à beaucoup de matières, application jusqu’ici généralement admise, même par les adversaires de l’école historique. Et l’auteur n’a rien à rétracter, car ces principes sont ceux qu’il professe publiquement depuis quarante années, preuve évidente que le reproche adressé à l’école historique est dépourvu de fondement, surtout en ce qui le touche.

Peut-être ces considérations détermineront les esprits non prévenus à finir ces querelles de partis et à abandonner peu à peu les noms qui les désignent. D’ailleurs, les motifs qui ont fait employer le mot d’école historique ne subsistent plus aujourd’hui, et le but qu’on se proposait semble à peu près atteint. Sans doute, une polémique de ce genre, mettant en présence certains principes, les dessine plus nettement ; mais cet avantage serait acheté trop cher s’il nous empêchait d’apprécier avec impartialité les travaux de nos contemporains, et s’il usait en querelles de partis des forces qui seraient mieux employées dans le but commun de la science. Je n’ignore pas que les controverses sont une des conditions vitales de la science, et je suis loin d’en nier l’utilité. La nature individuelle des esprits et la variété de leurs directions créeront toujours assez de différence ; l’action simultanée de tant de forces diverses constitue la vie de la science, et ceux à qui elles sont tombées en partage devraient se considérer comme des ouvriers travaillant tous au même édifice. Mais si nous nous partageons en deux camps ennemis, si nous répétons sans cesse des dénominations qui rendent la lutte toute personnelle, nous faussons la vérité de notre nature, et nous arrivons à des résultats déplorables. L’esprit et les œuvres de chacun perdent à nos yeux leurs traits individuels ; nous les approuvons ou les condamnons en masse, comme membres d’un parti, et l’action qu’ils auraient exercée sur notre développement se trouve arrêtée à notre grand préjudice.

Si je repousse ici le reproche de faire au droit romain une part trop large d’autorité, je ne pose pas moins en principe que la connaissance approfondie de ce droit est pour l’étude du droit actuel de la plus haute importance, je dirai même une nécessité ; et le seul fait d’avoir entrepris un travail aussi vaste exprime déjà cette conviction. Il s’agit seulement de s’entendre sur ses motifs et sur sa portée.

La connaissance du droit romain a été souvent appréciée de la manière suivante. Dans les pays où ce droit est en vigueur, son étude approfondie est indispensable au jurisconsulte ; mais dans les pays régis par des codes modernes, cette nécessité disparaît, et l’état du droit est beaucoup plus prospère, car le jurisconsulte peut réserver son temps et ses forces pour des matières d’un intérêt vivant. S’il en était ainsi, la connaissance du droit romain, dans les pays mêmes où il règne, aurait une valeur très-précaire, puisque le législateur pourrait toujours fonder un état du droit plus prospère, en adoptant un des codes modernes ou en en faisant un nouveau. D’autres comprennent autrement le mérite du droit romain. Ils pensent que ses principes peuvent se résumer en axiomes pratiques, isolés, et que, mis en parallèle avec les axiomes pratiques du même genre. formulés au moyen âge ou dans les temps modernes, chacune de ces comparaisons matérielles nous montre sa supériorité. On verra bien, en lisant cet ouvrage, que je n’entends pas ainsi le mérite du droit romain. D’ailleurs, sauf un très-petit nombre de cas exceptionnels, ce parallélisme d’axiomes pratiques n’atteindrait nullement la profondeur du sujet, et un livre exécuté sous ce point de vue comparatif nous rappellerait la question que font les enfants quand on leur raconte des histoires de guerre : Qui sont les bons ? qui sont les méchants ?

En prenant le droit pour objet, l’activité humaine est susceptible de deux directions différentes. Elle peut s’occuper de l’ensemble du système scientifique, ce qui embrasse la science, les traités, l’enseignement, ou faire l’application particulière des règles aux événements de la vie réelle ; la distinction de ces deux éléments, l’un théorique, l’autre pratique, est donc fondée sur la nature même du droit. Le développement de la civilisation moderne a séparé ces deux directions, et assigné l’une ou l’autre à certaines classes de la société : ainsi, tous ceux qui s’occupent du droit, à quelques exceptions près, font de la théorie ou de la pratique leur vocation spéciale, sinon leur vocation exclusive. Ce fait, considéré en lui-même, n’est ni à louer ni à blâmer, car il résulte du cours naturel des choses, non d’une volonté arbitraire. Mais cette division, bonne et légitime dans son principe, pourrait dégénérer en isolement funeste, et c’est ce qu’il importe de distinguer nettement. La division est bonne, si chacun ne perd point de vue l’unité primitive, si le théoricien conserve et cultive l’intelligence de la pratique, le praticien l’intelligence de la théorie. Là où cette harmonie est détruite, là où la séparation de la théorie et de la pratique est une séparation absolue, la théorie court grand risque de devenir un vain exercice pour l’esprit, la pratique un métier purement mécanique.

Quand je dis que le théoricien doit cultiver l’élément pratique, j’entends l’intelligence de cet élément, non son application réelle, quoique une application bien dirigée de la pratique soit souvent la voie la plus sûre pour en comprendre l’esprit. Ceux que la science passionne le plus trouvent parfois dans l’étude d’une espèce le meilleur des enseignements, et parviennent à une vivacité d’intuition que les livres et leurs propres réflexions n’avaient pu leur donner. Ce genre d’instruction, fourni par le hasard, nous pouvons le rechercher volontairement et l’appliquer à toutes les matières du droit. Le théoricien parfait serait celui qui aurait pour vivifier sa théorie une expérience complète de la vie réelle, et qui embrasserait d’un coup d’œil toutes les combinaisons de rapports entre les mœurs, la religion, la politique et l’économie politique. Ai-je besoin de dire que je n’exige nullement la réunion de tant de qualités ? Celui qui, pour juger les autres, prendrait ce type de perfection, devrait d’abord reconnaître combien peu il lui est applicable. Néanmoins, ce type doit rester présent à nos regards comme but final de l’humanité, comme guide de nos efforts et comme préservatif contre ces illusions dont notre amour-propre a tant de peine à se défendre.

Si maintenant nous comparons la théorie actuelle du droit à ce qu’elle était il y a un siècle, et même un demi-siècle, le bien et le mal s’y trouvent fort mélangés. Sans doute, nul ne méconnaîtra qu’on n’avait alors aucune idée des résultats qui depuis ont été obtenus ou sont devenus possibles, et que la masse des connaissances acquises s’est singulièrement accrue. Mais si l’on considère cette intelligence de la pratique, qui doit vivifier la science des théoriciens, la comparaison ne sera pas à notre avantage. Cette infériorité vient de la direction même donnée aux travaux théoriques. Rien de plus louable, sans doute, que de vouloir enrichir la science par des découvertes nouvelles ; mais ce sentiment a pris de nos jours une tendance exclusive et fâcheuse. Ainsi, l’importance exagérée donnée aux points de vue nouveaux, fait négliger l’esprit d’organisation, qui se complaît à mettre sous leur jour véritable les anciens matériaux, bien que cette mise en œuvre, sérieusement entreprise, ait aussi son originalité, et soit pour la science l’instrument de progrès moins brillants, mais non moins réels. Comme un large développement de la force créatrice est le partage du petit nombre, cet amour exclusif de nouveauté a conduit plus d’un auteur à se renfermer dans un cercle étroit d’idées et de doctrines, et cette préoccupation les empêche de saisir la science dans son ensemble. En cela, nos devanciers nous étaient bien supérieurs, car les hommes capables de représenter l’esprit général de la science étaient. beaucoup moins rares de leur temps que du nôtre. Mais si l’on envisage la chose de plus haut, on se convaincra aisément que ce phénomène n’a rien de particulier au droit, qu’il se retrouve dans toutes les sciences et tient à la disposition générale des esprits.

J’ai dit que le praticien devait posséder l’élément théorique, et par là je n’entends pas qu’il doive composer des ouvrages ou faire une étude approfondie des livres ; la multiplicité des travaux de sa profession ne le lui permettrait pas ; mais c’est l’esprit de la science qu’il doit constamment manifester dans ses travaux mêmes, n’oubliant jamais que la science véritable est l’ensemble des règles qu’il envisage séparément, dans un but d’applications particulières. Quand il s’agit d’apprécier le mérite d’un praticien, la promptitude et la facilité du travail sont presque les seules qualités dont on tienne compte, qualités estimables sans doute, mais qui peuvent très-bien s’allier avec la légèreté la plus coupable : Si maintenant nous considérons les résultats généraux de la pratique moderne, ils accusent souvent l’absence de l’esprit scientifique. Là où régnerait cet esprit, la pratique affermirait la marche du droit, viendrait en aide à la théorie, en réprimant ses écarts, surtout préparerait les voies au législateur, de sorte que la loi et son application, étroitement réunies, suivraient la même carrière de progrès. Tout cela n’est-il pas précisément le contraire de ce que nous voyons ?

La séparation, chaque jour plus prononcée, de la théorie et de la pratique, étant surtout le mal qui travaille le droit actuel, le remède ne se trouve que dans le rétablissement de leur unité naturelle. Or, le droit romain sainement employé peut ici nous être d’un grand secours. Chez les jurisconsultes romains, l’unité nous apparaît dans sa pureté primitive et dans sa réalisation vivante. C’est le caractère du temps où ils vivaient, de même qu’aujourd’hui la destruction de l’unité n’est pas l’œuvre des individus, mais du cours général des choses. Si, par une étude sérieuse et naïve, nous savons nous transporter à un point de vue si différent du nôtre, nous pourrons nous approprier l’esprit de ces jurisconsultes et rentrer ainsi dans la bonne voie.

Mais comme il y a plusieurs manières d’étudier le droit romain, il importe de déterminer celle qui mène au but proposé. On comprend bien que je parle ici d’une étude approfondie d’après une méthode vraiment scientifique ; mais plusieurs pourraient être détournés de l’entreprendre, s’ils croyaient qu’elle embrasse la totalité des recherches sur l’antiquité et la critique complète des sources. Malgré l’importance de cette partie de la science, on ne doit pas abandonner le principe salutaire de la division du travail, et le plus grand nombre pourra se contenter des résultats obtenus par les auteurs qui ont traité spécialement ces matières. D’un autre côté, on se tromperait complétement, si pour le but que je propose on pensait tirer la moindre utilité des principes généraux du droit romain tels que les enseignent les compendiums d’Institutes, ou les cours des écoles de droit en France. Ces connaissances élémentaires ne sont bonnes qu’à conserver pour des temps meilleurs la lettre du droit romain, et pour celui qui s’en contente elles valent à peine le peu de temps qu’elles lui ont coûté. Le seul moyen approprié à la fin que nous cherchons est de lire et de méditer les écrits mêmes des anciens jurisconsultes. Dès lors l’immensité de la littérature moderne n’a plus rien qui nous effraye ; un enseignement bien dirigé nous indiquera le peu qui nous en est nécessaire, comme préparation à cette étude directe des sources, et nous abandonnerons tout le reste aux théoriciens de profession, qui ne sauraient refuser cette tâche laborieuse.

L’objet spécial de mon ouvrage est de mener à cette étude sérieuse du droit romain, de diminuer les difficultés, de lever les obstacles qui, pour les praticiens, gênent l’accès des sources. Les doctrines contenues dans les livres élémentaires modernes dont les praticiens sont maintenant obligés de se servir exercent sur eux une autorité illégitime, et si l’exécution de cet ouvrage répond à la pensée de son auteur, la pratique émancipée cessera d’être enchaînée par une fausse théorie.

Ces idées trouveront sans doute leur application immédiate dans les pays où le droit romain forme la base de la pratique ; mais elles ne sont pas sans application dans les pays où des codes ont remplacé le droit romain. Pour les uns comme pour les autres, l’état du droit est au fond le même, le mal et le remède y diffèrent moins qu’on ne pourrait le croire. Ainsi donc, là où existe une législation nationale, le droit romain, étudié dans l’esprit que j’indique, vivifiera la théorie, la débarrassera d’erreurs subjectives et arbitraires, surtout la rapprochera de la pratique, et c’est le point essentiel. A la vérité cette régénération de la science y est plus difficile que dans les pays de droit commun, mais nullement impossible. Je citerai comme exemple les jurisconsultes français, qui souvent se servent du droit romain avec beaucoup d’habileté, pour éclairer et compléter le Code civil. Ils agissent alors d’après l’esprit véritable de ce Code ; et quand ils échouent, cela tient moins à l’emploi peu judicieux du droit romain qu’à une connaissance imparfaite de ce droit. Evidemment inférieurs à nous pour cette connaissance, ils peuvent nous servir de modèles dans l’art de l’appliquer au droit moderne.

L’usage du droit romain rencontre, il est vrai, des difficultés particulières en Prusse. La forme didactique du Code et la prolixité de ses dispositions obscurcissent souvent la relation intime qui existe entre l’ancien et le nouveau droit ; mais ces obstacles ne sont pas insurmontables, et si l’usage du droit romain était réhabilité parmi nous, le plus grand mal qu’ait fait le nouveau Code se trouverait réparé, je veux dire la séparation absolue qui isole la pratique des théories scientifiques du droit commun, et lui retire une source féconde de progrès, le commerce de pensées avec les jurisconsultes des temps antérieurs et des nations étrangères. Je sais qu’à l’époque où fut rédigé le Code prussien, la science du droit en Allemagne était tombée bien bas, et ne pouvait plus guère avoir sur la pratique une influence heureuse. C’est cet état déplorable de la science qui détermina le législateur à rompre avec elle et à renouveler, par un code national, la base de la pratique. Aujourd’hui que l’état des choses est complétement changé, si nous parvenions à renouer nos communications avec la science du droit commun, la pratique ne pourrait qu’y gagner, et les inconvénients si vivement sentis autrefois ne se représenteraient plus.

Plusieurs croiront peut-être que continuer à prendre le droit romain comme moyen de perfectionner notre jurisprudence, c’est faire tort à l’esprit du siècle et de la nation ; qu’en suivant une pareille voie, nous ne pouvons qu’imiter imparfaitement, ou tout au plus reproduire, l’œuvre des Romains, et qu’il serait plus noble de faire acte d’indépendance et de réserver tous nos efforts pour une œuvre originale. Je rends justice à la générosité de ce sentiment, mais ici il s’égare. La multiplicité des matériaux que tant de siècles ont accumulés rend notre tâche bien plus pénible que celle des Romains, et place notre but plus haut. S’il nous était donné de l’atteindre, non-seulement nous aurions égalé le mérite des Romains, mais notre œuvre serait infiniment plus grande. Quand nous saurons manier les matériaux du droit avec l’habileté et la puissance que nous admirons chez les Romains, nous pourrons cesser de les prendre comme modèles et laisser à l’historien le soin de célébrer leur gloire. Jusque-là, un orgueil mal entendu ou l’intérêt de notre commodité ne doivent pas nous faire négliger un secours auquel toute l’énergie de nos efforts pourrait difficilement suppléer. Notre position vis-à-vis de l’antiquité n’a ici rien d’extraordinaire ; elle est la même dans d’autres parties du domaine de l’intelligence. On ne croira sans doute pas que je recommande le droit romain au préjudice du droit germanique, dont l’étude approfondie donne déjà des espérances si brillantes. Un amour exclusif pour l’objet de nos recherches nous porte souvent à déprécier le domaine de nos voisins ; mais l’injustice de cette erreur doit nuire à l’agresseur qui la commet, non à celui qui la repousse et s’en défend.

D’après le plan que j’ai tracé, on voit que mon ouvrage aura surtout un caractère critique. Cela pourra déplaire aux lecteurs qui veulent des vérités positives, sans demander d’où elles viennent, sans s’inquiéter de leurs différentes faces. La vie scientifique serait commode et facile, si nous pouvions nous abandonner avec pleine confiance à l’action de la vérité pure, et marcher ainsi sans encombre de découvertes en découvertes. Mais nous devons nous frayer le chemin à travers les erreurs et les vérités incomplètes qui. nous assiègent de toutes parts. Prétendrons-nous entrer en lutte avec la destinée qui nous impose ce labeur inutile ? A cette nécessité de notre nature, nous n’avons à opposer que la résignation. Mais ce travail, auquel la condition de l’humanité nous condamne, porte avec soi sa récompense et ses fruits : il développe les forces de l’intelligence, et chaque vérité, péniblement acquise en luttant contre l’erreur, nous appartient bien mieux, devient bien plus féconde, que si nous l’avions reçue passivement et sans effort.

Le caractère critique de cet ouvrage se montre sous plusieurs faces. Je mets en première ligne les recherches dont le résultat est purement négatif ; si, par exemple, je montre qu’une institution du droit romain est une institution morte et étrangère au droit actuel, ou si je signale des idées fausses et de vaines doctrines que les auteurs modernes ont introduites dans la science, par suite d’un malentendu. Ce sont précisément les recherches que plusieurs lecteurs supportent avec le plus d’impatience ; mais celui qui déblaye la route et la fixe par des jalons rend incontestablement service à ceux qui viennent après lui, quoique l’habitude de ces avantages puisse faire aisément oublier qu’il fut un temps où la route était moins commode.

Indépendamment des résultats purement négatifs, le caractère critique de cet ouvrage se montre encore là où, pour établir une vérité positive, il ne suffit pas de nier en termes absolus l’erreur que l’on repousse parfois, il importe avant tout de déterminer le degré de notre conviction ; en effet, on peut combattre et réfuter une opinion de différentes manières. Souvent à notre conviction se joint le sentiment d’une entière certitude ; car nous voyons la cause de l’erreur, un défaut de logique, l’ignorance d’un fait, ou une méthode vicieuse. Alors nous déclarons l’opinion de notre adversaire scientifiquement inadmissible, ce qui implique un blâme absolu et formel. Mais quelquefois, après avoir mûrement examiné toutes les opinions, nous en adoptons une, sans condamner aussi décidément les autres. Réduits alors à nous contenter d’une vraisemblance, cette vraisemblance admet plusieurs degrés dont l’appréciation juste et loyale intéresse autant l’exactitude que la moralité de nos travaux[1].

Dans plusieurs matières controversées, il importe de préciser rigoureusement les points débattus, de déterminer la valeur des controverses et leur degré d’importance pour la science, car la chaleur de la discussion, et le sentiment de personnalité qu’elle éveille, peut là-dessus nous faire illusion et nous exposer à induire les autres en erreur. — Enfin, quand nous combattons une doctrine, nous devons apprécier soigneusement ce que j’appellerai sa vérité relative. Souvent une opinion, que nous rejetons comme fausse, renferme un élément vrai, mais qui, mal appliqué ou considéré sous une seule face, est devenu une cause d’erreur. Tels sont les cas où l’on transforme la règle générale en règle concrète, ou la règle concrète en règle générale. L’appréciation de cet élément de vérité a pour la science un grand intérêt, elle sert à ramener un adversaire loyal et de bonne foi, elle termine la controverse d’une

manière définitive et satisfaisante, puisqu’elle résout l’antagonisme dans une vérité plus haute.

Pour le but que je me propose j’ai adopté la forme du traité. Mais comme tout le monde n’est pas d’accord sur la nature des conditions que doit réunir doit réunir un traité général systématique, j’entrerai là-dessus dans quelques détails. Suivant moi, la condition essentielle d’un traité général est de saisir et de mettre en lumière le lien intime, les affinités qui existent entre toutes les notions de droit et constituent son unité. D’abord, ces affinités sont souvent cachées, et nous avons intérêt à les découvrir ; ensuite, elles sont fort nombreuses, et mieux nous savons les suivre, les observer sous leurs différentes faces ; mieux nous avons l’intelligence du sujet. Enfin, certaines affinités n’ont que l’apparence de la réalité, et c’est cette fausse apparence qu’il s’agit alors de détruire. — L’ordre suivi dans la disposition des matières est sans doute déterminé par ce lien intime dont il reflète l’image ; souvent même c’est la seule chose dont on s’occupe quand on parle de la composition d’un traité ; et ici je signalerai plusieurs méprises contre lesquelles on doit se mettre en garde. Dans la richesse de la réalité vivante, tous les rapports de droit forment un seul corps organique ; mais si nous voulons les étudier ou les expliquer aux autres, nous sommes obligés de décomposer ce corps organique, et d’examiner successivement ses diverses parties. L’affinité que nous jugeons dominante détermine l’ordre à suivre dans cette décomposition ; nous ne pouvons qu’indiquer plus tard les autres affinités secondaires, mais non moins réelles. Une certaine tolérance devient alors nécessaire ; il faut que l’auteur puisse consulter sa direction d’esprit individuelle, et adopter l’ordre qui lui permet de faire l’exposition la plus lucide et la plus féconde en résultats.

Plusieurs veulent qu’un traité, soumis à une méthode rigoureuse, marche de conséquences en conséquences, et ne contienne rien qui ne soit expliqué par ce qui précède. Je m’expose à leur condamnation, car je pense que ce principe n’est nullement fait pour un ouvrage tel que le mien. Ce principe implique nécessairement que le lecteur ignore entièrement la matière, et l’étudie pour la première fois ; aussi est-il très-bien approprié à l’enseignement élémentaire. Mais on sera rarement tenté de commencer l’étude du droit dans un ouvrage aussi détaillé que le mien. Ceux plutôt que les cours ou la lecture des auteurs auront initiés à la science du droit, se serviront d’un ouvrage de ce genre pour contrôler leurs connaissances, les rectifier, les étendre et les approfondir. Or, on peut supposer que ces lecteurs auront présentes à l’esprit les notions qu’ils possèdent déjà sur une matière, qu’elle que soit la place que lui donne le traité. Ne pas employer cette méthode serait renoncer à faire ressortir les affinités du droit les plus importantes et les plus fécondes, ou, les plaçant sous un jour défavorable, les rendre moins saillantes et moins instructives. Si l’ordre que j’adopte éclaire chaque matière et la met dans tout son relief, je n’ai pas besoin d’autre justification. Ceux que ces raisons ne convaincraient pas doivent se souvenir que les auteurs de monographies spéciales supposent une foule de choses que leurs livres n’établissent pas ; pourquoi donc refuser le même privilège à l’auteur d’un traité général ?

En prévenant une critique que l’on pourrait m’adresser, puisque j’ai cité les monographies, compositions fort importantes, car c’est surtout par elles que s’accomplissent aujourd’hui les progrès de la science, je ne dois pas oublier de relever une erreur assez commune sur le rapport de ces compositions spéciales avec les traités généraux. On se représente une monographie comme un chapitre d’un traité général détaché par hasard et publié séparément ; alors il suffirait de réunir un certain nombre de bonnes monographies pour avoir un bon traité général sur l’ensemble du droit. Mais l’auteur d’une monographie étudie un sujet spécial, et, de ce point de vue arbitrairement choisi, examine ses affinités avec les autres parties du droit ; or, le choix et la disposition des matériaux seraient tout différents s’il avait envisagé le même sujet comme partie intégrante de l’ensemble. J’ai cru ces réflexions nécessaires pour expliquer et justifier d’avance les différences que l’on remarquera entre mon traité de la possession et le chapitre de cet ouvrage consacré au même sujet.

Je joins à mon traité, sous le nom d’appendices, diverses recherches détachées. Plusieurs motifs m’y ont déterminé. Quelquefois une question particulière exige de si grands développements, qu’elle serait hors de proportion avec l’ensemble du traité et en dérangerait l’économie. Quelquefois aussi un sujet touche à tant de matières différentes, que, pour le traiter complétement, il faut le traiter à part ; cela s’applique surtout à l’appendice sur l’erreur (VIII). Enfin les recherches purement historiques sortent du plan de mon ouvrage ; mais parfois une institution de l’antiquité se lie si étroitement à une institution du droit romain actuel, que je ne pouvais mettre l’une dans tout son jour sans donner à l’autre une place spéciale ; j’en fais alors l’objet d’un appendice. — La délimitation des appendices ne saurait être précisée avec une exactitude rigoureuse, et peut-être plus d’un lecteur aurait voulu voir certaines matières rejetées en appendice, et d’autres insérées dans le traité. Mais c’est encore là une question où l’on peut sans inconvénients passer quelque chose au libre arbitre de l’auteur.

Autrefois, les auteurs traitaient toutes les matières du droit suivant une méthode uniforme. Ainsi, ils avaient coutume, après avoir défini une institution, d’entrer dans toutes les subdivisions que comporte le sujet. Plusieurs auteurs modernes rejettent cette méthode comme pédantesque et inutile, et n’admettent de division que s’il s’agit d’exposer une règle particulière de droit. Je ne puis approuver exclusivement ni les uns ni les autres, et tout principe d’uniformité extérieure me semble condamnable. Les deux méthodes sont bonnes quand elles donnent l’intelligence claire et profonde du sujet, et l’auteur doit, suivant les cas, choisir celle qui répond le mieux à cette fin. Si donc le sens d’une institution présente des contrastes qui tiennent à son essence, il conviendra, après avoir défini l’institution, de faire pour chacun de ces contrastes autant de subdivisions formelles.

J’apporterai le plus grand soin à préciser rigoureusement, dans mon ouvrage, le langage authentique des sources, et cela demande une apologie, car plusieurs se persuadent qu’on exagère aujourd’hui l’importance de cet objet. Néanmoins, il a une importance véritable, car, entre la phraséologie vicieuse et la pensée erronée ou le faux raisonnement, il existe une réciprocité d’action dangereuse. Si l’expression vicieuse est le produit et le signe d’une pensée erronée, la pensée erronée est fixée, étendue, propagée par l’expression vicieuse. Mais, après avoir signalé le vice de la phraséologie, et avoir détruit cette cause d’erreur, il faut bien inventer des expressions techniques nouvelles, quand le langage des sources est insuffisant. Je reconnais, au reste, que parfois le purisme a été poussé trop loin. Seulement on devra toujours éviter les termes inexacts qui se lient à des idées fausses, et dont j’ai montré le danger.

Quoique j’aie consacré un chapitre (§ 32-51) à expliquer l’usage que je ferai des sources, quelques réflexions générales ne seront pas ici déplacées. On a souvent reproché aux jurisconsultes le luxe de leurs citations ; on les a raillés d’invoquer tant de textes, quand on les croirait volontiers sur parole. Cette critique serait peut-être fondée si les citations n’étaient faites qu’à l’appui de doctrines contre lesquelles ne s’élèvent ni doutes ni objections ; mais elles doivent être envisagées sous un tout autre aspect. Si l’on admet avec moi que l’étude bien dirigée des anciens jurisconsultes est propre à enrichir et à vivifier la science du jurisconsulte moderne, cette étude que rien ne saurait remplacer offrant des difficultés particulières, peut-être accueillera-t-on favorablement des indications qui la facilitent. Or, comme mon ouvrage n’a pas d’autre but, la citation des textes n’est pas uniquement faite pour justifier les principes que j’expose, mais ces principes doivent servir de : commentaire et de guide pour l’étude des textes mêmes, qui, dans ce choix, dans cet ordre, dans ce rapport avec le traité, saisiront la pensée davantage et deviendront plus accessibles. — Souvent il arrive que deux personnes également diligentes entreprennent une recherche avec les mêmes matériaux, et obtiennent des résultats diamétralement opposés. Cela tient surtout au choix des textes que l’on prend pour point central de la recherche et auxquels on subordonne tous les autres. Ici les règles pourraient difficilement instruire ; c’est en étudiant les grands modèles, et en s’exerçant soi-même, que s’acquiert le tact qui met sur la bonne voie.

D’autres, au contraire, auraient désiré un plus grand nombre de citations d’auteurs que je n’en donne, et verront en cela leur attente trompée. Mais je me suis volontairement restreint aux citations qui rentrent, d’une manière quelconque, dans le but de mon livre ; ainsi, je cite quelquefois un auteur parce qu’il renvoie lui-même à d’autres ouvrages. Je ne me suis donc pas proposé de dresser la liste complète des écrits composés sur chaque matière, sans excepter même les plus médiocres, car, dans ce dernier cas, le lecteur me saurait mauvais gré de l’avoir engagé à une étude infructueuse. Si j’eusse entrepris plus jeune l’œuvre que je commence aujourd’hui, j’aurais donné plus d’extension à l’usage de la littérature du droit. Elle se compose de deux masses d’ouvrages dont le poids est difficile à soutenir, mais qui pourraient nous profiter beaucoup : l’une comprend l’exégèse, à partir des glossateurs et en continuant de préférence par l’ancienne école française ; l’autre comprend la pratique, c’est-à-dire les consultations, réponses, etc., également à partir des glossateurs. Pour faire servir, ces matériaux à l’édifice d’un traité général comme le mien, il faudrait lire tous ces ouvrages sous le point de vue du traité, je veux dire les prendre comme termes de comparaison, afin de le rectifier et de le compléter ; travail qui améliorerait beaucoup de détails, mais changerait peu de chose à l’ensemble et aux doctrines fondamentales ; mais, commençant mon livre sur le déclin de la vie, il serait insensé de former un semblable projet. Celui qui croirait mon livre une œuvre durable augmenterait singulièrement sa valeur en y ajoutant ces compléments littéraires. Ce ne serait pas là une entreprise aventureuse, car on pourrait l’exécuter progressivement, choisir par exemple les auteurs d’une époque, ou même quelques-uns d’entre eux, afin de les étudier dans ce but. — On regrettera peut-être de ne pas trouver, comme introduction à ce traité, une indication générale des livres les plus utiles et les plus recommandables pour l’étude du droit moderne. Mais ce besoin, dont je reconnais toute l’importance, me semblerait mieux satisfait au moyen de bibliographies séparées ; de même que les détails historiques sur l’ensemble des sources, leurs manuscrits et leurs éditions, sont mieux placés dans une histoire du droit que dans l’introduction d’un traité général, où leur exposition complète serait un hors-d’œuvre non motivé.

Les matériaux de ce traité, réunis successivement, ont servi pour les cours de droit romain que l’auteur fait depuis le commencement du siècle. Mais la manière dont ils sont présentés ici en fait un travail entièrement neuf dont les cours n’étaient que l’ébauche. Le professeur qui parle à ses élèves doit leur exposer une matière tout à fait neuve et étrangère pour eux ; il doit proportionner son enseignement aux connaissances et au développement intellectuel de la majorité de son auditoire. L’écrivain, au contraire, travaille pour des lecteurs initiés à la science, il les suppose au niveau de son état actuel, et tel est son point de départ pour passer en revue avec eux l’ensemble de leurs notions scientifiques, les contrôler, les rectifier et les étendre. Ces deux espèces de travaux, malgré la différence incontestable de leurs caractères, ont néanmoins des points de contact naturels et légitimes. Ainsi, quelquefois l’écrivain, par la manière de traiter un sujet, revient, sans s’en apercevoir, aux premières notions de la science, et les fait toutes passer sous les yeux du lecteur. Cette méthode est bonne à employer pour éclairer des idées et des principes qui ont été défigurés arbitrairement, et l’auteur aura de la facilité et du penchant à s’en servir, s’il a souvent enseigné, comme professeur, les matières dont il traite. — J’ai conçu le plan de cet ouvrage au printemps de 1835 ; j’en ai entrepris l’exécution l’automne de la même année ; et quand j’ai commencé l’impression, j’avais terminé les quatre chapitres du premier livre et les trois premiers du second.

Au moment de publier ce livre, je ne puis m’empêcher de jeter un coup d’œil sur les destinées qui l’attendent. Comme toute œuvre de l’homme, il aura ses bons et ses mauvais jours. Plus d’un critique me reprochera ses défauts, mais nul ne les connaît mieux que moi, ne les sent plus vivement ; et maintenant que j’en ai achevé une partie, je découvre bien des endroits où je souhaiterais plus de vie et de profondeur. La conscience de ces imperfections m’ôtera-t-elle le courage de continuer cette vaste entreprise ? Une réflexion doit nous rassurer contre le sentiment de notre faiblesse. Il n’est pas imposé à l’homme de connaître et de montrer la vérité dans toute sa pureté : c’est encore servir sa cause que lui préparer les voies, éclairer les points essentiels, signaler les conditions absolues de son triomphe, et rendre accessible à nos successeurs le but que nous n’avons pu atteindre. Je m’assure aussi en la conscience d’avoir déposé dans mon livre des germes féconds de vérité que d’autres feront fructifier un jour, et peu importe que la richesse de ce développement en cache le pricipe et le mette en oubli. L’œuvre individuelle de l’homme est périssable comme l’homme lui-même sous son apparence visible ; mais la pensée ne périra pas : c’est elle qui, transmise de génération en génération, réunit les serviteurs de la science en une vaste communauté, où la part la plus petite de l’individu trouve une immortelle durée.

Septembre 1839
  1. Lebensnachrichten über B. G. Niebuhr, vol. II, p. 208 « Il faut, avant toutes choses, conserver dans l’étude de la science une véracité inaltérable, fuir absolument ce qui pourrait faire aux autres la moindre illusion, ne jamais donner comme certain le plus petit détail sans avoir la conviction profonde de sa certitude, et, si nous proposons une conjecture, mettre tout en œuvre pour fixer son degré de vraisemblance. » Niebuhr parle ici de la philologię, mais plusieurs passages de cette lettre remarquable s’appliquent parfaitement à toutes les sciences.