Traité de l’équilibre des liqueurs/Chapitre I

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Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air
Texte établi par Léon Brunschvicg et Pierre BoutrouxHachette (p. 156-161).
Traité de l’équilibre des liqueurs

TRAITÉ DE L’ÉQUILIBRE DES LIQUEURS[1]


Chapitre I.Que les liqueurs pesent suivant leur hauteur.


Si l’on attache contre un mur plusieurs Vaisseaux, l’un tel que celuy de la première figure ; l’autre panché, comme en la seconde ; l’autre, fort large, comme en la troisiéme ; l’autre estroit, comme en la quatriéme ; l’autre qui ne soit qu’un petit tuyau qui aboutisse à un Vaisseau large par en bas, mais qui n’ait presque point de hauteur, comme en la cinquiéme Figure ; et qu’on les remplisse tous d’eau jusques à une mesme hauteur, et qu’on fasse à tous des ouvertures pareilles par en bas, lesquelles on bouche pour retenir l’eau ; l’experience fait voir qu’il faut une pareille force pour empescher tous ces tampons de sortir, quoy que l’eau soit en une quantité toute differente en tous ces differents Vaisseaux, parce qu’elle est à une pareille hauteur en tous : et la mesure de cette force est le poids de l’eau contenuë dans le premier Vaisseau, qui est uniforme en tout son corps ; car si cette eau pese cent livres, il faudra une force de cent livres pour soûtenir chacun des tampons, et mesme celuy du Vaisseau


Planche du Traité de l’Equilibre des liqueurs

cinquiéme, quand l’eau qui y est ne peseroit pas une once[2].

Pour l’éprouver exactement, il faut boucher l’ouverture du cinquiéme Vaisseau avec une piece de bois ronde, enveloppée d’étoupe comme le piston d’une Pompe, qui entre et coule dans cette ouverture avec tant de justesse[3], qu’il n’y tienne pas, et qu’il empesche neanmoins l’eau d’en sortir, et attacher un fil au milieu de ce Piston, que l’on passe dans ce petit tuyau, pour l’attacher à un bras de balance et pendre à l’autre bras un poids de cent livres : on verra un parfait Equilibre de ce poids de cent livres avec l’eau du petit tuyau qui pese une once ; et si peu qu’on diminue de ces cent livres, le poids de l’eau fera baisser le Piston ; et par consequent baisser le bras de la balance où il est attaché, et hausser celui où pend le poids d’un peu moins de cent livres.

Si cette eau vient à se glacer, et que la glace ne prenne pas au Vaisseau, comme en effet elle ne s’y attache pas d’ordinaire, il ne faudra à l’autre bras de la balance qu’une once pour tenir le poids de la glace en Equilibre : mais si on approche du feu contre le Vaisseau, qui fasse fondre la glace, il faudra un poids de cent livres pour contrebalancer la pesanteur de cette glace fonduë en eau, quoy que nous ne la supposions que d’une once[4].

La mesme chose arriveroit quand ces ouvertures que l’on bouche seroient à costé, ou mesme en haut : et il en seroit mesme plus aisé de l’éprouver en cette sorte[5].


Figure VI. — Il faut avoir un Vaisseau clos de tous costez, et y faire deux ouvertures en haut, une fort-étroitte, l’autre plus large, et souder sur l’une et sur l’autre des tuyaux de la grosseur chacun de son ouverture ; et on verra que si on met un Piston au tuyau large, et qu’on verse de l’eau dans le tuyau menu, il faudra mettre sur le Piston un grand poids, pour empescher que le poids de l’eau du petit tuyau ne le pousse en haut ; de la mesme sorte que dans les premiers exemples, il falloit une force de cent livres pour empescher que le poids de l’eau ne les poussât en bas, parce que l’ouverture estoit en bas ; et si elle estoit à côté, il faudroit une pareille force pour empescher que le poids de l’eau ne repoussât le Piston vers ce costé.

Et quand le tuyau plein d’eau seroit cent fois plus large ou cent fois plus estroit, pourveu que l’eau y fût toujours à la mesme hauteur, il faudroit toûjours un mesme poids pour contrepeser l’eau ; et si peu qu’on diminue le poids, l’eau baissera, et fera monter le poids diminué.


Regle de la force necessaire pour arrester l’eau[6]


Mais si on versoit de l’eau dans le tuyau à une hauteur double, il faudroit un poids double sur le Piston pour contrepeser l’eau ; et de mesme si on faisoit l’ouverture où est le Piston, double de ce qu’elle est, il faudroit doubler la force necessaire pour soutenir le Piston double : d’où l’on voit que la force necessaire pour empescher l’eau de couler par une ouverture, est proportionnée à la hauteur de l’eau, et non pas à sa largeur ; et que la mesure de cette force est toûjours le poids de toute l’eau qui seroit contenuë dans une colonne de la hauteur de l’eau, et de la grosseur de l’ouverture[7].

Ce que j’ay dit de l’eau se doit entendre de toute autre sorte de Liqueurs.

  1. Voir les figures sur le fac-simile des gravures de l’édition princeps.
  2. Cf. dans les Cogitata Metaphysica du P. Mersenne (Paris, 1644) l’Ars navigandi, hydrostaticæ liber primus, prop. VIII : « Aquæ fundo horizontali parallelo tantum insidet pondus, quantum est aqueæ columnæ, cujus basis fundo, altitudo perpendiculari ab aquæ superficie summa ad imam demissæ æqualis sit… » et prop. IX : « Prædicta propositio videtur mirabilis, cum ex ea sequatur libram aquæ super fundum cujuscumque vasis, tantum, quantum mille libras, imo quantum Oceanum integrum, gravitate. Si enim Oceanus vase includatur, et aquæ libra vas impleat aliud, æquale fundum habens fundo vasis præcedentis, tubum vero circa basim affixum tam angustum, ut totum vas unicam aquæ libram capiat, cujus altitudo æqualis sit altitudini vasis Oceanum concludentis, aquæ libra, sui tubi fundum æque premet, ac suum Oceanus » (p. 227–228). Propositions empruntées à Stevin : quatriesme livre de la Statique des Elemens hydrostatiques : Théorème VIII Proposition X : « Sur le fond de l’eau parallele a l’horizon repose un poids, egal à la pesanteur de l’eau, qui est egal à la colonne, dont la base est le fond susdit ; et la hauteur, la perpendicle sur l’horizon, entre le fond et la fleur de l’eau » (Trad. Albert Girard, Leyde, 1634, p. 487). Au corollaire V sont figurés les vases de formes diverses, ayant même surface de fond (p. 488). Le cinquième livre de la Statique, commençant la Practique de l’Hydrostatique, a pour but de « déclarer en effect » — car « plusieurs estymeroient cela estre contre nature — que le fond de l’eau illec EF n’est non plus chargé de beaucoup d’eau que de peu » (p. 498). « Notez, ajoute enfin Stevin, que l’eau d’un costé n’ayant qu’un brin de largeur pressera autant à l’encontre que le grand Ocean de l’autre costé, [contre les portes des escluses] ; moyennant que les eaux soyent de mesme hauteur, ce qui, estant assez clair, sera obmis » (p. 500).
  3. Comme l’a indiqué Thurot, Recherches historiques sur le principe d’Archimède, Revue Archéologique, juillet 1869, p. 19, Robert Boyle a fait observer qu’une pareille exactitude « though easily supposed by a Mathematician, will scarce be found obtainable from a Tradesman. » D’où il conclut que les Expériences proposées par Monsieur Paschall sont plus ingénieuses que pratiques. Hydrostatical paradoxes (communication faite à la Royal Society en Mai 1664, publiée à Oxford, en 1666), p. 6. À ce sujet, il y a lieu de remarquer que l’inventeur de la machine arithmétique n’était nullement le théoricien que suppose ici Boyle. D’autre part, les expériences du Traité de l’Équilibre des Liqueurs paraissent avoir été refaites et contrôlées par Mariotte. Voir la Préface de la Hire au Traité posthume du Mouvement des Eaux et des autres corps fluides. Édit. des Œuvres de Mariotte, Leyde, 1717, p. 322 : « Ceux qui jusqu’à présent ont écrit des Hydrauliques, nous ont donné chacun en particulier des remarques très-curieuses sur la pesanteur, sur la vitesse et sur plusieurs autres propriétez des eaux. Le Traité de l’Équilibre des Liqueurs de M. Pascal est un des plus considérables, tant pour les belles découvertes qu’il a faites, que pour les propriétez singuliéres qu’il démontre d’une maniére si claire et si convaincante, que nous ne pouvons pas douter que ce grand Génie n’eût entièrement épuisé cette matière s’il avoit examiné toutes les parties qui la composent. Il y avoit plusieurs années que M. Mariotte s’appliquoit avec un soin extraordinaire à faire les expériences qui sont dans le Traité de M. Pascal, pour voir s’il n’auroit point négligé des circonstances particuliéres qui lui pussent donner lieu de remarquer quelque chose de nouveau. »
  4. « Quod si aqua congeletur, non amplius habebit rationem celeritatis et motuum de quibus antea » (Cogitata Metaphysica, loc. cit., prop. XIII, p. 229).
  5. Mersenne, supposant un bâton pressant sur une couverture pour pénétrer dans l’Océan, ajoute : « Ille baculus æque premeret latera vasis, ac prædictus cylindrus [c’est-à-dire qu’un cylindre de bois ayant même hauteur que le bâton et même base que le couvercle du vase où la mer est contenue], quia in quovis foramine, tam in lateribus quam in fundo, et operculo, tanta vis esset necessaria, ad fluxum aquæ impediendum, quantum esset cylindri pondus. » Artis navigandi prop. XII, loc. cit., p. 228.
  6. Titre en marge dans l’édition de 1663.
  7. Cf. Mersenne, loc. cit. prop. XI et prop. XII.