Traité de l’équilibre des liqueurs/Chapitre VII

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Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air
Texte établi par Léon Brunschvicg et Pierre BoutrouxHachette (p. 186-192).
Traité de l’équilibre des liqueurs
Chapitre VII.Des animaux qui sont dans l’eau.


[1] Pourquoy le poids de l’eau ne les comprime pas visiblement. — Tout cela nous découvre pourquoy l’eau ne comprime point les animaux qui y sont, quoy qu’elle presse generalement tous les corps qu’elle environne, comme nous l’avons fait voir par tant d’exemples : Car ce n’est pas qu’elle ne les presse, mais c’est que, comme nous l’avons déjà dit, comme elle les touche de tous costez, elle ne peut causer ny d’enfleure, ny d’enfoncement en aucune partie en particulier, mais seulement une condensation generale de toutes les parties vers le centre, qui ne sçauroit estre visible, si elle n’est grande, et qui ne peut estre qu’extrémement legere, à cause que la chair est bien compacte.

Car si elle ne le touchoit qu’en une partie seulement, ou si elle le touchoit en toutes, excepté en une, pourveu que ce fut en une hauteur considerable, l’effet en seroit remarquable, comme nous l’avons fait voir ; mais le pressant en toutes, rien ne paroist.

[2] Pourquoy on ne sent point le poids de l’eau. — Il est aisé de passer de là à la raison pour laquelle les animaux qui sont dans l’eau n’en sentent pas le poids.

Car la douleur que nous sentons, quand quelque chose nous presse, est grande, si la compression est grande ; parce que la partie pressée est épuisée de sang, et que les chairs, les nerfs, et les autres parties qui la composent, sont poussées hors de leur place naturelle, et cette violence ne peut arriver sans douleur. Mais si la compression est petite, comme quand on effleure si doucement la peau avec le doigt, qu’on ne prive pas la partie qu’on touche de sang, qu’on n’en détourne ny la chair, ny les nerfs, et qu’on n’y apporte aucun changement ; il n’y doit aussi avoir aucune douleur sensible ; et si on nous touche en cette sorte en toutes les parties du corps, nous ne devons sentir aucune douleur d’une compression si legere.

Et c’est ce qui arrive aux animaux qui sont dans l’eau ; car le poids les comprime à la verité, mais si peu que cela n’est aucunement perceptible, par la raison que nous avons fait voir : si bien qu’aucune partie n’estant pressée, ny épuisée de sang, aucun nerf, ny veine, ny chair, n’estant détournez (car tout estant également pressé, il n’y a pas plus de raison pourquoy ils fussent poussez vers une partie que vers l’autre), et tout enfin demeurant sans changement, tout doit demeurer sans douleur et sans sentiment.

Et qu’on ne s’étonne pas de ce que ces animaux ne sentent point le poids de l’eau ; et que neanmoins ils sentiroient bien si on appuyoit seulement le doigt dessus, quoy qu’on les pressât alors avec moins de force que l’eau ; car la raison de cette difference est que, quand ils sont dans l’eau, ils sont pressez de tous les costez generalement ; au lieu que quand on les presse avec le doigt, ils ne le sont qu’en une seule partie. Or, nous avons montré que cette difference est la cause pour laquelle on les comprime bien visiblement par le bout du doigt qui les touche ; et qu’ils ne le sont pas visiblement par le poids de l’eau, quand mesme il seroit augmenté du centuple : et comme le sentiment est toujours proportionné à la compression, cette mesme difference est la cause pour laquelle ils sentent bien le doigt qui les presse, et non pas le poids de l’eau.

Et ainsi la vraye cause qui fait que les animaux dans l’eau n’en sentent pas le poids, est qu’ils sont pressez également de toutes parts.

Aussi si l’on met un ver dans de la paste, quoiqu’on la pressât entre les mains, on ne pourroit jamais l’écraser, ny seulement le blesser, ny le comprimer ; parce qu’on le presseroit en toutes ses parties : l’experience qui suit le va prouver. Il faut avoir un tuyau de verre, bouché par en bas, à demy plein d’eau, où on jette trois choses ; sçavoir : un petit balon à demy plein d’air, un autre tout plein d’air, et une mouche (car elle vit dans l’eau tiede aussi bien que dans l’air) ; et mettre un Piston dans ce tuyau qui aille jusqu’à l’eau. Il arrivera que, si on presse ce Piston avec telle force qu’on voudra, comme en mettant des poids dessus en grande quantité, cette eau pressée pressera tout ce qu’elle enferme : aussi le balon mol sera bien visiblement comprimé ; mais le balon dur ne sera non plus comprimé que s’il n’y avoit rien qui le pressât, ny la mouche non plus, et elle ne sentira aucune douleur sous ce grand poids ; car on la verra se promener avec liberté et vivacité le long du verre, et même s’envoler dés qu’elle sera hors de cette prison[3].

Il ne faut pas avoir beaucoup de lumiere pour tirer de cette experience tout ce que nous avions déja demontré.

On voit que ce poids presse tous ces corps autant qu’il peut.

On voit qu’il comprime le balon mol ; par consequent il presse aussi celuy qui est à costé ; car la mesme raison est pour l’un que pour l’autre. Mais on voit qu’il n’y paroist aucune compression.

D’où vient donc cette difference ? et d’où pourroit elle arriver ? sinon de la seule chose en quoy ils different : qui est que l’un est plein d’un air pressé, qu’on y a poussé par force, au lieu que l’autre est seulement à demy plein, et qu’ainsi l’air mol qui est dans l’un est capable d’une grande compression, dont l’autre est incapable, parce qu’il est bien compact, et que l’eau qui le presse, l’environnant de tous costez, n’y peut faire d’impression sensible, parce qu’il fait arcade de tous costez.

On voit aussi que cet animal n’est point comprimé ; et pourquoy ? sinon par la mesme raison pour laquelle le balon plein d’air ne l’est pas. Et enfin on voit qu’il ne sent aucune douleur, par la mesme cause.

Que si on mettoit au fond de ce tuyau de la paste au lieu d’eau, et le balon et cette mouche dans cette paste, en mettant le Piston dessus et le pressant, la mesme chose arriveroit.

Donc puisque cette condition d’estre pressé de tous costez, fait que la compression ne peut estre sensible ny douloureuse, ne faut il pas demeurer d’accord que cette seule raison rend le poids de l’eau insensible aux animaux qui y sont ?

Qu’on ne dise donc plus que c’est parce que l’eau ne pese pas sur elle-même, car elle pese partout également[4] ; ou qu’elle pese d’une autre maniere que les corps solides[5], car tous les poids sont de mesme nature ; et voici un poids solide qu’une mouche supporte sans le sentir.

Et si on veut encore quelque chose de plus touchant, qu’on oste le Piston, et qu’on verse de l’eau dans le tuyau, jusqu’à ce que l’eau qu’on aura mise au lieu du Piston, pese autant que le Piston mesme : il est sans doute que la mouche ne sentira non plus le poids de cette eau que celuy du Piston. D’où vient donc cette insensibilité sous un si grand poids dans ces deux exemples ? Est-ce que le poids est d’eau ? Non ; car quand le poids est solide, elle arrive de mesme. Disons donc que c’est seulement parce que cet animal est environné d’eau, car cela seul est commun aux deux exemples ; aussi c’en est la veritable raison.

Aussi s’il arrivoit que toute l’eau qui est au-dessus de cet animal vint à se glacer, pourveu qu’il en restât tant soit peu[6] au dessus de luy de liquide, et qu’ainsi il en fût tout environné, il ne sentiroit non plus le poids de cette glace, qu’il faisoit auparavant le poids de l’eau.

Et si toute l’eau de la riviere se glaçoit, à la reserve de celle qui seroit à un pied prés du fonds, les poissons qui y nageroient ne sentiroient non plus le poids de celle glace, que celui de l’eau où elle se resoudroit ensuite.

Et ainsi les animaux dans l’eau n’en sentent pas le poids ; non pas parce que ce n’est que de l’eau qui pese dessus, mais parce que c’est de l’eau qui les environne.

  1. Vide supra, t. II, p. 290. Cf. les Phænomena hydraulica de Mersenne : « Prop. XLIX : Rationem ob quam corpus hominis ad quantamvis immersum aqaæ profanditatem nullum aquæ pondus sentiat explicare. Plurimi hac de re varias rationes attulere, verbi gratia, corpus hominis nullam ab aqua in quam demergitur, pressionem, nullumque dolorem sentire, quod ex omni parte urgeatur æqualiter, nec ulla pars corporis extra suum locum naturalem extendi possit, ita Stevinus 5 Staticæ prop. 3 » (Cogitata metaphysica, 1644, p. 204). Nous empruntons à la traduction de Girard le texte, et un extrait de la démonstration, de la proposition : « Déclarer la raison pourquoy un homme nageant au fond de l’eau ne meurt pour la grande quantité d’eau, qui est au dessus de luy… Soit ABCD une eau ayant au fond DC un trou, fermé d’une broche E sur lequel fond gist un homme F, ayant son dos sur E ; ce qu’estant ainsi, l’eau le pressant de tout costé, celle qui est dessus luy ne presse aucune partie hors de son lieu. »
  2. Note marginale de l’édition de 1663.
  3. Boyle s’attaque aussi à cette expérience proposée par Pascal : elle est telle « that at first sight I said that it would not succeed (and was not upon tryal mistaken in my conjecture)… the Animal was (une grosse mouche), presently drowned, and so made moveless, by the luke warm water » (Hydr. parad. p. 243 ; cf. Thurot, loc. cit.).
  4. Allusion à la théorie soutenue par le P. Mersenne contre Stevin : « Præterea, cum nullum corpus aquæ tam gravitate quam mole par in aqua ponderet, atque adeo nulla vis ad illud sustinendum requiratur, certum est etiam aquam in aqua gravitatis æqualis nihil ponderare » (loc. cit. p. 205).
  5. Peut-être est-ce une allusion à la réponse faite par Descartes à Mersenne, dans sa lettre du 16 octobre 1689 : « Je ne me souviens pas de la raison de Stevin, pourquoy on ne sent point la pesanteur de l’eau quand on est dessous ; mais la vraye est qu’il ne peut y avoir qu’autant d’eau qui pese sur le cors qui est dedans ou dessous, qu’il y en auroit qui pourroit descendre, en cas que ce corps sortist de sa place. »
  6. Bossut au-dessus.