Traité de la peinture (Cennini)/I

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Mottez.
Jules Renouard et L. Lefort (p. 29-31).

TRAITÉ
DE LA PEINTURE
PREMIÈRE PARTIE

Ici commence le livre de l’art, fait et composé par Gennino da Colle, en révérence de Dieu, de la Vierge Marie, de S. Eustache, S. François, S. Jean-Baptiste, S. Antoine de Padoue, et généralement de tous les Saints et Saintes de Dieu, en révérence de Giotto, de Taddeo et d’Agnolo maître de Gennino, et pour l’utilité, le bien et le profit de qui veut parvenir audit art.

i

Dans le principe, Dieu tout-puissant créa le ciel, la terre, et par-dessus tout ce qui vit et respire, il fit l’homme et la femme à sa propre image, les dotant de toutes les vertus. Par malheur, Adam excita l’envie de Lucifer, qui, par malice, sagacité et tromperie, poussa au péché, contre le commandement de Dieu, Eve qui entraîna Adam. Dieu, irrité contre Adam, fit chasser lui et sa compagne par un ange qui leur dit : « Puisque vous avez désobéi au commandement que Dieu vous fit, allez parcourir une vie de peines et de fatigues. » Adam, que Dieu avait choisi pour notre père à tous, qu’il avait si noblement doué, reconnut sa faute et quitta l’idée de science pour en revenir au travail des mains qui fait vivre. Il prit la bêche, et Eve commença à filer. Plusieurs arts nés du besoin suivirent, tous différents l’un de l’autre. Celui-ci entraînant plus de science que celui-là, ils ne pouvaient tous être égaux ; car la science est la plus noble. Après elle en vient un qui lui doit son origine et la suit de près, il vient de la science et se forme par l’opération des mains. C’est un art que l’on désigne par le mot peindre ; il demande la fantaisie et l’habileté des mains ; il veut trouver des choses nouvelles cachées sous les formes connues de la nature, et les exprimer avec la main de manière à faire croire que ce qui n’est pas, soit. C’est donc avec raison qu’il mérite de siéger après la science au second rang couronné du nom de Poésie. La raison en est que si le poète, par son seul savoir, peut se sentir capable et libre de composer, de lier ensemble oui et non s’il lui plaît, selon son bon vouloir ; de même le peintre se sent libre et en puissance d’établir une figure debout, assise, moitié homme moitié cheval, s’il lui plaît, sous l’impulsion de sa fantaisie. Donc, je m’estimerai heureux de pouvoir servir à tous ceux qui se sentent les moyens, le savoir ou la capacité d’orner cette science principale de quelque joyau, et à ceux qui vaillamment et sans grand savoir se mettent en avant et offrent à la science le peu que Dieu leur a donné, sachant qu’il n’est si petit membre qui ne puisse être utile à l’art de la peinture.

Moi, Cennino, fils d’Andréa Cennini, né à Colle di Valdelsa, fus formé aux secrets de l’art pendant douze ans par le fils de Taddeo, Agnolo de Florence, mon maître. Lui-même apprit son art de Taddeo son père. Taddeo fut baptisé par Giotto, qui le garda comme élève pendant vingt-quatre ans. Giotto changea l’art de la peinture ; de la forme grecque il la conduisit à la forme latine moderne. Il posséda l’art le plus complet que jamais personne ait eu ensuite en sa puissance. Pour l’utilité de tous ceux qui veulent parvenir à cet art, j’enregistrerai ce qui me fut appris par Agnolo mon maître, et ce que j’ai essayé de ma main et vérifié ; invocant avant tout le grand Dieu tout-puissant en la personne du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; ensuite la Vierge Marie, doux espoir des pécheurs ; l’évangéliste S. Luc, premier peintre chrétien ; S. Eustache, mon patron, et généralement tous les Saints et Saintes du paradis. Ainsi soit-il.