Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 5

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Traité de métaphysique/Édition Garnier
Traité de métaphysique, Œuvres complètesGarniertome 22 (p. 209-213).
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CHAPITRE V.
si l’homme a une âme, et ce que ce peut être.

Nous sommes certains que nous sommes matière, que nous sentons et que nous pensons ; nous sommes persuadés de l’existence d’un Dieu duquel nous sommes l’ouvrage, par des raisons contre lesquelles notre esprit ne peut se révolter. Nous nous sommes prouvé à nous-mêmes que ce Dieu a créé ce qui existe. Nous nous sommes convaincus qu’il nous est impossible et qu’il doit nous être impossible de savoir comment il nous a donné l’être ; mais pouvons-nous savoir ce qui pense en nous ? quelle est cette faculté que Dieu nous a donnée ? est-ce la matière qui sent et qui pense, est-ce une substance immatérielle ? en un mot qu’est-ce qu’une âme ? C’est ici où il est nécessaire plus que jamais de me remettre dans l’état d’un être pensant descendu d’un autre globe, n’ayant aucun des préjugés de celui-ci, et possédant la même capacité que moi, n’étant point ce qu’on appelle homme, et jugeant de l’homme d’une manière désintéressée.

Si j’étais un être supérieur à qui le Créateur eût révélé ses secrets, je dirais bientôt, en voyant l’homme, ce que c’est que cet animal ; je définirais son âme et toutes ses facultés en connaissance de cause avec autant de hardiesse que l’ont définie tant de philosophes qui n’en savaient rien ; mais, avouant mon ignorance et essayant ma faible raison, je ne puis faire autre chose que de me servir de la voie de l’analyse, qui est le bâton que la nature a donné aux aveugles : j’examine tout partie à partie, et je vois ensuite si je puis juger du total. Je me suppose donc arrivé en Afrique, et entouré de nègres, de Hottentots, et d’autres animaux. Je remarque d’abord que les organes de la vie sont les mêmes chez eux tous ; les opérations de leurs corps partent toutes des mêmes principes de vie ; ils ont tous à mes yeux mêmes désirs, mêmes passions, mêmes besoins ; ils les expriment tous, chacun dans leurs langues. La langue que j’entends la première est celle des animaux, cela ne peut être autrement ; les sons par lesquels ils s’expriment ne semblent point arbitraires, ce sont des caractères vivants de leurs passions ; ces signes portent l’empreinte de ce qu’ils expriment : le cri d’un chien qui demande à manger, joint à toutes ses attitudes, a une relation sensible à son objet ; je le distingue incontinent des cris et des mouvements par lesquels il flatte un autre animal, de ceux avec lesquels il chasse, et de ceux par lesquels il se plaint ; je discerne encore si sa plainte exprime l’anxiété de la solitude, ou la douleur d’une blessure, ou les impatiences de l’amour. Ainsi, avec un peu d’attention, j’entends le langage de tous les animaux ; ils n’ont aucun sentiment qu’ils n’expriment : peut-être n’en est-il pas de même de leurs idées ; mais comme il paraît que la nature ne leur a donné que peu d’idées, il me semble aussi qu’il était naturel qu’ils eussent un langage borné, proportionné à leurs perceptions.

Que rencontré-je de différent dans les animaux nègres ? Que puis-je y voir, sinon quelques idées et quelques combinaisons de plus dans leur tête, exprimées par un langage différemment articulé ? Plus j’examine tous ces êtres, plus je dois soupçonner que ce sont des espèces différentes d’un même genre. Cette admirable faculté de retenir des idées leur est commune à tous ; ils ont tous des songes et des images faibles, pendant le sommeil, des idées qu’ils ont reçues en veillant ; leur faculté sentante et pensante croît avec leurs organes, et s’affaiblit avec eux, périt avec eux. Que l’on verse le sang d’un singe et d’un nègre, il y aura bientôt dans l’un et dans l’autre un degré d’épuisement qui les mettra hors d’état de me reconnaître ; bientôt après leurs sens extérieurs n’agissent plus, et enfin ils meurent.

Je demande alors ce qui leur donnait la vie, la sensation, la pensée. Ce n’était pas leur propre ouvrage, ce n’était pas celui de la matière, comme je me le suis déjà prouvé : c’est donc Dieu qui avait donné à tous ces corps la puissance de sentir et d’avoir des idées dans des degrés différents, proportionnés à leurs organes : voilà assurément ce que je soupçonnerai d’abord.

Enfin je vois des hommes qui me paraissent supérieurs à ces nègres, comme ces nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce.

Des philosophes me disent : Ne vous y trompez pas, l’homme est entièrement différent des autres animaux ; il a une âme spirituelle et immortelle : car (remarquez bien ceci), si la pensée est un composé de la matière, elle doit être nécessairement cela même dont elle est composée ; elle doit être divisible, capable de mouvement, etc. ; or la pensée ne peut point se diviser, donc elle n’est point un composé de la matière ; elle n’a point de parties, elle est simple, elle est immortelle, elle est l’ouvrage et l’image d’un Dieu. J’écoute ces maîtres, et je leur réponds, toujours avec défiance de moi-même, mais non avec confiance en eux : Si l’homme a une âme telle que vous l’assurez, je dois croire que ce chien et cette taupe en ont une toute pareille. Ils me jurent tous que non. Je leur demande quelle différence il y a donc entre ce chien et eux. Les uns[1] me répondent : Ce chien est une forme substantielle ; les autres[2] me disent : N’en croyez rien ; les formes substantielles sont des chimères ; mais ce chien est une machine comme un tourne-broche, et rien de plus. Je demande encore aux inventeurs des formes substantielles ce qu’ils entendent par ce mot ; et comme ils ne me répondent que du galimatias, je me retourne vers les inventeurs des tourne-broches, et je leur dis : Si ces bêtes sont de pures machines, vous n’êtes certainement auprès d’elles que ce qu’une montre à répétition est en comparaison du tourne-broche dont vous parlez ; ou si vous avez l’honneur de posséder une âme spirituelle, les animaux en ont une aussi, car ils sont tout ce que vous êtes, ils ont les mêmes organes avec lesquels vous avez des sensations ; et si ces organes ne leur servent pas pour la même fin, Dieu, en leur donnant ces organes, aura fait un ouvrage inutile ; et Dieu, selon vous-mêmes, ne fait rien en vain. Choisissez donc, ou d’attribuer une âme spirituelle à une puce, à un ver, à un ciron, ou d’être automate comme eux. Tout ce que ces messieurs peuvent me répondre, c’est qu’ils conjecturent que les ressorts des animaux, qui paraissent les organes de leurs sentiments, sont nécessaires à leur vie, et ne sont chez eux que les ressorts de la vie ; mais cette réponse n’est qu’une supposition déraisonnable.

Il est certain que pour vivre on n’a besoin ni de nez, ni d’oreilles, ni d’yeux. Il y a des animaux qui n’ont point de ces sens, et qui vivent : donc ces organes de sentiment ne sont donnés que pour le sentiment ; donc les animaux sentent comme nous ; donc ce ne peut être que par un excès de vanité ridicule que les hommes s’attribuent une âme d’une espèce différente de celle qui anime les brutes. Il est donc clair jusqu’à présent que, ni les philosophes, ni moi, ne savons ce que c’est que cette âme ; il m’est seulement prouvé que c’est quelque chose de commun entre l’animal appelé homme, et celui qu’on nomme bête. Voyons si cette faculté commune à tous ces animaux est matière ou non.

Il est impossible, me dit-on, que la matière pense. Je ne vois pas cette impossibilité. Si la pensée était un composé de la matière, comme ils me le disent, j’avouerais que la pensée devrait être étendue et divisible ; mais si la pensée est un attribut de Dieu donné à la matière, je ne vois pas qu’il soit nécessaire que cet attribut soit étendu et divisible ; car je vois que Dieu a communiqué d’autres propriétés à la matière, lesquelles n’ont ni étendue ni divisibilité ; le mouvement, la gravitation, par exemple, qui agit sans corps intermédiaires, et qui agit en raison directe de la masse, et non des surfaces, et en raison doublée inverse des distances, est une qualité réelle démontrée, et dont la cause est aussi cachée que celle de la pensée.

En un mot, je ne puis juger que d’après ce que je vois, et selon ce qui me paraît le plus probable ; je vois que dans toute la nature les mêmes effets supposent une même cause. Ainsi, je juge que la même cause agit dans les bêtes et dans les hommes à proportion de leurs organes ; et je crois que ce principe commun aux hommes et aux bêtes est un attribut donné par Dieu à la matière. Car, si ce qu’on appelle âme était un être à part, de quelque nature que fût cet être, je devrais croire que la pensée est son essence, ou bien je n’aurais aucune idée de cette substance. Aussi tous ceux qui ont admis une âme immatérielle ont été obligés de dire que cette âme pense toujours ; mais j’en appelle à la conscience de tous les hommes : pensent-ils sans cesse ? pensent-ils quand ils dorment d’un sommeil plein et profond ? les bêtes ont-elles à tous moments des idées ? quelqu’un qui est évanoui a-t-il beaucoup d’idées dans cet état, qui est réellement une mort passagère ? Si l’âme ne pense pas toujours, il est donc absurde de reconnaître en l’homme une substance dont l’essence est de penser. Que pourrions-nous en conclure, sinon que Dieu a organisé les corps pour penser comme pour manger et pour digérer ? En m’informant de l’histoire du genre humain, j’apprends que les hommes ont eu longtemps la même opinion que moi sur cet article. Je lis un des plus anciens livres qui soient au monde, conservé par un peuple qui se prétend le plus ancien peuple : ce livre me dit que Dieu même semble penser comme moi ; il m’apprend que Dieu a autrefois donné aux Juifs les lois les plus détaillées que jamais nation ait reçues ; il daigne leur prescrire jusqu’à la manière dont ils doivent aller à la garde-robe[3], et il ne leur dit pas un mot de leur âme ; il ne leur parle que des peines et des récompenses temporelles : cela prouve au moins que l’auteur de ce livre ne vivait pas dans une nation qui crût la spiritualité et l’immortalité de l’âme.

On me dit bien que, deux mille ans après, Dieu est venu apprendre aux hommes que leur âme est immortelle ; mais moi, qui suis d’une autre sphère, je ne puis m’empêcher d’être étonné de cette disparate que l’on met sur le compte de Dieu. Il semble étrange à ma raison que Dieu ait fait croire aux hommes le pour et le contre ; mais si c’est un point de révélation où ma raison ne voit goutte, je me tais, et j’adore en silence. Ce n’est pas à moi d’examiner ce qui a été révélé ; je remarque seulement que ces livres révélés ne disent point que l’âme soit spirituelle : ils nous disent seulement qu’elle est immortelle. Je n’ai aucune peine à le croire ; car il paraît aussi possible à Dieu de l’avoir formée (de quelque nature qu’elle soit) pour la conserver que pour la détruire. Ce Dieu, qui peut, comme il lui plaît, conserver ou anéantir le mouvement d’un corps, peut assurément faire durer à jamais la faculté de penser dans une partie de ce corps ; s’il nous a dit en effet que cette partie est immortelle, il faut en être persuadé.

Mais de quoi cette âme est-elle faite ? C’est ce que l’Être suprême n’a pas jugé à propos d’apprendre aux hommes. N’ayant donc pour me conduire dans ces recherches que mes propres lumières, l’envie de connaître quelque chose, et la sincérité de mon cœur, je cherche avec sincérité ce que ma raison me peut découvrir par elle-même ; j’essaye ses forces, non pour la croire capable de porter tous ces poids immenses, mais pour la fortifier par cet exercice, et pour m’apprendre jusqu’où va son pouvoir. Ainsi, toujours prêt à céder dès que la révélation me présentera ses barrières, je continue mes réflexions et mes conjectures uniquement comme philosophe, jusqu’à ce que ma raison ne puisse plus avancer.

  1. Les philosophes scolastiques.
  2. Les cartésiens.
  3. Deutéronome, xxiii, 13.