Traité de métapsychique/Livre quatrième

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Félix Alcan (p. 756-793).
LIVRE QUATRIÈME
CONCLUSION
I

Me voici arrivé au terme de cette longue étude. J’ai essayé, tout en faisant une place, trop large peut-être, à mes recherches personnelles, de réunir les documents confusément disséminés dans les divers recueils, de mettre un peu d’ordre dans ce qui, jusqu’à présent, n’avait guère fait l’objet d’une étude synthétique. J’ai tâché de faire sortir du chaos ces sciences dites occultes, jadis déclarées maudites, que nos sciences classiques, fières de leur popularité et de leurs antiques démonstrations, se refusaient à respecter. Le moment m’a paru venu de donner à la métapsychique une place parmi les vieilles sciences, en lui imposant la rigueur, l’autorité et la logique qui font la force des vieilles sciences.

Les savants seront surpris, peut-être indignés. Mais, s’ils ont la sagesse (qui me paraît élémentaire) de consentir à entreprendre cette laborieuse lecture, ils seront forcés de se rendre à l’évidence.

On a pu se rendre compte, en lisant ce livre, de mes intentions. J’ai voulu, en éliminant autant que possible tout ce qui était notoirement incertain, et en indiquant expressément mes doutes lors de telles ou telles expérimentations, présenter des faits et des expériences, c’est-à-dire les vrais et seuls fondements de toute science. Finalement il m’a paru, comme il paraîtra sans doute à tout lecteur impartial, qu’il y a trop de faits bien constatés, trop d’expériences rigoureusement poursuivies, pour qu’on puisse, toujours et sans exception, pour tous ces faits et pour toutes ces expériences, admettre le hasard, l’illusion, la fraude.

Mais, comme il s’agit de faits très étranges, d’expériences qui paraissent heurter les dogmes scientifiques actuels, nos affirmations vont soulever tantôt des critiques violentes, tantôt des incrédulités railleuses. C’est le sort de toutes les idées neuves, et je ne m’en émeus guère. Je voudrais seulement — et ce n’est pas être très exigeant — qu’on ne me condamnât pas avant de m’avoir lu. Ce n’est pas pour avoir feuilleté distraitement un ouvrage résumant les travaux de deux cents probes et habiles travailleurs, qu’on peut se former une opinion réfléchie, sérieuse, digne d’estime. Je dirais volontiers aux critiques, comme jadis Thémistocle : « Frappe, mais écoute ».

Ce qui me trouble davantage, c’est que, dans le camp opposé à celui des sceptiques, je trouverai une opposition très violente. En effet, d’une part, j’ai voulu relater beaucoup des faits surprenants que les spirites admettent, et d’autre part je n’ai pu adopter leurs théories ; car j’ai toujours cherché l’explication terre à terre, rationaliste, même quand cette explication rationaliste était peu vraisemblable. C’est là ce qui, très franchement, me cause une certaine angoisse.

Dans nombre de cas l’hypothèse spirite est manifestement absurde. Absurde parce qu’elle est inutile. Absurde parce qu’elle suppose des êtres humains, de très médiocre intelligence, survivant à la destruction du cerveau. Tout de même, dans certains cas, — d’ailleurs rares, mais dont je ne me dissimule nullement l’importance — il y a, au moins en apparence, des forces, des volontés, des intentions, intelligentes et raisonnées, dans les phénomènes qui se produisent ; et l’impulsion a tout à fait les caractères d’une impulsion étrangère (v. p. 451).

Alors l’explication spirite paraît beaucoup plus simple ; ou, si l’on ne veut pas de l’hypothèse spirite, l’hypothèse qu’il y a des êtres intelligents intervenant dans notre vie, et capables d’exercer quelque action sur la matière.

Je n’ai pas cherché à atténuer la portée de ces faits ; mais je ne puis tout de même adopter la conclusion qu’il y a des esprits, des intelligences en dehors de l’intelligence humaine. Ma conclusion sera toute différente. C’est que la personne humaine a des ressources que noies ne connaissons pas, tant matérielles que psychologiques.

Et, comme cette hypothèse ne me satisfait guère, je dirai, eu conclusion dernière, que nous sommes, dans l’état actuel de notre science, hors d’état de comprendre.

II

Nous évoluons dans l’inconnu. Pourtant nous avons pu mettre hors de doute ces deux grands faits :

1° L’intelligence humaine a d’autres sources de connaissance que les sens normaux, cryptesthésies.

2° Il y a des matérialisations, c’est-à-dire des forces qui, émergeant des corps, peuvent prendre forme, et agir alors comme si elles étaient des masses matérielles : ectoplasmies.

Il ne me paraît pas qu’on puisse aller plus loin que la cryptesthésie et l’ectoplasmie, à moins de se perdre dans les nuées.

Que d’histoires ai-je entendues, racontées par des témoins de bonne foi irréprochable ! Mais ils avaient observé avec plus d’enthousiasme que de critique. Or, quand il s’agit de faits hautement invraisemblables, il ne faut pas se contenter d’une demi-preuve, d’une expérience presque satisfaisante, d’une conclusion presque certaine. Je n’ai pas donné place dans mon livre à ces allégations, encore que j’aie lieu de croire que souvent elles sont fondées. Je n’ai pas voulu m’arrêtera des récits problématiques, de sorte que, si quelques-uns me trouvent trop facile, beaucoup me trouveront trop sévère.

Les mouvements sans contact, la clairvoyance, les fantômes, les prémonitions sont phénomènes tellement inhabituels que nous sommes tout d’abord, quand on nous en parle, portés à en rire. Avant d’avoir étudié, nous rions et nous nions. Nous rions sans examen ; sans discussion, nous nions. Ce fut mon état d’âme pendant longtemps, comme ce fut celui de William Crookes, de Lombroso, de Russell Wallace, de Zöllner, d’Oliver Lodge, de Morselli, de Bottazzi. Aussi ne serai-je pas étonné si le récit de pareils faits provoque l’incrédulité et la raillerie. On se moquera d’autant plus qu’où aura moins attentivement lu.

D’ailleurs ce ne sont guère les raisonnements qui nous convainquent. Une démonstration mathématique, même irréprochable, ne nous persuade pas[1]. Il nous faut, pour admettre un phénomène, être habitué à ce phénomène.

III

Peut-être — et je m’en accuse — n’eussé-je pas été convaincu par les expériences innombrables que d’éminents savants avaient publiées, si, pour les quatre phénomènes fondamentaux de la métapsychique, je n’avais pas été le témoin, témoin peu enthousiaste, témoin sévère, témoin révolté, témoin défiant à l’extrême, de faits s’imposant à moi. J’ai pu constater, dans des conditions irréprochables, et malgré mon désir de les nier, la réalité des quatre phénomènes essentiels de la métapsychique.

Ces quatre expériences personnelles, qui toutes les quatre entraînent l’évidence, ont déterminé ma conviction, et cela non pas tout de suite, mais à la longue, après réflexion, méditation et répétition.

A. Cryptesthésie. — Stella, en présence de G… dont elle ne connaît pas et ne peut pas connaître la famille, dit les prénoms du fils de G…, de sa femme, d’un frère qui est mort, d’un frère qui est vivant, d’un beau-père, et de la localité où G… habitait en son enfance.

B. Télékinèsie. — Alors que je tiens les deux mains et la tète d’Eusapia, un gros melon, de trois kilos environ, est transporté du buffet à la table, la distance étant de plus d’un mètre entre le buffet et la table.

C. Ectoplasmie. — Eusapia, en demi-lumière, a ses deux mains dans les miennes, sa main gauche dans ma main droite, sa main droite dans ma main gauche. Pendant que, devant Lodge, Myers et Ochorowicz, je lui tiens solidement et irréprochablement les deux mains, une troisième grosse main me caresse la joue, me pince le nez, me tire les cheveux et me donne sur l’épaule une tape qu’entendent Ochorowicz, Myers et Lodge.

D. Prémonition. — Alice, à 14 heures, me dit, pour la première et unique fois, que je vais bientôt me livrer à une violente colère devant une, deux, trois personnes qu’elle indique avec la main, comme si elle les voyait. À 18 heures, par l’acte brutal (invraisemblable et imprévoyable) d’une personne absolument inconnue à Alice, je suis provoqué, devant deux personnes, à entrer dans une des plus violentes (et légitimes) colères de toute ma vie, colère qui a motivé une demande en duel, la seule que j’aie jamais reçue.

Ces quatre expériences sont suffisantes, par leur précision et leur impeccabilité, pour me commander sinon la conviction, au moins un commencement de conviction. À vrai dire, j’ai reçu bien d’autres preuves, ainsi qu’on a pu le constater en lisant ce livre, mais dans ce résumé je ne cite que les plus caractéristiques pour chaque type.

IV

Or ces quatre expériences individuelles ne sont rien, absolument rien, à côté des multiples preuves qui ont été apportées par quantité d’autres savants. On ne bâtit pas un édifice sur quatre petites pierres, si solides qu’elles soient. Le lecteur qui n’aura pas eu, comme moi, l’heureuse occasion de pareilles expériences, a besoin de preuves, sinon plus fortes, au moins plus nombreuses, et il lui faut d’autres témoignages que le mien.

Or les témoignages abondent, et les preuves sont innombrables.

Elles se répètent chaque jour, ces preuves décisives. Je les ai tout exprès, dans ce livre qui est plutôt un amas de faits qu’un exposé de doctrines, multipliées pour chacun de ces quatre phénomènes essentiels, au risque de fatiguer et d’ennuyer. L’autorité et la répétition des témoignages et preuves font qu’il n’est plus permis de douter. La cryptesthésie, la télékinésie, l’ectoplasmie, la prémonition, me paraissent à présent établies sur des bases de granit, c’est-à-dire sur plusieurs centaines d’observations précises, comme aussi sur plusieurs centaines d’expériences rigoureuses.

Que l’on rencontre dans ce millier d’observations et expériences maintes défectuosités, lacunes, erreurs, illusions ; parfois des témoignages erronés, parfois des supercheries ; plus souvent encore des rapprochements fortuits ; très souvent des affirmations inconsidérées : la chose est certaine. Il n’est pas possible que ces mille observateurs n’aient jamais failli. Tout de même, l’ensemble constitue un faisceau puissant et homogène que quelques critiques de détails, si pénétrantes qu’on les suppose, ne pourront pas désagréger.

Douc : 1° il y a eu nous une faculté de connaissance qui diffère absolument de nos facultés de connaissance sensorielles communes (cryptesthésie) ; 2° il se produit, même en pleine lumière, des mouvements d’objets sans contact (télékinésie) ; 3° il y a des mains, des corps, des objets, qui semblent de toutes pièces se former dans un nuage et prendre toutes les apparences de la vie (ectoplasmie) ; 4° il y a des pressentiments que ni la perspicacité ni le hasard n’expliquent, et qui se vérifient parfois dans leurs plus petits détails.

Telles seront mes conclusions fermes, formelles. Je ne peux aller au delà.

V

Ainsi il me paraît que l’ensemble de la métapsychique est rigoureusement vrai. Je vais même jusqu’à penser que bien des phénomènes indiqués dans ce livre comme douteux encore, — car, les preuves ne m’ayant pas paru assez rigoureuses, j’en ai nettement suspecté, presque nié la réalité, — seront bientôt reconnus comme authentiques. La métapsychique ira beaucoup plus loin que je ne l’ai supposé. Mais j’ai voulu être très prudent, trop prudent peut-être. Je n’ai accepté que ce qui était vingt fois démontré et bien démontré. Les savants officiels me trouveront certainement trop crédule ; mais, plus certainement encore, les spirites, les occultistes, me trouveront cruellement sceptique.

Pour croire que toute la métapsychique est une illusion, il faudrait supposer que William Cuookes, R. Wallace, Lombroso, Zöllner, Fr. Myers, Oliver Lodge, Aksakoff, J. Ochorowicz, J. Maxwell, Boutlerow, du Prel, William James, Morselli, Bottazzi, Bozzano, Flammarion, A. de Rochas, A. de Gramont, Schrenck-Notzing, William Barrett, ont été tous, sans exception, ou des menteurs ou des imbéciles. Il faudrait supposer que deux cents observateurs éminents, moins

illustres que ceux-là peut-être, mais de haute et sagace intelligence, ont été, eux aussi, ou des menteurs ou des imbéciles.
VI

Pourquoi d’ailleurs les savants, qu’ils soient mathématiciens, chimistes ou physiologistes, s’opposeraient-ils à la cryptesthésie et à l’ectoplasmie ? Est-ce que ces faits nouveaux sont en contradiction avec les faits anciens ?

J’insiste ; car on ne sait pas suffisamment distinguer une contradiction et une affirmation nouvelle.

Rien dans la métapsychique n’est en contradiction avec la science classique. Il ne s’agit que d’affirmations nouvelles.

La psycho-physiologie enseigne que la connaissance des choses nous arrive par nos sens, que, si la rétine est excitée, il y a une sensation visuelle, et, si la membrane de Corti, une sensation auditive. Mais jamais la psycho-physiologie n’a essayé de démontrer, ne pourra démontrer, qu’inhabituellement d’autres voies de connaissances ne peuvent pas exister. Il serait absurde de dire que l’excitation de la rétine ne produit pas une image visuelle. Mais il n’est pas absurde de soutenir qu’il peut y avoir image visuelle sans excitation rétinienne.

En d’autres termes, la science établit des faits positifs — et là elle est toute-puissante. — Mais, quant aux négations, elle n’a pas le droit d’en formuler une seule, car à chaque instant elle se heurte à des mystères profonds. Aussi, quand on apporte des faits nouveaux, appuyés sur des preuves multiples, irréfragables, devant ces faits positifs nouveaux qui ne contredisent nullement les faits positifs anciens, la science ancienne n’a-t-elle plus qu’à s’incliner, et à accueillir dans son sein les vérités nouvelles.

Rien n’est plus simple, à tout prendre, que la cryptesthésie : il suffira d’accepter cette hypothèse élémentaire qu’il y a dans notre intelligence des moyens de connaissance autres que nos cinq misérables sens. Voilà une proposition qui n’est pas bien hardie, et a priori on ne peut la rejeter. Il faudrait pour oser dire a priori qu’elle est impossible, oser affirmer qu’avec nos cinq misérables sens nous avons délimité le connaissable.

Pour la télékinésie, pour l’ectoplasmie, il en est de même. Il suffit de supposer qu’il existe, dans le vaste Kosmos, des forces intelligentes (humaines ou non humaines) qui sont capables d’agir sur la matière. Cette hypothèse de forces intelligentes inconnues n’est pas bien téméraire. Ce qui est téméraire, ce n’est pas de supposer que ces forces existent, mais d’affirmer qu’elles n’existent pas.

Quel savant, digne d’être appelé un savant, pourrait affirmer que la science a classé, Catalogué, étudié, analysé, pénétré, toutes les forces de l’immense Nature. Étrange prétention que de croire connaître toutes les manifestations dynamiques du monde ! Pour peu qu’on parcoure la liste des vibrations possibles de l’éther (ce mystère, cette hypothèse), combien manquent encore à l’appel ? Et d’ailleurs n’est-il pas insensé de prétendre que tous les phénomènes de l’univers ne sont que des vibrations de l’éther ?

Admettre la télékinésie et l’ectoplasmie, ce n’est pas détruire le plus petit fragment de nos sciences ; c’est leur ajouter une donnée nouvelle : c’est admettre qu’il y a des forces à nous inconnues. Or le plus primitif bon sens nous force à dire a priori qu’il y a des forces inconnues. Alors, pourquoi s’indigner quand, nous appuyant sur des milliers d’observations et d’expériences, nous affirmons une de ces forces inconnues ?

Tout ce qui n’est pas en contradiction formelle avec les faits connus est possible. Eh bien ! les matérialisations et les télékinésies ne contredisent absolument aucun fait scientifique établi. Parce qu’une main qui prend tous les attributs d’une main vivante se forme dans un nuage blanchâtre, cela n’infirme en rien les lois de la circulation, de la nutrition, de l’ossification, d’une main ordinaire. C’est un fait nouveau, ce n’est pas un fait contradictoire.

VII

Il est vrai que dans cette terrible métapsychique il y a un phénomène plus terrible que les autres : la prémonition. La prémonition est établie par des preuves certaines, et cependant il nous est impossible de la comprendre. Notre constitution psychologique ne peut pas nous faire concevoir que les événements futurs sont tout aussi déterminés que les événements passés, et qu’une fatalité inexorable régit, même dans ses plus infimes détails, les affaires humaines et non humaines. N’essayons pas d’approfondir. C’est un abîme. Certes la prémonition n’est pas en contradiction avec les données de la science. Mais — ce qui est peut être plus redoutable — elle heurte durement notre conscience ; car notre conscience se refuse à admettre la fatalité de l’avenir qui va se dérouler.

Donc, pour la prémonition nous ne tenterons ni explications ni justifications. Nous resterons dans le domaine du réel. Établissons les faits sans nous préoccuper des conclusions qu’ils entraînent, sans en déduire de fumeuses théories. Il s’agit de savoir, non ce qui est possible, mais ce qui est. C’est ainsi que Sir William Crookes avait posé le problème. C’est ainsi que nous le poserons à la suite du maître.

VIII

Nous avons démontré la réalité des faits, mais ce n’est qu’un premier pas. Un fait, en lui-même, est peu de chose, si on ne le relie pas, par une chaîne logique, à d’autres faits homologues, de manière à ce qu’une relation, cohérente, entre des faits qui semblent disparates, soit constituée, avec une ébauche de théorie possible. Et alors nous voici amenés, après que les faits ont été démontrés, à en discuter la théorie pour en comprendre la signification profonde.

Nous serons brefs, et pourtant des volumes innombrables, pesants, ont été écrits sur les théories métapsychiques.

Disons-le tout de suite. Quand on essaye de construire la théorie complète de la métapsychique, ce n’est pas assez d’en établir une qui satisfasse à la cryptesthésie, une autre à la télékinésie, une autre à l’ectoplasmie. Il faut que cette théorie implique une sorte d’explication synthétique de la cryptesthésie, de la télékinésie, de l’ectoplasmie tout ensemble. Plus on approfondit dans leurs détails les choses complexes qui se présentent, plus on voit que ces trois phénomènes, télékinésie, cryptesthésie, ectoplasmie, sont liés entre eux par une connexion étroite.

Beaucoup de savants, et notamment les éminents membres de la S. P. R. (F. Podmore et H. Sidgwick surtout) avaient cru d’abord que tout se ramène à la télépathie, c’est-à-dire, en dernière analyse, à la vibration cérébrale d’un individu B correspondant à la vibration cérébrale d’un autre individu A. Selon eux la télépathie expliquait tout. Mais aujourd’hui, Sir William Barrett et Sir Oliver Lodge, pensent tout autrement.

Remarquons que la télépathie est un phénomène dont l’extension peut être fantastiquement exagérée. La distance ne compte pas, et une émotion de A peut se transmettre à B ; même si A est à mille kilomètres de B. En outre il n’y a pas lieu d’exiger, pour qu’il y ait transmission de A à B, que A ou B, aient quelque conscience des vibrations par lesquelles leur cerveau est ébranlé. La volonté, la conscience, n’y sont pour rien. Il suffit qu’un vieux souvenir, absolument ignoré, soit enfoui dans la conscience de A pour que ce souvenir puisse se transmettre à B. La conscience de A et la conscience de B peuvent également tout ignorer. C’est dans la subconscience que tout ce branle-bas se produit.

Si l’on admet dans toute son ampleur la doctrine de la télépathie, il faut pousser jusqu’à ses dernières conséquences cette belle et fragile doctrine. Puisqu’une pensée humaine, même inconsciente, même lointaine, même ancienne, retentit sur une autre pensée humaine, dès que B a une émotion ou une connaissance, c’est assez que sur la planète terrestre se trouve un individu A, ayant cette même émotion ou cette même connaissance, pour expliquer l’émotion ou la connaissance de B. Il s’ensuit que toujours, ou presque toujours, on pourra invoquer la télépathie, et dire : « c’est A (si indifférent, si lointain, si inconscient qu’il soit) qui a transmis cette émotion à B. » En effet il existe bien peu de faits qui ont été ou qui sont totalement inconnus de toute personne vivante.

Or cette théorie me semble dangereusement exclusive. Et en effet on a vu en divers chapitres de ce livre que dans de nombreux cas il y eut connaissance supranormale (cryptesthésique) des choses, sans qu’on puisse aucunement l’expliquer par la télépathie.

D’abord, il y a toutes les prémonitions sans exception. Pour les prémonitions, bien entendu, la télépathie n’a pas à intervenir, puisque ni A ni B ne sont capables de connaître l’avenir par les voies normales de la connaissance.

Mais, même en dehors des prémonitions, quelquefois il y a d’étonnantes divinations, avec reproduction de dessins pris au hasard parmi de nombreux dessins, connaissance de mots que personne ne connaît. Souvent des dessins mis dans une enveloppe ont été présentés à un sensitif pour qu’il les reproduise, et il est arrivé maintes lois — (alors l’expérience est plus rigoureuse) — que la personne qui expérimente avec le sensitif ne sait pas du tout quel est le dessin, de sorte que le dessin enfermé dans l’enveloppe est totalement inconnu de qui que ce soit. Dans ce cas il n’y a pas un seul individu, vivant ou mort, qui sache quel est le particulier dessin qui doit être deviné par B. Il y a donc une seconde vue, une lucidité, une clairvoyance (Hellsehen : second sight), — nous disons une cryptesthésie — que la télépathie seule n’explique nullement.

Dans les expériences nombreuses faites avec Mad. Piper, il y a eu souvent de multiples et curieux détails extrêmement précis qui ont été fournis sur des familles lointaines, détails que n’avaient jamais connus les personnes interrogeant Mad. Piper.

On n’aura qu’à lire les multiples récits de monitions donnés plus haut pour être convaincu que, dans un tiers des cas au moins, la télépathie (même si on lui donne une extension immodérée, presque absurde), ne suffit pas à expliquer la connaissance qu’un sensitif témoigne à certains moments sur des choses que l’intelligence normale ne peut pas connaître.

Loin de nier la télépathie, nous affirmons avec grande force qu’elle existe et même qu’elle est un des phénomènes les moins contestables de la métapsychologie. Une émotion, une pensée, et aussi (ce qui est plus extraordinaire encore) un nom, un chiffre, un dessin, peuvent se transmettre de A à B. Si, comme nous le croyons, la cryptesthésie est la connaissance du réel, alors la pensée humaine, étant une réalité, pourra, elle aussi, actionner la cryptesthésie.

Ainsi la télépathie n’est qu’un cas particulier de la cryptesthésie. Même je regarde comme vraisemblable que, parmi les vibrations inconnues qui mettent en jeu la cryptesthésie, la pensée humaine est une de celles qui peuvent le plus facilement se transmettre.

Si par télépathie on veut dire qu’il y a vibration synchrone et synergique de deux pensées humaines, la télépathie est une hypothèse. Au contraire la cryptesthésie n’est pas une hypothèse. Elle indique un fait par un mot. A vrai dire ce n’est rien de plus qu’un mot, puisque cryptesthésie signifie qu’il y a une voie de connaissance ignorée de nous. Mais, en attendant que la théorie soit donnée, le fait doit suffire.

Eu tout cas la télépathie suppose la cryptesthésie, puisque cette faculté de l’intelligence d’être ébranlée par les vibrations d’une pensée humaine suppose une fonction absolument nouvelle, profondément incompréhensible. Qu’un dessin, connu par A et enfermé dans une enveloppe opaque, soit reproduit par B, c’est absolument mystérieux. Or le mystère ne sera pas plus profond si A, qui tient le dessin à la main, n’a aucune idée de ce que ce dessin représente. Peut-être même la vibration mentale de A quand il se figure tel ou tel dessin, est-elle en soi plus obscure que les nets linéaments d’un dessin enfermé dans une boîte.

Après tout, peu importe que la difficulté soit plus ou moins grande : les faits sont là, — toujours les faits — qui, avec leur brutalité inexorable, nous commandent d’accepter à la fois et la cryptesthésie et la télépathie.

Tout ce que nous pouvons accorder, c’est que la télépathie est un cas spécial et fréquent de la cryptesthésie.

IX

Lorsque nous parlons, sans plus, d’une faculté de connaissance mystérieuse, nous ne faisons qu’établir notre ignorance. Et cette ignorance est aussi énorme que la cryptesthésie même. Nous ne pouvons lui assigner des limites.

Mad. Piper parle à Mad. Verrall d’une tante Suzanne, née en 1791, qui avait chez elle le portrait de son fils peint à l’huile. Voilà un fait que Mad. Verrall ignorait complètement et avait toujours ignoré. Comment la connaissance de ce détail, précis et minuscule, a-t-elle pu parvenir à l’intelligence de Mad. Piper ?

On a fait une première hypothèse ; on a supposé que les choses soi-disant inertes émettent des vibrations particulières, des émanations en quelque sorte, qui, quoique n’ébranlant pas nos sens normaux, peuvent éveiller la cryptesthésie des sensitifs.

Les émanations qui se dégagent des sources souterraines ou des métaux, et qui, par l’intermédiaire des muscles du baguettisant, font mouvoir la baguette divinatoire, nous fournissent un bon exemple de pareilles forces. Puisqu’il y a une force rhabdique (dont quelques lois sont connues) pourquoi n’y aurait-il pas dans les choses des forces analogues ?

Une bague portée par la grand’mère de Martin a gardé quelque effluve de cette grand’mère, de sorte que le sensitif à qui cette bague est remise va pouvoir dire quelque chose sur la grand’mère de Martin ; un nom, un détail de toilette, un accident ancien, une particularité du caractère. C’est ce qu’on a appelé très incorrectement la psychométrie. Nous préférons le mot cryptesthésie pragmatique, c’est-à-dire une sensibilité à l’émanation des choses.

Il est très possible qu’il y ait une émanation des choses ; mais dans bien des cas il y a lucidité sans qu’en apparence au moins quelque objet matériel soit là pour l’éveiller. Si pour certaines hantises, d’ailleurs fort rares, on peut supposer que les choses d’une maison ont conservé comme une vapeur émanant des individus qui y ont vécu, cette supposition est loin de donner raison de tous les phénomènes, et l’hypothèse n’est applicable qu’à des cas très particuliers.

Eu somme l’hypothèse de l’émanation, partiellement applicable peut-être, est presque toujours insuffisante. Elle peut s’adapter à quelques cas. Mais pour la plupart des phénomènes de cryptesthésie elle est inopérante.

X

Comme seconde hypothèse, on peut supposer que parfois nos sens normaux sont capables d’acquérir une acuité prodigieuse. Par exemple la sensibilité visuelle pourrait devenir si aiguë qu’un dessin mis dans une enveloppe opaque sera nettement distingué, la sensibilité auditive si intense qu’on entendra le tic tac d’une montre qui est à mille kilomètres. Cette hyperesthésie n’est pas tout à fait absurde ; ce ne serait que l’extension extraordinaire d’une sensibilité normale, et il est quelques cas de cryptesthésie (très rares), qui sembleraient de nature à être expliqués par cette hypothèse de l’hyperacuité sensorielle, ou peut-être de la transposition des sens. Mais le plus souvent une hyperesthésie sensorielle, même énorme, ne suffît pas comme explication ; car il y a bien autre chose que la vision et l’audition à distance.

XI

Et tout de suite une troisième hypothèse, simpliste, se présente, qui dès le début a été adoptée avec un enthousiasme irréfléchi. C’est que l’intelligence du sensitif a été possédée, envahie, remplacée par une autre intelligence, celle d’un mort, dont l’intelligence et la conscience ne sont pas mortes. C’est Georges Pelham qui, après sa mort, continue à exister comme esprit, et qui alors parle par le cerveau, le larynx, les lèvres de Mad. Piper, laquelle est intermédiaire (médium) entre le monde des vivants et le monde des morts.

Donc nous voici arrivés à l’hypothèse spirite.

Il ne faut ni la désirer, ni la craindre. Quand on s’est donné la noble tâche de chercher la vérité, la vérité en soi, on ne doit se laisser ni intimider par l’opinion vulgaire, ni entraîner par un obscur désir d’immortalité personnelle.

Voici comment se peut exprimer en peu de mots, dégagée des superstitions qui l’affaiblissent, la théorie spirite.

« Au moment de la mort, l’intelligence humaine ne disparait pas. Elle continue à évoluer, dans un monde qui n’est plus conditionné par l’espace et le temps. Cette intelligence, conservant quelques-uns des caractères qu’elle avait pendant la vie, son individualité, sa conscience, sa personnalité, peut, par l’intermédiaire de certains individus vivants, privilégiés, se manifester en s’emparant de leur corps (cerveau, muscles et nerfs) ; et alors elle écrit, voit, pense, parle, comme au temps où elle était incarnée dans sa chair d’autrefois. Les intelligences des morts connaissent des choses proches ou lointaines, passées ou présentes, même futures. Elles peuvent parler des langues inconnues à leur médium, composer des vers, résoudre des problèmes, discuter des questions, alors que le médium livré à lui-même serait impuissant à composer ces vers, à résoudre ces problèmes, à discuter ces questions. La conscience de leur moi n’a pas disparu ; car il n’y a pas de survivance vraie sans la conscience du moi. Aussi, puisque la conscience de Georges Pelham s’est substituée à celle de Mad. Piper, Mad. Piper sait-elle tout ce que savait le désincarné. Quand Georges Pelham arrive en elle, il n’y a plus de Mad. Piper ; il n’y a plus que Georges Pelham.

« Expliquer ce que fait Georges Pelham par la lucidité seule, c’est donner à la lucidité une énorme et invraisemblable extension. Il est plus simple de faire une hypothèse unique : la survivance de Georges Pelham, et son incarnation en Mad. Piper.

« Puisque l’homme ne meurt pas, l’homme ne peut pas naître. Il s’ensuit qu’il n’y a pas naissance des intelligences (Allan Kardec). Les intelligences désincarnées s’incorporent dans tels ou tels enfants qui viennent de naître. Jusque-là elles errent dans l’univers, dans l’Au-delà, cherchant péniblement à se manifester, tantôt en s’incarnant dans de jeunes enfants qui vont naître, tantôt en se manifestant à des médiums ».

« There is no death », disait Florence Marryat. « On ne meurt pas », a écrit Chevreuil. »

L’hypothèse est nette, franche. Elle explique, en donnant l’omniscience aux esprits, la majeure partie des faits, mais elle se heurte à de telles invraisemblances, malgré son apparente simplicité, qu’il me paraît impossible de l’adopter. Toutefois c’est timidement que je la combats, car je ne peux guère lui opposer une théorie antagoniste bien satisfaisante.

1° Tout semble prouver que l’intelligence est fonction du cerveau, qu’elle dépend de l’intégrité de l’appareil cérébral, de la quantité et de la qualité du sang qui irrigue le cerveau.

Que d’autres intelligences, en d’autres conditions que les conditions animales de la vie terrestre, existent dans la nature, c’est possible : c’est même probable ; mais ce ne seront plus des intelligences humaines. Par conséquent, si elles veulent entrer en relation avec nous, elles auront pitié de notre grossier, mais nécessaire, anthropomorphisme, et devront, pour se faire comprendre de nous, s’affubler de tels ou tels noms humains, de tels ou tels sentiments humains. Tout de même elles n’appartiendront pas à l’humanité, puisque l’intelligence (humaine ou animale) ne peut posséder conscience, mémoire, sensibilité, raisonnement, volonté, c’est-à-dire les caractéristiques psychologiques humaines, que si le cerveau existe. Des milliers et des milliers d’expériences établissent une relation si étroite entre le cerveau organe et l’intelligence fonction, qu’on ne peut admettre la persistance de notre fonction intelligence sans l’organe cerveau plus que la sécrétion rénale sans le rein.

2° Le mot survivance signifie survivance de la conscience ; car, s’il n’y a ni conscience, ni mémoire, la survivance est sans aucun intérêt. Nous savons parfaitement que les atomes de carbone, de phosphore, d’hydrogène, d’oxygène, d’azote et de soufre qui constituent notre corps sont immortels. Mais que nous importe ? Que l’hypothétique force vitale ou âme survive, si la mémoire de mon moi a disparu, cette survivance animique m’importe aussi peu que la survivance de mon phosphore cérébral. Or d’innombrables faits ont prouvé que la mémoire est une fonction qui disparaît très vite, que l’asphyxie, l’anémie et les poisons l’altèrent tout de suite. Elle est très fragile ; elle diminue rapidement avec l’âge. Survivre sans avoir la souvenance de son vieux moi, ce n’est pas survivre.

Et puis qu’est-ce qui survivra de ce moi ? Le vieillard, tombé en enfance depuis trois ans, aura-t-il le moi de sa vigueur intellectuelle ou le moi de sa décrépitude ? Le moi d’un individu qui bégayait continuera-t-il à s’exprimer en bégayant dans l’Au-delà ? Quelles puérilités !

Maeterlinck a exprimé cette difficulté en termes excellents. « Ce moi, si incertain, si insaisissable, si fugitif et si précaire, est tellement le centre de notre être, nous intéresse si exclusivement que toutes les réalités de notre vie s’effacent devant ce fantôme. Si la mémoire de quelques faits, presque toujours insignifiants, ne nous accompagne pas…, il m’est égal que les parties les plus hautes, les plus libres, les plus belles de mon esprit soient éternellement vivantes et lumineuses dans les suprêmes allégresses ; elles ne sont plus moi : je ne les connais plus. La mort a tranché le réseau de nerfs ou de souvenirs qui les rattachait à je ne sais quel centre où se trouve le point que je sens être tout moi-même. »

Cela ne signifie nullement la négation de forces intelligentes sans cerveau. Mais ces forces intelligentes hypothétiques qui ne sont pas sous la dépendance d’un substratum matériel, n’ont rien de commun avec l’intelligence humaine.

3° Il y a tous les degrés entre la reproduction presque parfaite, presque adéquate, d’une personnalité ayant existé, comme Georges Pelham — phénomène extrêmement rare, presque unique — et la création d’une personnalité factice, manifestement factice, phénomène extrêmement commun, mille fois observé. Je suggère à A… qu’elle est une petite fille nommée Madelon Martin, nom et personnage qui ne possèdent de réalité que dans ma fantaisie, et alors aussitôt la voilà devenue Madelon Martin. Si par hasard une Madelon Martin a existé ou existe encore, et si A… a connu cette Madelon Martin, elle en reproduit aussitôt avec une merveilleuse et fidèle précision les souvenirs. Quoi d’étonnant alors que, si, par quelque auto-suggestion imprévue, Mad. Piper s’est imaginé être Georges Pelham, elle en retrouve, grâce à sa merveilleuse cryptesthésie, les goûts, les intonations, les passions et les souvenirs.

Assurément, si A… n’a pas connu Georges Pelham, et si elle reproduit fidèlement la pensée de Georges Pelham, il faudra supposer à A… — et nous pouvons le faire, puisque nous n’en connaissons pas les limites, — une cryptesthésie intense, prodigieuse. Alors la personnalité de Georges Pelham paraîtra revenir intégralement, et cependant cette personnalité, malgré ses affirmations réitérées, est peut-être aussi factice que les autres. Peut-être cette personnification de Georges Pelham n’est-elle due qu’à une vaste et magnifique lucidité.

Comme tous les degrés dans les personnifications se peuvent observer, il s’ensuit que très rarement, — jamais pour ainsi dire, — les personnalités qui se manifestent ne revêtent la forte individualité de Georges Pelham, conforme au Georges Pelham qui a existé. Quelquefois, comme lorsqu’il s’agit de Phinuit, le prédécesseur de Georges Pelham, les personnalités sont des créations imaginaires. John King est probablement une fantaisie d’Eusapia, comme Rector, Imperator, Mentor, sont des fantaisies de Stainton Moses. Par la suggestion hypnotique on provoque facilement la production des personnalités les plus baroques. La seule différence entre le somnambule et le médium, c’est que, chez le médium, au lieu d’être la suggestion verbale imposée par le magnétiseur, c’est une autosuggestion dont les racines sont inconnues. Puisqu’il est impossible d’accepter comme authentiques les personnifications enfantines de l’hypnotisme vulgaire, pourquoi accepter celles qui sont un peu plus parfaites ? La transition est graduelle entre les unes et les autres. Où nous arrêter ? Quel critérium adopter pour dire des personnifications : celle-là est vraie, celle-là est imaginaire ? Nous en voyons tant, et tant, et tant, qui sont bien évidemment imaginaires que nous sommes presque forcés de conclure qu’elles le sont toutes.

La facilité et la fréquence des personnifications factices rendent bien problématique la réalité des personnifications véritables.

Fig. 25. — Comparaison des signatures authentiques du syndic Chaumontet et du curé Burnier avec les signatures données par Hélène Smith en somnambulisme. Au milieu de la figure reproduction d’un mandat de paiement de 1838.

La ligne du dessus (Burnier, salut) et la ligne du dessous (Chaumontet, syndic) sent de la main d’Hélène. D’après Flournoy, loc. cit., p. 409.

Quand Hélène Smith reproduit très exactement la signature de Burnier, on peut hésiter un instant, car elle signe comme Burnier, dont elle n’a sans doute jamais vu l’écriture. Mais elle incarne aussi, Cagliostro et Marie-Antoinette ! Alors pourquoi la personnification de Burnier serait-elle plus réelle que celles de Marie-Antoinette, de Cagliostro, d’un prince indien, toutes créations évidemment imaginaires ? Il ne faut pas se laisser troubler par la similitude des écritures ; car rien ne prouve que la cryptesthésie ne porte pas aussi sur l’écriture. Par la cryptesthésie Hélène Smith voit devant elle la signature de Burnier, et alors, par suite de la tendance naturelle des médiums à affecter des personnifications, elle s’imagine être Burnier.

Th. Flournoy, à qui on doit une admirable étude sur Hélène Smith, ne va même pas jusqu’à admettre la cryptesthésie. Il suppose que c’est le rappel d’un vieux souvenir, et croit, sans en fournir d’ailleurs aucune preuve, qu’Hélène a vu quelque part la signature de Burnier ; mais il est forcé, pour en arriver là, de faire une longue série de suppositions invraisemblables. Il me paraît alors plus rationnel d’admettre la cryptesthésie, cette cryptesthésie prouvée par des milliers d’observations et d’expériences, très vraisemblable en un excellent médium comme Hélène Smith.

Aussi, quelque respect que j’aie pour l’opinion de Flournoy, ne puis-je croire que, pour expliquer le mot et la signature Burnier, il s’agisse de souvenirs anciens accumulés et oubliés. Il me paraît que c’est plutôt un phénomène de lucidité.

Mais, parce qu’il y a lucidité, je ne conclurai pas qu’il y a incarnation.

Quelque respect que j’aie pour l’opinion de mon illustre ami, Sir Oliver Lodge, je ne puis croire que, dans le cas de Raymond, l’explication la plus vraisemblable, ce soit la survivance de Raymond. Il semble au contraire que, si l’on admet des éclairs de lucidité — de cette lucidité dont la réalité est incontestée — avec symbolisation, si l’on reconnaît que tous les médiums ont une invincible tendance à reconstituer des personnalités anciennes, on aboutit à des hypothèses moins invraisemblables que celle de la survivance.

4° La cryptesthésie s’exerce sans qu’il soit aucunement nécessaire de supposer une entité humaine désincarnée parlant par la voix ou écrivant par la main du médium. Des détails ont été donnés sur des personnes vivantes, qui n’impliquent nullement l’existence d’une entité ayant disparu. Quand Mad. Thompson voit sur le front de M. Moutonnier le mot de Carqueiranne, il est tout à fait inutile de supposer que c’est Nelly qui le lui a appris. L’hypothèse que Nelly a survécu ne sert à rien. Nelly est une création imaginaire qui rend l’expérimentation très commode, mais qui n’est nullement nécessaire : c’est à peine une hypothèse de travail, puisqu’on n’a pas besoin de cette complication. Mad. Thompson, prenant la montre de mon fils, dit : « Three generations mixed ». C’est Nelly qui parle. Mais Nelly n’est qu’un symbole. En réalité c’est Mad. Thompson qui, profitant de sa belle puissance cryptesthésique, a parlé, et il n’y a aucune nécessité à introduire la personnalité de sa petite fille.

Peinuit, parlant par la voix de Mad. Piper, a donné des exemples de cryptesthésie extraordinaire, tout aussi beaux, sinon plus, que ceux de Georges Pelham, et pourtant Phinuit est manifestement une création du génie de Mad. Piper. Il n’y a pas eu à Metz de médecin français du nom de Phinuit. Phinuit n’a jamais existé. Phinuit, c’est Mad. Piper. Georges Pelham, qui n’est ni plus ni moins lucide que Phinuit, c’est aussi Mad. Piper, prodigieusement lucide. Alors, autour de cette personnalité de G. Pelham, qui a jadis existé, mais dont la conscience a disparu quand le cœur a cessé de battre, elle vient faire cristalliser tout ce qu’elle sait, par cryptesthésie, de Georges Pelham.

5° Lorsque ces entités se manifestent, elles commettent des erreurs, des réticences, des enfantillages, des oublis si graves qu’il est impossible de supposer que c’est l’esprit du mort qui revient.

Il est vrai que rien ne nous force à attribuer aux personnalités des morts les mêmes sentiments, les mêmes modes de raisonnement, les mêmes jugements que lorsqu’elles étaient sur terre. Soit. Mais alors qu’on ne fasse pas étai, de la ressemblance des sentiments et des raisonnements constatés dans certains cas, puisque, dans beaucoup de cas, et les plus nombreux, toute ressemblance fait outrageusement défaut. Les personnalités des morts s’attachent à des facéties ridicules, se complaisent à des jeux de mots puérils, procèdent par des assemblages de sonorités qui sont voisines des calembourgs. Je ne sais qui disait : « Si la survie doit consister à avoir l’intelligence d’un désincarné, j’aime mieux ne pas survivre ». Ce sont des lambeaux, des fragments d’intelligence, et, sauf exception, de très médiocre intelligence. Les désincarnés ont oublié les choses essentielles, pour se préoccuper de minuties qui, pendant leur vie, ne les auraient pas occupés même une minute. Revenir sur terre pour s’intéresser à un bouton de manchette, ce n’est pas misérable, c’est invraisemblable. Puissant argument contre la doctrine spirite.

Cette pauvre personnalité spirite n’est pas du tout incohérente. Elle est médiocre, et très médiocre, bien au-dessous (sauf exception) des intelligences moyennes, mais elle demeure, pendant de longs mois, conséquente avec elle-même, enfantine, comme Féda et Nelly ; facétieuse, comme Vincenzo ; érudite et mystique, comme Myers P. ; joviale comme Phindit.

On répond que la relation des esprits avec un cerveau humain n’est probablement pas très facile, que le cerveau humain du médium n’est qu’un instrument imparfait, et que les incohérences sont dues au désaccord entre l’instrument et celui qui en joue. Mais que d’hypothèses, que d’interprétations symboliques, hérissées d’obscurités et de fantaisies, pour se soustraire à cette évidence que la personnalité psychologique du désincarné est tout à fait différente de la personnalité psychologique qu’il possédait quand il était individu terrestre.

Non seulement elle est différente de la personnalité de l’ancien vivant ; mais presque toujours elle lui est notoirement inférieure (du moins à notre point de vue anthropomorphique).

Tout s’explique très simplement si l’on admet qu’on n’a jamais affaire qu’à la pensée du médium, être humain, très humain, exclusivement humain, dont les opérations, quand elles sont inconscientes, sont rudimentaire, amorphes pour ainsi dire. Naïvement nous croyons entendre les paroles d’un désincarné, quand de fait nous assistons aux agitations de la subconscience qui se groupent autour d’une personnalité fictive.

Un autre caractère des personnalités spiritiques, c’est qu’elles s’entourent de mystère, comme si le mystère de leur présence n’était pas suffisant. Il y a des réticences, des sous-entendus, des allusions voilées qu’il faut beaucoup de sagacité pour comprendre. Elles paraissent, à certains moments, en savoir très long, et, au passage le plus intéressant, soudain elles s’arrêtent, et ensuite elles dévient. On a absolument le droit de supposer que, si elles n’en disent pas plus long, c’est qu’elles n’en savent pas plus long. Rarement à une question précise est faite une réponse précise. Si elles étaient devant un jury d’examinateurs, elles ne passeraient point leur examen, car elles répondent mal. Ce sont des réponses à côté.

Voilà sans doute pourquoi — ce qui est désastreux pour l’hypothèse spirite — jamais rien ne nous a été révélé par les personnalités des morts, qui ne fût déjà connu du commun des hommes. Ils ne nous ont jamais fait faire un seul pas, en géométrie, en physique, en physiologie, voire eu métapsychique même. Jamais les esprits n’ont pu prouver qu’ils savent plus que le vulgaire sur quelque chose que ce soit. Nulle découverte inattendue n’a été indiquée : nulle révélation n’a été faite. La banalité des réponses est désespérante (sauf rarissimes exceptions). Pas une parcelle de la science future n’a été soupçonnée.

Il y a des pastiches, et des pastiches admirables, comme le roman de Dickens, comme les vers de Molière dictés à Victor-Hugo. Mais un pastiche n’est pas une invention. C’est de la spirituelle littérature ; ce n’est pas de la littérature spirite — si je me permets ce jeu de mots digne de l’écriture automatique. — L’intelligence humaine qui compose cette prose ou ces vers ne dépasse pas l’humanité. Ce n’est pas l’inspiration demi-divine que nous pourrions espérer des esprits.

Parfois cependant la lucidité de certains médiums est prodigieuse. Mais la lucidité, ce n’est pas la survivance. La survivance implique la continuation d’une conscience personnelle. Fred. Myers a vécu sur terre ; il a été lui, et non pas autre, avec des volontés, des habitudes, des goûts, des pensées, des souvenirs, des espérances, une intelligence qui faisaient de lui une personnalité déterminée, bien différente de toutes autres personnalités humaines. Or, quand la main de Mad. Verrall écrit : « Je suis Myers ». Quand la voix de Mad. Piper dit : « Je suis Myers », vainement on trouvera de vagues ou même de précises analogies entre le Myers P, le Myers V, et le Myers véritable ; ce ne sera pas assez pour prouver que, indépendamment de Mad. Verrall et de Mad. Piper, et de tout autre médium lucide, il y a quelque part, dans les espaces, une conscience humaine qui dit moi, et qui est identique à la conscience du tant regretté Frédéric Myers, ayant gardé les caractères intellectuels primordiaux et les souvenirs cohérents de notre admirable Frédéric Myers, tel qu’il vivait à Leckhampton House.

Toutes les indications que nous transmettent, par les médiums, les désincarnés sur leur situation actuelle, matérielle ou psychologique, ne m’inspirent qu’une confiance très limitée, car il faudrait d’abord prouver qu’il y a des désincarnés. Je ne partage point la robuste foi d’un des correspondants de M. Conan Doyle, M. Hubert Wales, qui, victime d’un anthropomorphisme naïf, écrit[2] : « Les esprits ont des corps, aussi tangibles pour eux que les nôtres le sont pour nous ; ils n’ont pas d’âge : ils ne souffrent pas ; il n’y a ni riches, ni pauvres ; ils portent des vêtements et prennent des aliments ; ils ne dorment pas. Les Esprits, de pensées, de goûts et de sentiments similaires, gravitent ensemble ; les époux ne sont pas forcément réunis. »

Je ne puis, hélas ! être pénétré de la même conviction que mon généreux ami W. Stead, qui, lorsque je vins le voir après qu’il eut perdu son fils, me dit : « Pourquoi voulez-vous que je sois triste ? Je lui ai écrit ce matin, et il va me répondre ce soir. Il est très heureux, et nous sommes en relation quotidienne, comme jadis. »

A mon humble avis, par la métapsychique subjective la preuve de la survivance n’a pas été donnée, mais je m’empresse d’ajouter qu’on s’en est approché très fort. Si une preuve pouvait être fournie de la survivance de la conscience, cette preuve eût été donnée.

Mais peut-elle être donnée ? Je ne vois pas, en vérité, comment on pourrait trouver des arguments meilleurs que les cas de Georges Pelham ou de Raymond Lodge, et vainement je m’efforce d’imaginer des expériences plus décisives, des observations plus probantes.

A vrai dire — car il faut être aussi réservé dans les négations que dans les affirmations — certaines apparences sont là pour nous faire croire fortement à la survivance des personnalités disparues. Pourquoi les médiums, même lorsqu’ils n’ont pas lu les livres spirites, et qu’ils ne sont pas initiés aux doctrines spirites, vont-ils immédiatement personnifier tel ou tel mort ? Pourquoi la personnalité nouvelle s’affirme-t-elle avec tant de persistance, tant d’énergie, et même parfois tant de véracité ? Pourquoi se sépare-t-elle si nettement de la personnalité du médium ? Toutes les paroles des grands médiums sont imprégnées, pour ainsi dire, de la théorie d’une survivance. Apparences peut-être, mais pourquoi ces apparences ?

— Et on me pardonnera ces hésitations. Au seuil du mystère, il est bien permis d’être troublé, et de ne pas apporter des paroles tranchantes, décisives, faisant un ridicule contraste avec l’incertitude angoissante qui nous étreint.

Tout de même, si nous n’avions que la métapsychique subjective, nous pourrions nous arrêter à la cryptesthésie, hypothèse simple et nécessaire qui suffît à tout expliquer.

Admettons donc, comme étant la seule proposition authentiquement démontrée, une cryptesthésie très intense, définie par un pouvoir prodigieux de connaissance, une sensibilité de l’âme à des vibrations subtiles qu’aucun de nos appareils de physique ne peut constater.

Nul besoin alors de faire intervenir des forces étrangères. Et alors ma conclusion sera : L’intelligence humaine est beaucoup plus puissante et plus sensible qu’elle ne le croit et ne le sait.

XII

L’hypothèse serait très simple. Ce ne serait même presque pas une hypothèse, que d’admettre une extension de nos pouvoirs intellectuels. Mais nous ne pouvons guère aller plus loin. Car plus nous essayons de comprendre cette faculté inaccessible de la cryptesthésie, moins nous comprenons. Télépathie, hyperacuité sensorielle, émanations pragmatiques, si elles expliquent quelques phénomènes, ne les expliquent pas tous ; loin de là ! et nous devons en désespoir de cause reconnaître que de la cryptesthésie nous ne savons que ses effets ; car ses modalités et son mécanisme nous échappent absolument.

Le passage de la métapsychique subjective à la métapsychique objective n’est pas aussi abrupt qu’on peut le croire ; car enfin, pour qu’il y ait une sensation cryptesthésique, il faut un phénomène extérieur quelconque, probablement une vibration, puisque c’est par des vibrations (de l’éther ?) que se transmettent les énergies. Donc, s’il y a notion cryptesthésique, c’est qu’il y a eu une force extérieure qui a agi.

Les monitious (de mort ou autres) ne s’expliquent que par cette vibration (de nature inconnue) qui a frappé notre subconscience. Donc il faut qu’il y ait quelque chose eu dehors de nous qui ait agi sur nous. Ce quelque chose qui est en dehors de nous, et qui ébranle notre moi subconscient, est objectif. Nos instruments ne peuvent rien enregistrer, mais il importe peu, c’est objectif tout de même.

Et alors intervient cet étrange pouvoir de symbolisation qui est une des pierres angulaires de la métapsychique.

Pour qu’une notion quelconque soit comprise par nous, elle doit prendre une forme accessible à notre intelligence consciente. Par exemple la mort de A ne sera comprise par B, conscient, que si elle lui est indiquée par une représentation intelligible. Alors la notion parvenue à l’état fruste, comme une ébauche informe, que A est mort, se visualise, sous la forme d’un fantôme, ou s’extériorise sous la forme d’une voix, et des détails sont ajoutés, multiples, incohérents parfois, parfois très synthétiques, qui complètent la notion fruste. Ces symboles qu’on est tenté de considérer comme ayant une réalité n’ont en soi aucune réalité ; ils ne sont que la traduction (par un symbole) d’une notion particulière qui éveille notre cryptesthésie.

Même quand il y a hallucination collective, comme dans les maisons hantées, alors que le même personnage apparaît successivement à diverses personnes, sous la même apparence, il n’est pas prouvé qu’il y ait fantôme extérieur réel. C’est peut être parce que la symbolisation par deux percipients différents s’est exercée de la même manière. Et bien entendu il ne s’agit ici que d’hypothèses.

Je ne me laisse pas décevoir par le mirage des mots. La cryptesthésie n’est qu’un mot qui ne dissimule même pas notre ignorance. Dire qu’il y a eu cryptesthésie, ce n’est aucunement résoudre les questions troublantes, très troublantes, auxquelles nous ne pouvons répondre : problèmes que la métapsychique future éclaircira peut-être, si elle consent à rester strictement expérimentale.

1° Y a-t-il une cryptesthésie rudimentaire chez tous les individus, quels qu’ils soient ?

2° Pourquoi, chez certains médiums, est-elle aussi développée ? Pourquoi l’hypnotisme la favorise-t-elle ?

3° Pourquoi, dans les séances spiritiques, dès le début de ces expériences, le médium a-t-il une invincible tendance à admettre un guide, qui semble avoir une intelligence distincte de lui ?

4° Pourquoi, chez les grands médiums, y a-t-il presque constamment association entre les phénomènes objectifs (matérialisations, télékinésies) et les phénomènes subjectifs (cryptesthésie) ?

5° Par quelles voies la connaissance des choses arrive-t-elle, en dehors des sens, à l’intelligence humaine ? Est-ce l’intelligence humaine dont la vibration se transporte ? Ou bien les choses vont-elles en vibrant au-devant de notre intelligence ?

6° Faut-il supposer qu’il s’agit seulement de l’intelligence humaine, et que d’autres intelligences n’interviennent pas ; celles des morts, ou celles des anges, démons, Dieux ?

Dans l’état actuel de notre embryonnaire science, ce sont là des problèmes insolubles. Je me suis arrêté aux faits : je ne veux pas me laisser entraîner au-delà.

Je ne condamne pas la théorie spirite. A coup sûr elle est prématurée : probablement elle est erronée. Mais elle aura eu l’immense mérite de provoquer les expériences. C’est une de ces hypothèses de travail que Claude Bernard considérait comme si fécondes. En tout cas, au moins provisoirement, comme cette théorie n’est rien moins que prouvée, qu’elle est fragile, inconsistante, incohérente, nous nous contenterons de dire, sans vouloir ni pouvoir pénétrer plus avant, qu’il y a des voies de connaissance transcendentale, que nous ne pouvons pas en limiter l’étendue ; que par conséquent nous devons attribuer à cette connaissance supérieure dont quelquefois paraît doué le cerveau humain toutes les puissances que les spirites ont attribuées aux esprits.

Nous allons examiner bientôt si les matérialisations, les télékinésies, n’apporteront pas quelque appui à la théorie spirite ; mais d’ores et déjà nous pouvons dire que, par les faits subjectifs seuls, la démonstration n’est pas faite. Même, ce qui est assez désespérant, on ne voit pas comment elle pourrait être faite, comment se pourra prouver que la conscience humaine survit à la mort du cerveau, avec ses souvenirs et sa personnalité.

Mais cependant un immense pas en avant a été fait : car on a pu établir que tout un monde de forces, quelquefois accessibles, vibre autour de nous. Ces forces, nous n’en soupçonnons pas la nature ; nous n’en voyons que les effets. Mais ces effets sont si nets que nous pouvons affirmer la réalité de ces forces. Si quelques médiums, quelques somnambules, peuvent savoir ce que leurs sens ne leur ont pas appris, c’est qu’il y a venant jusqu’à eux des forces (inconnues) qui ébranlent leur sensibilité. Et c’est tout ce que nous pouvons dire aujourd’hui.

XIII

Par conséquent les phénomènes que nous appelons subjectifs ne sont subjectifs qu’en apparence. Il y a toujours, avant tout phénomène cryptesthésique, une force extérieure qui l’a provoqué, une vibration (inconnue) qui a mis en jeu ces énergies latentes de notre intelligence humaine, laquelle, ignore toute sa puissance.

XIV

Il y a autre chose que la métapsychique subjective. Il ne s’agit plus maintenant d’une énorme hyperacuité et d’une profondeur mystérieuse de notre intelligence ; il y a l’action de notre intelligence sur la matière. Et l’obscurité, déjà terrifiante lorsqu’il s’agit d’intensifier démesurément la cryptesthésie, devient plus terrifiante encore.

Nous devons admettre — car les faits sont là — qu’il y a des mouvements à distance, et, quelque étrange que soit ce phénomène, ce n’est pas le plus étrange : c’est même le plus élémentaire de toute cette science embryonnaire et redoutable.

Qu’une force mécanique (de nature inconnue) émane du corps humain pour mouvoir une table, et ébranler par des coups les ais d’une planche, c’est à la rigueur compréhensible ! Mais que cette force produise des sonorités verbales, des lumières, des formes humaines vivantes, voilà ce qui dépasse toutes nos conceptions. Une main chaude et vivante, une bouche qui parle, des yeux qui regardent, et une pensée qui vibre, comme font la main, la bouche, les yeux et la pensée d’une personne humaine, ce sont des phénomènes qui confondent.

Nous sommes en pleines ténèbres. Déjà en métapsychique objective nous ne comprenions guère comment, à trois mille kilomètres de distance, Banca, à la même minute où sa famille va périr, parle de mort guettant sa famille, comment le chevalier de Figueroa peut voir, six mois avant l’événement, un paysan, vêtu de noir, frapper la croupe d’un mulet pour le laisser monter un escalier tordu. Mais, quand il s’agit de métapsychique objective, c’est bien plus effrayant encore. La métapsychique objective est le mystère, le mystère absolu, et les tentatives d’explication qu’on hasarde paraissent assez puériles.

Pourtant on n’a pas le droit de soustraire ces faits à l’investigation scientifique.

La science métapsychique passera certainement par des phases diverses. Elle est encore, à l’heure présente, dans une période d’enfantement, mais c’est déjà beaucoup qu’on ait établi les faits ; car ils sont, comme on vient de le voir, solidement établis, et trop évidents pour être niés. Malheureusement ils ne constituent pas encore un ensemble permettant à une doctrine de s’édifier, sérieuse. Il faut pourtant sans timidité et sans orgueil — un orgueil que rendrait bien ridicule notre débilité intellectuelle — examiner ce qu’on peut inférer de toutes ces observations stupéfiantes, de toutes ces expériences extraordinaires.

Or pour ce qui est des matérialisations et des télékinésies, nous résumerons notre opinion ainsi : Ces phénomènes peuvent être attribués à des puissances énergétiques d’origine humaine.

XV

Grâce à Ochorowicz, Schrenck-Notzing, Mad. Bisson, Crawford, qui ont continué l’œuvre de Crookes, il semble maintenant à peu près prouvé que les matérialisations sont des ectoplasmes, c’est-à-dire des expansions sarcodiques sortant du corps humain (des médiums) absolument comme l’expansion pseudopodique sort de la cellule amibienne. Tous les zoologistes savent que l’amibe a un sarcode qui peut se projeter au dehors pour saisir des parcelles alimentaires et s’incorporer les objets voisins. De même, dans la trance médianimique, du corps du médium peuvent sortir des filaments fluidiques, des expansions en forme de nuages, ou de voiles, ou de tiges, qui vont s’organiser et prendre l’apparence de membres humains, parfois même de corps humains tout entiers.

Ces ectoplasmes, à une première phase de leur action, sont invisibles, et cependant ils sont déjà capables de mouvoir des objets, de donner des raps dans une table. Plus tard, ils deviennent visibles, quoique nuageux et ne constituant que des ébauches. Plus tard encore, ils ont des formes humaines, car ils ont la propriété extraordinaire de changer de forme, de consistance, et d’évoluer sous nos yeux. En quelques secondes cet embryon nébuleux, qui sort du corps du médium, devient un être véritable, alors que l’œuf embryonnaire, pour évoluer et devenir un être adulte, a besoin de trente années.

Quelquefois même le fantôme apparaît tout d’un coup, brusquement, sans avoir passé par la phase de nébulosité lumineuse. Mais c’est probablement un phénomène du même ordre.

Cette formation ectoplasmique aux dépens de l’organisme anatomo-physiologique du médium est maintenant hors de toute contestation. Et c’est prodigieusement étrange, prodigieusement inhabituel, prodigieusement invraisemblable. Pourtant on est forcé de se rallier à l’évidence des faits. Je suis convaincu que, dans vingt-cinq ans, la science officielle classique admettra la télékinésie et l’ectoplasmie comme des phénomènes incontestés.

La transformation profonde des idées qui s’est faite à ce sujet depuis les vingt-cinq dernières années m’autorise à cette conviction.

XVI

Or il ne suffit pas d’avoir constaté les faits ; il faut avoir le courage d’en essayer une théorie quelconque, qui sera nécessairement imparfaite.

Nous avons vu que, pour la métapsychique subjective, l’explication la plus rationnelle, la plus simple, était de supposer une faculté de connaissance supra-normale, celle que nous avons appelée la cryptesthésie, à savoir l’ébranlement de l’intelligence humaine par certaines vibrations qui n’émeuvent pas nos sens normaux.

Eh bien ! pour la métapsychique objective, nous arrivons à admettre que l’explication la plus rationnelle, la plus simple, est assez analogue, c’est-à-dire qu’on peut supposer à l’organisme humain une faculté de projection au dehors, autrement dit une sorte d’ectoplasmisation, ou émission d’une substance matérielle capable de s’organiser.

Par conséquent, l’hypothèse la plus vraisemblable, c’est qu’il y a dans notre corps des forces capables de s’extérioriser.

Mais, cette hypothèse, quoique étant la plus simple, n’est pas simple du tout : c’est une physiologie, une physique, une chimie nouvelles.

Des êtres à forme humaine qui naissent et meurent dans des voiles blancs, qui se forment et s’évanouissent comme des nuages, ce ne sont pas des êtres humains.

L’homme est si proche de l’animalité que tout ce qui est le propre d’un être humain doit aussi, au moins partiellement, être accordé aux autres animaux. Nous n’avons aucune fonction essentielle dont soit dépourvu un mammifère quelconque, voire un vertébré, voire un invertébré. Les processus de génération, de circulation, de nutrition, de digestion sont à peu près les mêmes. La différence entre l’homme et l’animal, c’est que l’homme a une intelligence un peu plus aiguë, un peu plus vaste, capable d’abstraction, de souvenir et d’analyse. Mais enfin cette différence n’est pas essentielle. L’homme possède un plus haut degré d’intelligence, voilà tout. C’est un animal très intelligent, mais c’est un animal. Or transformer la matière, devenir un être vivant transitoire, créer des matières vivantes transitoires, c’est tout un monde nouveau. Nous évoluons dans un autre ordre de grandeurs. L’homme alors n’est plus l’homme. Il n’appartient plus au règne animal. Il sort même du monde mécanique où nous nous mouvons, monde où la chimie, la physique, et la mathématique règnent souverainement.

Tout est possible. Les pouvoirs de notre personne humaine, morale ou matérielle, vont peut-être beaucoup plus loin que ne le feraient croire nos habituelles et quotidiennes expériences. Il est démontré que du corps peuvent émaner des expansions fluidiques qui vont s’organiser, s’agréger en formes humaines. Il est démontré que l’ectoplasmie est une des propriétés de la matière vivante.

Geley, dans un livre ingénieux, a supposé que l’inconscient était une sorte de force créatrice ; c’est l’inconscient qui détermine les mutations histologiques par lesquelles la larve se transforme en chrysalide, et la chrysalide en insecte parfait. C’est l’inconscient qui produit les stigmates et les guérisons miraculeuses. C’est l’inconscient qui fait les matérialisations. Et certes, c’est une tentative hardie et profonde que de rattacher les phénomènes métapsychiques aux données les plus positives de l’embryologie et de la zoologie. Mais ce n’est pas, à ce qu’il semble, introduire une explication. Cet inconscient si puissant, si universellement répandu et efficace, c’est une force non démontrée, c’est toujours le quid ignotum.

Mais, même pour Geley, le subconscient ne suffit pas, et il tend à admettre — sans l’affirmer — que les phénomènes élevés et complexes du médiumnisme semblent démontrer une direction (étrangère) une intention (étrangère) qu’on ne peut guère rapporter au médium ou aux expérimentateurs.

Telle est l’opinion de Geley ; ce n’est pas tout à fait la mienne. Donc je dirai, avec Lodge, qu’il s’agit de choisir parmi toutes les propositions possibles celle qui est la moins extravagante. Aucune explication, dit-il encore, ne convient à tous les faits. Prétendre forger des explications, c’est une entreprise aussi prématurée que l’eût été pour Galvani d’expliquer la nature de l’Électricité.

Dans son beau livre sur la personnalité humaine, Fr. Myers a ébauché une théorie qui à certains égards ressemble à celle de Geley ; au moins pour les phénomènes élémentaires de la métapsychique. D’après Myers, il y a des personnalités multiples, des centres subliminaux, qui coexistent, travaillent, pensent, comparent, analysent, à côté du centre principal (la conscience) qui ne les connaît pas, ou à peine. Ces centres secondaires sont capables, plus que le centre conscient, d’être ébranlés par les vibrations cryptesthésiques.

Assurément. Mais tout de suite, pour expliquer les phénomènes supérieurs de la métapsychique, Fr. Myers est forcé d’admettre formellement la survie, et de supposer que, dans bien des cas d’écriture automatique, ou de possession, ces centres secondaires sont envahis par les esprits désincarnés.

Plus on étudie ces phénomènes complexes, plus on analyse, dans tous leurs détails, ces monitions, prémonitions, hallucinations véridiques, hallucinations collectives, plus on est enclin à l’hypothèse d’une puissance inconnue, ectoplasmique, attribuée à l’être humain. Or cette hypothèse est tellement étrange qu’il faut épuiser les autres hypothèses possibles.

Et tout d’abord nous pouvons supposer que d’autres êtres que l’homme, intelligents aussi, errent autour de nous et peuvent se mêler à nos évolutions, quoiqu’ils soient soustraits aux conditions mécaniques, physiques, anatomiques, chimiques de notre existence.

Et pourquoi n’existerait-il pas des êtres intelligents et puissants, distincts des mondes abordables à nos sens ? De quel droit, avec nos sens bornés, notre intelligence défectueuse, notre passé scientifique de trois siècles à peine, oserions-nous affirmer que dans l’immense Kosmos l’homme est le seul être intelligent, et que toute réalité intellectuelle nécessite toujours des cellules nerveuses irriguées par du sang oxygéné ?

Qu’il y ait des forces intellectuelles autres que celles de l’homme, construites sur un type tout différent, non seulement cela est possible, mais c’est extrêmement probable. On peut même prétendre que c’est certain. Il est absurde de supposer que la seule intelligence de la nature, c’est la nôtre ; et que fatalement toute force intelligente est organisée sur le mode animal ou humain, avec un cerveau pour organe.

On voit tout de suite combien le mystère est profond. Car, lorsque nous parlons d’intelligence, nous supposons implicitement, dans notre conception fatalement anthropomorphique des choses, que cette intelligence est avec mémoire, avec logique, avec terminologie verbale, avec affectivité. Or l’intelligence (dans le sens humain) c’est quelque chose de si imparfait, de si spécial à l’humanité, que nous ne pouvons guère apprécier les forces intelligentes qu’en les assimilant plus ou moins à celles de l’homme, ce qui est probablement une grave erreur. Dire : un ange est intelligent (dans le sens humain), c’est à peu près aussi légitime que si un morceau de drap rouge disait : un ange est rouge.

L’idée que nous nous faisons des esprits, qu’il s’agisse de leurs formes ou de leurs pensées, est donc toujours d’un grossier anthropomorphisme ; mais cet anthropomorphisme grossier est nécessaire.

Tout de même allons au bout de notre pensée, et sans frayeur, puisque nous sommes dans le domaine de l’hypothèse. La cellule nerveuse est pour l’animal la condition de l’intelligence ; mais cela ne prouve nullement que pour tout phénomène d’intelligence il y ait nécessité d’une cellule nerveuse, voire des éléments chimiques que nous appelons matériels. Des mondes très différents, des êtres très différents sont concevables, où l’intelligence existerait sans cellules nerveuses, sans substratum matériel. La preuve que ces êtres existent n’est pas faite ; mais leur possibilité d’être est évidente.

On dit : l’homme ne manifeste son intelligence que par son cerveau, donc aucune intelligence ne peut se manifester sans cerveau. Telle est l’étonnante logique de ceux qui nous accusent de faire œuvre contraire à la science.

Si nous admettons qu’il y a dans l’univers, en des conditions d’espace et de temps qui sont soustraites à notre rudimentaire psychologie, des êtres doués d’intelligence, interférant à certains moments dans notre vie, on a tout de suite, pour beaucoup de faits rapportés en détail dans ce livre, une hypothèse commode.

Êtres mystérieux, anges ou démons, existences amorphes, esprits qui cherchent par moments à intervenir dans nos actes, qui peuvent, par des voies absolument inconnues, manier la matière à leur gré, qui dirigent quelques-unes de nos pensées, qui se mêlent à quelques-unes de nos destinées, et qui, pour se faire connaître de nous — car sans cela nous ne les comprendrions pas — prennent l’aspect matériel et psychologique des personnalités humaines ayant disparu, c’est une manière simpliste d’énoncer et de comprendre la plupart des phénomènes métapsychiques.

D’autant plus que très souvent, dès qu’on analyse un peu profondément les faits de monitions et de prémonitions, il semble bien y avoir, en dehors de nous et loin de nous, de vagues intentions, intentions qui dépassent nos conceptions humaines, comme si les forces intelligentes voulaient s’arrêter au seuil du mystère, ne consentant pas à tout dire, parlant par énigmes et symboles, ébauchant de nuageuses affirmations, alors qu’elles eussent pu être plus explicites, remuant des assiettes, des tables, des bûches, alors qu’il leur eût été possible — au moins d’après les données de notre habituelle intelligence — de nous fournir des preuves plus intéressantes, d’opérer dans un laboratoire de physique, et surtout de nous renseigner sur les mystères de leur vie continuée après la mort du corps. Mais ils restent dans la fumée d’une théosophie verbeuse ; ne nous disent jamais rien d’utile ; ne nous indiquent même pas, avec quelque précision, les conditions favorables à l’expérimentation.

Que ces esprits soient les consciences des êtres humains défunts c’est à la rigueur possible, mais j’oserai dire, avec toutes les prudences qu’impose une négation quelconque, ce n’est guère probable. L’âme de ces désincarnés est trop fondamentalement différente de l’âme des défunts, pour que ce puisse être la même. Et quant à la matière, comment, après trois ans de séjour dans un cercueil, un cadavre désagrégé pourrait-il plus facilement retrouver les vieux vêtements qu’il portait de son vivant, que reconstituer son cœur, son foie, et sa cornée, qui sont devenus une bouillie informe.

Si donc — ce que d’ailleurs je ne puis croire — il y a des esprits doués de pouvoirs mystérieux (que je ne comprends nullement) et d’intentions mystérieuses (que je ne comprends pas davantage), en tout cas ces esprits ne sont pas les consciences des défunts. Ils appartiennent à d’autres mondes, différents de notre monde matériel aussi bien que de notre monde moral, et, s’ils revêtent des apparences humaines, c’est afin de pouvoir se faire comprendre fragmentairement à nous[3].

En résumé il y a trois hypothèses : 1° ce sont les morts, dont les consciences, au lieu de disparaître, ont continué à exister (sans substratum matériel) : c’est la théorie spirite, celle qui me paraît la moins vraisemblable ; 2° il y a des anges, des esprits (δάιμονες) qui, puissants mécaniquement et psychologiquement, interviennent dans les affaires humaines ; 3° l’intelligence humaine (âme et corps), est assez puissante pour produire aussi bien les manifestations matérielles (ectoplasmies) que les manifestations subjectives (cryptesthésies), qui nous stupéfient.

Si j’admets, comme manifestement préférable aux deux autres, cette troisième hypothèse, ce n’est pas que j’y croie bien fort. Loin de là. Je sens combien elle est fragile, et ridicule, et presque aussi ridicule que les deux autres. Mais quoi ! Avons-nous mieux ?

Peut-être. Et pour ma part, j’adopte sans réserve une quatrième proposition ; celle qui a toutes chances d’être la vraie : nous n’avons encore aucune hypothèse sérieuse à présenter.

En définitive je crois à l’hypothèse inconnue qui sera celle de l’avenir, hypothèse que je ne puis formuler, car je ne la connais pas.

XVII

Des faits effarants vibrent autour de nous, qui semblent tout d’abord en étrange dysharmonie avec les vérités acquises. Eh bien ! non. Puisque les faits sont là, la dysharmonie ne peut être qu’apparente, conséquence fatale de notre ignorance. Or cette ignorance ne sera pas perpétuelle. Un jour viendra, qui n’est pas très loin peut-être, où une découverte inattendue ouvrira des horizons nouveaux. Un savant génial, un médium puissant, un hasard heureux, en voilà assez pour que surgisse aussitôt toute une série de vérités nouvelles, d’où sortiront non seulement des solutions nouvelles, mais aussi des problèmes nouveaux, problèmes dont nous n’avons pas la moindre idée à l’heure actuelle.

XVIII

Tout sera beaucoup plus surprenant, beaucoup plus inattendu que nos médiocres imaginations ne peuvent le rêver. Nous devons nous dire que la science sera transformée de fond en comble, au delà de tout ce que les plus téméraires peuvent concevoir.

Il faudra procéder résolument, par des méthodes scientifiques exactes, avec aussi peu de timidité que de crédulité. Ayons foi dans le pouvoir magique de la science. Essayons de nous représenter la mentalité humaine aux temps de Paracelse et de Gutenberg, c’est-à-dire il y a quatre cents ans. Douze générations humaines, c’est bien peu pour avoir transformé le monde !

La chimie est une science admirable qui connaît les évolutions les plus secrètes des atomes, qui peut indiquer la place que ces impondérables, en s’unissant, occupent dans l’espace pour créer des substances nouvelles. Et pourtant la chimie a débuté par l’Alchimie, sœur de l’Astrologie.

Si j’avais vécu au xve siècle, j’aurais peut-être eu confiance dans l’Alchimie et l’Astrologie. J’aurais bien fait, puisque l’Alchimie est devenue la Chimie, et l’Astrologie est devenue l’Astronomie. Aujourd’hui ma confiance est absolue en la Métapsychique, et je crois bien qu’il ne lui faudra pas quatre cents ans pour aboutir à une science aussi précise que la Chimie actuelle.

Cependant une difficulté se présente, que les autres sciences n’ont pas eu à vaincre, qui est spéciale à la métapsychique, et très grave. En effet cette science semble s’adresser non plus à des forces aveugles, mais à des forces intelligentes, c’est-à-dire capables de fantaisies, d’intentions (hostiles peut-être). Et alors comment attaquer le problème ? Tout devient très aléatoire.

Heureusement il n’est guère probable que ces forces intelligentes ne sont pas soumises à des lois, et par conséquent abordables à nos recherches.

Ce sont ces lois qu’il s’agira de connaître. Qui sait si, au lieu d’être, comme il a semblé jusqu’ici, empêchés par ces intelligences mêmes d’arriver à leur connaissance, nous ne serons pas aidés par elles ?

En tout cas, déjà, par les faits épars et nombreux qui ont été recueillis, on peut se rendre compte qu’une mentalité nouvelle inspirera les sociétés humaines à mesure que la métapsychique fera des progrès. Nous étions parfois disposés à croire que les faits matériels constatés et étudiés par les savants sont tout, et déjà nous étions tentés d’assigner quelque limite, pas très lointaine, à toute notre actuelle science. Des microscopes, des thermomètres, des télescopes, des galvanomètres plus délicats et plus précis ! tel était à peu près notre très médiocre horizon. Mais à présent notre espérance est beaucoup plus vaste. Voici que nous entrevoyons tout un monde inexploré, plein de mystère encore, devant lequel nous restons muets et stupides, ainsi qu’un Hottentot devant les tourbillons de Poincaré, les ondes de Hertz, les microbes de Pasteur ou la relativité d’Einstein.

Ce monde nouveau, c’est l’inconnu, c’est l’avenir, c’est l’espoir[4].

Comme Fréd. Myers et Oliver Lodge l’ont admirablement indiqué, peut-être une nouvelle conception du devoir humain se dégagera-t-elle de ces études à peine ébauchées. Rien ne peut nous faire prévoir le bouleversement que la métapsychique va produire dans nos idées sur les fins dernières de l’homme. Certes la science des atomes et des forces matérielles, attraction, chaleur, électricité, affinités chimiques, ne sera pas bouleversée ; car les bases en sont inébranlables. Mais on y aura peut-être ajouté de grandes choses nouvelles.

Et puis la finalité de l’homme sera peut-être mieux comprise. Elle ne restera plus autant qu’autrefois enfouie dans les nuages de l’impénétrable, si nous avons pu introduire dans la science positive quelques-uns des faits les plus cohérents de cette science nouvelle.

Or à l’heure actuelle, quand tout est ténèbres encore, notre devoir est tout tracé. Soyons sobres de toute spéculation vaine : approfondissons et analysons les faits : mettons autant de rigueur dans l’expérimentation que d’audace dans l’hypothèse.

Alors la Métapsychique sortira de l’Occultisme, comme la Chimie s’est dégagée de l’Alchimie. Et nul ne peut prévoir quelle en sera l’étonnante destinée.

Tout de même il ne faut pas se faire trop d’illusions. Les fragments de vérités incomprises que nous présente la science de l’occulte nous montrent la misère de notre humaine intelligence. L’astronome, en étudiant les astres, est bien vite convaincu que l’homme est un être prodigieusement infime. De même, dans la métapsychique, quand de pâles et fugitives lueurs nous révèlent des mondes intellectuels frémissant autour de nous, et en nous, nous sentons que ces mondes nous resteront, pour toujours peut-être, aussi lointains et incompréhensibles que les étoiles incompréhensibles et lointaines qui peuplent la voûte céleste.

Mais ce n’est pas une raison pour ne pas redoubler nos efforts et nos labeurs. Il y a là de grands mystères à approfondir. La tâche est si belle que, même si elle doit échouer, l’honneur de l’avoir entreprise donne quelque prix à la vie.


  1. M. Thiers, ayant voulu, sur ses vieux jours, prendre des leçons de mathématiques, se rebiffa lorsque son professeur lui démontra que le plan de section d’un tronc de cône, quel qu’en soit l’angle avec la hauteur, détermine une ellipse régulière. « Ce n’est pas possible, dit-il. Quand on coupe obliquement un pain de sucre, il y a à l’ellipse un gros bout et un petit bout. » Il fallut, pour le convaincre, faire devant lui la section d’un pain de sucre véritable.
  2. Conan Doyle, loc. cit., 152.
  3. Afin de rendre dans une certaine mesure acceptable cette hypothèse qui paraît monstrueuse, imaginons que l’homme n’en sait pas beaucoup plus sur l’univers qu’une république de fourmis n’en sait de la planète-terre qu’elles habitent. Elles ne savent pas qu’il y a des êtres qui leur sont bien supérieurs comme force et comme intelligence ; elles ignorent qu’il y a des mers, des vaisseaux, des bibliothèques, des téléphones, des théâtres, des armées, des tribunaux et des étoiles. Elles vivent comme si tout se limitait dans l’univers à quelques brindilles de bois, des mousses, de vieux troncs d’arbre, des pucerons qui les nourrissent, et des ruisselets d’eau qui inondent leur fourmilière. Si une fourmi plus sagace que les autres leur vient dire qu’il y a d’autres mondes que ceux-là, cette fourmi, malgré sa sagacité, sera sans doute taxée de folie, et on n’aura pas de peine, dans la république formicienne, à prouver son incohérence intellectuelle.

    Et alors, étant convaincu, que, tout compte fait, nous sommes, dans le Kosmos, beaucoup moins encore qu’une troupe de fourmis sur la planète terrestre, je penche, sans preuves solides d’ailleurs, à croire qu’il existe d’autres univers que notre petit univers physico-chimique. C’est une supposition qui est surprenante, sans être invraisemblable.

  4. Pascal l’a dit en termes profonds. « Les secrets de la nature sont cachés ; quoiqu’elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets ; le temps les révèle d’âge en âge… Sans contredire les anciens, nous pouvons affirmer le contraire de ce qu’ils disaient, et, quelque force qu’ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l’avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu’elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu’on a eues. » (Fragment d’un traité sur le vide, Ed. Havet, II, 273.)