Traité de pédagogie (trad. Barni)/Préface/V

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Traduction par Jules Barni.
Texte établi par Raymond ThaminFélix Alcan (p. 31-38).


V.


L’ÉDUCATION MORALE.


L’obéissance est déjà une image de la moralité. C’est la moralité des enfants. Et au fur et à mesure que leur raison grandit et que la soumission extérieure aux ordres d’un maître se double d’un acquiescement intime à une loi reconnue juste, cette moralité d’enfant prend plus de prix et se transforme. La discipline a pénétré du dehors au dedans. On obéit, mais on obéit à soi-même. Cette autonomie, qui n’est pas l’absence de règle, est le tout de la moralité. Mais quelle est cette règle intime dont la conscience seule nous fait hommes ? Kant se plaint qu’on se préoccupe trop peu de la faire connaître et qu’on laisse le soin de l’éducation morale à des prédicateurs qui, s’adressant à tous les sentiments et surtout à la peur, terrorisent les àmes qu’ils ne moralisent point. Il faudrait apprendre aux enfants à trouver en eux-mêmes une loi dont l’autorité échapperait par cette origine à leurs doutes et à leurs révoltes. C’est dire qu’il faudrait imiter Socrate. Mais comme tous les maîtres ne sont pas des Socrates, on pourrait apporter à leur enseignement oral le secours de petits livres qui seraient de véritables catéchismes de nos devoirs. Kant a donné ailleurs de ces catéchismes une esquisse un peu sèche et un peu sévère. Mais dans son traité même de Pédagogie, il propose un exemple de ces cas de conscience dont la solution facile serait selon lui, une utile leçon pour la raison de l’enfant, qu’elle mettrait en garde du même coup contre ses sentiments, même bons. Vous avez une dette dont c’est aujourd’hui l’échéance. Un malheureux vient à passer qui excite votre pitié. Lui donnerez-vous la somme que vous devez à un autre ? c’est-à-dire manquerez-vous à un devoir par bonté d’âme ? ferez-vous le mal pour faire le bien que vous n’avez ni le moyen ni le droit de faire ? — On voit par là que toute la morale et la casuistique rentreraient au besoin dans la pédagogie, à laquelle tout tient. et qui tient à tout.

Mais Kant s’est borné à quelques conseils généraux dont nous voudrions seulement fixer et retenir l’esprit. Les hommes devant agir par principes, ce sont des principes qu’il faut inculquer aux enfants, et le principe des principes est l’idée de dignité humaine, qui devenant sensible, se traduit en respect. Respecter autrui, se respecter soi-même, c’est-à-dire respecter l’humanité en autrui et en soi-même, tel est le résumé de la morale, et initier à ce respect est le dernier acte de l’éducation. Le temps est passé de la discipline qui ne dit pas ses raisons ; le temps est passé de l’obéissance aveugle. Il reste à trouver au dedans de l’âme son frein et sa loi. De petits êtres tout d’instinct et de cœur il reste à faire des êtres raisonnables, et à substituer à leurs mobiles d’actions, ondoyants et incertains, la règle sûre et uniforme du droit. Et on peut suggérer à l’enfant la notion du droit sans en faire un métaphysicien. Il suffit de le traiter comme il traite autrui pour éveiller en lui, avec la conscience douloureuse du tort qu’il subit, l’idée du tort qu’il s’est donné. Rencontrant un enfant pauvre, votre enfant témoigne-t-il par quelque boutade d’une morgue qui n’a pas attendu les années, ne cherchez pas à l’apitoyer sur le sort de ceux qu’il ne craint pas de mortifier ; mortifiez-le plutôt à son tour, punissant l’insolence par l’insolence, et il comprendra qu’il ne doit pas faire à autrui ce qu’il ne veut pas qu'on lui fasse. Le plus souvent c'est la fortune qui, créant entre les hommes des différences factices, crée aussi cette vanité impertinente. Mais la vraie fierté n’a pas besoin d’humilier autrui.

Et pour ne pas humilier autrui, elle ne s’humilie pas elle-même. Le respect d’autrui et le respect de soi-même, bien compris, sont inséparables, loin d’être incompatibles. Aussi est-ce un déplorable moyen, pour susciter l’effort moral et intellectuel, que d’instituer d’incessantes comparaisons entre les enfants. « Quand l’homme estime sa valeur d’après les autres, il cherche ou bien à s’élever au-dessus d’eux, ou bien à les rabaisser. » « L’esprit d’émulation ainsi appliqué ne produit que l’envie, » . . . quand il ne produit pas la haine. Comment ne pas en vouloir en effet à ceux dont l’exemple devient pour nous l’occasion de reproches et de mépris ? L’exemple d’autrui doit servir seulement à nous prouver que ce qu’on nous demande n’est pas l’impossible. Mais c’est à eux-mêmes qu’il faut comparer les enfants, et à la perfection qu’ils poursuivent, pour les humilier comme il convient. Toute autre humilité serait une baisse morale. On risquerait de prendre son parti d’une infériorité reconnue, et d’imiter le dédain d’autrui par le dédain de soi-même. Tout dès lors serait perdu, y compris l’espérance. Car le principe même de la moralité aurait disparu. Il ne faut jamais désespérer au contraire de qui a su garder intact le respect de la dignité dont il est dépositaire, sinon celle dignité même.

Aussi pour entretenir et sauvegarder ce respect, rien n’est indifférent. La propreté en est chez l’enfant la première forme et le premier signe. Elle se transformera en une sorte d’instinct de propreté morale qui le défendra contre les précocités du vice et les aberrations de la sensualité. Kant insiste, plus que nous ne pourrions le faire, sur ce sujet troublant. Son langage est d’une austère crudité. Il faut être sérieux, selon lui, en ces matières où nous ne savons, nous autres, que rougir ou sourire ; et il y a façon de parler aux enfants qui fait qu’on peut leur parler de tout.

Le désordre dans la vie ne consiste pas seulement dans les désordres des sens. Mais le respect de nous-mêmes, étant le respect du moi d’hier comme du moi d’aujourd’hui, préservera notre conduite de ce manque de suite et de ces contradictions qui choquent. L’accord avec soi-même sera une forme du respect de soi-même. L’accord plus intime des résolutions et des actes en sera une autre ; et nous accoutumerons l’enfant à vouloir tout de bon ce qu’il veut. Nous l’accoutumerons à paraître ce qu’il est, et à être ce qu’il parait, parce que toute contradiction entre l’apparence et la réalité est un désaveu de soi-même, et aussi un commencement de mensonge. Pour la même raison, nous lui ferons prendre en dégoût la fausse science. Outre qu’il vaut mieux pour l’intelligence savoir peu, cela vaut mieux aussi pour la moralité. Une science superficielle est un manque de sincérité, de sincérité envers autrui et de sincérité envers soi-même. — La sincérité, telle est la vertu qui garantit les autres en même temps qu’elle les domine, de même que le pire des vices est le mensonge. C’est sous la forme du mensonge que le mal est entré sur la terre, remarque quelque part notre auteur. C’est sous la même forme qu’il entre dans l’âme des enfants. Aussi est-ce contre le mensonge qu’il faut surtout défendre leur innocence. Il est un mal et il est le principe de tout mal à venir. Il est le crime des enfants, et contre lui il faut user des grands moyens. Il faut faire honte de lui-même au coupable, et aller ainsi au fond de son âme secouer sa dignité qui s’oublie. On fait trop souvent honte aux enfants pour des peccadilles, et on leur désapprend par l’abus la rougeur que la nature leur avait donnée pour trahir leurs mensonges. Mais, si on n’a pas prodigué ce remède, il faut l’appliquer au mal pour lequel il est fait. Il ne s’agit plus, en effet, d’une étourderie a réprimer ; et malavisées sont les mères qui prennent un secret plaisir aux jolies inventions de leurs chers petits menteurs. Il s’agit de la droiture de la conscience, il s’agit de la droiture de la vie. Et voilà pourquoi il faut brusquement redresser l’âme qu’un mensonge a faussée, et punir par un vrai mépris ce qui est déjà une vraie faute.

Celui qui hait le mensonge jusqu’à en haïr l’ombre, celui qui ne s’en fait pas accroire, et qui n’en fait pas accroire aux autres, qui tient ses promesses, même celles qu’il s’est faites à lui-même, celui dont les paroles répondent à la pensée, et les actes aux paroles, celui dont la conduite à venir peut se lire dans la conduite passée, celui dont l’uniforme vertu est au-dessus du temps, puisqu’elle est au-dessus du changement, celui dont la vie, harmonieuse unité, se rattache à un principe et se résume en une maxime, celui-là est un caractère. Celui-là, et celui-là seul, est un être vraiment sociable. Car la solidité des caractères fait seule la solidité des relations. Mais quelle confiance peut-on avoir dans une volonté au jour le jour, et quand on ne sait pas si demain sera d’accord avec aujourd’hui ? On a affaire dès lors comme à plusieurs êtres se succédant eu un seul, et dont rien ne garantit la solidarité. La vie est ainsi morcelée, et les amitiés dissoutes avant de naître. Cette absence de caractère fait d’un homme un objet de défiance non seulement pour les autres, mais pour lui-même. Il ne sait jamais ce qu’il fera le lendemain, il en vient à douter de sa liberté qu’il a abdiquée, il s’abandonne, il cesse de s’appartenir, et avec la possession de soi-même disparaît en lui jusqu’à la possibilité de la vertu. Au contraire, si la rectitude de la volonté contribue à en faire la sûreté, cette sûreté en protège à son tour la rectitude. Et l’une et l’autre, nées du sentiment de la dignité, le confirment.

Qu’on ne dise pas ici que Kant exagère la dignité enfantine, et que sa vertu, dont on peut douter que l’homme l’atteigne jamais, ne peut même être comprise de l’enfant. Il lui a suffi de tracer le chemin dans lequel il faut entrer, et encore s’adresse-t-il à l’éducateur plutôt qu’à l’élève. De celui-ci il ne demande que ce que son âge comporte. On pourrait, avec tout ce que nous avons déjà dit, dessiner un portrait de l’enfant selon Kant. Ajoutons quelques traits : cet enfant ne sera pas un sage, ce ne sera pas un pédant, et il ne parlera pas d’un ton entendu de ce qui n’est pas de sa compétence d’enfant ; il ne fera pas l’homme. Ce qu’on appelle un enfant précoce est un petit singe qui répète sottement ce qu’il est incapable de penser par lui~même. De ces prétendus prodiges on ne fait rien plus tard. Quoi de plus ridicule aussi que ces petits maîtres en bas âge, habillés à la mode, frisés, portant des bagues et des tabatières ? « La parure ne convient pas à l’enfant » ; et sans notre exemple il n’y penserait point. Qu’il soit donc un peu ce que la nature l’a fait. Qu’il aille ses petits yeux ouverts à la lumiêre et à la joie. Qu’il joue avec ceux de son âge, et qu’avec de plus grands que lui il ait une réserve qui ne soit pas encore de la civilité, une aisance qui ne soit pas de la présomption.

Kant pousse la crainte d’anticiper sur l’heure de la raison jusqu’à se demander s’il faut enseigner aux enfants le nom de Dieu. Ne serait-il pas plus logique de laisser la pensée faire lentement son œuvre, et s’élever sur ses propres ailes vers les sommets pour lesquels elle est faite ? Mais les enfants entendront prononcer ce nom par d’autres que leurs maîtres, ils seront témoins du culte public ; et il est à redouter qu’ils n’empruntent à la superstition qui les entoure la matière d’une idée laissée trop longtemps vide, et que nos précautions inutiles ne tournent ainsi contre nous. On sent ici l’influence de Rousseau, influence à la fois subie et combattue. Mais nous avouons qu’elle est combattue bien timidement, et que Kant nous semble garder encore trop de scrupules. Ils tiennent sans doute à ce que son Dieu, fait pour notre raison, qu’elle soit pratique ou théorique, n’est pas fait pour notre cœur, encore moins pour un cœur d’enfant. Mais n’est-il pas un autre Dieu, plus vivant, et peut-être aussi philosophique, qui ne sort pas tout d’une pièce d’une démonstration, si pleine et si puissante qu’elle soit, mais qui veut pénétrer peu à peu dans l’âme, afin de la mieux remplir, qui y pénètre par une porte ouverte avant celle de la raison, un Dieu dont nous ne saurions dire quand nous y avons pensé pour la première fois, et qui par cela même fait plus vraiment partie de notre être, un Dieu pour ceux qui ne raisonnent point, un Dieu pour les petits enfants ? — Ce qui ne veut pas dire qu’on abandonnera à elle-même leur imagination religieuse, et qu’on aura dans l’infaillibilité de leurs naïves interprétations une foi plus naïve encore. Mais nous retrouvons ici les excellents conseils de Kant. Notre religion, selon lui, ne s’adressera pas à l’espérance, encore moins à la crainte qui avilit et qui déprime. Elle ne se fondera pas non plus sur une théologie plus propre à compliquer qu’à éclairer la foi de l’enfant. Mais elle fera admirer Dieu dans son œuvre, considérée d’abord dans ses plus saisissants détails, puis dans son majestueux ensemble. Et cette œuvre, par un heureux retour, deviendra comme plus sainte et plus respectable à nos yeux, du jour où l’idée de Dieu, qu’elle aura suggérée, répandra, partout présente, quelque chose de divin sur toutes les créatures. Dieu sera en même temps pour l’enfant ce qu’il est pour l’homme, la personnification du devoir, dont la notion, au moins obscure, ne se fait pas attendre dans une âme bien dressée, et nous croirons à l’un en croyant à l’autre, confondant, pour les fortifier l’une par l’autre, notre moralité et notre foi. La religion n’est en effet autre chose que « la morale unie à la connaissance de Dieu ». La prière, les cantiques, la fréquentation des temples sont des moyens pour réconforter l’âme, et non pour arracher à Dieu des faveurs indignes de lui, comme de nous. La seule façon de lui plaire est de devenir meilleurs. — Enfin, il faut le représenter aux enfants comme un père, enfermant dans sa sollicitude tous les hommes, qui se trouvent ainsi former en lui une même famille. Un disciple de Kant, Fichte, dira dans un autre sens : « Le même rapport qui unit l’homme tout formé à la loi morale et à son auteur Dieu, le même rapport unit l’enfant aux parents[1]. » Ainsi l’idée de père prête à celle de Dieu sa vivante précision, et l’idée de Dieu communique à celle de père sa sainteté et son autorité. Ajoutons qu’il ne faut pas prodiguer, c’est-à-dire profaner le nom de Dieu dans l’éducation. Mais il faut l’entendre et le prononcer avec ce recueillement dont Newton nous a donné l’exemple. Kant a peur qu’une idée, trop souvent évoquée, ne devienne familière, et que la familiarité ne nuise au respect.


Notes de Kant[modifier]

  1. Fichte, Système de la morale, IIIe partie, ch. iii, § 29.


Notes du traducteur[modifier]