Traité des aliments de carême/Partie 1/Si la corne de Cerf est aliment maigre ou non

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Jean-Baptiste Coignard (Tome Ip. 503-510).


Si la corne de Cerf est aliment maigre ou non.



Nous ne sçaurions guéres nous dispenser d’examiner ici une question qui a du rapport avec celle de la Macreuse, & qui est traitée au long dans le Livre des Dispenses ; sçavoir, si la gelée de corne de cerf est du nombre des alimens maigres ou non. L’Auteur du Traité des Dispenses, prétend que cette gelée ne sçauroit être non plus permise les jours d’abstinence, que la viande même ; & il a raison ; mais nous ne saurions convenir des preuves qu’il apporte pour appuïer son sentiment : voici quelques reflexions sur ce sujet.

Si l’Eglise, nous dit-on, dans ce Traité, n’accorde en Carême le lait & le beurre que par indulgence, sans vouloir se relâcher sur l’usage des œufs, hors les tems de necessité, à plus forte raison doit-elle defendre la gelée de corne de cerf[1] ; car le lait & le beurre, continuë-t-on, ne sont que des sucs imparfaits, des sucs qui n’ont point reçûs leur digestion & leur perfection dans les corps des animaux, puisqu’ils n’ont pas passé en sang, ni servi à nourrir les parties. Ces sucs sont plûtôt destinez à la conservation des animaux, qu’il n’y ont servi. De même, les œufs ne sont chair que pour l’avenir, c’est-à-dire, par la disposition prochaine qu’ils ont à faire un jour éclorre un animal[2]. Si donc, reprend l’Auteur, l’Eglise est si reservée sur des alimens qui n’ont pas encore eu le tems de devenir chair, que pourra-t-elle penser sur d’autres qui ne sont que la substance même de certaines parties d’animaux, constamment défendus en Carême ? telle est la gelée de corne de cerf… Les sucs qu’on tire des cornes des animaux, poursuit l’Anonyme, participent plus du sang que les chairs mêmes ; ils doivent tout ce qu’il sont à ce qu’il y a de mieux préparé dans le sang, & peut-être de plus essentiel…

« Le bois du cerf emprunte du sang la matiere de sa nourriture par les arteres capillaires, & presque insensibles. Cette nourriture est la partie blanche du sang, la seule qui nourrisse les parties. Or cette partie blanche n’est que l’assemblage de ce qu’il y a dans le sang, de plus doux, de plus spiritueux, & de plus fin[3]. »

« L’Auteur ajoûte, pour faire mieux voir combien la gelée de corne de cerf l’emporte sur l’œuf ; que les cornes de cerf sont le dernier effort de la nature du cerf, puisqu’elles ne se montrent qu’après toutes les autres parties : il dit encore que les cornes de cerf contiennent, sous cette apparence de gelée, tout ce qu’il y a de meilleur & de plus volatil dans le sang. »

Il semble que c’eût été bien assez pour prouver que la gelée de corne de cerf ne peut être permise en Carême, de faire remarquer qu’elle tient de la substance même du cerf ; mais de vouloir que le suc qui nourrit la corne de cerf soit plus parfait que celui de l’œuf, qui est le précis de ce qu’il y a de plus pur, de plus achevé & de plus spiritueux dans la substance de l’animal ; c’est ne pas connaître la nature. Que le bois du cerf, comme le prétend nôtre Auteur, soit nourri de la partie blanche du sang, c’est-à-dire, selon lui, de la partie la plus pure & la plus affinée de cette liqueur ; que le bois du cerf emprunte au sang, par les arteres capillaires, la matiere de sa nourriture, à la bonne heure ; mais on demande à l’Anonyme de quelle partie du sang est donc nourri l’œuf, si ce n’est de la plus pure & de la plus essentielle ? Par quels vaisseaux il emprunte du sang sa nourriture, si ce n’est par les arteres capillaires ? L’œuf, selon nôtre Auteur, ne sçauroit donner, comme fait la gelée de corne de cerf, une nourriture ressemblante à celle de la viande, puisqu’il n’a pas eu le tems de devenir chair, & qu’il n’est chair que pour l’avenir, c’est-à-dire, par la disposition qu’il a à faire un jour éclorre un animal : ce sont les propres paroles de l’Anonyme, & là-dessus on lui soûtient, sans craindre de se tromper, que si la gelée de corne de cerf peut être considerée comme une chair liquide ; l’œuf en est une aussi, & une chair liquide, qui fournit une nourriture trés-abondante, trés-succulente ; en un mot, une nourriture fort ressemblance à celle de la viande. S’il doutoit un moment de ce qu’on avance, & qu’il ne fût question que de lui en donner quelque garant, on lui en fourniroit un qu’il ne refuseroit pas ; ce seroit lui-même à la page 259.[4] où aprés avoir dit que c’est s’abuser soi-même, & abuser les autres de croire que ce soit peu de se permettre les œufs, comme le pense le commun du monde, & comme le pensent, reprend-il, Messieurs les Directeurs eux-mêmes qui les permettent souvent un peu legerement : il avertit que les œufs donnent une nourriture trés-abondante, trés-succulente, & fort ressemblante à celle de la viande : ce qui est si vrai, continuë-t-il, que les prêtres d’Egypte, qui s’obligeoient à ne jamais manger de viande, s’interdisoient l’usage des œufs & du lait ; parce que, disoient-ils, l’œuf est une chair liquide, & le lait un sang blanc.

C’en seroit assez pour faire voir que, selon nôtre Auteur même, les œufs ne cedent en rien à la corne de cerf ; mais il faut achever de parcourir ses remarques sur ce sujet. Il dit, comme nous avons vû, que les cornes de cerf contiennent, sous cette apparence de gelée, tout ce qu’il y a de meilleur & de plus volatil dans le sang. Mais l’œuf, qu’il appelle plus bas, une quinte-essence naturelle, un soufre, un volatil, un feu prêt à s’allumer[5], que ne contiendra-t-il donc pas sous cette apparence de blanc & de jaune ?

Le bois de cerf, dit-il encore, est le dernier effort de la nature, puisqu’il ne se montre qu’aprés toutes les autres parties ; mais suivant ce principe, l’œuf sera aussi le dernier effort de la nature, puisque les œufs ne commencent à paroître dans les animaux, que lorsque les animaux sont parvenus à un âge parfait, & que leurs parties ont acquis toute leur étenduë.

Voilà de quelle maniere s’y prend l’Anonyme, pour décider des questions faciles, où deux mots suffiroient : il ne se contente pas des raisons qui se présentent naturellement, il en veut imaginer, & il tombe dans des absurditez & des contradictions. La gelée de corne de cerf ne peut être permise en Carême qu’aux malades & aux infirmes : on en convient ; mais l’Auteur auroit pû le mieux prouver, & qu’il nous soit permis d’ajoûter une reflexion sur ce qu’il vient de dire, de la nourriture que reçoit le bois du cerf : on ne peut lui contester que la corne de cerf ne soit nourrie par les arteres, & qu’elle ne tire ainsi sa nourriture de ce qui fait l’aliment commun des autres parties du cerf : ce qui est si vrai, que si on touche le bois d’un jeune cerf, on le sent chaud jusqu’à l’extrêmité, & que cette chaleur excede même la chaleur ordinaire de la main, marque assez convaincante qu’il se porte dans ce bois, des vaisseaux sanguins, & que c’est ce qui le fait croître[6] ; mais quoi-que la corne de cerf reçoive sa nourriture de ce qui fait celle de toutes les autres parties du cerf ; il ne s’ensuit nullement qu’elle soit chair ; car il n’est pas ici question de ce qui nourrit une partie, il est question du changement qui arrive au suc quand il se convertit en nourriture. En effet, si le raisonnement de l’Auteur étoit valable, il faudroit dire que la chair même du Cerf, celle du Bœuf, du Mouton, &c. ne seroit pas de la viande ; parce que ce qui nourrit cette chair, n’est que de l’herbe & du grain. Il est vrai que la chair des animaux est nourrie immédiatement du chyle, ou, selon quelques-uns, du sang même ; mais ce chyle, mais ce sang est fait de ces herbes & de ces grains ; ainsi, au dire de nôtre Auteur, il se trouveroit toûjours que la chair du Cerf, celle du Bœuf, du Mouton, &c. ne seroit pas de la viande. Encore donc que la corne de cerf reçoive sa nourriture de ce qui fait la substance même de la chair, il ne s’ensuit nullement qu’elle soit chair. Pour prouver que la corne de cerf est chair, il faut prouver que la substance de chair qui en fait la nourriture, n’y a reçû aucun changement qui puisse rendre cette corne differente de la viande. Or c’est ce que l’Anonyme n’a pas prouvé, & ce qui se prouve par l’analyse de la corne de cerf, & de la chair de cerf, dans lesquelles on trouve un rapport essentiel, soit pour la proportion, soit pour la combinaison des principes ; en sorte que la corne de cerf, & la chair de cet animal, ne paroissent être differentes, qu’en ce que l’une est une chair molle, & l’autre, une chair durcie. Mais pour se convaincre sans peine de ce que nous disons ; que l’on prenne de la gelée de corne de cerf, & de la gelée de viande, que l’on compare ces deux gelées, on verra, par toutes les épreuves qu’on en fera, qu’elles sont de même nature. Que l’on fasse aussi de la gelée avec des arêtes ou des écailles de poissons, que l’on compare cette gelée avec celle de la corne de cerf, on y trouvera une difference sensible pour la qualité des sucs, & on ne pourra s’empêcher d’avoüer que la gelée de corne de cerf est un veritable suc de viande. Dans des questions comme celle-ci, c’est par les sens, plûtôt que par le raisonnement qu’on s’éclaircit.



  1. Pag. 165 de la 1e. édit. & p. 276 de la 2e. tom. 1.
  2. Pag. 166 de la 1e. édit. & p. 276 de la 2e. tom. 1.
  3. Pag. 168 de la 1e. édit. & p. 280 de la 2e. tom. 1.
  4. Pag. 259 & 260 de la 1e. édit. & p. 450 de la 2e. tom. 1.
  5. Pag. 260 de la 1e. édit. & p. 454 de la 2e. tom. 1.
  6. Transiens aream cujusdam industrii Mercatoris, in ea vidi cervos duos, vix annuis majores, tam cicures ut possessor cum iisdem luserit, imprimisque marem cornubus prehenderit, quibus cum aliquandiu eundem tenuisset, retulit, calida eadem se deprehendere eoque ipso me permovit, ut ipse quoque eadem attigerim, ubi tam calida eadem inveni, ut illorum calor, eum quo manus meæ pollent aliquantum superaverit ; sine dubio ergo ad cornua cervorum præsertim juniorum multa vasa sanguifera feruntur, quæ incrementum illorum promovent, indeque hic calor suboritur in animali, spiritibus præsertim abundante ; quod cum historiam animalium quodammodo illustret, nec ullibi me legisse meminerim communicatione dignum judicavi. Cent. 9. Vit. Riedlin. Curar. Med. Millen.