Traité des animaux

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Dufart (Œuvres complètes de Condillac, tome 5p. 11-99).

PRÉFACE


Il seroit peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n’étoit pas un moyen de connoître mieux ce que nous sommes. C’est dans ce point de vue qu’il est permis de faire des conjectures sur un tel sujet. S’il n’existoit point d’animaux, dit M. de Buffon, la nature de l’homme seroit encore plus incompréhensible. Cependant il ne faut pas s’imaginer qu’en nous comparant avec eux, nous puissions jamais comprendre la nature de notre être : nous n’en pouvons découvrir que les facultés, et la voie de comparaison peut être un artifice pour les soumettre à nos observations.

Je n’ai formé le projet de cet ouvrage, que depuis que le Traité des Sensations a paru ; et j’avoue que je n’y aurois peut-être jamais pensé, si M. de Buffon n’avoit pas écrit sur le même sujet. Mais quelques personnes ont voulu répandre qu’il avoit rempli l’objet du Traité des Sensations ; et que j’ai eu tort de ne l’avoir pas cité.

Pour me justifier d’un reproche qui certainement ne peut pas m’être fait par ceux qui auront lu ce que nous avons écrit l’un et l’autre, il me suffira d’exposer ses opinions sur la nature des animaux, et sur les sens. Ce sera presque le seul objet de la première partie de cet ouvrage.

[430] Dans la seconde je fais un sistême auquel je me suis bien gardé de donner pour titre de la nature des Animaux. J’avoue à cet égard toute mon ignorance, et je me contente d’observer les facultés de l’homme d’après ce que je sens, et de juger de celles des bêtes par analogie.

Cet objet est très-diférent de celui du Traité des Sensations. On peut indiféremment lire avant ou après, ce Traité que je donne aujourd’hui, et ces deux ouvrages s’éclaireront mutuellement.

J’ajoute un extrait raisonné de la statue animée, soit pour faciliter la comparaison de mes principes avec ceux de M. de Buffon, soit pour les mettre plus à la portée des personnes peu acoutumées à saisir une suite d’analises. J’y présente les principales vérités séparément ; j’y fais le moins d’abstractions qu’il est possible, et je renvoie à l’ouvrage pour les détails.


Premiere partie. Du sistême de Descartes et de l’hipothese de M. de Buffon.

Chapitre premier. Que les bêtes ne sont pas de purs automates, et pourquoi on est porté à imaginer des sistêmes qui n’ont point de fondement.[modifier]

[431] Le sentiment de Descartes sur les bêtes commence à être si vieux, qu’on peut présumer qu’il ne lui reste guère de partisans : car les opinions philosophiques suivent le sort des choses de mode ; la nouveauté leur donne la vogue, le temps les plonge dans l’oubli ; on diroit que leur ancienneté est la mesure du degré de crédibilité qu’on leur donne.

C’est la faute des philosophes. Quels que soient les caprices du public, la vérité bien présentée y mettroit des bornes ; et si elle l’avoit une fois subjugué, elle le subjugueroit encore toutes les fois qu’elle se présenteroit à lui.

Sans doute nous sommes bien loin de ce siècle éclairé, qui pouroit garantir d’erreur toute la postérité. Vraisemblablement nous n’y [432] arriverons jamais ; nous en aprocherons toujours d’âge en âge, mais il fuira toujours devant nous. Le temps est comme une vaste carriere qui s’ouvre aux philosophes. Les vérités semées de distance en distance sont confondues dans une infinité d’erreurs qui remplissent tout l’espace. Les siecles s’écoulent, les erreurs s’acumulent, le plus grand nombre des vérités échape, et les athletes se disputent des prix que distribue un spectateur aveugle.

C’étoit peu pour Descartes d’avoir tenté d’expliquer la formation et la conservation de l’univers par les seules lois du mouvement, il falloit encore borner au pur mécanisme jusqu’à des êtres animés. Plus un philosophe a généralisé une idée, plus il veut la généraliser. Il est intéressé à l’étendre à tout, parce qu’il lui semble que son esprit s’étend avec elle, et elle devient bientôt dans son imagination la premiere raison des phénomenes.

C’est souvent la vanité qui enfante ces sistêmes, et la vanité est toujours ignorante ; elle est aveugle, elle veut l’être, et elle veut cependant juger. Les fantômes qu’elle produit, ont assez de réalité pour elle ; elle craindroit de les voir se dissiper.

Tel est le motif secret qui porte les philosophes à expliquer la nature sans l’avoir observée, ou du moins après des observations assez légeres. Ils ne présentent que des notions vagues, des termes obscurs, des supositions gratuites, des contradictions sans nombre : mais ce cahos leur est favorable ; la lumiere détruiroit l’illusion ; et s’ils ne s’égaroient pas, que resteroit-il à plusieurs ? Leur confiance est donc grande, et ils jettent un regard méprisant sur ces sages observateurs, qui ne parlent que d’après ce qu’ils voient, et qui ne veulent voir que ce qui est : ce sont à leurs yeux de petits esprits qui ne savent pas généraliser.

Est-il donc si dificile de généraliser, quand on ne connoît ni la justesse, ni la précision ? Est-il si dificile de prendre une idée comme au hasard, de l’étendre, et d’en faire un sistême ?

[433] C’est aux philosophes qui observent scrupuleusement, qu’il apartient uniquement de généraliser. Ils considerent les phénomenes, chacun sous toutes ses faces ; ils les comparent ; et s’il est possible de découvrir un principe commun à tous, ils ne le laissent pas échaper. Ils ne se hâtent donc pas d’imaginer ; ils ne généralisent, au contraire, que parce qu’ils y sont forcés par la suite des observations. Mais ceux que je blâme, moins circonspects, bâtissent, d’une seule idée générale, les plus beaux sistêmes. Ainsi, du seul mouvement d’une baguette, l’enchanteur éleve, détruit, change tout au gré de ses desirs ; et l’on croiroit que c’est pour présider à ces philosophes, que les Fées ont été imaginées.

Cette critique est chargée si on l’aplique à Descartes ; et on dira sans doute que j’aurois dû choisir un autre exemple. En effet, nous devons tant à ce génie, que nous ne saurions parler de ses erreurs avec trop de ménagement. Mais enfin il ne s’est trompé, que parce qu’il s’est trop pressé de faire des sistêmes ; et j’ai cru pouvoir saisir cette ocasion, pour faire voir combien s’abusent tous ces esprits qui se piquent plus de généraliser que d’observer.

Ce qu’il y a de plus favorable pour les principes qu’ils adoptent, c’est l’impossibilité où l’on est quelquefois d’en démontrer à la rigueur la fausseté. Ce sont des lois auxquelles il semble que Dieu auroit pu donner la préférence ; et s’il l’a pu, il l’a dû, conclut bientôt le philosophe qui mesure la sagesse divine à la sienne.

Avec ces raisonnemens vagues, on prouve tout ce qu’on veut, et [434] par conséquent on ne prouve rien. Je veux que Dieu ait pu réduire les bêtes au pur mécanisme : mais l’a-t-il fait ? Observons et jugeons ; c’est à quoi nous devons nous borner.

Nous voyons des corps dont le cours est constant et uniforme ; ils ne choisissent point leur route, ils obéissent à une impulsion étrangere ; le sentiment leur seroit inutile, ils n’en donnent d’ailleurs aucun signe ; ils sont donc soumis aux seules lois du mouvement.

D’autres corps restent attachés à l’endroit où ils sont nés ; ils n’ont rien à rechercher, rien à fuir. La chaleur de la terre suffit pour transmettre dans toutes les parties la seve qui les nourit ; ils n’ont point d’organes pour juger de ce qui leur est propre ; ils ne choisissent point, ils végetent.

Mais les bêtes veillent elles-mêmes à leur conservation ; elles se meuvent à leur gré, elles saisissent ce qui leur est propre, rejettent, évitent ce qui leur est contraire ; les mêmes sens qui reglent nos actions, paroissent régler les leurs. Sur quel fondement pouroit-on suposer que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n’entendent pas, qu’elles ne sentent pas, en un mot ?

A la rigueur, ce n’est pas là une démonstration. Quand il s’agit de sentiment, il n’y a d’évidemment démontré pour nous, que celui dont chacun a conscience. Mais parce que le sentiment des autres hommes ne m’est qu’indiqué, sera-ce une raison pour le révoquer en douce ? Me suffira-t-il de dire que Dieu peut former des automates, qui feroient, par un mouvement machinal, ce que je fais moi-même avec réflexion ?

Le mépris seroit la seule réponse à de pareils doutes. C’est extravaguer, que de chercher l’évidence par-tout ; c’est rêver, que d’élever des sistêmes sur des fondemens purement gratuits ; saisir le milieu entre ces deux extrémités, c’est philosopher.

Il y a donc autre chose dans les bêtes que du mouvement. Ce ne sont pas de purs automates, elles sentent.


Chapitre II. Que si les bêtes sentent, elles sentent comme nous.

[435] Si les idées que M. de B. a eues sur la nature des animaux, et qu’il a répandues dans son histoire naturelle, formoient un tout dont les parties fussent bien liées, il seroit aisé d’en donner un extrait court et précis ; mais il adopte sur toute cette matiere des principes si diférens, que quoique je n’aie point envie de le trouver en contradiction avec lui-même, il m’est impossible de découvrir un point fixe, auquel je puisse raporter toutes ses réflexions.

J’avoue que je me vois d’abord arrêté : car je ne puis comprendre ce qu’il entend par la faculté de sentir qu’il acorde aux bêtes, lui qui prétend, comme Descartes, expliquer mécaniquement toutes leurs actions.

Ce n’est pas qu’il n’ait tenté de faire connoitre sa pensée. Après avoir remarqué que ce mot sentir renferme un si grand nombre d’idées, qu’on ne doit pas le prononcer avant que d’en avoir fait l’analise, il ajoute : « si par sentir nous entendons seulement faire une action de mouvement, à l’ocasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante apellée sensitive est capable de cette espece de sentiment, comme les animaux. Si, au contraire, on veut que sentir signifie apercevoir et comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les animaux aient cette espece de sentiment » : in-4°. t. 2. p. 7. ; in -12. t. 3. p. 8 et 9. il la leur refusera même bientôt.

Cette analise n’offre pas ce grand nombre d’idées qu’elle sembloit promettre ; cependant elle donne au mot sentir une signification, [436] qu’il ne me paroit point avoir. Sensation et action de mouvement à l’ocasion d’un choc ou d’une résistance, sont deux idées qu’on n’a jamais confondues ; et si on ne les distingue pas, la matiere la plus brute sera sensible : ce que M. de B. est bien éloigné de penser.

Sentir signifie proprement ce que nous éprouvons, lorsque nos organes sont remués par l’action des objets ; et cette impression est antérieure à l’action de comparer. Si dans ce moment j’étois borné à une sensation, je ne comparerois pas, et cependant je sentirois. Ce sentiment ne sauroit être analisé : il se connoît uniquement par la conscience de ce qui se passe en nous. Par conséquent ou ces propositions, les bêtes sentent et l’homme sent, doivent s’entendre de la même maniere, ou sentir, lorsqu’il est dit des bêtes, est un mot auquel on n’attache point d’idée.

Mais M. de B. croit que les bêtes n’ont pas des sensations semblables aux nôtres, parce que selon lui, ce sont des êtres purement matériels. Il leur refuse encore le sentiment pris pour l’action d’apercevoir et de comparer. Quand donc il supose qu’elles sentent, veut-il seulement dire qu’elles se meuvent à l’ocasion d’un choc ou d’une résistance ? l’analise du mot sentir, sembleroit le faire croire.

Dans le sistême de Descartes on leur acorderoit cette espece de sentiment, et on croirait ne leur acorder que la faculté d’être mues. Cependant il faut bien que M. de B. ne confonde pas se mouvoir avec sentir. Il reconnoit que les sensations des bêtes sont agréables ou désagréables. Or, avoir du plaisir et de la douleur, est sans doute autre chose que se mouvoir à l’ocasion d’un choc.

[437] Avec quelque attention que j’aie lu les ouvrages de cet écrivain, sa pensée m’a échapé. Je vois qu’il distingue des sensations corporelles et des sensations spirituelles ; qu’il acorde les unes et les autres à l’homme, et qu’il borne les bêtes aux premieres. Mais en vain je réfléchis sur ce que j’éprouve en moi-même, je ne puis faire avec lui cette diférence. Je ne sens pas d’un côté mon corps, et de l’autre mon ame ; je sens mon ame dans mon corps ; toutes mes sensations ne me paraissent que les modifications d’une même substance ; et je ne comprends pas ce qu’on pouroit entendre par des sensations corporelles.

D’ailleurs, quand on admettroit ces deux especes de sensations, il me semble que celles du corps ne modifieroient jamais l’ame et que celles de l’ame ne modifieroient jamais le corps. Il y auroit donc dans chaque homme deux moi, deux personnes, qui, n’ayant rien de commun dans la maniere de sentir, ne sauraient avoir aucune sorte de commerce ensemble, et dont chacune ignoreroit absolument ce qui se passeroit dans l’autre.

L’unité de personne supose nécessairement l’unité de l’être sentant ; elle supose une seule substance simple, modifiée diféremment à l’occasion des impressions qui se font dans les parties du corps. Un seul moi formé de deux principes sentans, l’un simple, l’autre étendu, est une contradiction manifeste ; ce ne seroit qu’une seule personne dans la suposition, c’en seroit deux dans le vrai.

Cependant M. de B. croit que l’homme intérieur est double, qu’il [438] est composé de deux principes diférens par leur nature, et contraires par leur action, l’un spirituel, l’autre matériel ; qu’il est aisé, en rentrant en soi-même, de reconnoître l’existence de l’un et de l’autre, et que c’est de leurs combats que naissent toutes nos contradictions. In-4°, t. 4, p. 69, 71 ; in-12, t. 7, p. 98, 100.

Mais on aura bien de la peine à comprendre que ces deux principes puissent jamais se combattre, si, comme il le prétend lui-même, in-4°, t. 4, p. 33, 34 ; in-12, t. 7, p. 46, celui qui est matériel est infiniment subordonné à l’autre, si la substance spirituelle le commande, si elle en détruit, ou en fait naître l’action, si le sens matériel, qui fait tout dans l’animal, ne fait dans l’homme que ce que le sens supérieur n’empêche pas, s’il n’est que le moyen ou la cause secondaire de toutes les actions.

Heureusement pour son hipothese, M. de B. dit, quelques pages après, in-4°, p. 73, 74 ; in-12, p. 104, 105, que dans le tems de l’enfance le principe matériel domine seul, et agit presque continuellement…. que dans la jeunesse il prend un empire absolu, et commande impérieusement à toutes nos facultés…. qu’il domine avec plus d’avantage que jamais. Ce n’est donc plus un moyen, une cause secondaire ; ce n’est plus un principe infiniment subordonné, qui ne fait que ce qu’un principe supérieur lui permet ; et l’homme n’a tant de peine à se concilier avec lui-même, que parce qu’il est composé de deux principes oposés.

Ne seroit-il pas plus naturel d’expliquer nos contradictions, en disant que, suivant l’âge et les circonstances, nous contractons plusieurs habitudes, plusieurs passions qui se combattent souvent, et dont quelques-unes sont condamnées par notre raison, qui se forme trop tard pour les vaincre toujours sans effort ? Voila du moins ce que je vois quand je rentre en moi-même.

[439] Concluons que si les bêtes sentent, elles sentent comme nous. Pour combattre cette proposition, il faudroit pouvoir dire ce que c’est que sentir autrement que nous ne sentons ; il faudroit pouvoir donner quelque idée de ces deux principes sentans, que supose M. de Buffon.


Chapitre III. Que dans l’hipothese où les bêtes seroient des êtres purement matériels, M. de Buffon ne peut pas rendre raison du sentiment qu’il leur acorde.

M. de B. croit que dans l’animal l’action des objets sur les sens extérieurs en produit une autre sur le sens intérieur matériel, le cerveau ; que dans les sens extérieurs, les ébranlemens sont très-peu [440] durables, et pour ainsi dire instantanés ; mais que le sens interne et matériel, a l’avantage de conserver long-tems les ébranlemens qu’il a reçus, et d’agir à son tour sur les nerfs. Voila en précis les lois méchaniques qui, selon lui, font mouvoir l’animal, et qui en reglent les actions. Il n’en suit pas d’autres : c’est un être purement matériel ; le sens intérieur est le seul principe de toutes ses déterminations, in-4°. t. 4, p. 23 etc. ; in-12, t. 7, p. 31 jusqu’à 50 ou davantage.

Pour moi, j’avoue que je ne conçois point de liaison entre ces ébranlemens et le sentiment. Des nerfs ébranlés par un sens intérieur, qui l’est lui-même par des sens extérieurs, ne donnent qu’une idée de mouvement ; et tout ce mécanisme n’offre qu’une machine sans ame, c’est-à-dire, une matiere que cet écrivain reconnoit, dans un endroit de ses ouvrages, être incapable de sentiment. In-4°, t. 2, p. 3, 4 ; in-12, t. 3, p. 4. Je demande donc comment il conçoit dans un autre, qu’un animal purement matériel peut sentir ?

En vain se fonde-t-il, in-4°, t. 4, p. 41 ; in-12, t. 7, p. 57, 58, sur la répugnance invincible et naturelle des bêtes pour certaines [441] choses, sur leur apétit constant et décidé pour d’autres, sur cette faculté de distinguer sur le champ et sans incertitude ce qui leur convient de ce qui leur est nuisible. Cela fait voir qu’il ne peut se refuser aux raisons qui prouvent qu’elles sont sensibles. Mais il ne poura jamais conclure que le sentiment soit uniquement l’effet d’un mouvement qui se transmet des organes au sens intérieur, et qui se réfléchit du sens intérieur aux organes. Il ne suffit pas de prouver d’un côté que les bêtes sont sensibles, et de suposer de l’autre que ce sont des êtres purement matériels : il faut expliquer ces deux propositions l’une par l’autre. M. de B. ne l’a point fait ; il ne l’a pas même tenté : d’ailleurs la chose est impossible. Cependant il ne croit pas qu’on puisse avoir des doutes sur son hipothese. Quelles sont donc les démonstrations qui doivent si bien les détruire ?


Chapitre IV. Que dans la suposition où les animaux seroient tout à la fois purement matériels et sensibles, ils ne sauroient veiller à leur conservation, s’ils n’étoient pas encore capables de connoissance.

Il est impossible de concevoir que le mécanisme puisse seul régler les actions des animaux. On comprend que l’ébranlement donné aux sens extérieurs, passe au sens intérieur, qu’il s’y conserve plus ou moins long-tems, que de-là il se répand dans le corps de l’animal, [442] et qu’il lui communique du mouvement. Mais ce n’est encore là qu’un mouvement incertain, une espèce de convulsion. Il reste à rendre raison des mouvemens déterminés de l’animal, de ces mouvemens qui lui font si sûrement fuir ce qui lui est contraire, et rechercher ce qui lui convient ; et c’est ici que la connoissance est absolument nécessaire pour régler l’action même du sens intérieur, et pour donner au corps des mouvemens diférens, suivant la diférence des circonstances.

M. de B. ne le croit pas ; et s’il y a toujours eu du doute à ce sujet, il se flate de le faire disparoître, et même d’arriver à la conviction, en employant les principes qu’il a établis, In-4°, t. 4, p. 35, 36 ; in-12, t. 7, p. 48, 49.

Il distingue donc deux choses du sens : les unes relatives à la connoissance ; le toucher, la vue : les autres relatives à l’instinct, à l’apétit ; le goût, l’odorat : et après avoir rapellé ses ébranlemens, il reconnoît que le mouvement peut être incertain, lorsqu’il est produit par les sens qui ne sont pas relatifs à l’apétit ; mais il assure, sans en donner aucune raison, qu’il sera déterminé, si l’impression vient des sens de l’apétit. Il assure, par exemple, que l’animal, au moment de sa naissance, est averti de la présence de la nouriture, et du lieu où il faut la chercher par l’odorat, lorsque ce sens est ébranlé par les émanations du lait. C’est en assurant tout cela, qu’il croit conduire son lecteur à la conviction.

Il n’est que trop ordinaire aux philosophes de croire satisfaire aux difficultés, lorsqu’ils peuvent répondre par des mots qu’on est dans l’usage de donner et de prendre pour des raisons. Tels sont instinct, apétit. Si nous recherchons comment ils ont pu s’introduire, nous connoîtrons le peu de solidité des sistêmes auxquels ils servent de principes.

Pour n’avoir pas su observer nos premières habitudes jusques dans [443] l’origine, les philosophes ont été dans l’impuissance de rendre raison de la plupart de nos mouvemens, et on a dit : ils sont naturels et mécaniques.

Ces habitudes ont échapé aux observations, parce qu’elles se sont formées dans un tems où nous n’étions pas capables de réfléchir sur nous. Telles sont les habitudes de toucher, de voir, d’entendre, de sentir, d’éviter ce qui est nuisible, de saisir ce qui est utile, de se nourir : ce qui comprend les mouvemens les plus nécessaires à la conservation de l’animal.

Dans cette ignorance on a cru que les desirs qui se terminent aux besoins du corps, diferent des autres par leur nature, quoiqu’ils n’en diferent que par l’objet. On leur a donné le nom d’apétit, et on a établi, comme un principe incontestable, que l’homme qui obéit à ses apétits, ne fait que suivre l’impulsion du pur mécanisme, ou tout au plus d’un sentiment privé de connoissance ; et c’est là sans doute ce qu’on apelle agir par instinct. Aussitôt on infere que nous sommes à cet égard tout-à-fait matériels, et que si nous sommes capables de nous conduire avec connoissance, c’est qu’outre le principe matériel qui apete, il y a en nous un principe supérieur qui désire et qui pense.

Tout cela étant suposé, il est évident que l’homme veilleroit à sa conservation, quand même il seroit borné au seul principe qui apete. Par conséquent on peut priver les bêtes de connoissance, et concevoir cependant qu’elles auront des mouvemens déterminés. Il suffit d’imaginer que l’impression vient des sens de l’apétit ; car si l’apétit regle si souvent nos actions, il poura toujours régler celles des bêtes.

Si l’on demande donc pourquoi l’action de l’œil sur le sens intérieur ne donne à l’animal que des mouvemens incertains, la [444] raison en est claire et convaincante ; c’est que cet organe n’est pas relatif à l’apétit ; et si l’on demande pourquoi l’action de l’odorat sur le sens intérieur donne au contraire des mouvemens déterminés, la chose ne souffre pas plus de difficultés ; c’est que ce sens est relatif à l’apétit.

Voila, je pense, comment s’est établi ce langage philosophique ; et c’est pour s’y conformer que M. de B. dit que l’odorat n’a pas besoin d’être instruit, que ce sens est le premier dans les bêtes, et que seul il pouroit leur tenir lieu de tous les autres. In-4°, t. 4, p. 31, 50 ; in-12, t. 7, p. 43, 70.

Il me semble qu’il en auroit jugé tout autrement, s’il avoit apliqué à l’odorat les principes qu’il adopte en traitant de la vue, c’étoit le cas de généraliser.

L’animal, suivant ces principes, voit d’abord tout en lui-même, parce que les images des objets sont dans ses yeux. Or, M. de B. conviendra sans doute que les images tracées par les rayons de lumiere, ne sont que des ébranlemens produits dans le nerf optique, comme les sensations de l’odorat ne sont que des ébranlemens produits dans le nerf qui est le siège des odeurs. Nous pouvons donc substituer les ébranlemens aux images ; et raisonnant sur l’odorat comme il a fait sur la vue, nous dirons que les ébranlemens ne sont que dans le nez, et que par conséquent l’animal ne sent qu’en lui-même tous les objets odoriférans.

[445] Mais, dira-t-il, l’odorat est dans les bêtes bien supérieur aux autres sens ; c’est le moins obtus de tous. Cela est-il donc bien vrai ? L’expérience confirme-t-elle une proposition aussi générale ? La vue n’a-t-elle pas l’avantage dans quelques animaux, le toucher dans d’autres etc. D’ailleurs, tout ce qu’on pouroit conclure de cette suposition, c’est que l’odorat est de tous les sens celui où les ébranlemens se font avec le plus de facilité et de vivacité. Mais, pour être plus faciles et plus vifs, je ne vois pas que ces ébranlemens en indiquent davantage le lieu des objets. Des yeux qui s’ouvriroient pour la premiere fois à la lumiere, ne verroient-ils pas encore tout en eux, quand même on les suposeroit beaucoup moins obtus que l’odorat le plus fin.

Cependant, dés qu’on se contente de répéter les mots instinct, apétit, et qu’on adopte à ce sujet les préjugés de tout le monde, il ne reste plus qu’à trouver dans le mécanisme la raison des actions des animaux ; c’est aussi là que M. de Buffon va la chercher ; mais il me semble que ces raisonnemens démontrent l’influence de ses principes : j’en vais donner deux exemples.

Ayant suposé un chien qui, quoique pressé d’un violent apétit, semble n’oser toucher, et ne touche point en effet à ce qui pouroit le satisfaire, mais en même-tems fait beaucoup de mouvemens pour l’obtenir de la main de son maître, il distingue trois ébranlemens dans le sens intérieur de cet animal. L’un est causé par le sens de l’apétit, et il détermineroit, selon M. de B., le chien à se jeter sur la proie ; mais un autre ébranlement le retient, c’est celui de la douleur des coups qu’il a reçus pour avoir voulu d’autres fois [446] s’emparer de cette proie. Il demeure donc en équilibre, parce que ces deux ébranlemens, dit-on, sont deux puissances égales, contraires, et qui se détruisent mutuellement. Alors un troisieme ébranlement survient ; c’est celui qui est produit lorsque le maître offre au chien le morceau qui est l’objet de son apétit ; et comme ce troisieme ébranlement n’est contrebalancé par rien de contraire, il devient la cause déterminante du mouvement. In-4.° t. 4, p. 38 etc. In-12, t. 7, p. 53 etc.

Je remarque d’abord que si c’est-là, comme le prétend M. de B. tout ce qui se passe dans ce chien, il n’y a en lui ni plaisir ni douleur, ni sensation ; il n’y a qu’un mouvement, qu’on apelle ébranlement du sens intérieur matériel, et dont on ne sauroit se faire aucune idée. Or, si l’animal ne sent pas, il n’est intéressé ni à se jeter sur la proie, ni à se contenir.

Je conçois en second lieu, que si le chien étoit poussé comme une boule, par deux forces égales et directement contraires, il resteroit immobile, et qu’il commenceroit à se mouvoir lorsque l’une des deux forces deviendroit supérieure. Mais, avant de suposer que ces ébranlemens donnent des déterminations contraires, il faudroit prouver qu’ils donnent chacun des déterminations certaines : précautions que M. de B. n’a pas prise.

Enfin il me paroît que le plaisir et la douleur sont les seules choses qui puissent se contrebalancer, et qu’un animal n’est en suspens ou ne se détermine, que parce qu’il compare les sentimens qu’il éprouve, et qu’il juge de ce qu’il a à espérer ou de ce qu’il a à craindre. Cette interprétation est vulgaire, dira M. de B. ; j’en conviens : mais elle a du moins un avantage, c’est qu’on peut la comprendre.

Les explications qu’il donne des travaux des abeilles, en fourniront un second exemple ; elles n’ont qu’un défaut, c’est de suposer des choses tout-à-fait contraires aux observations.

[447] Je lui acorde que les ouvrages de dix mille automates seront réguliers, comme il le supose, in-4.° t. 4, p. 98. in-12, t. 7, p. 140, pourvu que les conditions suivantes soient remplies ; 1.° que dans tous les individus, la forme extérieure et intérieure soit exactement la même ; 2.° que le mouvement soit égal et conforme ; 3.° qu’ils agissent tous les uns contre les autres avec des forces pareilles ; 4.° qu’ils commencent tous à agir au même instant ; 5.° qu’ils continuent toujours d’agir ensemble ; 6° qu’ils soient tous déterminés à ne faire que la même chose, et à ne la faire que dans un jeu donné et circonscrit.

Mais il est évident que ces conditions ne seront pas exactement remplies, si nous substituons dix mille abeilles à ces dix mille automates ; et je ne conçois pas comment M. de B. ne s’en est pas aperçu : est-il si dificile de découvrir que, la forme extérieure et intérieure ne sauroit être parfaitement la même dans dix mille abeilles, qu’il ne sauroit y avoir dans chacune un mouvement égal et conforme, des forces pareilles ; que ne naissant pas et ne se métamorphosant pas toutes au même instant, elles n’agissent pas toujours toutes ensemble, et qu’enfin, bien loin d’être déterminées à n’agir que dans un lieu donné et circonscrit, elles se répandent souvent de côté et d’autre ?

Tout ce mécanisme de M. de B. n’explique donc rien ; il supose, [448] au contraire, ce qu’il faut prouver ; il ne porte que sur les idées vagues d’instinct, d’apétit, d’ébranlement ; et il fait voir combien il est nécessaire d’acorder aux bêtes un degré de connoissance proportionné à leurs besoins.

Il y a trois sentimens sur les bêtes. On croit communément qu’elles sentent et qu’elles pensent : les Scolastiques prétendent qu’elles sentent et qu’elles ne pensent pas, et les Cartésiens les prennent pour des automates insensibles. On diroit que M. de B., considérant qu’il ne pouroit se déclarer pour l’une de ces opinions, sans choquer ceux qui défendent les deux autres, a imaginé de prendre un peu de chacune, de dire avec tout le monde que les bêtes sentent, avec les Scolastiques qu’elles ne pensent pas, et avec les Cartésiens, que leurs actions s’operent par des lois purement mécaniques.

Chapitre V. Que les bêtes comparent, jugent, qu’elles ont des idées et de la mémoire.[modifier]

Il me sera aisé de prouver que les bêtes ont toutes ces facultés ; je n’aurai qu’à raisonner conséquemment d’après les principes même de M. de B.

[449] « La matiere inanimée, dit-il, n’a ni sentiment, ni sensation, ni conscience d’existence ; et lui attribuer quelques-unes de ces facultés, ce seroit lui donner celle de penser, d’agir et de sentir à-peu-près dans le même ordre et de la même façon que nous pensons, agissons et sentons. In-4°. t. 2, p. 3, 4 ; in-12, t. 3, p. 4.

Or, il acorde aux bêtes sentiment, sensation et conscience d’existence. In-4°. t. 4, p. 41 ; in-12, t. 7, p. 69, 70. Elles pensent donc, agissent et sentent à-peu-près dans le même ordre et de la même façon que nous pensons, agissons et sentons. Cette preuve est forte : en voici une autre.

Selon lui, in-4°. t. 3, p. 307 ; in-12, t. 6, p. 5, la sensation, par laquelle nous voyons les objets simples et droits, n’est qu’un jugement de notre ame ocasionné par le toucher ; et si nous étions privés du toucher, les yeux nous tromperoient non-seulement sur la position, mais encore sur le nombre des objets.

Il croit encore que nos yeux ne voient qu’en eux-mêmes, lorsqu’ils s’ouvrent pour la premiere fois à la lumiere. Il ne dit pas comment ils aprennent à voir au-dehors ; mais ce ne peut être, même dans ses principes, que l’effet d’un jugement de l’ame ocasionné par le toucher.

Par conséquent, suposer que les bêtes n’ont point d’ame, qu’elles ne comparent point, qu’elles ne jugent point ; c’est suposer qu’elles voient en elles-mêmes tous les objets, qu’elles les voient doubles et renversés.

M. de B. est obligé lui-même de reconnoître qu’elles ne voient comme nous, que parce que par des actes répétés elles ont joint aux impressions du sens de la vue, celles du goût, de l’odorat ou du toucher. In-4°. t. 4, p. 38 ; in-12, t. 7, p. 52.

Mais en vain évite-t-il de dire qu’elles ont fait des comparaisons et porté des jugemens : car le mot joindre ne signifie rien, ou c’est ici la même chose que comparer et juger.

[450] Afin donc qu’un animal aperçoive hors de lui les couleurs, les sons et les odeurs, il faut trois choses : l’une, qu’il touche les objets qui lui donnent ces sensations ; l’autre, qu’il compare les impressions de la vue, de l’ouie et de l’odorat avec celles du toucher ; la derniere, qu’il juge que les couleurs, les sons et les odeurs sont dans les objets qu’il saisit. S’il touchoit sans faire aucune comparaison, sans porter aucun jugement, il continueroit à ne voir, à n’entendre, à ne sentir qu’en lui-même.

Or, tout animal qui fait ces opérations a des idées ; car, selon M. de B. les idées ne sont que des sensations comparées, ou des associations de sensations, in-4°. t. 4, p. 41 ; in-12, t. 7, p. 57, ou, pour parler plus clairement, il a des idées, parce qu’il a des sensations qui lui représentent les objets extérieurs, et les raports qu’ils ont à lui.

Il a encore de la mémoire : car pour contracter l’habitude de juger à l’odorat, à la vue etc. avec tant de précision et de sûreté, il faut qu’il ait comparé les jugemens qu’il a portés dans une circonstance avec ceux qu’il a portés dans une autre. Un seul jugement ne lui donnera pas toute l’expérience dont il est capable. Par conséquent, le centieme ne la lui donnera pas davantage, s’il ne lui reste aucun souvenir des autres : il sera pour cet animal, comme s’il étoit le seul et le premier.

[451] Aussi M. de B. admet-il dans les bêtes une espece de mémoire. Elle ne consiste que dans le renouvellement des sensations, ou plutôt les ébranlemens qui les ont causées. Elle n’est produite que par renouvellement du sens intérieur matériel. Il l’apelle réminiscence. In-4°. t. 4, p. 60 ; in-12, t. 7, p. 85.

Mais, si la réminiscence n’est que le renouvellement de certains mouvemens, on pouroit dire qu’une montre a de la réminiscence ; et si elle n’est que le renouvellement des sensations, elle est inutile à l’animal. M. de B. en donne la preuve, lorsqu’il dit que, si la mémoire ne consistoit que dans le renouvellement des sensations passées, ces sensations se représenteroient à notre sens intérieur sans y laisser une impression déterminée, qu’elles se présenteroient sans aucun ordre, sans liaison entr’elles. In-4°. t. 4, p. 56 ; in-12, t. 7, p. 78. De quel secours seroit donc une mémoire qui retraceroit les sensations en désordre, sans liaison et sans laisser une impression déterminée ? Cette mémoire est cependant la seule qu’il acorde aux bêtes.

Il n’en acorde pas même d’autre à l’homme endormi. Car, pour avoir une nouvelle démonstration contre l’entendement et la mémoire des animaux, il voudroit pouvoir prouver que les rêves sont tout-à-fait indépendans de l’ame, qu’ils sont uniquement l’effet de la réminiscence matérielle, et qu’ils résident en entier dans le sens intérieur matériel. In-4°. t. 4, p. 61 ; in-12, t. 7, p. 86.

« Les imbécilles, dit-il, dont l’ame est sans action, rêvent comme les autres hommes ; il se produit donc des rêves indépendamment de l’ame, puisque dans les imbécilles l’ame ne produit rien ».

Dans les imbécilles l’ame est sans action, elle ne produit rien. Il faut que cela ait paru bien évident à M. de B. puisqu’il se contente [452] de le suposer. C’est cependant leur ame qui touche, qui voit, qui sent et qui meut leur corps suivant ses besoins.

Mais, persuadé qu’il a déjà trouvé des rêves où l’ame n’a point de part, il lui paroîtra bientôt démontré qu’il n’y en a point qu’elle produise, et que par conséquent tous ne résident que dans le sens intérieur matériel. Son principe est qu’il n’entre dans les rêves aucune sorte d’idée, aucune comparaison, aucun jugement ; et il avance ce principe avec confiance, parce que sans doute il ne remarque rien de tout cela dans les siens. Mais cela prouve seulement qu’il ne rêve pas comme un autre.

Quoi qu’il en soit, il me semble que M. de B. a lui-même démontré que les bêtes comparent, jugent, qu’elles ont des idées et de la mémoire.

Chapitre VI. Examen des observations que M. de Buffon a faites sur les sens.

Les philosophes qui croient que les bêtes pensent, ont fait bien des raisonnemens pour prouver leur sentiment : mais le plus solide de tous leur a échapé. Prévenus que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour voir comme nous voyons, ils n’ont pas pu démêler les opérations de l’ame dans l’usage que chaque animal fait de ses sens. Ils ont cru que nous-mêmes nous nous servons des nôtres mécaniquement et par instinct, et ils ont donné de fortes armes à ceux qui prétendent que les bêtes sont de purs automates.

Il me semble que si M. de B. avoit plus aprofondi ce qui concerne les sens, il n’auroit pas fait tant d’efforts pour expliquer mécaniquement [453] les actions des animaux. Afin de ne laisser aucun doute sur le fond de son hipothese, il faut donc détruire toutes les erreurs qui l’y ont engagé, ou qui du moins lui ont fermé les yeux à la vérité. D’ailleurs, c’est d’après cette partie de son ouvrage que le Traité des Sensations a été fait, si l’on en croit certaines personnes.

La vue est le premier sens qu’il observe. Après quelques détails anatomiques, inutiles à l’objet que je me propose, il dit qu’un enfant voit d’abord tous les objets doubles et renversés. In-4°. t. 3, p. 307 ; in-12, t. 6, p. 4, 5.

Ainsi les yeux, selon lui, voient par eux-mêmes des objets ; ils en voient la moitié plus que lorsqu’ils ont reçu des leçons du toucher ; ils aperçoivent des grandeurs, des figures, des situations ; ils ne se trompent que sur le nombre et la position des choses ; et si le tact est nécessaire à leur instruction, c’est moins pour leur aprendre à voir, que pour leur aprendre à éviter les erreurs où ils tombent.

Barclai a pensé diféremment, et M. de Voltaire a ajouté de nouvelles lumieres au sentiment de cet anglais. Ils méritoient bien [454] l’un et l’autre, que M. de B. leur fit voir en quoi ils se trompent, et qu’il ne se contentât pas de suposer que l’œil voit naturellement des objets.

Il est vrai que cette suposition n’a pas besoin de preuves pour le commun des lecteurs ; elle est tout-à-fait conforme à nos préjugés. On aura toujours bien de la peine à imaginer que les yeux puissent voir des couleurs, sans voir de l’étendue. Or, s’ils voient de l’étendue, ils voient des grandeurs, des figures et des situations.

Mais ils n’aperçoivent par eux-mêmes rien de semblable, et par conséquent il ne leur est pas possible de tomber dans les erreurs que leur attribue M. de B. Aussi l’aveugle de Cheselden n’a-t-il jamais dit qu’il vit les objets doubles et dans une situation diférente de celle où il les touchoit.

Mais, dira-t-on, in-4°. t. 3, p. 308, 309 ; in-12, t. 6, p. 67, les images qui se peignent sur la rétine sont renversées, et chacune se répete dans chaque œil. Je réponds qu’il n’y a d’image nulle part. On les voit, répliquera-t-on, et on citera l’expérience de la chambre obscure. Tout cela ne prouve rien ; car où il n’y a point de couleur, il n’y a point d’image. Or, il n’y a pas plus de couleur sur la rétine et sur le mur de la chambre obscure, que sur les objets. Ceux-ci n’ont d’autre propriété que de réfléchir les rayons de lumiere, et suivant les principes même de M. de B., il n’y a dans la rétine qu’un certain ébranlement. Or, un ébranlement n’est pas une couleur ; il ne peut être que la cause ocasionnelle d’une modification de l’ame.

En vain la cause phisique de la sensation est double ; en vain les rayons agissent dans un ordre contraire à la position des objets. [455] Ce n’est pas une raison de croire qu’il y ait dans l’ame une sensation double et renversée ; il ne peut y avoir qu’une maniere d’être, qui par elle-même n’est susceptible d’aucune situation. C’est au toucher à aprendre aux yeux à répandre cette sensation sur les surfaces qu’il parcourt ; et lorsqu’ils sont instruits, ils ne voient ni double, ni renversé ; ils aperçoivent nécessairement les grandeurs colorées dans le même nombre et dans la même position que le toucher aperçoit les grandeurs palpables. Il est singulier qu’on ait cru le toucher nécessaire pour aprendre aux yeux à se coriger de deux erreurs où il ne leur est pas possible de tomber.

On demandera sans doute comment dans mes principes il peut se faire qu’on voie quelquefois double ; il est aisé d’en rendre raison.

Lorsque le toucher instruit les yeux, il leur fait prendre l’habitude de se diriger tous deux sur le même objet, de voir suivant des lignes qui se réunissent au même lieu, de raporter chacun au même endroit la même sensation ; et c’est pourquoi ils voient simple.

Mais, si dans la suite quelque cause empêche ces deux lignes de se réunir, elles aboutiront à des lieux diférens. Alors les yeux continueront chacun de voir le même objet, parce qu’ils ont l’un et l’autre contracté l’habitude de raporter au-dehors la même sensation ; mais ils verront double, parce qu’il ne leur sera plus possible de raporter cette sensation au même endroit : c’est ce qui arrive, par exemple, lorsqu’on se presse le coin d’un œil.

Lorsque les yeux voient double, c’est donc parce qu’ils jugent d’après les habitudes mêmes que le tact leur a fait contracter : et on ne peut pas acorder à M. de B. que l’expérience d’un homme louche qui voit simple après avoir vu double, prouve évidemment que nous voyons en effet les objets doubles, et que ce n’est que par l’habitude que nous les jugeons simples. In-4°. t. 3, p. 311 ; in-12, t. 6, p. 10. Cette expérience prouve seulement que les yeux [456] de cet homme ne sont plus louches, ou qu’ils ont apris à se faire une maniere de voir conforme à leur situation.

Tels sont les principes de M. de B. sur la vue. Je passe à ce qu’il dit sur l’ouïe.

Après avoir observé que l’ouie ne donne aucune idée de distance, il remarque que lorsqu’un corps sonore est frapé, le son se répete comme les vibrations ; cela n’est pas douteux. Mais il en conclut que nous devons entendre naturellement plusieurs sons distincts, que c’est l’habitude qui nous fait croire que nous n’entendons qu’un son ; et pour le prouver, il raporte une chose qui lui est arrivée. Étant dans son lit, à demi-endormi, il entendit sa pendule, et il compta cinq heures, quoiqu’il n’en fût qu’une, et qu’elle n’en eût pas sonné davantage ; car la sonnerie n’étoit point dérangée. Or il ne lui fallut qu’un moment de réflexion pour conclure qu’il venoit d’être dans le cas où seroit quelqu’un qui entendroit pour la premiere fois, et qui ne sachant pas qu’un coup ne doit produire qu’un son, jugeroit de la succession des diférens sons sans préjugé, aussi bien que sans regle, et par la seule impression qu’ils font sur l’organe, et dans ce cas il entendroit en effet autant de sons distincts qu’il y a de vibrations successives dans le corps sonore. In-4°. t. 3, p. 336 ; in-12, t. 6, p. 47.

Les sons se répetent comme les vibrations, c’est-à-dire, sans interruption. Il n’y a point d’intervalle sensible entre les vibrations ; il n’y a point de silence entre les sons : voila pourquoi le son paroît continu : et je ne vois pas qu’il soit nécessaire d’y mettre plus de mistere. M. de B. a suposé que l’œil voit naturellement des objets dont il ne doit la connoissance qu’aux habitudes que le tact lui a fait prendre, et il supose ici que l’oreille doit à l’habitude un sentiment qu’elle a naturellement. L’expérience qu’il aporte ne prouve rien, parce qu’il étoit à demi-endormi quand il l’a faite. Je ne vois pas pourquoi ce demi-sommeil l’auroit mis dans le cas d’un homme [457] qui entendroit pour la premiere fois. Si c’étoit là un moyen de nous dépouiller de nos habitudes, et de découvrir ce dont nous étions capables avant d’en avoir contracté, il faudroit croire que le défaut des métaphisiciens a été jusqu’ici de se tenir trop éveillés : mais cela ne leur a pas empêché d’avoir des songes ; et c’est dans ces songes qu’on pouroit dire qu’il n’entre souvent aucune sorte d’idées.

Un sommeil profond est le repos de toutes nos facultés, de toutes nos habitudes. Un demi-sommeil est le demi-repos de nos facultés ; il ne leur permet pas d’agir avec toute leur force ; et comme un réveil entier nous rend toutes nos habitudes, un demi-réveil nous les rend en partie : on ne s’en sépare donc que pour dormir à demi.

Les autres détails de M. de B. sur l’ouie, n’ont aucun raport à l’objet que je traite. Il nous reste à examiner ce qu’il dit sur les sens en général.

Après quelques observations sur le phisique des sensations et sur l’organe du toucher, qui ne donne des idées exactes de la forme des corps, que parce qu’il est divisé en parties mobiles et flexibles, il se propose de rendre compte des premiers mouvemens, des premieres sensations et des premiers jugemens d’un homme dont le corps et les organes seroient parfaitement formés, mais qui s’éveilleroit tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne. In-4°. t. 3, p. 364 ; in-12, t. 6, p. 88.

Cet homme, qu’on verra plus souvent à la place de M. de B., qu’on ne verra M. de B. à la sienne, nous aprend que son premier instant a été plein de joie et de trouble. Mais devons-nous l’en croire ? La joie est le sentiment que nous goûtons, lorsque nous nous trouvons mieux que nous n’avons été, ou du moins aussi bien, et que nous sommes comme nous pouvons désirer d’être. Elle ne peut donc se trouver que dans celui qui a vécu plusieurs momens, qui a comparé les états par où il a passé. Le trouble est l’effet de [458] la crainte et de la méfiance : sentimens qui imposent des connoissances, que cet homme certainement n’avoit point encore.

S’il se trompe, ce n’est pas qu’il ne réfléchit déja sur lui-même. Il remarque qu’il ne savoit ce qu’il étoit, où il étoit, d’où il venoit. Voila des réflexions bien prématurées : il feroit mieux de dire qu’il ne s’ocupoit point encore de tout cela.

Il ouvre les yeux, aussitôt il voit la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le crystal des eaux, et il croit que tous ces objets sont en lui et font partie de lui-même. Mais comment ses yeux ont-ils apris à démêler tous ces objets ? et s’ils les démêlent, comment peut-il croire qu’ils font partie de lui-même ? Quelques personnes ont eu de la peine à comprendre que la statue, bornée à la vue, ne se crût que lumiere et couleur. Il est bien plus difficile d’imaginer que cet homme, qui distingue si bien les objets les uns des autres, ne sache pas les distinguer de lui-même.

Cependant, persuadé que tout est en lui, c’est-à-dire, selon M. de B. sur sa rétine, car c’est-là que sont les images, il tourne ses yeux vers l’astre de la lumiere : mais cela est encore bien dificile à concevoir. Tourner les yeux vers un objet, n’est-ce pas le chercher hors de soi ? Peut-il savoir ce que c’est que diriger ses yeux d’une façon plutôt que d’une autre ? en sent-il le besoin ? sait-il même qu’il a des yeux ? Remarquez que cet homme se meut sans avoir aucune raison de se mouvoir. Ce n’est pas ainsi qu’on a fait agir la statue.

L’éclat de la lumiere le blesse, il ferme la paupiere ; et croyant avoir perdu tout son être, il est affligé, saisi d’étonnement. Cette affliction est fondée ; mais elle prouve que le premier instant n’a pu être plein de joie. Car si l’affliction doit être précédée d’un sentiment agréable qu’on a perdu, la joie doit l’être d’un sentiment désagréable dont on est délivré.

Au milieu de cette affliction, et les yeux toujours fermés, sans [459] qu’on sache pourquoi, il entend le chant des oiseaux, le murmure des airs. Il écoute longtems, et il se persuade bientôt que cette harmonie est lui. In-4°. t. 3, p. 365 ; in-12, t. 6, p. 89. Mais écouter n’est pas exact : cette expression supose qu’il ne confond pas les sons avec lui-même. On diroit d’ailleurs qu’il hésite, pour se persuader que cette harmonie est lui ; car il écoute longtems. Il devoit le croire d’abord, et sans chercher à se le persuader. Je pourois demander d’où il sait que les premiers sons qu’il a entendus, étoient formés par le chant des oiseaux et par le murmure des airs.

Il ouvre les yeux et fixe ses regards sur mille objets divers. Il voit donc encore bien plus de choses que la premiere fois : mais il y a de la contradiction à fixer ses regards sur des objets, et à croire, comme il fait, que ces objets sont tous en lui, dans ses yeux. Il ne peut pas savoir ce que c’est que fixer ses regards, ouvrir, fermer la paupiere. Il sait qu’il est affecté d’une certaine maniere ; mais il ne connoît pas encore l’organe auquel il doit ses sensations.

Cependant il va parler en philosophe qui a déjà fait des découvertes sur la lumiere. Il nous dira que ces mille objets, cette partie de lui-même lui paroît immense en grandeur par la quantité des accidens de lumiere et par la variété des couleurs. Il est étonnant que l’idée d’immensité soit une des premieres qu’il aquiert.

Il aperçoit qu’il a la puissance de détruire et de produire à son gré cette belle partie de lui-même, et c’est alors qu’il commence à voir sans émotion et à entendre sans trouble. Il me semble, au contraire, que ce seroit bien plutôt le cas d’être ému et troublé.

Un air léger, dont il sent la fraîcheur, saisit ce moment pour lui aporter des parfums qui lui donnent un sentiment d’amour pour lui-même. Jusques-là il ne s’aimoit point encore. Les objets visibles, les sons, ces belles parties de son être, ne lui avoient point donné ce sentiment. L’odorat seroit-il seul le principe de l’amour-propre ?

Comment sait-il qu’il y a un air léger ? comment sait-il que les [460] parfums lui sont aportés de dehors par cet air léger, lui qui croit que tout est en lui, que tout est lui ? Ne diroit-on pas qu’il a déja pesé l’air ? Enfin ces parfums ne lui paroissent-ils pas des parties de lui-même ? et si cela est, pourquoi juge-t-il qu’ils lui sont aportés ?

Amoureux de lui-même, pressé par les plaisirs de sa belle et grande existence, il se lève tout d’un coup et se sent transporté par une force inconnue.

Et où transporté ? Pour remarquer pareille chose, ne faut-il pas connoître un lieu hors de soi ? et peut-il avoir cette connoissance, lui qui voit tout en lui ?

Il n’a point encore touché son corps : s’il le connoit, ce n’est que par la vue. Mais où le voit-il ? Sur sa rétine, comme tous les autres objets. Son corps pour lui n’existe que là. Comment donc cet homme peut-il juger qu’il se leve et qu’il est transporté ?

Enfin, quel motif peut le déterminer à se mouvoir ? C’est qu’il est pressé par les plaisirs de sa belle et grande existence. Mais, pour jouir de ces plaisirs, il n’a qu’à rester où il est ; et ce n’est que pour en chercher d’autres qu’il pouroit penser à se lever, à se transporter. Il ne se déterminera donc à changer de lieu, que lorsqu’il saura qu’il y a un espace hors de lui, qu’il a un corps, que ce corps en se transportant peut lui procurer une existence plus belle et plus grande. Il faut même qu’il ait apris à en régler les mouvemens. Il ignore toutes ces choses, et cependant il va marcher et faire des observations sur toutes les situations où il se trouvera.

A peine fait-il un pas, que tous les objets sont confondus, tout est en désordre. Je n’en vois pas la raison. Les objets qu’il a si bien distingués au premier instant, doivent dans celui-ci disparoître tous ou en partie, pour faire place à d’autres qu’il distinguera encore. Il ne peut pas plus y avoir de confusion et de désordre dans un moment que dans l’autre.

Surpris de la situation où il se trouve, il croit que son existence [461] fuit, et il devient immobile sans doute pour l’arrêter ; et pendant ce repos, il s’amuse à porter sur son corps, que nous avons vu n’exister pour lui que sur sa rétine, une main qu’il n’a point encore apris à voir hors de ses yeux. Il la conduit aussi sûrement que s’il avoit apris à en régler les mouvemens, et il parcourt les parties de son corps, comme si elles lui avoient été connues avant qu’il les eût touchées.

Alors il remarque que tout ce qu’il touche sur lui, rend à sa main sentiment pour sentiment, et il aperçoit bientôt que cette faculté de sentir est répandue dans toutes les parties de son être. Il ne sent donc toutes les parties de son être qu’au moment où il découvre cette faculté. Il ne les connoissoit pas, lorsqu’il ne les sentoit pas. Elles n’existoient que dans ses yeux ; celles qu’il ne voyoit pas, n’existoient pas pour lui. Nous lui avons cependant entendu dire qu’il se leve, qu’il se transporte, et qu’il parcourt son corps avec la main.

Il remarque ensuite qu’avant qu’il se fût touché, son corps lui paroissoit immense, sans qu’on sache où il a pris cette idée d’immensité. La vue n’a pu la lui donner : car lorsqu’il voyoit son corps, il voyoit aussi les objets qui l’environnoient, et qui par conséquent le limitoient. Il a donc bien tort d’ajouter, que tous les autres objets ne lui paroissent en comparaison que des points lumineux. Ceux qui traçoient sur sa rétine des images plus étendues, devoient certainement lui paroître plus grands.

Cependant il continue de se toucher et de se regarder. Il a, de son aveu, les idées les plus étranges. Le mouvement de sa main lui paroît une espece d’existence fugitive, une succession de choses semblables. On peut bien lui acorder que ces idées sont étranges.

Mais ce qui me paroît plus étrange encore, c’est la maniere dont il découvre qu’il y a quelque chose hors de lui. Il faut qu’il marche la tête haute et levée vers le ciel, qu’il aille se heurter contre un [462] palmier, qu’il porte la main sur ce corps étranger, et qu’il le juge tel, parce qu’il ne lui rend pas sentiment pour sentiment. In-4.° t. 3, p. 367 ; in-12, t. 6, p. 92.

Quoi ! lorsqu’il portoit un pied devant l’autre, n’éprouvoit-il pas un sentiment qui ne lui étoit pas rendu ? Ne pouvoit-il pas remarquer que ce que son pied touchoit, n’étoit pas une partie de lui-même ? N’étoit-il réservé qu’à la main de faire cette découverte ; et si jusqu’alors il a ignoré qu’il y eût quelque chose hors de lui, comment a-t-il pu songer à se mouvoir, à marcher, à porter la tête haute et levée vers le ciel ?

Agité par cette nouvelle découverte, il a peine à se rassurer, il veut toucher le soleil, il ne trouve que le vide des airs : il tombe de surprises en surprises, et ce n’est qu’après une infinité d’épreuves qu’il aprend à se servir de ses yeux pour guider sa main, qui devroit bien plutôt lui aprendre à conduire ses yeux.

C’est alors qu’il est suffisamment instruit. Il a l’usage de la vue, de l’ouie, de l’odorat, du toucher. Il se repose à l’ombre d’un bel arbre : des fruits d’une couleur vermeille descendent en forme de grape à la portée de sa main ; il en saisit un, il le mange, il s’endort, se réveille, regarde à côté de lui, se croit doublé, c’est-à-dire, qu’il se trouve avec une femme.

Telles sont les observations de M. de B. sur la vue, l’ouie et les sens en général. Si elles sont vraies, tout le Traité des Sensations porte à faux.


Conclusion de la premiere partie.[modifier]

Il est peu d’esprits assez sains pour se garantir des imaginations contagieuses. Nous sommes des corps foibles, qui prenons toutes les impressions de l’air qui nous environne, et nos maladies dépendent bien plus de notre mauvais tempérament, que des causes extérieures [463] qui agissent sur nous. Il ne faut donc pas s’étonner de la facilité avec laquelle le monde embrasse les opinions les moins fondées : ceux qui les inventent ou qui les renouvellent, ont beaucoup de confiance ; et ceux qu’ils prétendent instruire, ont, s’il est possible, plus d’aveuglement encore : comment pouroit-elle ne pas se répandre ?

Qu’un Philosophe donc qui ambitionne de grands succès, exagère les dificultés du sujet qu’il entreprend de traiter ; qu’il agite chaque question comme s’il alloit déveloper les ressorts les plus secrets des phénomenes ; qu’il ne balance point à donner pour neufs les principes les plus rebatus, qu’il les généralise autant qu’il lui sera possible ; qu’il affirme les choses dont son lecteur pouroit douter, et dont il devroit douter lui-même ; et qu’après bien des efforts, plutôt pour faire valoir ses veilles que pour rien établir, il ne manque pas de conclure qu’il a démontré ce qu’il s’étoit proposé de prouver : il lui importe peu de remplir son objet : c’est à sa confiance à persuader que tout est dit quand il a parlé.

Il ne se piquera pas de bien écrire, lorsqu’il raisonnera : alors les constructions longues et embarassées échapent au lecteur, comme les raisonnemens. Il réservera tout l’art de son éloquence, pour jeter de tems en tems de ces périodes artistement faites, où l’on se livre à son imagination sans se mettre en peine du ton qu’on vient de quitter, et de celui qu’on va reprendre, où l’on substitue au terme propre celui qui frape davantage, et où l’on se plaît à dire plus qu’on ne doit dire. Si quelques jolies phrases qu’un écrivain pouroit ne pas se permetre, ne font pas lire un livre, elles le font feuilleter et l’on en parle. Traitassiez-vous les sujets les plus graves, on s’écriera : ce Philosophe est charmant.

Alors, considérant avec complaisance vos hipotheses, vous direz : elles forment le sistême le plus digne du Créateur. Succès qui n’apartient qu’aux philosophes, qui, comme vous, aiment à généraliser.

[464] Mais n’oubliez pas de traiter avec mépris ces observateurs, qui ne suivent pas vos principes parce qu’ils sont plus timides que vous quand il s’agit de raisonner : dites qu’ils admirent d’autant plus, qu’ils observent davantage et qu’ils raisonnent moins ; qu’ils nous étourdissent de merveilles qui ne sont pas dans la nature, comme si le Créateur n’étoit pas assez grand par ses ouvrages, et que nous crussions le faire plus grand par notre imbécilité. Reprochez-leur enfin des monstres de raisonnemens sans nombre. Plaignez sur-tout ceux qui s’ocupent à observer des insectes : car une mouche ne doit pas tenir dans la tête d’un naturaliste plus de place qu’elle n’en tient dans la nature, et une république d’abeilles ne sera jamais aux yeux de la raison, qu’une foule de petites bêtes qui n’ont d’autre raport avec nous que celui de nous fournir de la cire et du miel.

Ainsi, tout entier à de grands objets vous verrez Dieu créer l’univers, ordonner les existences, fonder la nature sur des lois invariables et perpétuelles, et vous vous garderez bien de le trouver attentif à conduire une république de mouches, et fort ocupé de la maniere dont se doit plier l’aîle d’un scarabée. Faites-le à votre image, regardez-le comme un grand Naturaliste qui dédaigne les détails, crainte qu’un insecte ne tienne trop de place dans sa tête : car vous chargeriez sa volonté de trop de petites lois, et vous dérogeriez à la noble simplicité de sa nature, si vous l’embarassiez de quantité de statuts particuliers, dont l’un ne seroit que pour les mouches, l’autre pour les hiboux, l’autre pour les mulots etc.

C’est ainsi que vous vous déterminerez à n’admettre que les principes que vous pourez généraliser davantage. Ce n’est pas, au reste, qu’il ne vous soit permis de les oublier quelquefois. Trop d’exactitude rebute. On n’aime point à étudier un livre dont on n’entend les diférentes parties, que lorsqu’on l’entend tout entier. Si vous avez du [465] génie, vous connoîtrez la portée des lecteurs, vous négligerez la méthode, et vous ne vous donnerez pas la peine de raprocher vos idées. En effet, avec des principes vagues, avec des contradictions, avec peu de raisonnemens, ou avec des raisonnemens peu conséquens, on est entendu de tout le monde.

« Mais, direz-vous, est-il donc d’un naturaliste de juger des animaux par le volume ? ne doit-il entrer dans sa vaste tête que des planetes, des montagnes, des mers ? et faut-il que les plus petits objets soient des hommes, des chevaux etc. ? Quand toutes ces choses s’y arrangeroient dans le plus grand ordre et d’une maniere toute à lui ; quand l’univers entier seroit engendré dans son cerveau, et qu’il en sortiroit comme du sein du cahos, il me semble que le plus petit insecte peut bien remplir la tête d’un philosophe moins ambitieux. Son organisation, ses facultés, ses mouvemens offrent un spectacle que nous admirerons d’autant plus, que nous l’observerons davantage, parce que nous en raisonnerons mieux. D’ailleurs, l’abeille a bien d’autres raports avec nous que celui de nous fournir de la cire et du miel. Elle a un sens intérieur matériel, des sens extérieurs, une réminiscence matérielle, des sensations corporelles, du plaisir, de la douleur, des besoins, des passions, des sensations combinées, l’expérience du sentiment : elle a, en un mot, toutes les facultés qu’on explique si merveilleusement par l’ébranlement des nerfs.

« Je ne vois pas, ajouterez-vous, pourquoi je craindrois de charger et d’embarasser la volonté du créateur, ni pourquoi le soin de créer l’univers ne lui permettroit pas de s’ocuper de la maniere dont se doit plier l’aîle d’un scarabée. Les lois, continuerez-vous, se multiplient autant que les êtres. Il est vrai que le sistême de l’univers est un, et qu’il y a par conséquent une loi générale que nous ne connoissons pas : mais cette loi agit diféremment suivant les circonstances, et de-là naissent des lois particulieres [466] pour chaque espece de choses, et même pour chaque individu. Il y a non-seulement des statuts particuliers pour les mouches, il y en a encore pour chaque mouche. Ils nous paroissent de petites lois, parce que nous jugeons de leur objet par le volume ; mais ce sont de grandes lois, puisqu’ils entrent dans le sistême de l’univers. Je voudrois donc bien vainement suivre vos conseils ; mes hipotheses n’éleveroient pas la Divinité, mes critiques ne rabaisseroient pas les philosophes qui observent et qui admirent. Ils conserveront sans doute la considération que le public leur a acordée : ils la méritent, parce que c’est à eux que la philosophie doit ses progrès ».

Après cette digression, il ne me reste plus qu’à rassembler les diférentes propositions que M. de B. a avancées pour établir ses hipotheses. Il est bon d’exposer en peu de mots les diférens principes qu’il adopte, l’acord qu’il y a entr’eux et les conséquences qu’il en tire. Je m’arrêterai sur-tout aux choses qui ne me paroissent pas aussi évidentes qu’à lui, et sur lesquelles il me permettra de lui demander des éclaircissemens.

I. Sentir ne peut-il se prendre que pour se mouvoir à l’ocasion d’un choc ou d’une résistance, pour apercevoir et comparer ? et si les bêtes n’aperçoivent, ni ne comparent, leur faculté de sentir n’est-elle que la faculté d’être mues ?

II. Ou si sentir est avoir du plaisir ou de la douleur, comment concilier ces deux propositions ? la matiere est incapable de sentiment, et les bêtes, quoique purement matérielles, ont du sentiment.

III. Que peut-on entendre par des sensations corporelles, si la matiere ne sent pas ?

IV. Comment une seule et même personne peut-elle être composée de deux principes diférens par leur nature, contraires par leur action, et doués chacun d’une maniére de sentir qui leur est propre ?

[467] V. Comment ces deux principes sont-ils la source des contradictions de l’homme : si l’un est infiniment subordonné à l’autre, s’il n’est que le moyen, la cause secondaire, et s’il ne fait que ce que le principe supérieur lui permet ?

VI. Comment le principe matériel est-il infiniment subordonné, s’il domine seul dans l’enfance, s’il commande impérieusement dans la jeunesse ?

VII. Pour assurer que le mécanisme fait tout dans les animaux, suffit-il de suposer d’un côté que ce sont des êtres purement matériels, et de prouver de l’autre, par des faits, que ce sont des êtres sensibles ? ne faudroit-il pas expliquer comment la faculté de sentir est l’effet des lois purement mécaniques ?

VIII. Comment les bêtes peuvent-elles être sensibles, et privées de toute espece de connoissance ? de quoi leur sert le sentiment, s’il ne les éclaire pas, et si les lois mécaniques suffisent pour rendre raison de toutes leurs actions ?

IX. Pourquoi le sens intérieur, ébranlé par les sens extérieurs, ne donne-t-il pas toujours à l’animal un mouvement incertain ?

X. Pourquoi les sens relatifs à l’apétit ont-ils seuls la propriété de déterminer ses mouvemens ?

XI. Que signifient ces mots instinct, apétit ? suffit-il de les prononcer pour rendre raison des choses ?

XII. Comment l’odorat, ébranlé par les émanations du lait, montre-t-il le lieu de la nouriture à l’animal qui vient de naître ? quel raport y a-t-il entre cet ébranlement qui est dans l’animal et le lieu où est la nouriture ? quel guide fait si sûrement franchir ce passage ?

XIII. Peut-on dire que parce que l’odorat est en nous plus obtus, il ne doit pas également instruire l’enfant nouveau né ?

XIV. De ce que les organes sont moins obtus, s’ensuit-il autre chose, sinon que les ébranlemens du sens intérieur sont plus vifs ? et [468] parce qu’ils sont plus vifs, est-ce une raison pour qu’ils indiquent le lieu des objets ?

XV. Si les ébranlemens qui se font dans le nerf qui est le siège de l’odorat, montrent si bien les objets et le lieu où ils sont, pourquoi ceux qui se font dans le nerf optique, n’ont-ils pas la même propriété ?

XVI. Des yeux qui seroient aussi peu obtus que l’odorat le plus fin, apercevroient-ils dès le premier instant le lieu des objets ?

XVII. Si l’on ne peut acorder à la matiere le sentiment, la sensation et la conscience d’existence, sans lui acorder la faculté de penser, d’agir et de sentir a-peu-près comme nous ; comment se peut-il que les bêtes soient douées de sentiment, de sensation, de conscience, d’existence, et qu’elles n’aient cependant pas la faculté de penser ?

XVIII. Si la sensation par laquelle nous voyons les objets simples et droits, n’est qu’un jugement de notre ame ocasionné par le toucher ; comment les bêtes, qui n’ont point d’ame, qui ne jugent point, parviennent-elles à voir les objets simples et droits ?

XIX. Ne faut-il pas qu’elles portent des jugemens pour apercevoir hors d’elles les odeurs, les sons et les couleurs ?

XX. Peuvent-elles apercevoir les objets extérieurs et n’avoir point d’idées ? peuvent-elles sans mémoire contracter des habitudes et aquérir de l’expérience ?

XXI. Qu’est-ce qu’une réminiscence matérielle, qui ne consiste que dans le renouvellement des ébranlemens du sens intérieur matériel ?

XXII. De quel secours seroit une mémoire ou une réminiscence qui rapelleroit les sensations sans ordre, sans liaison, et sans laisser une impression déterminée ?

XXIII. Comment les bêtes joignent-elles les sensations de l’odorat à celles des autres sens, comment combinent-elles leurs sensations, comment s’instruisent-elles, si elles ne comparent pas, si elles ne jugent pas ?

[469] XXIV. Parce que le mécanisme suffiroit pour rendre raison des mouvemens de dix mille automates, qui agiroient tous avec des forces parfaitement égales, qui auroient précisément la même forme intérieure et extérieure, qui naîtroient et qui se métamorphoseroient tous au même instant, et qui seroient déterminés à n’agir que dans un lieu donné et circonscrit ; faut-il croire que le mécanisme suffise aussi pour rendre raison des actions de dix mille abeilles qui agissent avec des forces inégales, qui n’ont pas absolument la même forme intérieure et extérieure, qui ne naissent pas et qui ne se métamorphosent pas au même instant, et qui sortent souvent du lieu où elles travaillent ?

XXV. Pourquoi Dieu ne pouroit-il pas s’ocuper de la maniere dont se doit plier l’aîle d’un scarabée ? comment se plieroit cette aîle, si Dieu ne s’en ocupoit pas ?

XXVI. Comment des lois pour chaque espece particuliere chargeroient-elles et embarasseroient-elles sa volonté ? les diférentes especes pouroient-elles se conserver, si elles n’avoient pas chacune leurs lois ?

XXVII. De ce que les images se peignent dans chaque œil, et de ce qu’elles sont renversées, peut-on conclure que nos yeux voient naturellement les objets doubles et renversés ? y a-t-il même des images sur la rétine ? y a-t-il autre chose qu’un ébranlement ? Cet ébranlement ne se borne-t-il pas à être la cause ocasionnelle d’une modification de l’ame, et une pareille modification peutelle par elle-même représenter de l’étendue et des objets ?

XXVIII. Celui qui, ouvrant pour la premiere fois les yeux, croit que tout est en lui, discerne-t-il la voûte céleste, la verdure de la terre, le crystal des eaux, démêle-t-il mille objets divers ?

XXIX. Pense-t-il à tourner les yeux, à fixer ses regards sur des objets qu’il n’aperçoit qu’en lui-même ? sait-il seulement s’il a des yeux ?

[470] XXX. Pense-t-il à se transporter dans un lieu qu’il ne voit que sur sa rétine, et qu’il ne peut encore soupçonner hors de lui ?

XXXI. Pour découvrir un espace extérieur, faut-il qu’il s’y promene avant de le connoître, et qu’il aille la tête haute et levée vers le ciel se heurter contre un palmier ?

Je néglige plusieurs questions que je pourois faire encore ; mais je pense que celles-là suffisent.


Seconde partie. Sistême des facultés des animaux

[471] La premiere partie de cet ouvrage démontre que les bêtes sont capables de quelques connoissances. Ce sentiment est celui du vulgaire : il n’est combattu que par des philosophes, c’est-à-dire, par des hommes qui d’ordinaire aiment mieux une absurdité qu’ils imaginent, qu’une vérité que tout le monde adopte. Ils sont excusables ; car s’ils avoient dit moins d’absurdités, il y auroit parmi eux moins d’écrivains célebres.

J’entreprends donc de mettre dans son jour une vérité toute commune, et ce sera sans doute un prétexte à bien des gens pour avancer que cet ouvrage n’a rien de neuf. Mais, si jusqu’ici cette vérité a été crue sans être conçue, si on n’y a réfléchi que pour acorder trop aux bêtes, ou pour ne leur acorder point assez, il me reste à dire bien des choses qui n’ont point été dites.

En effet, quel écrivain a expliqué la génération de leurs facultés, le sistême de leurs connoissances, l’uniformité de leurs opérations, l’impuissance où elles sont de se faire une langue proprement dite, lors même qu’elles peuvent articuler, leur instinct, leurs passions, et la supériorité que l’homme a sur elles à tous égards ? Voila cependant les principaux objets dont je me propose de rendre raison. Le sistême que je donne n’est point arbitraire : ce n’est pas dans [472] mon imagination que je le puise, c’est dans l’observation ; et tout lecteur intelligent, qui rentrera en lui-même, en reconnoîtra la solidité.


Chapitre premier. De la génération des habitudes communes à tous les animaux.

Au premier instant de son existence, un animal ne peut former le dessein de se mouvoir. Il ne sait seulement pas qu’il a un corps, il ne le voit pas, il ne l’a pas encore touché.

Cependant les objets font des impression sur lui ; il éprouve des sentimens agréables et désagréables : de-là naissent ses premiers mouvemens ; mais ce sont des mouvemens incertains ; ils se font en lui sans lui, il ne sait point encore les régler.

Intéressé par le plaisir et par la peine, il compare les états où il se trouve successivement. Il observe comment il passe de l’un à l’autre, et il découvre son corps et les principaux organes qui le composent.

Alors son ame aprend à raporter à son corps les impressions qu’elle reçoit. Elle sent en lui ses plaisirs, ses peines, ses besoins ; et cette maniere de sentir suffit pour établir entre l’un et l’autre le commerce le plus intime. En effet, dès que l’âme ne se sent que dans son corps, c’est pour lui comme pour elle qu’elle se fait une habitude de certaines opérations ; et c’est pour elle comme pour lui que le corps se fait une habitude de certains mouvemens.

[473] D’abord le corps se meut avec dificulté ; il tâtonne, il chancelle : l’ame trouve les mêmes obstacles à réfléchir ; elle hésite, elle doute.

Une seconde fois les mêmes besoins déterminent les mêmes opérations et elles se font de la part des deux substances avec moins d’incertitude et de lenteur.

Enfin les besoins se renouvellent, et les opérations se répetent si souvent, qu’il ne reste plus de tâtonnement dans le corps, ni d’incertitude dans l’ame : les habitudes de se mouvoir et de juger sont contractées.

C’est ainsi que les besoins produisent d’un côté une suite d’idées, et de l’autre une suite de mouvemens correspondans.

Les animaux doivent donc à l’expérience les habitudes qu’on croit leur être naturelles. Pour achever de s’en convaincre, il suffit de considérer quelqu’une de leurs actions.

Je supose donc un animal qui se voit pour la premiere fois menacé de la chûte d’un corps, et je dis qu’il ne songera pas à l’éviter ; car il ignore qu’il en puisse être blessé : mais s’il en est frapé, l’idée de la douleur se lie aussitôt à celle de tout corps prêt à tomber sur lui ; l’une ne se réveille plus sans l’autre, et la réflexion lui aprend bientôt comment il doit se mouvoir, pour se garantir de ces sortes d’accidens.

Alors il évitera jusqu’à la chûte d’une feuille. Cependant, si l’expérience lui aprend qu’un corps aussi léger ne peut pas l’offenser, il l’attendra sans se détourner, il ne paroîtra pas même y faire attention.

Or, peut-on penser qu’il se conduise ainsi naturellement ? tient-il de la nature la diférence de ces deux corps, ou la doit-il à l’expérience ? les idées en sont-elles innées ou aquises ? Certainement, s’il ne reste immobile à la vue d’une feuille qui tombe sur lui, que parce qu’il a apris qu’il n’en doit rien craindre, il ne se dérobe à une pierre, que parce qu’il a apris qu’il en peut être blessé.

[474] La réflexion veille donc à la naissance des habitudes, à leurs progrès ; mais, à mesure qu’elle les forme, elle les abandonne à elles-mêmes, et c’est alors que l’animal touche, voit, marche etc. sans avoir besoin de réfléchir sur ce qu’il fait.

Par là toutes les actions d’habitude sont autant de choses soustraites à la réflexion : il ne reste d’exercice à celle-ci que sur d’autres ocasions qui se déroberont encore à elle, si elles tournent en habitude ; et comme les habitudes empietent sur la réflexion, la réflexion céde aux habitudes.

Ces observations sont aplicables à tous les animaux ; elles font voir comment ils aprenent tous à se servir de leurs organes, à fuir ce qui leur est contraire, à rechercher ce qui leur est utile, à veiller, en un mot, à leur conservation.

Chapitre II. Sistême des connoissances dans les animaux.[modifier]

Un animal ne peut obéir à ses besoins, qu’il ne se fasse bientôt une habitude d’observer les objets qu’il lui importe de reconnoître. Il essaie ses organes sur chacun d’eux : ses premiers momens sont donnés à l’étude, et lorsque nous le croyons tout ocupé à jouer, c’est proprement la nature qui joue avec lui pour l’instruire.

Il étudie, mais sans avoir le dessein d’étudier : il ne se propose pas d’aquérir des connoissances pour en faire un sistême : il est tout ocupé des plaisirs qu’il recherche et des peines qu’il évite : cet intérêt seul le conduit : il avance sans prévoir le terme où il doit arriver.

Par ce moyen il est instruit, quoiqu’il ne fasse point d’effort pour [475] l’être. Les objets se distinguent à ses yeux, se distribuent avec ordre ; les idées se multiplient suivant les besoins, se lient étroitement les unes aux autres : le sistême de ses connoissances est formé.

Mais les mêmes plaisirs n’ont pas toujours pour lui le même attrait, et la crainte d’une même douleur n’est pas toujours également vive ; la chose doit varier suivant les circonstances. Ses études changent donc d’objets, et le sistême de ses connoissances s’étend peu-à-peu à diférentes suites d’idées.

Ces suites ne sont pas indépendantes : elles sont au contraire liées les unes aux autres et ce lien est formé des idées qui se trouvent dans chacune. Comme elles sont et ne peuvent être que diférentes combinaisons d’un petit nombre de sensations, il faut nécessairement que plusieurs idées soient communes à toutes. On conçoit donc qu’elles ne forment ensemble qu’une même chaîne.

Cette liaison augmente encore par la nécessité où l’animal se trouve de se retracer à mille reprises ces diférentes suites d’idées. Comme chacune doit sa naissance à un besoin particulier, les besoins qui se répètent et se succedent tour-à-tour, les entretiennent ou les renouvellent continuellement ; et l’animal se fait une si grande habitude de parcourir ses idées, qu’il s’en retrace une longue suite toutes les fois qu’il éprouve un besoin qu’il a déja ressenti.

Il doit donc uniquement la facilité de parcourir ses idées, à la grande liaison qui est entr’elles. A peine un besoin détermine son attention sur un objet, aussitôt cette faculté jette une lumiere qui se répand au loin : elle porte en quelque sorte le flambeau devant elle.

C’est ainsi que les idées renaissent par l’action même des besoins qui les ont d’abord produites. Elles forment, pour ainsi dire, dans la mémoire, des tourbillons qui se multiplient comme les besoins. Chaque besoin est un centre, d’où le mouvement se communique jusqu’à la circonférence. Ces tourbillons sont alternativement supérieurs [476] les uns aux autres, selon que les besoins deviennent tour-à-tour plus violens. Tous font leurs révolutions avec une variété étonnante : ils se pressent, ils se détruisent, il s’en forme de nouveaux, à mesure que les sentimens, auxquels ils doivent toute leur force, s’affoiblissent, s’éclipsent, ou qu’il s’en produit qu’on n’avoit point encore éprouvés. D’un instant à l’autre, le tourbillon qui en a entraîné plusieurs, est donc englouti à son tour, et tous se confondent aussitôt que les besoins cessent, on ne voit plus qu’un cahos. Les idées passent et repassent sans ordre ; ce sont des tableaux mouvans, qui n’offrent que des images bizarres et imparfaites, et c’est aux besoins à les dessiner de nouveau et à les placer dans leur vrai jour.

Tel est en général le sistême des connoissances dans les animaux. Tout y dépend d’un même principe, le besoin ; tout s’y exécute par le même moyen, la liaison des idées.

Les bêtes inventent donc, si inventer signifie la même chose que juger, comparer, découvrir. Elles inventent même encore, si par-là on entend se représenter d’avance ce qu’on va faire. Le castor se peint la cabane qu’il veut bâtir ; l’oiseau, le nid qu’il veut construire. Ces animaux ne feroient pas ces ouvrages, si l’imagination ne leur en donnoit pas le modele.

Mais les bêtes ont infiniment moins d’invention que nous, soit parce qu’elles sont plus bornées dans leurs besoins, soit parce qu’elles n’ont pas les mêmes moyens pour multiplier leurs idées et pour en faire des combinaisons de toute espece.

Pressées par leurs besoins et n’ayant que peu de choses à aprendre, elles arrivent presque tout-à-coup au point de perfection auquel elles peuvent atteindre ; mais elles s’arrêtent aussitôt, elles n’imaginent pas même qu’elles puissent aller au-delà. Leurs besoins sont satisfaits, elles n’ont plus rien à désirer, et par conséquent plus rien à rechercher. Il ne leur reste qu’à se souvenir de ce qu’elles ont fait, et à le répéter toutes les fois qu’elles se retrouvent dans les circonstances [477] qui l’exigent. Si elles inventent moins que nous, si elles perfectionnent moins, ce n’est donc pas qu’elles manquent tout-à-fait d’intelligence, c’est que leur intelligence est plus bornée.

===Chapitre III. Que les individus d’une même espece agissent d’une maniere d’autant plus uniforme, qu’ils cherchent moins à se copier ; et que par conséquent les hommes ne sont si diférens les uns des autres, que parce que ce sont de tous les animaux ceux qui sont le plus portés à l’imitation.===

[478] On croit communément que les animaux d’une même espece ne font tous les mêmes choses, que parce qu’ils cherchent à se copier ; et que les hommes se copient d’autant moins, que leurs actions diférent davantage. Le titre de ce chapitre passera donc pour un paradoxe : c’est le sort de toute vérité qui choque les préjugés reçus ; mais nous la démontrerons cette vérité, si nous considérons les habitudes dans leur principe.

Les habitudes naissent du besoin d’exercer ses facultés : par conséquent le nombre des habitudes est proportionné au nombre des besoins.

Or, les bêtes ont évidemment moins de besoins que nous : dès qu’elles savent se nourir, se mettre à l’abri des injures de l’air, et se défendre de leurs ennemis ou les fuir, elles savent tout ce qui est nécessaire à leur conservation.

Les moyens qu’elles emploient pour veiller à leurs besoins sont simples, ils sont les mêmes pour tous les individus d’une même espece : la nature semble avoir pourvu à tout, et ne leur laisser que peu de chose à faire ; aux unes, elle a donné la force : aux autres l’agilité, et à toutes des alimens qui ne demandent point d’aprêt.

[479] Tous les individus d’une même espece étant donc mus par le même principe, agissant pour les mêmes fins, et employant des moyens semblables, il faut qu’ils contractent les mêmes habitudes, qu’ils fassent les mêmes choses, et qu’ils les fassent de la même maniere.

S’ils vivoient donc séparément, sans aucune sorte de commerce, et par conséquent sans pouvoir se copier, il y auroit dans leurs opérations la même uniformité que nous remarquons dans le principe qui les meut, et dans les moyens qu’ils emploient.

Or, il n’y a que fort peu de commerce d’idée parmi les bêtes, même parmi celles qui forment une espece de société. Chacune est donc bornée à sa seule expérience. Dans l’impuissance de se communiquer leurs découvertes et leurs méprises particulieres, elles recommencent à chaque génération les mêmes études, elles s’arrêtent après avoir refait les mêmes progrès ; le corps de leur société est dans la même ignorance que chaque individu, et leurs opérations offrent toujours les mêmes résultats.

Il en seroit de même des hommes, s’ils vivoient séparément et sans pouvoir se faire part de leurs pensées. Bornés au petit nombre de besoins absolument nécessaires à leur conservation, et ne pouvant se satisfaire que par des moyens semblables, ils agiroient tous les uns comme les autres et toutes les générations se ressembleroient : aussi voit-on que les opérations qui sont les mêmes dans chacun d’eux, sont celles par où ils ne songent point à se copier. Ce n’est point par imitation que les enfans aprennent à toucher, à voir etc. ils l’aprennent d’eux-mêmes, et néanmoins ils touchent et voient tous de la même maniere.

Cependant, si les hommes vivoient séparément, la diférence des lieux et des climats les placeroit nécessairement dans des circonstances diférentes ; elle mettroit donc de la variété dans leurs besoins, et par conséquent dans leur conduite. Chacun feroit à part les expériences auxquelles sa situation l’engageroit, chacun aquerroit des [480] connoissances particulieres ; mais leurs progrès seroient bien bornés, et ils diféreroient peu les uns des autres.

C’est donc dans la société qu’il y a d’homme à homme une diférence plus sensible. Alors ils se communiquent leurs besoins, leurs expériences : ils se copient mutuellement, et il se forme une masse de connoissances, qui s’acroît d’une génération à l’autre.

Tous ne contribuent pas également à ces progrès. Le plus grand nombre est celui des imitateurs serviles : les inventeurs sont extrêmement rares, ils ont même commencé par copier, et chacun ajoute bien peu à ce qu’il trouve établi.

Mais la société étant perfectionnée, elle distribue les citoyens en diférentes classes, et leur donne diférens modèles à imiter. Chacun élevé dans l’état auquel sa naissance le destine, fait ce qu’il voit faire, et comme il le voit faire. On veille longtems pour lui à ses besoins, on réfléchit pour lui, et il prend les habitudes qu’on lui donne ; mais il ne se borne pas à copier un seul homme, il copie tous ceux qui l’aprochent, et c’est pourquoi il ne ressemble exactement à aucun.

Les hommes ne finissent donc par être si diférens, que parce qu’ils ont commencé par être copistes et qu’ils continuent de l’être ; et les animaux d’une même espece n’agissent tous d’une même maniere, que parce que n’ayant pas au même point que nous le pouvoir de se copier, leur société ne sauroit faire ces progrès qui varient tout à-la-fois notre état et notre conduite.

Chapitre IV. Du langage des animaux.[modifier]

[481] Il y a des bêtes qui sentent comme nous le besoin de vivre ensemble : mais leur société manque de ce ressort qui donne tous les [482] jours à la nôtre de nouveaux mouvemens, et qui la fait tendre à une plus grande perfection.

Ce ressort est la parole. J’ai fait voir ailleurs combien le langage contribue aux progrès de l’esprit humain. C’est lui qui préside aux sociétés, et à ce grand nombre d’habitudes qu’un homme qui vivroit seul ne contracteroit point. Principe admirable de la communication des idées, il fait circuler la seve qui donne aux arts et aux sciences la naissance, l’acroissement et les fruits.

Nous devons tout à ceux qui le cultivent avec succès. Ils nous aprennent à les copier, jusques dans la maniere de sentir : leur ame passe en nous avec toutes ses habitudes, nous tenons d’eux la pensée.

Si au lieu d’élever des sistêmes sur de mauvais fondemens, on considéroit par quels moyens la parole devient l’interprête des sentimens de l’ame, il seroit aisé, ce me semble, de comprendre pourquoi les bêtes, même celles qui peuvent articuler, sont dans l’impuissance d’aprendre à parler une langue. Mais ordinairement les choses [483] les plus simples sont celles que les philosophes découvrent les dernieres.

Cinq animaux n’auroient rien de commun dans leur maniere de sentir, si l’un étoit borné à la vue, l’autre au goût, le troisieme à l’ouie, le quatrieme à l’odorat, et le dernier au toucher. Or, il est évident que, dans cette suposition, il leur seroit impossible de se communiquer leurs pensées.

Un pareil commerce supose donc, comme une condition essentielle, que tous les hommes ont en commun un même fond d’idées. Il supose que nous avons les mêmes organes, que l’habitude d’en faire usage s’aquiert de la même maniere par tous les individus, et qu’elle fait porter à tous les mêmes jugemens.

Ce fond varie ensuite, parce que la diférence des conditions, en nous plaçant chacun dans des circonstances particulieres, nous soumet à des besoins diférens. Ce germe de nos connoissances est donc plus ou moins cultivé : il se dévelope par conséquent plus ou moins. Tantôt, c’est un arbre qui s’éleve, et qui pousse des branches de toutes parts, pour nous mettre à l’abri ; tantôt, ce n’est qu’un tronc, où des sauvages se retirent.

Ainsi le sistême général des connoissances humaines embrasse plusieurs sistêmes particuliers ; et les circonstances où nous nous trouvons, nous renferment dans un seul, ou nous déterminent à nous répandre dans plusieurs.

Alors les hommes ne peuvent mutuellement se faire connoître leurs pensées que par le moyen des idées qui sont communes à tous. C’est par-là que chacun doit commencer ; et c’est là par conséquent que le savant doit aller prendre l’ignorant, pour l’élever insensiblement jusqu’à lui.

Les bêtes qui ont cinq sens, participent plus que les autres à notre fond d’idée. Mais comme elles sont, à bien des égards, organisées diféremment, elles ont aussi des besoins tout diférens. Chaque espece [484] a des raports particuliers avec ce qui l’environne : ce qui est utile à l’une, est inutile ou même nuisible à l’autre : elles sont dans les mêmes lieux, sans être dans les mêmes circonstances.

Ainsi, quoique les principales idées qui s’aquierent par le tact, soient communes à tous les animaux, les especes se forment, chacune à part, un sistême de connoissances.

Ces sistêmes varient à proportion que les circonstances diferent davantage ; et moins ils ont de raports les uns avec les autres, plus il est dificile qu’il y ait quelque commerce de pensées entre les especes d’animaux.

Mais puisque les individus qui sont organisés de la même maniere éprouvent les mêmes besoins, les satisfont par des moyens semblables, et se trouvent à peu près dans de pareilles circonstances ; c’est une conséquence qu’ils fassent chacun les mêmes études, et qu’ils aient en commun le même fond d’idées. Ils peuvent donc avoir un langage, et tout prouve en effet qu’ils en ont un. Ils se demandent, ils se donnent des secours ; ils parlent de leurs besoins, et ce langage est plus étendu, à proportion qu’ils ont des besoins en plus grand nombre, et qu’ils peuvent mutuellement se secourir davantage.

Les cris inarticulés et les actions du corps sont les signes de leurs pensées. Mais pour cela il faut que les mêmes sentimens ocasionnent dans chacun les mêmes cris et les mêmes mouvemens ; et par conséquent, il faut qu’ils se ressemblent jusques dans l’organisation extérieure. Ceux qui habitent l’air, et ceux qui rampent sur la terre ne sauroient même se communiquer les idées qu’ils ont en commun.

Le langage d’action prépare à celui des sons articulés. Aussi y a-t-il des animaux domestiques capables d’aquérir quelque intelligence de ce dernier. Dans la nécessité où ils sont de connoître ce [485] que nous voulons d’eux, ils jugent de notre pensée par nos mouvemens, toutes les fois qu’elle ne renferme que des idées qui leur sont communes, et que notre action est à-peu-près telle que seroit la leur en pareil cas. En même tems ils se font une habitude de lier cette pensée au son dont nous l’acompagnons constamment ; en sorte que pour nous faire entendre d’eux, il nous suffit bientôt de leur parler. C’est ainsi que le chien aprend à obéir à notre voix.

Il n’en est pas de même des animaux dont la conformation extérieure ne ressemble point du tout à la nôtre. Quoique le perroquet, par exemple, ait la faculté d’articuler, les mots qu’il entend et ceux qu’il prononce ne lui servent ni pour découvrir nos pensées, ni pour nous faire connoître les siennes, soit parce que le fond commun d’idées que nous avons avec lui, n’est pas aussi étendu que celui que nous avons avec le chien, soit parce que son langage d’action difere infiniment du nôtre. Comme nous avons plus d’intelligence, nous pouvons, en observant ses mouvemens, deviner quelquefois les sentimens qu’il éprouve : pour lui, il ne sauroit se rendre aucun compte de ce que signifie l’action de nos bras, l’attitude de notre corps, l’altération de notre visage. Ces mouvemens n’ont point assez de raports avec les siens, et d’ailleurs, ils expriment souvent des idées qu’il n’a point, et qu’il ne peut avoir. Ajoutez à cela que les circonstances ne lui font pas, comme au chien, sentir le besoin de connoître nos pensées.

C’est donc une suite de l’organisation que les animaux ne soient pas sujets aux mêmes besoins, qu’ils ne se trouvent pas dans les mêmes circonstances, lors même qu’ils sont dans les mêmes lieux, qu’ils n’aquierent pas les mêmes idées, qu’ils n’aient pas le même langage d’action, et qu’ils se communiquent plus ou moins leurs sentimens, à proportion qu’ils diferent plus ou moins à tous ces égards. Il n’est pas étonnant que l’homme, qui est aussi supérieur par l’organisation que par la nature de l’esprit qui l’anime, ait seul le don [486] de la parole ; mais, parce que les bêtes n’ont pas cet avantage, faut-il croire que ce sont des automates, ou des êtres sensibles, privés de toute espece d’intelligence ? Non sans doute. Nous devons seulement conclure que, puisqu’elles n’ont qu’un langage fort imparfait, elles sont à peu près bornées aux connoissances que chaque individu peut aquérir par lui-même. Elles vivent ensemble, mais elles pensent presque toujours à part. Comme elles ne peuvent se communiquer qu’un très-petit nombre d’idées, elles se copient peu : se copiant peu, elles contribuent foiblement à leur perfection réciproque ; et par conséquent, si elles font toujours les mêmes choses et de la même maniere, c’est, comme je l’ai fait voir, parce qu’elles obéissent chacune aux mêmes besoins.

Mais si les bêtes pensent, si elles se font connoître quelques-uns de leurs sentimens ; enfin, s’il y en a qui entendent quelque peu notre langage, en quoi donc diferent-elles de l’homme ? n’est-ce que du plus au moins ?

Je réponds que dans l’impuissance où nous sommes de connoître la nature des êtres, nous ne pouvons juger d’eux que par leurs opérations. C’est pourquoi nous voudrions vainement trouver le moyen de marquer à chacun ses limites ; nous ne verrons jamais entr’eux que du plus ou du moins. C’est ainsi que l’homme nous paroît diférer de l’Ange, et l’Ange de Dieu même : mais de l’Ange à Dieu la distance est infinie ; tandis que de l’homme à l’Ange elle est très considérable, et sans doute plus grande encore de l’homme à la bête.

Cependant, pour marquer ces diférences, nous n’avons que des idées vagues et des expressions figurées, plus, moins, distance. Aussi je n’entreprends pas d’expliquer ces choses. Je ne fais pas un sistême de la nature des êtres, parce que je ne la connois pas ; j’en fais un de leurs opérations, parce que je crois les connoître. Or ce n’est pas dans le principe qui les constitue chacun ce qu’ils sont, [487] c’est seulement dans leurs opérations qu’ils paroissent ne diférer que du plus au moins ; et de cela seul il faut conclure qu’ils diferent par leur essence. Celui qui a le moins, n’a pas sans doute dans sa nature de quoi avoir le plus. La bête n’a pas dans sa nature de quoi devenir homme, comme l’Ange n’a pas dans sa nature de quoi devenir Dieu.

Cependant lorsqu’on fait voir les raports qui sont entre nos opérations et celles des bêtes, il y a des hommes qui s’épouvantent. Ils croient que c’est nous confondre avec elles ; et ils leur refusent le sentiment et l’intelligence, quoiqu’ils ne puissent leur refuser ni les organes qui en sont le principe mécanique, ni les actions qui en sont les effets. On croiroit qu’il dépend d’eux de fixer l’essence de chaque être. Livrés à leurs préjugés, ils apréhendent de voir la nature telle qu’elle est. Ce sont des enfans qui, dans les ténebres, s’effraient des phantômes que l’imagination leur présente.

Chapitre V. De l’Instinct et de la Raison.[modifier]

On dit communément que les animaux sont bornés à l’instinct, et que la raison est le partage de l’homme. Ces deux mots instinct et raison, qu’on n’explique point, contentent tout le monde, et tiennent lieu d’un sistême raisonné.

L’instinct n’est rien, ou c’est un commencement de connoissance : car les actions des animaux ne peuvent dépendre que de trois principes ; ou d’un pur mécanisme, ou d’un sentiment aveugle, qui ne compare point, qui ne juge point, ou d’un sentiment qui [488] compare, qui juge et qui connoît. Or, j’ai démontré que les deux premiers principes sont absolument insuffisans.

Mais quel est le degré de connoissance qui constitue l’instinct ? C’est une chose qui doit varier suivant l’organisation des animaux. Ceux qui ont un plus grand nombre de sens et de besoins, ont plus souvent ocasion de faire des comparaisons et de porter des jugemens. Ainsi leur instinct est un plus grand degré de connoissance. Il n’est pas possible de le déterminer : il y a même du plus ou du moins d’un individu à l’autre dans une même espece. Il ne faut donc pas se contenter de regarder l’instinct comme un principe qui dirige l’animal d’une maniere tout-à-fait cachée ; il ne faut pas se contenter de comparer toutes les actions des bêtes à ces mouvemens que nous faisons, dit-on, machinalement ; comme si ce mot machinalement, expliquoit tout. Mais recherchons comment se font ces mouvemens, et nous nous ferons une idée exacte de ce que nous apelons instinct.

Si nous ne voulons voir et marcher, que pour nous transporter d’un lieu dans un autre, il ne nous est pas toujours nécessaire d’y réfléchir : nous ne voyons et nous ne marchons souvent que par habitude. Mais si nous voulons démêler plus de choses dans les objets, si nous voulons marcher avec plus de graces, c’est à la réflexion à nous instruire ; et elle réglera nos facultés, jusqu’à ce que nous nous soyons fait une habitude de cette nouvelle maniere de voir et de marcher. Il ne lui restera alors d’exercice, qu’autant que nous aurons à faire ce que nous n’avons point encore fait, qu’autant que nous aurons de nouveaux besoins, ou que nous voudrons employer de nouveaux moyens pour satisfaire à ceux que nous avons.

Ainsi il y a en quelque sorte deux moi dans chaque homme : [489] le moi d’habitude et le moi de réflexion. C’est le premier qui touche, qui voit : c’est lui qui dirige toutes les facultés animales. Son objet est de conduire le corps, de le garantir de tout accident, et de veiller continuellement à sa conservation.

Le second, lui abandonnant tous ces détails, se porte à d’autres objets. Il s’ocupe du soin d’ajouter à notre bonheur. Ses succès multiplient ses desirs, ses méprises les renouvellent avec plus de force : les obstacles sont autant d’aiguillons : la curiosité le meut sans cesse : l’industrie fait son caractere. Celui-là est tenu en action par les objets, dont les impressions reproduisent dans l’ame les idées, les besoins et les desirs, qui déterminent dans le corps les mouvemens correspondans, nécessaires à la conservation de l’animal. Celui-ci est excité par toutes les choses qui, en nous donnant de la curiosité, nous portent à multiplier nos besoins.

Mais, quoiqu’ils tendent chacun à un but particulier, ils agissent souvent ensemble. Lorsqu’un Géometre, par exemple, est fort ocupé de la solution d’un problême, les objets continuent encore d’agir sur ses sens. Le moi d’habitude obéit donc à leurs impressions : c’est lui qui traverse Paris, qui évite les embarras ; tandis que le moi de réflexion est tout entier à la solution qu’il cherche.

Or, retranchons d’un homme fait, le moi de réflexion, on conçoit qu’avec le seul moi d’habitude, il ne saura plus se conduire, lorsqu’il éprouvera quelqu’un de ces besoins qui demandent de nouvelles vues et de nouvelles combinaisons. Mais il se conduira encore parfaitement bien, toutes les fois qu’il n’aura qu’à répéter ce qu’il est dans l’usage de faire. Le moi d’habitude suffit donc aux besoins qui sont absolument nécessaires à la conservation de l’animal. Or, l’instinct n’est que cette habitude privée de réflexion.

A la vérité, c’est en réfléchissant que les bêtes l’aquierent : mais, comme elles ont peu de besoins, le tems arrive bientôt où elles ont fait tout ce que la réflexion a pu leur aprendre. Il ne leur [490] reste plus qu’à répéter tous les jours les mêmes choses : elles doivent donc n’avoir enfin que des habitudes, elles doivent être bornées à l’instinct.

La mesure de réflexion que nous avons au-delà de nos habitudes est ce qui constitue notre raison. Les habitudes ne suffisent, que lorsque les circonstances sont telles, qu’on n’a qu’à répéter ce qu’on a apris. Mais s’il faut se conduire d’une maniere nouvelle, la réflexion devient nécessaire, comme elle l’a été dans l’origine des habitudes, lorsque tout ce que nous faisions étoit nouveau pour nous.

Ces principes étant établis, il est aisé de voir pourquoi l’instinct des bêtes est quelquefois plus sûr que notre raison, et même que nos habitudes.

Ayant peu de besoins, elles ne contractent qu’un petit nombre d’habitudes : faisant toujours les mêmes choses, elles les font mieux.

Leurs besoins ne demandent que des considérations qui ne sont pas bien étendues, qui sont toujours les mêmes, et sur lesquelles elles ont une longue expérience. Dés qu’elles y ont réfléchi, elles n’y réfléchissent plus : tout ce qu’elles doivent faire est déterminé, et elles se conduisent sûrement.

Nous avons au contraire beaucoup de besoins, et il est nécessaire que nous ayons égard à une foule de considérations qui varient suivant les circonstances : de-là il arrive, 1°. qu’il nous faut un plus grand nombre d’habitudes ; 2°. que ces habitudes ne peuvent être entretenues qu’aux dépens les unes des autres ; 3°. que n’étant pas en proportion avec la variété des circonstances, la raison doit venir au secours ; 4°. que la raison nous étant donnée pour coriger nos habitudes, les étendre, les perfectionner, et pour s’ocuper non-seulement des choses qui ont raport à nos besoins les plus pressans, mais souvent encore de celles auxquelles nous prenons les plus légers intérêts, elle a un objet fort vaste, et auquel la curiosité, [491] ce besoin insatiable de connoissances, ne permet pas de mettre des bornes.

L’instinct est donc plus en proportion avec les besoins des bêtes, que la raison ne l’est avec les nôtres, et c’est pourquoi il paroît ordinairement si sûr.

Mais il ne faut pas le croire infaillible. Il ne sauroit être formé d’habitudes plus sûres, que celles que nous avons de voir, d’entendre, etc. habitudes qui ne sont si exactes, que parce que les circonstances qui les produisent sont en petit nombre, toujours les mêmes, et qu’elles se répetent à tout instant. Cependant elles nous trompent quelquefois. L’instinct trompe donc aussi les bêtes.

Il est d’ailleurs infiniment inférieur à notre raison. Nous l’aurions cet instinct, et nous n’aurions que lui, si notre réflexion étoit aussi bornée que celle des bêtes. Nous jugerions aussi sûrement, si nous jugions aussi peu qu’elles. Nous ne tombons dans plus d’erreurs, que parce que nous aquérons plus de connoissances. De tous les êtres créés, celui qui est le moins fait pour se tromper, est celui qui a la plus petite portion d’intelligence.

Cependant nous avons un instinct, puisque nous avons des habitudes, et il est le plus étendu de tous. Celui des bêtes n’a pour objet que des connoissances pratiques : il ne se porte point à la théorie ; car la théorie supose une méthode, c’est-à-dire, des signes commodes pour déterminer les idées, pour les disposer avec ordre et pour en recueillir les résultats.

Le nôtre embrasse la pratique et la théorie : c’est l’effet d’une méthode devenue familiere. Or, tout homme qui parle une langue, a une maniere de déterminer ses idées, de les arranger, et d’en saisir les résultats : il a une méthode plus ou moins parfaite. En un mot, l’instinct des bêtes ne juge que de ce qui est bon pour elles, il n’est que pratique. Le nôtre juge non-seulement de ce qui est bon pour nous, il juge encore de ce qui est vrai et de ce qui [492] est beau : nous le devons tout à-la-fois à la pratique et à la théorie.

En effet, à force de répéter les jugemens de ceux qui veillent à notre éducation, ou de réfléchir de nous-mêmes sur les connoissances que nous avons aquises, nous contractons une si grande habitude de saisir les raports des choses, que nous pressentons quelquefois la vérité avant d’en avoir saisi la démonstration. Nous la discernons par instinct.

Cet instinct caractérise sur-tout les esprits vifs, pénétrans et étendus : il leur ouvre souvent la route qu’ils doivent prendre ; mais c’est un guide peu sûr, si la raison n’en éclaire tous les pas.

Cependant il est si naturel de fléchir sous le poids de ses habitudes, qu’on se méfie rarement des jugemens qu’il fait porter. Aussi les faux pressentimens régnent-ils sur tous les peuples, l’imitation les consacre d’une génération à l’autre, et l’histoire même de la philosophie n’est bien souvent que le tissu des erreurs où ils ont jetté les philosophes.

Cet instinct n’est gueres plus sûr lorsqu’il juge du beau ; la raison sera sensible, si on fait deux observations. La premiere, c’est qu’il est le résultat de certains jugemens que nous nous sommes rendus familiers, qui par cette raison, se sont transformés en ce que nous apelons sentiment, goût ; en sorte que sentir ou goûter la beauté d’un objet, n’a été dans les commencemens que juger de lui par comparaison avec d’autres.

La seconde, c’est que, livrés dès l’enfance à mille préjugés, élevé dans toutes sortes d’usages, et par conséquent dans bien des erreurs, le caprice préside plus que la raison aux jugemens dont les hommes se font une habitude.

Cette derniere observation n’a pas besoin d’être prouvée ; mais pour être convaincu de la premiere, il suffit de considérer ceux qui s’apliquent à l’étude d’un art qu’ils ignorent. Quand un peintre, par [493] exemple, veut former un éleve, il lui fait remarquer la composition, le dessein, l’expression et le coloris des tableaux qu’il lui montre. Il les lui fait comparer sous chacun de ces raports : il lui dit pourquoi la composition de celui-ci est mieux ordonnée, le dessein plus exact ; pourquoi cet autre est d’une expression plus naturelle, d’un coloris plus vrai : l’éleve prononce ses jugemens d’abord avec lenteur, peu à peu il s’en fait une habitude ; enfin, à la vue d’un nouveau tableau, il les répete de lui-même si rapidement, qu’il ne paroit pas juger de sa beauté ; il la sent, il la goûte.

Mais le goût dépend sur-tout des premieres impressions qu’on a reçues, et il change d’un homme à l’autre, suivant que les circonstances font contracter des habitudes diférentes. Voila l’unique cause de la variété qui regne à ce sujet. Cependant nous obéissons si naturellement à notre instinct, nous en répétons si naturellement les jugemens, que nous n’imaginons pas qu’il y ait deux façons de sentir. Chacun est prévenu que son sentiment est la mesure de celui des autres. Il ne croit pas qu’on puisse prendre du plaisir à une chose qui ne lui en fait point : il pense qu’on a tout au plus sur lui l’avantage de juger froidement qu’elle est belle ; et encore est-il persuadé que ce jugement est bien peu fondé : mais si nous savions que le sentiment n’est dans son origine qu’un jugement fort lent ; nous reconnoîtrions que ce qui n’est pour nous que jugement, peut être devenu sentiment pour les autres.

C’est-là une vérité qu’on aura bien de la peine à adopter. Nous croyons avoir un goût naturel, inné, qui nous rend juges de tout, sans avoir rien étudié. Ce préjugé est général, et il devoit l’être : trop de gens sont intéressés à le défendre. Les philosophes mêmes s’en acommodent, parce qu’il répond à tout, et qu’il ne demande point de recherches. Mais, si nous avons apris à voir, à entendre etc. comment le goût, qui n’est que l’art de bien voir, de bien entendre etc. ne seroit-il pas une qualité aquise ? Ne nous y trompons [494] pas : le génie n’est, dans son origine, qu’une grande disposition pour aprendre à sentir ; le goût n’est que le partage de ceux qui ont fait une étude des arts, et les grands connaisseurs sont aussi rares que les grands artistes.

Les réflexions que nous venons de faire sur l’instinct et sur la raison, démontrent combien l’homme est à tous égards supérieur aux bêtes. On voit que l’instinct n’est sûr qu’autant qu’il est borné et que si, étant plus étendu, il ocasionne des erreurs, il a l’avantage d’être d’un plus grand secours, de conduire à des découvertes plus grandes et plus utiles, et de trouver dans la raison un surveillant qui l’avertit et qui le corige.

L’instinct des bêtes ne remarque dans les objets qu’un petit nombre de propriétés. Il n’embrasse que des connoissances pratiques ; par conséquent, il ne fait point, ou presque point d’abstractions. Pour fuir ce qui leur est contraire, pour rechercher ce qui leur est propre, il n’est pas nécessaire qu’elles décomposent les choses qu’elles craignent ou qu’elles desirent. Ont-elles faim, elles ne considerent pas séparément les qualités et les alimens : elles cherchent seulement telle ou telle nouriture. N’ont-elles plus faim, elles ne s’ocupe plus des alimens ni des qualités : en un mot, les choses, ou, comme parlent les philosophes, les substances sont le seul objet de le desirs.

Dès qu’elles forment peu d’abstractions, elles ont peu d’idées générales ; presque tout n’est qu’individu pour elles. Par la nature de leurs besoins, il n’y a que les objets extérieurs qui puissent les intéresser. Leur instinct les entraîne toujours au-dehors, et nous [495] ne découvrons rien qui puisse les faire réfléchir sur elles pour observer ce qu’elles sont.

L’homme, au contraire, capable d’abstraction de toute espece, peut se comparer avec tout ce qui l’environne. Il rentre en lui-même, il en sort, son être et la nature entiere deviennent les objets de ses observations : ses connoissances se multiplient, les arts et les sciences naissent, et ne naissent que pour lui.

Voila un champ bien vaste : mais je ne donnerai ici que deux exemples de la supériorité de l’homme sur les bêtes ; l’un sera tiré de la connoissance de la Divinité, l’autre de la connoissance de la morale.

Chapitre VI. Comment l’homme aquiert la connoissance de Dieu.[modifier]

L’idée de dieu est le grand argument des philosophes qui croient aux idées innées. C’est dans la nature même de cet être qu’ils voient son existence : car l’essence de toutes choses se dévoile à leurs yeux. Comment y auroit-il donc des hommes assez aveugles, pour ne connoître les objets que par les raports qu’ils ont à nous. Comment ces natures, ces essences, ces déterminations premieres, ces choses, en un mot, auxquelles on donne tant de noms, nous échaperoient-elles, si on pouvoit les saisir d’une main si assurée.

Encore enfans, nous n’apercevons dans les objets que des qualités [496] relatives à nous ; s’il nous est possible de découvrir les essence, on conviendra du moins qu’il y faut une longue expérience soutenue de beaucoup de réflexion, et les philosophes reconnoîtront que n’est pas là une connoissance d’enfant. Mais puisqu’ils ont été dans l’enfance, ils ont été ignorans comme nous. Il faut donc les observer, remarquer les secours qu’ils ont eus, voir comment ils se sont élevés d’idées en idées, et saisir comment ils ont passé de la connoissance de ce que les choses sont par raport à nous, à la connoissance ce qu’elles sont en elles-mêmes. S’ils ont franchi ce passage, nous pourons les suivre ; et nous deviendrons à cet égard adultes comme eux : s’ils ne l’ont pas franchi, il faut qu’ils redeviennent enfans avec nous.

Mais tous leurs efforts sont vains, le Traité des Sensations l’a démontré ; et je crois qu’on sera bientôt convaincu que la connoissance que nous avons de la Divinité, ne s’étend pas jusqu’à sa nature. Si nous connoissions l’essence de l’Être infini, nous connoîtrions sans doute l’essence de tout ce qui existe. Mais s’il ne nous est connu que par les raports qu’il a avec nous, ces raports prouvent invinciblement son existence.

Plus une vérité est importante, plus on doit avoir soin de l’apuyer que sur de solides raisons. l’existence de Dieu en est une, contre laquelle s’émoussent tous les traits des Athées. Mais si nous l’établissons sur de foibles principes, n’est-il pas à craindre que l’incrédule ne s’imagine avoir sur la vérité même, un avantage qu’il n’auroit que sur nos frivoles raisonnemens, et que cette fausse victoire ne le retienne dans l’erreur ? N’est-il pas à craindre qu’il ne nous dise comme aux Cartésiens : à quoi servent des principes métaphisiques, qui portent sur des hipotheses toutes gratuite ? Croyez-vous raisonner d’après une notion fort exacte, lorsque vous parlez de l’idée d’un être infiniment parfait, comme d’une idée qui renferme une infinité de réalités ? N’y reconnoissez-vous [497] pas l’ouvrage de votre imagination, et ne voyez-vous pas que vous suposez ce que vous avez dessein de prouver ?

La notion la plus parfaite que nous puissions avoir de la Divinité, n’est pas infinie. Elle ne renferme, comme toute idée complexe, qu’un certain nombre d’idées partielles. Pour se former cette notion, et pour démontrer en même tems l’existence de Dieu, il est, ce me semble, un moyen bien simple ; c’est de chercher par quels progrès, et par quelle suite de réflexions l’esprit peut aquerir les idées qui la composent, et sur quels fondemens il peut les réunir. Alors les Athées ne pouront pas nous oposer que nous raisonnons d’après des idées imaginaires, et nous verrons combien leurs efforts sont vains pour soutenir des hipotheses qui tombent d’elles-mêmes. Commençons.

Un concours de causes m’a donné la vie : par un concours pareil les momens m’en sont précieux ou à charge : par un autre, elle me sera enlevée : je ne saurois douter non plus de ma dépendance que de mon existence. Les causes qui agissent immédiatement sur moi, seroient-elles les seules dont je dépends ? Je ne suis donc heureux ou malheureux que par elles, et je n’ai rien à attendre d’ailleurs.

Telle a pu être, ou à peu près, la premiere réflexion des hommes, quand ils commencerent à considérer les impressions agréables et désagréables qu’ils reçoivent de la part des objets. Ils virent leur bonheur ou leur malheur au pouvoir de tout ce qui agissoit sur eux. Cette connoissance les humilia devant tout ce qui est, et les objets dont les impressions étoient plus sensibles, furent leurs premieres divinités. Ceux qui s’arrêterent sur cette notion grossiere, et qui ne surent pas remonter à une premiere cause, incapables de donner dans les subtilités métaphisiques des Athées, ne songerent jamais à révoquer en doute la puissance, l’intelligence et la liberté de leurs dieux. Le culte de tous les idolâtres en est la preuve. L’homme n’a commencé à combattre la divinité, que quand il étoit [498] plus fait pour la connoître. Le polythéisme prouve donc combien nous sommes tous convaincus de notre dépendance, et pour le détruire, il suffit de ne pas s’arrêter à la premiere notion qui en a été le principe. Je continue donc.

Quoi, je dépendrois uniquement des objets qui agissent immédiatement sur moi ! Ne vois-je donc pas qu’à leur tour ils obéissent à l’action de tout ce qui les environne ? L’air m’est salutaire ou nuisible par les exhalaisons qu’il reçoit de la terre. Mais quelle vapeur celle-ci feroit-elle sortir de son sein, si elle n’étoit pas échauffée par le soleil ? quelle cause a, de ce dernier, fait un corps tout en feu ? Cette cause en reconnoîtra-t-elle encore une autre ? ou, pour ne m’arrêter nulle part, admettrai-je une progression d’effets à l’infini sans une premiere cause ? Il y auroit donc proprement une infinité d’effets sans cause, évidente contradiction !

Ces réflexions, en donnant l’idée d’un premier principe, en démontrent en même tems l’existence. On ne peut donc pas soupçonner cette idée d’être du nombre de celles qui n’ont de réalité que dans l’imagination. Les philosophes qui l’ont rejettée ont été la dupe du plus vain langage. Le hasard n’est qu’un mot, et le besoin qu’ils en ont pour bâtir leurs sistêmes, prouve combien il est nécessaire de reconnoître un premier principe.

Quels que soient les effets que je considere, ils me conduisent tous à une premiere cause qui en dispose ; ou qui les arrange soit immédiatement, soit par l’entremise de quelques causes secondes. Mais son action auroit-elle pour terme des êtres qui existeroient par eux-mêmes, ou des êtres qu’elle auroit tirés du néant ? Cette question paroît peu nécessaire, si on acorde le point le plus important que nous en dépendons. En effet, quand j’existerois par moi-même, si je ne me sens que par les perceptions que cette cause me procure, ne fait-elle pas mon bonheur ou mon malheur ? Qu’importe que j’existe, si je suis incapable de me sentir ? et proprement l’existence de [499] ce que j’apelle moi, où commence-t-elle, si ce n’est au moment où je commence d’en avoir conscience ? Mais suposons que le premier principe ne fasse que modifier des êtres qui existent par eux-mêmes, et voyons si cette hipothese se peut soutenir.

Un être ne peut exister, qu’il ne soit modifié d’une certaine maniere. Ainsi dans la suposition que tous les êtres existent par eux-mêmes, ils ont aussi par eux-mêmes telle et telle modification ; en sorte que les modifications suivent nécessairement de la même nature, dont on veut que leur existence soit l’effet.

Or, si le premier principe ne peut rien sur l’existence des êtres, il y auroit contradiction qu’il pût leur enlever les modifications qui sont, conjointement avec leur existence, des effets nécessaires d’une même nature. Que, par exemple, A, B, C, qu’on supose exister par eux-mêmes, soient en conséquence dans certains raports, celui qui n’a point de pouvoir sur leur existence, n’en a point sur ces raports, il ne les peut changer : car un être ne peut rien sur un effet qui dépend d’une cause hors de sa puissance.

Si un corps par sa nature existe rond, il ne deviendra donc quarré, que lorsque sa même nature le fera exister quarré ; et celui qui ne peut lui ôter l’existence, ne peut lui ôter la rondeur pour lui donner une autre figure. De même, si par ma nature j’existe avec une sensation agréable, je n’en éprouverai une désagréable, qu’autant que ma nature changera ma maniere d’exister. En un mot, modifier un être, c’est changer sa maniere d’exister : or, s’il est indépendant quant à son existence, il l’est quant à la maniere dont il existe.

Concluons que le principe qui arrange toutes choses, est le même que celui qui donne l’existence. Voila la création. Elle n’est à notre égard que l’action d’un premier principe, par laquelle les êtres de non existans deviennent existans. Nous ne saurions nous en faire une idée plus parfaite ; mais ce n’est pas une raison pour la nier, comme quelques philosophes l’ont prétendu.

[500] Un aveugle ne nioit la possibilité de la lumiere, parce qu’il ne la pouvoit pas comprendre, et il soutenoit que pour nous conduire, nous ne pouvons avoir que des secours à-peu-près semblables aux siens. Vous m’assurez, disoit-il, que les ténebres où je suis ne sont qu’une privation de ce que vous apellez lumiere ; vous convenez qu’il n’y a personne quine puisse se trouver dans les mêmes ténebres : suposons donc, ajoutoit-il, que tout le monde y fût actuellement, il ne sera pas possible que la lumiere se reproduise jamais ; car l’être ne sauroit provenir de sa privation, ou ne sauroit tirer quelque chose du néant.

Les athées sont dans le cas de cet aveugle. Ils voient les effets mais n’ayant point d’idée d’une action créatrice, ils la nient pour substituer des sistêmes ridicules. Ils pouroient également soutenir qu’il est impossible que nous ayons des sensations : car conçoit-on comment un être, qui ne se sentoit point, commence à se sentir ?

Au reste, il n’est pas étonnant que nous ne concevions pas la création, puisque nous n’apercevons rien en nous qui puisse nous servir de modele pour nous en faire une idée. Conclure de-là qu’elle est impossible, c’est dire que la premiere cause ne peut pas créer parce que nous ne le pouvons pas nous-mêmes : c’est encore un coup le cas de l’aveugle, qui nie l’existence de la lumiere.

Dès qu’il est démontré qu’une cause ne peut rien sur un être auquel elle n’a pas donné l’existence, le sistême d’Epicure est détruit puisqu’il suppose que des substances qui existent chacune par elles-mêmes, agissent cependant les unes sur les autres. Il ne reste pour ressource aux athées, que de dire que toutes choses émanent nécessairement d’un premier principe, comme d’une cause aveugle sans dessein. Voila, en effet, où ils ont réuni tous leurs efforts. Il faut donc déveloper les idées d’intelligence et de liberté, et voir sur quel fondement on les peut joindre aux premieres.

Tout est présent au premier principe, puisque dans la suposition [501] même des athées tout est renfermé dans son essence. Si tout lui est présent, il est par-tout, il est de tous les tems ; il est immense, éternel. Il n’imagine donc pas comme nous, et toute son intelligence, s’il en a, consiste à concevoir. Mais il y a encore bien de la diférence entre sa maniere de concevoir et la nôtre ; 1°. ses idées n’ont pas la même origine ; 2°. il ne les forme pas les unes des autres par une espece de génération ; 3°. il n’a pas besoin de signes pour les arranger dans sa mémoire ; il n’a pas même de mémoire, puisque tout lui est présent ; 4°. il ne s’éleve pas de connoissances en connoissances par diférens progrès. Il voit donc à-la-fois tous les êtres, tant possibles, qu’existans ; il en voit dans un même instant la nature, toutes les propriétés, toutes les combinaisons, et tous les phénomenes qui doivent en résulter. C’est de la sorte qu’il doit être intelligent ; mais comment s’assurer qu’il l’est ? il n’y a qu’un moyen. Les mêmes effets qui nous ont conduit à cette premiere cause, nous feront connoître ce qu’elle est, quand nous réfléchirons sur ce qu’ils sont eux-mêmes.

Considérons les êtres qu’elle a arrangés (je dis arrangés, car il n’est pas nécessaire pour prouver son intelligence de suposer qu’elle ait créé). Peut-on voir l’ordre des parties de l’univers, la subordination qui est entr’elles, et comment tant de choses diférentes forment un tout si durable, et rester convaincu que l’univers a pour cause un principe qui n’a aucune connoissance de ce qu’il produit, qui, sans dessein, sans vue, raporte cependant chaque être à des fins particulieres subordonnées à une fin générale ? Si l’objet est trop vaste, qu’on jette les yeux sur le plus vil insecte : que de finesse ! que de beauté ! que de magnificence dans les organes ! que de précautions dans le choix des armes, tant offensives que défensives ! que de sagesse dans les moyens dont il a été pourvu à sa subsistance ! mais pour observer quelque chose qui nous est plus intime, ne sortons pas de nous-mêmes. Que chacun considere avec quel ordre les [502] sens concourent à sa conservation, comment il dépend de tout ce qui l’environne, et tient à tout par des sentimens de plaisir ou de douleur. Qu’il remarque comment ses organes sont faits pour lui transmettre des perceptions ; son ame pour opérer sur ces perceptions, en former tous les jours de nouvelles idées, et aquérir une intelligence qu’elle ose refuser au premier être. Il conclura sans doute que celui qui nous enrichit de tant de sensations diférentes, connoît le présent qu’il nous fait ; qu’il ne donne point à l’ame la faculté d’opérer sur ses sensations, sans savoir ce qu’il lui donne ; que l’ame, ne peut, par l’exercice de ses opérations, aquérir de l’intelligence qu’il n’ait lui-même une idée de cette intelligence ; qu’en un mot, il connoît le sistême par lequel toutes nos facultés naissent du sentiment, et que par conséquent il nous a formés avec connoissance et avec dessein.

Mais son intelligence doit être telle que je l’ai dit, c’est-à-dire qu’elle doit tout embrasser d’un même coup d’œil. Si quelque chose lui échapoit, ne fût-ce que pour un instant, le désordre détruiroit son ouvrage.

Notre liberté renferme trois choses ; 1°. quelque connoissance de ce que nous devons, ou ne devons pas faire ; 2°. la détermination de la volonté, mais une détermination qui soit à nous, et qui ne soit pas l’effet d’une cause plus puissante ; 3°. le pouvoir de faire ce que nous voulons.

Si notre esprit étoit assez étendu et assez vif pour embrasser d’une simple vue les choses selon tous les raports qu’elles ont à nous, nous ne perdrions pas de tems à délibérer. Connoître et se déterminer, ne suposeroient qu’un seul et même instant. La délibération n’est donc qu’une suite de notre limitation et de notre ignorance, et elle n’est non plus nécessaire à la liberté que l’ignorance même. La liberté de la premiere cause, si elle a lieu, renferme donc comme la nôtre, connoissance, détermination de la [503] volonté et pouvoir d’agir ; mais elle en difere en ce qu’elle exclut toute délibération.

Plusieurs philosophes ont regardé la dépendance où nous sommes du premier être, comme un obstacle à notre liberté. Ce n’est pas le lieu de réfuter cette erreur ; mais, puisque le premier être est indépendant, rien n’empêche qu’il ne soit libre, car nous trouvons dans les attributs de puissance et d’indépendance, que les athées ne peuvent lui refuser, et dans celui d’intelligence que nous avons prouvé lui convenir, tout ce qui constitue la liberté. En effet, on y trouve connoissance, détermination et pouvoir d’agir. Cela est si vrai, que ceux qui ont voulu nier la liberté de la premiere cause, ont été obligés, pour raisonner conséquemment, de lui refuser l’intelligence.

Cet être, comme intelligent, discerne le bien et le mal, juge du mérite et du démérite, aprécie tout : comme libre, il se détermine et agit en conséquence de ce qu’il connoît. Ainsi, de son intelligence et de sa liberté, naissent sa bonté, sa justice et sa miséricorde, sa providence en un mot.

Le premier principe connoît et agit de maniere qu’il ne passe pas de pensées en pensées, de desseins en desseins. Tout lui est présent, comme nous l’avons dit, et par conséquent c’est dans un instant qui n’a point de succession, qu’il jouit de toutes ses idées, qu’il forme tous ses ouvrages. Il est permanemment, et tout à-la-fois tout ce qu’il peut être, il est immuable ; mais s’il crée par une action qui n’a ni commencement ni fin, comment les choses commencent-elles, comment peuvent-elles finir ?

C’est que les créatures sont nécessairement limitées ; elles ne sauroient être à-la-fois tout ce qu’elles peuvent être : il faut qu’elles éprouvent des changemens successifs, il faut qu’elles durent, et par conséquent il faut qu’elles commencent et qu’elles puissent finir.

[504] Mais, s’il est nécessaire que tout être limité dure, il ne l’est pas que la succession soit absolument la même dans tous, en sorte que la durée de l’un réponde à la durée de l’autre, instans pour instans. Quoique le monde et moi nous soyons créés dans la même éternité, nous avons chacun notre propre durée. Il dure par la succession de ses modes, je dure par la succession des miens ; et parce que ces deux successions peuvent être l’une sans l’autre, il a duré sans moi, je pourois durer sans lui, et nous pourions finir tous deux.

Il suffit donc de réfléchir sur la nature de la durée, pour apercevoir, autant que notre foible vue peut le permettre, comment le premier principe, sans altérer son immutabilité, est libre de faire naître ou mourir les choses plutôt ou plus tard. Cela vient uniquement du pouvoir qu’il a de changer la succession des modes de chaque substance. Que, par exemple, l’ordre de l’univers eût été tout autre ; le monde, comme on l’a prouvé ailleurs, compteroit des millions d’années, ou seulement quelques minutes, et c’est une suite de l’ordre établi que chaque chose naisse et meure dans le tems. La premiere cause est donc libre, parce qu’elle produit dans les créatures telle variation et telle succession qui lui plaît, et elle est immuable, parce qu’elle fait tout cela dans un instant, qui coexiste à toute la durée des créatures.

La limitation des créatures nous fait concevoir qu’on peut toujours leur ajouter quelque chose. On pouroit, par exemple, augmenter l’étendue de notre esprit, en sorte qu’il aperçût tout à-la-fois cent idées, mille ou davantage, comme il en aperçoit actuellement deux. Mais, par la notion que nous venons de nous faire du premier être, nous ne concevons pas qu’on puisse rien lui ajouter. Son intelligence, par exemple, ne sauroit s’étendre à de nouvelles idées ; [505] elle embrasse tout. Il en est de même de ses autres attributs, chacun d’eux est infini.

Il y a un premier principe ; mais n’y en a-t-il qu’un ? y en auroit-il deux, ou même davantage ? Examinons encore ces hipotheses.

S’il y a plusieurs premiers principes, ils sont indépendans ; car ceux qui seroient subordonnés, ne seroient pas premiers ; mais de-là il s’ensuit, 1°. qu’ils ne peuvent agir les uns sur les autres ; 2°. qu’il ne peut y avoir aucune communication entr’eux ; 3°. que chacun d’eux existe à part, sans savoir seulement que d’autres existent ; 4°. que la connoissance et l’action de chacun se borne à son propre ouvrage ; 5°. enfin que n’y ayant point de subordination entr’eux, il ne sauroit y en avoir entre les choses qu’ils produisent.

Ce sont-là autant de vérités incontestables ; car il ne peut y avoir de communication entre deux êtres, qu’autant qu’il y a quelque action de l’un à l’autre. Or, un être ne peut voir et agir qu’en lui-même, parce qu’il ne peut l’un et l’autre que là où il est. Sa vue et son action ne peuvent avoir d’autre terme que sa propre substance, et l’ouvrage qu’elle renferme. Mais l’indépendance où seroient plusieurs premiers principes, les mettroit nécessairement les uns hors des autres ; car l’un ne pouroit être dans l’autre, ni comme partie, ni comme ouvrage. Il n’y auroit donc entr’eux ni connoissance, ni action réciproque ; ils ne pouroient ni concourir, ni se combattre : enfin chacun se croiroit seul, et ne soupçonneroit pas qu’il eût des égaux.

Il n’y a donc qu’un premier principe par raport à nous et à toutes les choses que nous connoissons, puisqu’elles ne forment avec nous qu’un seul et même tout. Concluons même qu’il n’y en a qu’un absolument : que seroit-ce, en effet, que deux premiers principes, dont l’un seroit où l’autre ne seroit pas, verroit et pouroit ce dont l’autre n’auroit aucune connoissance, et sur quoi il n’auroit aucun [506] pouvoir ? mais il est inutile de s’arrêter a une suposition ridicule que personne ne défend. On n’a jamais admis plusieurs premiers principes, que pour les faire concourir à un même ouvrage : or, j’ai prouvé que ce concours est impossible.

Une cause premiere, indépendante, unique, immense, éternelle, toute-puissante, immuable, intelligente, libre, et dont la providence s’étend à tout : voila la notion la plus parfaite que nous puissions, dans cette vie, nous former de Dieu. A la rigueur l’athéisme pouroit être caractérisé par le retranchement d’une seule de ces idées ; mais la société, considérant plus particuliérement la chose par raport à l’effet moral, n’apelle athées que ceux qui nient la puissance, l’intelligence, la liberté ou, en un mot, la providences de la premiere cause. Si nous nous conformons à ce langage, je ne puis croire qu’il y ait des peuples athées. Je veux qu’il y en ait qui n’aient aucun culte, et qui même n’aient point de nom qui réponde à celui de Dieu. Mais est-il un homme, pour peu qu’il soit capable de réflexion, qui ne remarque sa dépendance, et qui ne se sente naturellement porté à craindre et à respecter les êtres dont il croit dépendre ? Dans les momens où il est tourmenté par ses besoins, ne s’humiliera-t-il pas devant tout ce qui lui paroît la cause de son bonheur ou de son malheur ? Or ces sentimens n’emportent-ils pas que les êtres qu’il craint et qu’il respecte, sont puissans, intelligens et libres ? Il a donc déja sur Dieu les idées les plus nécessaires par raport a l’effet moral. Que cet homme donne ensuite des noms à ces êtres, qu’il imagine un culte, poura-t-on dire qu’il ne connoît la Divinité que de ce moment, et que jusques-là il a été athée ? Concluons que la connoissance de Dieu est à la portée de tous les hommes, c’est-à-dire, une connoissance proportionnée à l’intérêt de la société.


Chapitre VII. Comment l’homme aquiert la connoissance des principes de la morale.

[507] L’expérience ne permet pas aux hommes d’ignorer combien ils se nuiroient, si chacun voulant s’ocuper de son bonheur aux dépens de celui des autres, pensoit que toute action est suffisamment bonne, dès qu’elle procure un bien phisique à celui qui agit. Plus ils réfléchissent sur leurs besoins, sur leurs plaisirs, sur leurs peines, et sur toutes les circonstances par où ils passent, plus ils sentent combien il leur est nécessaire de se donner des secours mutuels. Ils s’engagent donc réciproquement ; ils conviennent de ce qui sera permis ou défendu, et leurs conventions sont autant de lois auxquelles les actions doivent être subordonnées ; c’est-là que commence la moralité.

Dans ces conventions, les hommes ne croiroient voir que leur ouvrage, s’ils n’étoient pas capables de s’élever jusqu’à la Divinité mais ils reconnoissent bientôt leur législateur dans cet être suprême, qui, disposant de tout, est le seul dispensateur des biens et des maux. Si c’est par lui qu’ils existent et qu’ils se conservent, ils voient que c’est à lui qu’ils obéissent, lorsqu’ils se donnent des lois. Ils les trouvent, pour ainsi dire, écrites dans leur nature.

En effet, il nous forme pour la société, il nous donne toutes les facultés nécessaires pour découvrir les devoirs du citoyen. Il veut donc que nous remplissions ces devoirs : certainement il ne pouvait pas manifester sa volonté d’une maniere plus sensible. Les lois que [508] la raison nous prescrit, sont donc des lois que Dieu nous impose lui-même ; et c’est ici que s’acheve la moralité des actions.

Il y a donc une loi naturelle, c’est-à-dire, une loi qui a son fondement dans la volonté de Dieu, et que nous découvrons par le seul usage de nos facultés. Il n’est même point d’hommes qui ignorent absolument cette loi : car nous ne saurions former une société, quelque imparfaite qu’elle soit, qu’aussitôt nous ne nous obligions les uns, à l’égard des autres. S’il en est qui veulent la méconnoître, ils sont en guerre avec toute la nature, ils sont mal avec eux-mêmes, et cet état violent prouve la vérité de la loi qu’ils rejettent, et l’abus qu’ils font de leur raison.

Il ne faut pas confondre les moyens que nous avons pour découvrir cette loi, avec le principe qui en fait toute la force. Nos facultés sont les moyens pour la connoître. Dieu est le seul principe d’où elle émane. Elle étoit en lui avant qu’il créât l’homme : c’est elle qu’il a consulté lorsqu’il nous a formés, et c’est à elle qu’il a voulu nous assujettir.

Ces principes étant établis, nous sommes capables de mérite ou de démérite envers Dieu même : il est de sa justice de nous punir ou de nous récompenser.

Mais ce n’est pas dans ce monde que les biens et les maux sont proportionnés au mérite ou au démérite. Il y a donc une autre vie où le juste sera récompensé, où le méchant sera puni ; et notre ame est immortelle.

Cependant, si nous ne considérons que sa nature, elle peut cesser d’être. Celui qui l’a créée, peut la laisser rentrer dans le néant. Elle ne continuera donc d’exister, que parce que Dieu est juste. Mais, par-là, l’immortalité lui est aussi assurée que si elle étoit une suite de son essence.

Il n’y a point d’obligations pour des êtres qui sont absolument dans l’impuissance de connoître des lois. Dieu ne leur acordant aucun moyen pour se faire des idées du juste et de l’injuste, démontre [509] qu’il n’exige rien d’eux, comme il fait voir tout ce qu’il commande à l’homme, lorsqu’il le doue des facultés qui doivent l’élever à ces connaissances. Rien n’est donc ordonné aux bêtes, rien ne leur est défendu, elles n’ont de regles que la force. Incapables de mérite et de démérite, elles n’ont aucun droit sur la justice divine. Leur ame est donc mortelle.

Cependant cette ame n’est pas matérielle, et on conclura sans doute que la dissolution du corps n’entraîne pas son anéantissement. En effet, ces deux substances peuvent exister l’une sans l’autre ; leur dépendance mutuelle n’a lieu que parce que Dieu le veut, et qu’autant qu’il le veut. Mais l’immortalité n’est naturelle à aucune des deux ; et si Dieu ne l’acorde pas à l’ame des bêtes, c’est uniquement parce qu’il ne la lui doit pas.

Les bêtes souffrent, dira-t-on : or, comment concilier avec la justice divine les peines auxquelles elles sont condamnées ? Je réponds que ces peines leur sont en général aussi nécessaires que les plaisirs dont elles jouissent : c’étoit le seul moyen de les avertir de ce qu’elles ont a fuir. Si elles éprouvent quelquefois des tourmens qui font leur malheur, sans contribuer à leur conservation, c’est qu’il faut qu’elles finissent, et que ces tourmens sont d’ailleurs une suite des lois phisiques que Dieu a jugé à propos d’établir, et qu’il ne doit pas changer pour elles.

Je ne vois donc pas que, pour justifier la providence, il soit nécessaire de suposer avec Mallebranche, que les bêtes sont de purs automates. Si nous connoissions les ressorts de la nature, nous découvririons la raison des effets que nous avons le plus de peine à comprendre. Notre ignorance, à cet égard, n’autorise pas à recourir à des sistêmes imaginaires ; il seroit bien plus sage au philosophe de s’en reposer sur Dieu et sur sa justice.

Concluons que, quoique l’ame des bêtes soit simple comme celle de l’homme, et qu’à cet égard il n’y ait aucune diférence entre l’une [510] et l’autre, les facultés que nous avons en partage, et la fin à laquelle Dieu nous destine, démontrent que si nous pouvions pénétrer dans la nature de ces deux substances, nous verrions qu’elles diferent infiniment. Notre ame n’est donc pas de la même nature que celle des bêtes.

Les principes que nous avons exposés dans ce chapitre et dans le précédent, sont les fondemens de la morale et de la religion naturelle. La raison, en les découvrant, prépare aux vérités dont la révélation peut seule nous instruire ; et elle fait voir que la vraie philosophie ne sauroit être contraire à la foi.


Chapitre VIII. En quoi les passions de l’homme diferent de celles des bêtes.

Nous avons suffisamment fait voir combien notre connoissance est supérieure à celle des bêtes : il nous reste à chercher en quoi nos passions diferent des leurs.

Les bêtes n’ayant pas notre réflexion, notre discernement, notre goût, notre invention, et étant bornées d’ailleurs par la nature à un petit nombre de besoins, il est bien évident qu’elles ne sauroient avoir toutes nos passions.

[511] L’amour-propre est sans doute une passion commune à tous les animaux, et c’est de lui que naissent tous les autres penchans.

Mais il ne faut pas entendre par cet amour le desir de se conserver. Pour former un pareil desir, il faut savoir qu’on peut périr ; et ce n’est qu’après avoir été témoin de la perte de nos semblables que nous pouvons penser que le même sort nous attend. Nous aprenons au contraire, en naissant, que nous sommes sensibles à la douteur. Le premier objet de l’amour-propre est donc d’écarter tout sentiment désagréable ; et c’est par-là qu’il tend à la conservation de l’individu.

Voila vraisemblablement à quoi se borne l’amour-propre des bêtes. Comme elles ne s’affectent réciproquement que par les signes qu’elles donnent de leur douleur ou de leur plaisir, celles qui continuent de vivre ne portent plus leur attention sur celles qui ne sont plus. D’ailleurs, toujours entraînées au dehors par leurs besoins, incapables de réfléchir sur elles-mêmes, aucune ne se diroit en voyant ses semblables privées de mouvement, elles ont fini, je finirai comme elles. Elles n’ont donc aucune idée de la mort ; elles ne connoissent la vie que par sentiment ; elles meurent sans avoir prévu qu’elles pouvoient cesser d’être ; et lorsqu’elles travaillent à leur conservation, elles ne sont ocupées que du soin d’écarter la douleur.

Les hommes, au contraire, s’observent réciproquement dans tous les instans de leur vie, parce qu’ils ne sont pas bornés à ne se communiquer que les sentimens, dont quelques mouvemens ou quelques cris inarticulés peuvent être les signes. Ils se disent les uns aux autres tout ce qu’ils sentent et tout ce qu’ils ne sentent pas. Ils s’aprennent mutuellement comment leur force s’acroît, s’affaiblit, s’éteint. Enfin, ceux qui meurent les premiers disent qu’ils ne sont plus, en cessant de dire qu’ils existent, et tous répétent bientôt : un jour donc nous ne serons plus.

[512] L’amour-propre par conséquent n’est pas pour l’homme le seul desir d’éloigner la douleur, c’est encore le desir de sa conservation. Cet amour se develope, s’étend, change de caractere suivant les objets ; il prend autant de formes diférentes, qu’il y a de manieres de se conserver ; et chacune de ces formes est une passion particuliere.

Il est inutile de s’arrêter ici sur toutes ces passions. On voit aisément comment dans la société la multitude des besoins et la diférence des conditions donnent à l’homme des passions dont les bêtes ne sont pas susceptibles.

Mais notre amour-propre a encore un caractere qui ne peut convenir à celui des bêtes. Il est vertueux ou vicieux, parce que nous sommes capables de connoître nos devoirs et de remonter jusqu’aux principes de la loi naturelle. Celui des bêtes est un instinct qui n’a pour objet que des biens et des maux phisiques.

De cette seule diférence naissent pour nous des plaisirs et des peines dont les bêtes ne sauroient se former d’idées : car les inclinations vertueuses sont une source de sentimens agréables, et les inclinations vicieuses sont une source de sentimens désagréables.

Ces sentimens se renouvellent souvent, parce que, par la nature de la société, il n’est presque pas de momens dans la vie où nous n’ayons ocasion de faire quelque action vertueuse ou vicieuse. Par-là ils donnent à l’ame une activité dans laquelle tout l’entretient, et dont nous nous faisons bientôt un besoin.

Dès-lors il n’est plus possible de combler tous nos desirs : au contraire, en nous donnant la jouissance de tous les objets auxquels ils nous portent, on nous mettroit dans l’impuissance de satisfaire au plus-pressant de tous nos besoins, celui de desirer. On enleveroit à notre ame cette activité, qui lui est devenue nécessaire ; il ne nous resteroit qu’un vide acablant, un ennui de tout et de nous-mêmes.

Desirer est donc le plus pressant de tous nos besoins ; aussi, à [513] peine un desir est satisfait, que nous en formons un autre. Souvent nous obéissons à plusieurs à la fois, ou si nous ne le pouvons pas, nous ménageons pour un autre tems ceux auxquels les circonstances présentes ne nous permettent pas d’ouvrir notre ame. Ainsi nos passions se renouvellent, se succedent, se multiplient, et nous ne vivons plus que pour desirer et qu’autant que nous desirons.

La connoissance des qualités morales des objets, est le principe qui fait éclore d’un même germe cette multitude de passions. Ce germe est le même dans tous les animaux, c’est l’amour-propre ; mais le sol, si j’ose ainsi parler, n’est pas propre à le rendre partout également fécond. Tandis que les qualités morales, multipliant à notre égard les raports des objets, nous offrent sans cesse de nouveaux plaisirs, nous menacent de nouvelles peines, nous font une infinité de besoins, et par-là nous intéressent, nous lient à tout ; l’instinct des bêtes, borné au phisique, s’opose non seulement à la naissance de bien des desirs, il diminue encore le nombre et la vivacité des sentimens qui pouroient acompagner les passions, c’est-à-dire, qu’il retranche ce qui mérite principalement de nous ocuper, ce qui seul peut faire le bonheur ou le malheur d’un être raisonnable. Voila pourquoi nous ne voyons dans les actions des bêtes qu’une brutalité qui aviliroit les nôtres. L’activité de leur ame est momentanée ; elle cesse avec les besoins du corps, et ne se renouvelle qu’avec eux. Elles n’ont qu’une vie empruntée, qui, uniquement excitée par l’impression des objets sur les sens, fait bientôt place à une espece de léthargie. Leur espérance, leur crainte, leur amour, leur haine, leur colere, leur chagrin, leur tristesse ne sont que des habitudes qui les font agir sans réflexion. Suscités par les biens et par les maux phisiques, ces sentimens s’éteignent aussitôt que ces biens et ces maux disparoissent. Elles passent donc la plus grande partie de leur vie sans rien desirer : elles ne sauroient imaginer ni la multitude de nos besoins, ni la vivacité avec laquelle nous [514] voulons tant de choses à la fois. Leur ame s’est fait une habitude d’agir peu : en vain voudroit-on faire violence à leurs facultés, il n’est pas possible de leur donner plus d’activité.

Mais l’homme, capable de mettre de la délicatesse dans les besoins du corps, capable de se faire des besoins d’une espece toute diférente, a toujours dans son ame un principe d’activité qui agit de lui-même. Sa vie est à lui, il continue de réfléchir et de desirer dans les momens mêmes où son corps ne lui demande plus rien. Ses espérances, ses craintes, son amour, sa haine, sa colere, son chagrin, sa tristesse sont des sentimens raisonnés, qui entretiennent l’activité de son ame, et qui se nourissent de tout ce que les circonstances peuvent leur offrir.

Le bonheur et le malheur de l’homme diferent donc bien du bonheur et du malheur des bêtes. Heureuses lorsqu’elles ont des sensations agréables, malheureuses lorsqu’elles en ont de désagréables ; il n’y a que le phisique de bon ou de mauvais pour elles. Mais, si nous exceptons les douleurs vives, les qualités phisiques comparées aux qualités morales, s’évanouissent, pour ainsi dire, aux yeux de l’homme. Les premieres peuvent commencer notre bonheur ou notre malheur, les dernieres peuvent seules mettre le comble à l’un ou l’autre : celles-là sont bonnes ou mauvaises sans doute, celles-ci son toujours meilleures qu’elles, ou pires : en un mot, le moral, qui dans le principe n’est que l’accessoire des passions, devient le principal entre les mains de l’homme.

[515] Ce qui contribue sur-tout à notre bonheur, c’est cette activité que la multitude de nos besoins nous a rendu nécessaire. Nous ne sommes heureux qu’autant que nous agissons, qu’autant que nous exerçons nos facultés ; nous ne souffrons par la perte d’un bien, que parce qu’une partie de l’activité de notre ame demeure sans objet. Dans l’habitude où nous sommes d’exercer nos facultés sur ce que nous avons perdu, nous ne savons pas les exercer sur ce qui nous reste, et nous ne nous consolons pas.

Ainsi nos passions sont plus délicates sur les moyens propres a les satisfaire : elles veulent du choix : elles aprennent, de la raison qu’elles interrogent, à ne point mettre de diférence entre le bon et l’honnête, entre le bonheur et la vertu ; et c’est par là sur-tout qu’elles nous distinguent du reste des animaux.

On voit par ces détails, comment d’un seul desir, celui d’écarter la douleur, naissent les passions dans tous les êtres capables de sentiment, comment des mouvemens qui nous sont communs avec les bêtes, et qui ne paroissent chez elles que l’effet d’un instinct aveugle, se transforment chez nous en vices ou en vertus, et comment la supériorité que nous avons par l’intelligence, nous rend supérieurs par le côté des passions.


Chapitre IX. Sistême des habitudes dans tous les animaux : comment il peut être vicieux ; que l’homme a l’avantage de pouvoir coriger ses mauvaises habitudes.

[516] Tout est lié dans l’animal ; ses idées et ses facultés forment un sistême plus ou moins parfait.

Le besoin de fuir la peine et de rechercher le plaisir, veille à l’instruction de chaque sens, détermine l’ouie, la vue, le goût et l’odorat à prendre des leçons du toucher, fait contracter à l’ame et, au corps toutes les habitudes nécessaires à la conservation de l’individu, fait éclore cet instinct qui guide les bêtes, et cette raison qui éclaire l’homme, lorsque les habitudes ne suffisent plus à le conduire ; en un mot, il donne naissance à toutes les facultés.

J’ai fait voir que les suites d’idées que l’ame aprend à parcourir, et les suites de mouvemens que le corps aprend à répéter, sont les seules causes de ces phénomenes, et que les unes et les autres varient suivant la diférence des passions. Chaque passion supose donc dans l’ame une suite d’idées qui lui est propre, et dans le corps une suite correspondante de mouvemens. Elle commande à toutes ses suites : c’est un premier mobile qui, frapant un seul ressort, donne le mouvement à tous ; et l’action se transmet avec plus ou moins de vivacité, à proportion que la passion est plus forte, que les idées sont plus liées, et que le corps obéit mieux aux ordres de l’ame.

[517] Il arrive cependant du désordre dans le sistême des habitudes de l’homme ; mais ce n’est pas que nos actions dépendent de plusieurs principes : elles n’en ont qu’un, et ne peuvent en avoir qu’un. C’est donc parce qu’elles ne conspirent pas toutes également à notre conservation, c’est parce qu’elles ne sont pas toutes subordonnées à une même fin ; et cela a lieu, lorsque nous mettons notre plaisir dans des objets contraires à notre vrai bonheur. L’unité de fin, jointe à l’unité de principe, est donc ce qui donne au sistême toute la perfection possible.

Mais, parce que nos habitudes se multiplient infiniment, le sistême devient si compliqué, qu’il y a difficilement entre toutes les parties un acord parfait. Les habitudes qui à certains égards conspirent ensemble, se nuisent à d’autres égards. Les mauvaises ne font pas tout le mal qu’on en pouroit craindre ; les bonnes ne font pas tout le bien qu’on en pouroit espérer : elles se combattent mutuellement, et c’est la source des contradictions que nous éprouvons quelquefois. Le sistême ne continue à se soutenir, que parce que le principe est le même, et que les habitudes, qui ont pour fin la conservation de l’homme, sont encore les plus fortes.

Les habitudes des bêtes forment un sistême moins compliqué, parce qu’elles sont en plus petit nombre. Elles ne suposent que peu de besoins, encore sont-ils ordinairement faciles à satisfaire. Dans chaque espece, les intérêts se croisent donc rarement. Chaque individu tend à sa conservation d’une maniere simple et toujours uniforme ; et comme il a peu de combats avec les autres, il en a peu avec lui-même ; car la principale source de nos contradictions intérieures, c’est la dificulté de concilier nos intérêts avec ceux de nos concitoyens.

L’avantage qu’ont les bêtes à cet égard, n’est qu’aparent, puisqu’elles sont bornées à l’instinct par les mêmes causes qui mettent des bornes à leurs besoins. Pour reconnoître combien notre sort est [518] préférable, il suffit de considérer avec quelle supériorité nous pouvons nous-mêmes régler nos pensées.

Si une passion vive agit sur une suite d’idées, dont la liaison est tournée en habitude, je conviens qu’il semble alors qu’une cause supérieure agit en nous sans nous : le corps et l’ame se conduisent par instinct, et nos pensées naissent comme des inspirations.

Voila pourquoi les philosophes n’ont cru voir que la nature dans ces phénomenes, et c’est aussi ce qui a servi de fondement aux divinités feintes que les poëtes invoquent : car notre Apollon et nos Muses ne sont que d’heureuses habitudes, mises en jeu par de grandes passions.

Mais si les passions sont faibles, si les idées sont peu liées, si nous remarquons que pour agir plus sûrement, il en faut aquérir de nouvelles, si le corps résiste à nos desirs ; dans chacun de ces cas, et ce sont les plus fréquens, nous reconnoissons que c’est nous qui comparons et qui jugeons : nous allons d’une pensée à une autre avec choix, nous agissons avec réflexion ; bien loin de sentir le poids d’une impulsion étrangere, nous sentons que nous déterminons nous-mêmes nos mouvemens, et c’est alors que la raison exerce son empire.

La liaison des idées est donc pour nous une source d’avantages et d’inconvéniens. Si on la détruisoit entierement, il nous seroit impossible d’aquérir l’usage de nos facultés : nous ne saurions seulement pas nous servir de nos sens.

Si elle se formoit avec moins de facilité et moins de force, nous ne contracterions pas autant d’habitudes diférentes, et cela seroit aussi contraire aux bonnes qu’aux mauvaises. Comme alors il y auroit en [519] nous peu de grands vices, il y auroit aussi peu de grandes vertus ; et comme nous tomberions dans moins d’erreurs, nous serions aussi moins propres à connoître la vérité. Au lieu de nous égarer en adoptant des opinions, nous nous égarerions faute d’en avoir. Nous ne serions pas sujets à ces illusions, qui nous font quelquefois prendre le mal pour le bien : nous le serions à cette ignorance, qui empêche de discerner en général l’un de l’autre.

Quels que soient donc les effets que produise cette liaison, il falloit qu’elle fût le ressort de tout ce qui est en nous : il suffit que nous en puissions prévenir les abus ou y remédier. Or notre intérêt bien entendu nous porte à coriger nos méchantes habitudes, à entretenir ou même fortifier les bonnes, et à en aquérir de meilleures. Si nous recherchons la cause de nos égaremens, nous découvrirons comment il est possible de les éviter.

Les passions vicieuses suposent toujours quelques faux jugemens. La fausseté de l’esprit est donc la premiere habitude qu’il faut travailler à détruire.

Dans l’enfance tous les hommes auroient naturellement l’esprit juste, s’ils ne jugeoient que des choses qui ont un raport plus immédiat à leur conservation. Leurs besoins demandent d’eux des opérations si simples, les circonstances varient si peu à leur égard et se répetent si souvent, que leurs erreurs doivent être rares, et que l’expérience ne peut manquer de les en retirer.

Avec l’âge nos besoins se multiplient, les circonstances changent davantage, se combinent de mille manieres, et plusieurs nous échapent souvent. Notre esprit, incapable d’observer avec ordre toute cette variété, se perd dans une multitude de considérations.

Cependant les derniers besoins que nous nous sommes faits, sont moins nécessaires à notre bonheur, et nous sommes aussi moins dificiles sur les moyens propres à les satisfaire. La curiosité nous invite à nous instruire de mille choses qui nous sont étrangeres ; et [520] dans l’impuissance où nous sommes de porter de nous-mêmes des jugemens, nous consultons nos maîtres, nous jugeons d’après eux, et notre esprit commence à devenir faux.

L’âge des passions fortes arrive, c’est le tems de nos plus grands égaremens. Nous conservons nos anciennes erreurs, nous en adoptons de nouvelles : on diroit que notre plus vif intérêt est d’abuser de notre raison, et c’est alors que le sistême de nos facultés est plus imparfait.

Il y a deux sortes d’erreurs : les unes apartiennent à la pratique, les autres à la spéculation.

Les premieres sont plus aisées à détruire, parce que l’expérience nous aprend souvent que les moyens que nous employons pour être heureux, sont précisément ceux qui éloignent notre bonheur. Ils nous livrent à de faux biens qui passent rapidement, et qui ne laissent après eux que la douleur ou la honte.

Alors nous revenons sur nos premiers jugemens, nous révoquons en doute des maximes que nous avons reçues sans examen, nous les rejetons et nous détruisons peu-à-peu le principe de nos égaremens.

S’il y a des circonstances délicates, où ce discernement soit trop dificile pour le grand nombre, la loi nous éclaire. Si la loi n’épuise pas tous les cas, il est des sages qui l’interprêtent, et qui, communiquant leurs lumieres, répandent dans la société des connoissances qui ne permettent pas à l’honnête homme de se tromper sur se devoirs. Personne ne peut plus confondre le vice avec la vertu : et s’il est encore des vicieux qui veuillent s’excuser, leurs efforts même prouvent qu’ils se sentent coupables.

Nous tenons davantage aux erreurs de spéculation, parce qu’il est rare que l’expérience nous les fasse reconnoître : leur source se cache dans nos premieres habitudes. Souvent incapables d’y remonter, nous sommes comme dans un labirinthe dont nous battons toutes [521] les routes ; et si nous découvrons quelquefois nos méprises, nous ne pouvons presque pas comprendre comment il nous seroit possible de les éviter. Mais ces erreurs sont peu dangereuses, si elles n’influent pas dans notre conduite ; et si elles y influent, l’expérience peut encore les coriger.

Il me semble que l’éducation pouroit prévenir la plus grande partie de nos erreurs. Si dans l’enfance nous avons peu de besoins, si l’expérience veille alors sur nous pour nous avertir de nos fausses démarches, notre esprit conserveroit sa premiere justesse, pourvu qu’on eût soin de nous donner beaucoup de connoissances pratiques, et de les proportionner toujours aux nouveaux besoins que nous avons ocasion de contracter.

Il faudroit craindre d’étouffer notre curiosité, en n’y répondant pas ; mais il ne faudroit pas aspirer à la satisfaire entièrement. Quand un enfant veut savoir des choses encore hors de sa portée, les meilleures raisons ne sont pour lui que des idées vagues ; et les mauvaises, dont on ne cherche que trop souvent à le contenter, sont des préjugés dont il lui sera peut-être impossible de se défaire. Qu’il seroit sage de laisser subsister une partie de sa curiosité, de ne pas lui dire tout, et de ne lui rien dire que de vrai ! il est bien plus avantageux pour lui de desirer encore d’aprendre, que de se croire instruit, lorsqu’il ne l’est pas, ou, ce qui est plus ordinaire, lorsqu’il l’est mal.

Les premiers progrès de cette éducation seroient à la vérité bien lens. On ne verroit pas de ces prodiges prématurés d’esprit, qui deviennent après quelques années des prodiges de bêtise ; mais on verroit une raison dégagée d’erreurs, et capable par conséquent de s’élever à bien des connoissances.

L’esprit de l’homme ne demande qu’à s’instruire. Quoique aride dans les commencemens, il devient bientôt fécond par l’action des sens, et il s’ouvre à l’influence de tous les objets capables de susciter [522] en lui quelque fermentation. Si la culture ne se hâte donc pas d’étouffer les mauvaises semences, il s’épuisera pour produire des plantes peu salutaires, souvent dangereuses, et qu’on n’arrachera qu’avec de grands efforts.

C’est à nous à supléer à ce que l’éducation n’a pas fait. Pour cela il faut de bonne heure s’étudier à diminuer notre confiance : nous y réussirons, si nous nous rapellons continuellement les erreurs de pratique, que notre expérience ne nous permet pas de nous cacher, si nous considérons cette multitude d’opinions, qui, divisant les hommes, égarent le plus grand nombre, et si nous jetons sur-tout les yeux sur les méprises des plus grands génies.

On aura déja fait bien du progrès, quand on sera parvenu à se méfier de ses jugemens, et il restera un moyen pour aquérir toute la justesse dont on peut être capable. A la vérité, il est long, pénible même ; mais enfin c’est le seul.

Il faut commencer par ne tenir aucun compte des connoissances qu’on a aquises, reprendre dans chaque genre et avec ordre toutes les idées qu’on doit se former, les déterminer avec précision, les avaliser avec exactitude, les comparer par toutes les faces que l’analise y fait découvrir, ne comprendre dans ses jugemens que les raports qui résultent de ces comparaisons : en un mot, il faut, pour ainsi dire, raprendre à toucher, à voir, à juger ; il faut construire de nouveau le sistême de toutes ses habitudes.

Ce n’est pas qu’un esprit juste ne se permette quelquefois de hasarder des jugemens sur des choses qu’il n’a pas encore assez examinées. Ses idées peuvent être fausses, mais elles peuvent aussi être vraies ; elles le sont même souvent : car il a ce discernement qui presse la vérité avant de l’avoir saisie. Ses vues, lors même qu’il se trompe, ont l’avantage d’être ingénieuses, parce qu’il est dificile qu’elles soient inexactes à tous égards. Il est d’ailleurs le premier à reconnaître qu’elles sont hasardées : ainsi ses erreurs ne sauroient être dangereuses, souvent même elles sont utiles.

[523] Au reste, quand nous demandons qu’on tende à toute cette justesse, nous demandons beaucoup, pour obtenir au moins ce qui est nécessaire. Notre principal objet, en travaillant au progrès de notre raison, doit être de prévenir ou de coriger les vices de notre ame. Ce sont des connoissances pratiques qu’il nous faut, et il importe peu que nous nous égarions sur des spéculations qui ne sauroient influer dans notre conduite. Heureusement ces sortes de connoissances ne demandent pas une grande étendue d’esprit. Chaque homme a assez de lumiere pour discerner ce qui est honnête ; et s’il en est d’aveugles à cet égard, c’est qu’ils veulent bien s’aveugler.

Il est vrai que cette connoissance ne suffit pas pour nous rendre meilleurs. La vivacité des passions, la grande liaison des idées auxquelles chaque passion commande, et la force des habitudes que le corps et l’ame ont contractées de concert, sont encore de grands obstacles à surmonter.

Si ce principe, qui agit quelquefois sur nous aussi tyranniquement, se cachoit au point qu’il ne nous fût pas possible de le découvrir, nous aurions souvent bien de la peine à lui résister, et peut-être même ne le pourions-nous pas. Mais dès que nous le connoissons, il est à moitié vaincu. Plus l’homme démêle les ressorts des passions, plus il lui est aisé de se soustraire à leur empire.

Pour coriger nos habitudes, il suffit donc de considérer comment elles s’aquierent, comment, à mesure qu’elles se multiplient, elles se combattent, s’affoiblissent et se détruisent mutuellement. Car alors nous connoîtrons les moyens propres à faire croître les bonnes, et à déraciner les mauvaises.

Le moment favorable n’est pas celui où celles-ci agissent avec toute leur force : mais alors les passions tendent d’elles-mêmes à s’affoiblir, elles vont bientôt s’éteindre dans la jouissance. A la vérité elles renaîtront. Cependant voila un intervalle où le calme regne, et où la raison peut commander. Qu’on réfléchisse alors sur le dégoût [524] qui suit le crime, pour produire le repentir qui fait notre tourment ; et sur le sentiment paisible et voluptueux, qui acompagne toute action honnête : qu’on se peigne vivement la considération de l’homme vertueux, la honte de l’homme vicieux : qu’on se représente les récompenses et les châtimens qui leur sont destinés dans cette vie et dans l’autre. Si le plus léger mal-aise a pu faire naître nos premiers desirs, et former nos premieres habitudes, combien des motifs aussi puissans ne seront-ils pas propres à coriger nos vices ?

Voila déja une premiere atteinte portée à nos mauvaises habitudes : un second moment favorable en poura porter de nouvelles. Ainsi, peu-à-peu ces penchans se détruiront, et de meilleurs s’éleveront sur leurs ruines.

A quelques momens près, où les passions nous subjuguent, nous avons donc toujours dans notre raison et dans les ressorts même de nos habitudes, de quoi vaincre nos défauts. En un mot, lorsque nous sommes méchans, nous avons de quoi devenir meilleurs.

Si, dans le sistême des habitudes de l’homme, il y a un désordre, qui n’est pas dans celui des bêtes, il y a donc aussi de quoi rétablir l’ordre. Il ne tient qu’à nous de jouir des avantages qu’il nous offre, et de nous garantir des inconveniens auxquels il n’entraîne que trop souvent, et c’est par-là que nous sommes infiniment supérieurs au reste des animaux.

Chapitre X. De l’entendement et de la volonté, soit dans l’homme, soit dans les bêtes.[modifier]

[525] En quoi l’entendement et la volonté des bêtes diferent-ils de l’entendement et de la volonté de l’homme ? Il ne sera pas dificile de répondre à cette question, si nous commençons par nous faire des idées exactes de ces mots, entendement, volonté.

Penser, dans sa signification la plus étendue, c’est avoir des sensations, donner son attention, se ressouvenir, imaginer, comparer, juger, réfléchir, se former des idées, connoître, desirer, vouloir, aimer, espérer, craindre ; c’est-à-dire, que ce mot se dit de toutes les opérations de l’esprit.

Il ne signifie donc pas une maniere d’être particuliere : c’est un terme abstrait, sous lequel on comprend généralement toutes les modifications de l’ame.

[526] On fait communément deux classes de ces modifications : l’une qu’on regarde comme la faculté qui reçoit les idées, qui en juge, et qu’on nomme entendement ; l’autre qu’on regarde comme un mouvement de l’ame, et qu’on nomme volonté.

Bien des philosophes disputent sur la nature de ces deux facultés, et il leur est dificile de s’entendre, parce que ne se doutant pas que ce ne sont que des notions abstraites, ils les prennent pour des choses très-réelles, qui existent en quelque sorte séparément dans l’ame, et qui ont chacune un caractere essentiellement diférent. Les abstractions réalisées, sont une source de vaines disputes et de mauvais raisonnemens.

Il est certain qu’il y a dans l’ame des idées, des jugemens, des réflexions ; et si c’est-là ce qu’on apelle entendement, il y a aussi un entendement en elle.

Mais cette explication est trop simple, pour paroître assez profonde [527] aux philosophes. Ils ne sont point contens, lorsqu’on se borne à dire, que nous avons des organes propres à transmettre des idées et une ame destinée à les recevoir ; ils veulent encore qu’il y ait entre l’ame et les sens une faculté intelligente, qui ne soit ni l’ame ni les sens. C’est un phantôme qui leur échape ; mais il a assez de réalité pour eux, et ils persistent dans leur opinion.

Nous ferons la même observation sur ce qu’ils apellent volonté ; car ce ne seroit pas assez de dire que le plaisir et la peine, qui acompagnent nos sensations, déterminent les opérations de l’ame ; il faut encore une faculté motrice dont on ne sauroit donner d’idée.

L’entendement et la volonté ne sont donc que deux termes abstraits, qui partagent en deux classes les pensées ou les opérations de l’esprit. Donner son attention, se ressouvenir, imaginer, comparer, juger, réfléchir, sont des manieres de penser qui apartiennent à l’entendement : desirer, aimer, haïr, avoir des passions, craindre, espérer, sont des manieres de penser qui apartiennent à la volonté, et ces deux facultés ont une origine commune dans la sensation.

En effet, je demande ce que signifie ce langage : l’entendement reçoit les idées, la volonté meut l’ame ; sinon que nous avons des sensations que nous comparons, dont nous portons des jugemens, et d’où naissent nos desirs. [528] Une conséquence de cette explication et des principes que nous avons établis dans cet ouvrage, c’est que dans les bêtes, l’entendement et la volonté ne comprennent que les opérations dont leur ame

se fait une habitude, et que dans l’homme ces facultés s’étendent à toutes les opérations auxquelles la réflexion préside.

De cette réflexion naissent les actions volontaires et libres. Les bêtes agissent comme nous sans répugnance, et c’est déja là une condition au volontaire, mais il en faut encore une autre : car je veux, ne signifie pas seulement qu’une chose m’est agréable, il signifie encore qu’elle est l’objet de mon choix : or on ne choisit que [529] parmi les choses dont on dispose. On ne dispose de rien, quand on ne fait qu’obéir à ses habitudes : on suit seulement l’impulsion donnée par les circonstances. Le droit de choisir, la liberté, n’apartient donc qu’à la réflexion. Mais les circonstances commandent les bêtes, l’homme au contraire les juge : il s’y prête, il s’y refuse, il se conduit lui-même, il veut, il est libre.

Conclusion de la seconde partie.[modifier]

Rien n’est plus admirable que la génération des facultés des animaux. Les lois en sont simples, générales : elles sont les mêmes pour toutes les especes, et elles produisent autant de sistêmes diférens qu’il y a de variété dans l’organisation. Si le nombre, ou si seulement la forme des organes n’est pas la même, les besoins varient, et ils ocasionnent chacun dans le corps et dans l’ame des opérations particulieres. Par-là chaque espece, outre les facultés et les habitudes communes à toutes, a des habitudes et des facultés qui ne sont qu’à elle.

La faculté de sentir est la premiere de toutes les facultés de l’ame ; elle est même la seule origine des autres, et l’être sentant ne fait que se transformer. Il y a dans les bêtes ce degré d’intelligence, que nous apellons instinct ; et dans l’homme, ce degré supérieur, que nous apellons raison.

Le plaisir et la douleur le conduisent dans toutes ces transformations. C’est par eux que l’ame aprend à penser pour elle et pour le corps, et que le corps aprend à se mouvoir pour lui et pour l’ame. C’est par eux que toutes les connoissances aquises se lient les unes aux autres, pour former les suites d’idées qui répondent à des besoins diférens, et qui se reproduisent toutes les fois que les besoins se renouvellent. C’est par eux, en un mot, que l’animal jouit de toutes ses facultés.

[530] Mais chaque espece a des plaisirs et des peines, qui ne sont pas les plaisirs et les peines des autres. Chacune a donc des besoins diférens ; chacune fait séparément les études nécessaires à sa conservation ; elle a plus ou moins de besoins, plus ou moins d’habitudes, plus ou moins d’intelligence.

C’est pour l’homme que les plaisirs et les peines se multiplient davantage. Aux qualités phisiques des objets, il ajoute des qualités morales, et il trouve dans les choses une infinité de raports, qui n’y sont point pour le reste des animaux. Aussi ses intérêts sont vastes, ils sont en grand nombre, il étudie tout, il se fait des besoins, des passions de toute espece, et il est supérieur aux bêtes par ses habitudes, comme par sa raison.

En effet, les bêtes, même en société, ne font que les progrès que chacune auroit faits séparément. Le commerce d’idées que le langage d’action établit entr’elles, étant très-borné, chaque individu n’a gueres, pour s’instruire, que sa seule expérience. S’ils n’inventent, s’ils ne perfectionnent que jusqu’à un certain point, s’ils font tous les mêmes choses, ce n’est pas qu’ils se copient ; c’est qu’étant tous jettés au même moule, ils agissent tous pour les mêmes besoins, et par les mêmes moyens.

Les hommes, au contraire, ont l’avantage de pouvoir se communiquer toutes leurs pensées. Chacun aprend des autres, chacun ajoute ce qu’il tient de sa propre expérience, et il ne difere dans sa maniere d’agir, que parce qu’il a commencé par copier. Ainsi de génération en génération, l’homme acumule connoissances sur connoissances. Seul capable de discerner le vrai, de sentir le beau, il crée les arts et les sciences, et s’éleve jusqu’à la Divinité, pour l’adorer et lui rendre graces des biens qu’il en a reçus.

Mais, quoique le sistême de ses facultés et de ses connoissances soit, sans comparaison, le plus étendu de tous, il fait cependant partie de ce sistême général qui envelope tous les êtres animés ; [531] de ce sistême, où toutes les facultés naissent d’une même origine, la sensation ; où elles s’engendrent par un même principe, le besoin ; où elles s’exercent par un même moyen, la liaison des idées. Sensation, besoin, liaison des idées : voila donc le sistême auquel il faut raporter toutes les opérations des animaux. Si quelques-unes des vérités qu’il renferme ont été connues, personne jusqu’ici n’en a saisi l’ensemble ni la plus grande partie des détails.