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Traité des délits et des peines (Édition Brière, 1822)/Texte entier

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CHAPITRE PREMIER.

INTRODUCTION.


Les avantages de la société doivent être également partagés entre tous ses membres.

Cependant, parmi les hommes réunis, on remarque une tendance continuelle à rassembler sur le plus petit nombre les privilèges, la puissance et le bonheur, pour ne laisser à la multitude que misère et faiblesse.

Ce n’est que par de bonnes lois qu’on peut arrêter ces efforts. Mais, pour l’ordinaire, les hommes abandonnent à des lois provisoires et à la prudence du moment le soin de régler les affaires les plus importantes, ou bien ils les confient à la discrétion de ceux-là mêmes dont l’intérêt est de s’opposer aux meilleures institutions et aux lois les plus sages.

Aussi, n’est-ce qu’après avoir flotté long-temps au milieu des erreurs les plus funestes, après avoir exposé mille fois leur liberté et leur existence, que, las de souffrir, réduits aux dernières extrémités, les hommes se déterminent à remédier aux maux qui les accablent.

Alors enfin ils ouvrent les yeux à ces vérités palpables, qui, par leur simplicité même, échappent aux esprits vulgaires, incapables d’analyser les objets, et accoutumés à recevoir sans examen et sur parole toutes les impressions qu’on veut leur donner.

Ouvrons l’histoire : nous verrons que les lois, qui devraient être des conventions faites librement entre des hommes libres, n’ont été le plus souvent que l’instrument des passions du petit nombre, ou la production du hasard et du moment, jamais l’ouvrage d’un sage observateur de la nature humaine, qui ait su diriger toutes les actions de la multitude à ce seul but : Tout le bien-être possible pour le plus grand nombre.

Heureuses les nations (s’il y en a quelques-unes) qui n’ont point attendu que des révolutions lentes et des vicissitudes incertaines fissent de l’excès du mal un acheminement au bien, et qui, par des lois sages, ont hâté le passage de l’un à l’autre. Qu’il est digne de toute la reconnaissance du genre humain, le philosophe qui, du fond de sa retraite obscure et dédaignée, a eu le courage de jeter parmi la multitude les premières semences long-temps infructueuses des vérités utiles[1] !

Les vérités philosophiques, répandues partout au moyen de l’imprimerie, ont fait connaître enfin les vrais rapports qui unissent les souverains à leurs sujets et les peuples entre eux. Le commerce s’est animé, et il s’est élevé entre les nations une guerre d’industrie, la seule digne des hommes sages et des peuples policés.

Mais si les lumières de notre siècle ont déjà produit quelques avantages, elles sont loin d’avoir dissipé tous les préjugés qui nous restent. On ne s’est élevé que faiblement contre la barbarie des peines en usage dans nos tribunaux. On ne s’est point occupé de réformer l’irrégularité des procédures criminelles, de cette partie de la législation aussi importante que négligée dans toute l’Europe. On a rarement cherché à détruire, dans leurs principes, ces suites d’erreurs accumulées depuis plusieurs siècles ; et bien peu de personnes ont tenté de réprimer, par la force des vérités immuables, les abus d’un pouvoir sans bornes, et de faire cesser les exemples trop fréquens de cette froide atrocité, que les hommes puissans regardent comme un de leurs droits.

Et pourtant, les douloureux gémissemens du faible, sacrifié à la cruelle ignorance ou aux lâches opulens ; les tourmens affreux que la barbarie prodigue pour des crimes sans preuves, ou pour des délits chimériques ; le hideux aspect des prisons et des cachots, dont l’horreur s’augmente encore par le supplice le plus insupportable pour les malheureux, l’incertitude ; tant d’usages odieux, partout répandus, auraient dû réveiller l’attention des philosophes, de cette sorte de magistrats, dont l’emploi est de diriger et de fixer les opinions humaines.

L’immortel Montesquieu n’a pu traiter que par occasion ces matières importantes. Si j’ai suivi les traces lumineuses de ce grand homme, c’est que la vérité est une, et partout la même. Mais ceux qui savent penser (et c’est pour ceux-là seulement que j’écris) sauront distinguer mes pas des siens. Heureux si, comme lui, je puis être l’objet de votre secrète reconnaissance, ô vous, disciples obscurs et paisibles de la raison ! Heureux si je puis exciter quelquefois ce frémissement, par lequel les âmes sensibles répondent à la voix des défenseurs de l’humanité !

Ce serait peut-être ici le moment d’examiner et de distinguer les différentes espèces de délits et la manière de les punir ; mais la multitude et la variété des crimes, d’après les diverses circonstances de temps et de lieux, nous jetteraient dans un détail immense et fatigant. Je me contenterai donc d’indiquer les principes les plus généraux, les fautes les plus communes et les erreurs les plus funestes, en évitant également les excès de ceux qui, par un amour mal entendu de la liberté, cherchent à introduire l’anarchie, et de ceux qui voudraient soumettre les hommes à la régularité des cloîtres.

Mais quelle est l’origine des peines, et quel est le fondement du droit de punir[2] ? Quelles seront les punitions assignées aux différens crimes ? La peine de mort est-elle véritablement utile, nécessaire, indispensable pour la sûreté et le bon ordre de la société ? Les tourmens et les tortures sont-ils justes ? Conduisent-ils au but que se proposent les lois ? Quels sont les meilleurs moyens de prévenir les délits ? Les mêmes peines sont-elles également utiles dans tous les temps ? Quelle influence ont-elles sur les mœurs ?

Tous ces problèmes méritent qu’on cherche à les résoudre avec cette précision géométrique qui triomphe de l’adresse des sophismes, des doutes timides et des séductions de l’éloquence.

Je m’estimerais heureux, quand je n’aurais d’autre mérite que celui d’avoir présenté le premier à l’Italie, sous un plus grand jour, ce que d’autres nations ont osé écrire[3] et commencent à pratiquer.

Mais, en soutenant les droits du genre humain et de l’invincible vérité, si je contribuais à sauver d’une mort affreuse quelques-unes des tremblantes victimes de la tyrannie, ou de l’ignorance également funeste, les bénédictions et les larmes d’un seul innocent revenu aux sentimens de la joie et du bonheur, me consoleraient des mépris du reste des hommes.


CHAPITRE II.

ORIGINE DES PEINES ET DU DROIT DE PUNIR.


La morale politique ne peut procurer à la société aucun avantage durable, si elle n’est fondée sur les sentimens ineffaçables du cœur de l’homme.

Toute loi qui ne sera pas établie sur cette base rencontrera toujours une résistance à laquelle elle sera contrainte de céder. Ainsi, la plus petite force, continuellement appliquée, détruit à la fin un corps qui semble solide, parce qu’on lui a communiqué un mouvement violent.

Consultons donc le cœur humain, nous y trouverons les principes fondamentaux du droit de punir.

Personne n’a fait gratuitement le sacrifice d’une portion de sa liberté, dans la seule vue du bien public. De telles chimères ne se trouvent que dans les romans. Chaque homme n’est attaché que pour ses intérêts aux différentes combinaisons politiques de ce globe ; chacun voudrait, s’il était possible, n’être pas lié lui-même par les conventions qui obligent les autres hommes[4]. La multiplication du genre humain, quoique lente et peu considérable, étant néanmoins supérieure de beaucoup aux moyens que présentait la nature stérile et abandonnée, pour satisfaire des besoins qui devenaient tous les jours plus nombreux, et se croisaient en mille manières, les premiers hommes, jusqu’alors sauvages, se virent forcés de se réunir. Quelques sociétés s’étant formées, il s’en établit bientôt de nouvelles, dans la nécessité où l’on fut de résister aux premières ; et ainsi ces hordes vécurent, comme avaient fait les individus, dans un continuel état de guerre entre elles. Les lois furent les conditions qui réunirent les hommes, auparavant indépendans et isolés sur la surface de la terre.

Las de ne vivre qu’au milieu des craintes, et de trouver partout des ennemis, fatigués d’une liberté que l’incertitude de la conserver rendait inutile, ils en sacrifièrent une partie pour jouir du reste avec plus de sûreté. La somme de toutes ces portions de liberté, sacrifiées ainsi au bien général, forma la souveraineté de la nation ; et celui qui fut chargé par les lois du dépôt des libertés et des soins de l’administration, fut proclamé le souverain du peuple.

Mais il ne suffisait pas d’avoir formé ce dépôt, il fallait le protéger contre les usurpations de chaque particulier ; car telle est la tendance de l’homme au despotisme, qu’il cherche sans cesse, non-seulement à retirer de la masse commune sa portion de liberté, mais encore à usurper celle des autres.

Il fallait des moyens sensibles et assez puissans pour comprimer cet esprit despotique, qui eût bientôt replongé la société dans son ancien chaos. Ces moyens furent les peines établies contre les infracteurs des lois.

J’ai dit que ces moyens durent être sensibles, parce que l’expérience a fait voir combien la multitude est loin d’adopter des principes stables de conduite. On remarque, dans toutes les parties du monde physique et moral, un principe universel de dissolution, dont l’action ne peut être arrêtée dans ses effets sur la société que par des moyens qui frappent Immédiatement les sens, et qui se fixent dans les esprits, pour balancer par des impressions vives la force des passions particulières, presque toujours opposées au bien général. Tout autre moyen serait insuffisant. Quand les passions sont vivement ébranlées par les objets présens, les plus sages discours, l’éloquence la plus entraînante, les vérités les plus sublimes, ne sont pour elles qu’un frein impuissant qu’elles ont bientôt brisé.

C’est donc la nécessité seule qui a contraint les hommes à céder une partie de leur liberté ; d’où il suit que chacun n’en a voulu mettre dans le dépôt commun que la plus petite portion possible, c’est-à-dire, précisément ce qu’il en fallait pour engager les autres à le maintenir dans la possession du reste.

L’assemblage de toutes ces petites portions de liberté est le fondement du droit de punir. Tout exercice du pouvoir qui s’écarte de cette base est abus et non justice ; c’est un pouvoir de fait et non de droit[5] ; c’est une usurpation, et non plus un pouvoir légitime.

Tout châtiment est inique, aussitôt qu’il n’est pas nécessaire à la conservation du dépôt de la liberté publique ; et les peines seront d’autant plus justes, que le souverain conservera aux sujets une liberté plus grande, et qu’en même temps les droits et la sûreté de tous seront plus sacrés et plus inviolables.


CHAPITRE III.

CONSÉQUENCES DE CES PRINCIPES.


La première conséquence de ces principes est que les lois seules peuvent fixer les peines de chaque délit, et que le droit de faire des lois pénales ne peut résider que dans la personne du législateur, qui représente toute la société unie par un contrat social.

Or, le magistrat, qui fait lui-même partie de la société, ne peut avec justice infliger à un autre membre de cette société, une peine qui ne soit pas statuée par la loi ; et du moment où le juge est plus sévère que la loi, il est injuste, puisqu’il ajoute un châtiment nouveau à celui qui est déjà déterminé. Il s’ensuit qu’aucun magistrat ne peut, même sous le prétexte du bien public, accroître la peine prononcée contre le crime d’un citoyen.

La deuxième conséquence est que le souverain, qui représente la société même, ne peut que faire les lois générales, auxquelles tous doivent être soumis, mais qu’il ne lui appartient pas de juger si quelqu’un a violé ces lois.

En effet, dans le cas d’un délit, il y a deux parties : le souverain, qui affirme que le contrat social est violé, et l’accusé, qui nie cette violation[6]. Il faut donc qu’il y ait entre eux un tiers qui décide la contestation. Ce tiers est le magistrat, dont les sentences doivent être sans appel, et qui doit simplement prononcer s’il y a un délit ou s’il n’y en a point.

En troisième lieu, quand même l’atrocité des peines ne serait pas réprouvée par la philosophie, mère des vertus bienfaisantes, et par cette raison éclairée, qui aime mieux gouverner des hommes heureux et libres, que dominer lâchement sur un troupeau de timides esclaves ; quand les châtimens cruels ne seraient pas directement opposés au bien public et au but que l’on se propose, celui d’empêcher les crimes, il suffira de prouver que cette cruauté est inutile, pour que l’on doive la considérer comme odieuse, révoltante, contraire à toute justice et à la nature même du contrat social.


CHAPITRE IV.

DE L’INTERPRÉTATION DES LOIS.


Il résulte encore des principes établis précédemment, que les juges des crimes ne peuvent avoir le droit d’interpréter les lois pénales, par la raison même qu’ils ne sont pas législateurs. Les juges n’ont pas reçu les lois comme une tradition domestique, ou comme un testament de nos ancêtres, qui ne laisserait à leurs descendans que le soin d’obéir. Ils les reçoivent de la société vivante, ou du souverain, qui est le représentant de cette société, comme dépositaire légitime du résultat actuel de la volonté de tous.

Que l’on ne croie pas que l’autorité des lois soit fondée sur l’obligation d’exécuter d’anciennes conventions[7] ; ces anciennes conventions sont nulles, puisqu’elles n’ont pu lier des volontés qui n’existaient pas. On ne peut sans injustice en exiger l’exécution ; car ce serait réduire les hommes à n’être plus qu’un vil troupeau sans volonté et sans droits. Les lois empruntent leur force de la nécessité de diriger les intérêts particuliers au bien général, et du serment formel ou tacite que les citoyens vivans ont fait volontairement au souverain.

Quel sera donc le légitime interprète des lois ? Le souverain, c’est-à-dire le dépositaire des volontés actuelles de tous, mais non le juge, dont le devoir est seulement d’examiner si tel homme a fait ou n’a pas fait une action contraire aux lois.

Dans le jugement de tout délit, le juge doit agir d’après un raisonnement parfait. La première proposition est la loi générale ; la seconde exprime l’action conforme ou contraire à la loi ; la conséquence est l’absolution ou le châtiment de l’accusé[8]. Si le juge est contraint de faire un raisonnement de plus, ou s’il le fait de son chef, tout devient incertitude et obscurité.

Rien n’est plus dangereux que l’axiome commun, qu’il faut consulter l’esprit de la loi. Adopter cet axiome, c’est rompre toutes les digues, et abandonner les lois au torrent des opinions. Cette vérité me paraît démontrée, quoiqu’elle semble un paradoxe à ces esprits vulgaires qui se frappent plus fortement d’un petit désordre actuel que des suites éloignées, mais mille fois plus funestes, d’un seul principe faux établi chez une nation.

Toutes nos connaissances, toutes nos idées se tiennent. Plus elles sont compliquées, plus elles ont de rapports et de résultats.

Chaque homme a sa manière de voir ; et un même homme, en différens tems, voit diversement les mêmes objets. L’esprit d’une loi serait donc le résultat de la logique bonne ou mauvaise d’un juge, d’une digestion aisée ou pénible, de la faiblesse de l’accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations avec l’offensé, enfin de toutes les petites causes qui changent les apparences, et dénaturent les objets dans l’esprit inconstant de l’homme.

Ainsi, nous verrions le sort d’un citoyen changer de face, en passant à un autre tribunal, et la vie des malheureux serait à la merci d’un faux raisonnement, ou de la mauvaise humeur de son juge. Nous verrions le magistrat interpréter rapidement les lois, d’après les idées vagues et confuses qui se présenteraient à son esprit. Nous verrions les mêmes délits punis différemment, en différens temps, par le même tribunal, parce qu’au lieu d’écouter la voix constante et invariable des lois, il se livrerait à l’instabilité trompeuse des interprétations arbitraires.

Ces désordres funestes peuvent-ils être mis en parallèle avec les inconvéniens momentanés que produit quelquefois l’observation littérale des lois ?

Peut-être, ces inconvéniens passagers obligeront-ils le législateur de faire, au texte équivoque d’une loi, des corrections nécessaires et faciles. Mais du moins, en suivant la lettre de la loi, on n’aura point à craindre ces raisonnemens pernicieux, ni cette licence empoisonnée de tout expliquer d’une manière arbitraire, et souvent avec un cœur vénal. Lorsque les lois seront fixes et littérales, lorsqu’elles ne confieront au magistrat que le soin d’examiner les actions des citoyens, pour décider si ces actions sont conformes ou contraires à la loi écrite ; lorsqu’enfin la règle du juste et de l’injuste, qui doit diriger dans toutes leurs actions l’ignorant et l’homme instruit, ne sera pas une affaire de controverse, mais une simple question de fait, alors on ne verra plus les citoyens soumis au joug d’une multitude de petits tyrans, d’autant plus insupportables, que la distance est moindre entre l’oppresseur et l’opprimé ; d’autant plus cruels, qu’ils rencontrent plus de résistance, parce que la cruauté des tyrans est proportionnée, non à leurs forces, mais aux obstacles qu’on leur oppose ; d’autant plus funestes, qu’on ne peut s’affranchir de leur joug qu’en se soumettant au despotisme d’un seul.

Avec des lois pénales exécutées à la lettre, chaque citoyen peut calculer exactement les inconvéniens d’une mauvaise action ; ce qui est utile, puisque cette connaissance pourra le détourner du crime. Il jouira avec sécurité de sa liberté et de ses biens ; ce qui est juste, puisque c’est le but de la réunion des hommes en société.

Il est vrai aussi que les citoyens acquerront par là un certain esprit d’indépendance, et qu’ils seront moins esclaves de ceux qui ont osé appeler du nom sacré de vertu la lâcheté, les faiblesses et les complaisances aveugles ; mais ils n’en seront pas moins soumis aux lois et à l’autorité des magistrats.

De tels principes déplairont sans doute à ces despotes subalternes qui se sont arrogé le droit d’accabler leurs inférieurs du poids de la tyrannie qu’ils supportent eux-mêmes. J’aurais tout à craindre, si ces petits tyrans s’avisaient jamais de lire mon livre et de l’entendre ; mais les tyrans ne lisent pas.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE IV.


« Des critiques prétendent que ce chapitre anéantit les lois, par cette maxime (qui se trouve au commencement) : L’autorité des lois n’est pas fondée sur une prétendue obligation, etc. Je suis bien éloigné d’adopter cette opinion. Je pense, au contraire, qu’il n’y a ni autorité, ni loi, qui puisse reposer sur un autre fondement que celui que l’auteur italien leur assigne, c’est-à-dire, la volonté des citoyens vivans, expresse ou tacite. Si cela n’était pas ainsi, il s’ensuivrait qu’une société qui, à sa formation, aurait fait des lois funestes au bonheur du plus grand nombre, telles, par exemple, que celles qui donnent aux dépositaires de l’autorité un pouvoir trop grand, ne pourrait jamais y apporter de changement, et que le despotisme et la tyrannie, une fois consacrés par les premières conventions, seraient à jamais inattaquables. Cette conséquence, qui paraît au premier coup-d’œil un peu éloignée, est pourtant très-prochaine du principe d’où nous la tirons.

» Dans l’époque de la formation des premières sociétés, les hommes ont toujours cru qu’ils avaient prévu tous les cas, pourvu à tous les inconvéniens, fait les meilleures lois possibles. D’après cette idée si naturelle à l’homme, ils n’ont pas manqué de déclarer que ces lois seraient à jamais irrévocables. Ils ont été jusqu’à interdire toute espèce d’examen, et, à plus forte raison, toute révocation. Plusieurs anciens législateurs ont prononcé la peine de mort contre ceux qui proposeraient à leurs lois le plus léger changement. On connaît l’action de Licurgue, ou du moins le conte qu’on fait de lui, et qui prouve l’esprit général de tous les législateurs. Il fit jurer aux Spartiates de ne rien changer à ses lois, jusqu’à son retour d’un voyage qu’il allait, disait-il, faire à Delphes ; et il s’exila ensuite volontairement, pour forcer ses concitoyens à en maintenir l’observation.

» Celui qui voulait proposer un changement à une loi, devait se présenter dans l’assemblée du peuple, la corde au cou, et être étranglé sur-le-champ, si le changement qu’il proposait était rejeté. Tous les fondateurs d’ordres religieux ont eu la même manie de regarder chacune de leurs lois comme irrévocable. C’est non-seulement le style, mais l’esprit de toutes les chancelleries des nations policées de l’univers : Déclarons et statuons par le présent édit perpétuel et irrévocable… Et voilà sans doute un des plus grands obstacles qui s’opposent au perfectionnement des lois, dans toutes les sociétés politiques.

» Or, cet obstacle doit son existence et sa force au principe contraire à celui dont nous prenons ici la défense.

» Pourquoi les législateurs regardent-ils et font-ils regarder les lois qu’ils établissent, comme irrévocables ? n’est-ce pas parce qu’ils croient que leur volonté actuelle, autorisée par le consentement actuel des citoyens existans, lie et oblige pour jamais tous les citoyens nés et à naître ? Si des conventions faites il y a plusieurs siècles lient même les volontés qui n’existaient pas, l’examen le plus modéré d’une loi pourra être un crime punissable des peines les plus cruelles dans une législation ; car on peut supposer, et l’hypothèse a été réalisée plus d’une fois, quoique les exemples n’en soient pas actuellement présens à ma mémoire, on peut supposer qu’à la confection des premières lois, on a stipulé qu’on punirait de mort tout homme qui oserait rappeler à l’examen une loi quelconque ; et la punition sera juste, si les volontés des premiers citoyens, au moment de la formation de la société, ont obligé tous leurs descendans jusqu’à la fin des siècles.

» Selon le critique même à qui on répond ici, la loi, une fois revêtue de la forme autorisée, n’oblige tous les citoyens nés et à naître, que jusqu’à ce qu’elle soit révoquée par une autre loi revêtue des mêmes formalités. Il accorde donc que les citoyens actuels peuvent faire révoquer une loi ancienne, et en faire établir une nouvelle. Or, je lui demande comment s’y prendront les citoyens actuellement vivans, pour entreprendre de faire faire cette révocation ? Il faudra qu’ils examinent, qu’ils se plaignent, qu’ils représentent, qu’ils s’assemblent. Mais si l’examen, les plaintes, les représentations, les assemblées sont défendus ?… » (Note inédite de l’abbé Morellet.)


CHAPITRE V.

DE L’OBSCURITÉ DES LOIS.


Si l’interprétation arbitraire des lois est un mal, c’en est un aussi que leur obscurité, puisqu’alors elles ont besoin d’être interprétées. Cet inconvénient sera bien plus grand encore, si les lois ne sont pas écrites en langue vulgaire.

Tant que le texte des lois ne sera pas un livre familier, une sorte de catéchisme, tant qu’elles seront écrites dans une langue morte et ignorée du peuple, et qu’elles seront solennellement conservées comme de mystérieux oracles, le citoyen, qui ne pourra juger par lui-même des suites que doivent avoir ses propres actions sur sa liberté et sur ses biens, demeurera dans la dépendance d’un petit nombre d’hommes dépositaires et interprètes des lois.

Mettez le texte sacré des lois entre les mains du peuple, et plus il y aura d’hommes qui le liront, moins il y aura de délits ; car on ne peut douter que, dans l’esprit de celui qui médite un crime, la connaissance et la certitude des peines ne mettent un frein à l’éloquence des passions.

Que penser des hommes, lorsqu’on réfléchit que les lois de la plupart des nations sont écrites en langues mortes, et que cette coutume barbare subsiste encore dans les pays les plus éclairés de l’Europe ?

De ces dernières réflexions il résulte que, sans un corps de lois écrites, une société ne peut jamais prendre une forme de gouvernement fixe, où la force réside dans le corps politique, et non dans les membres de ce corps ; où les lois ne puissent s’altérer et se détruire par le choc des intérêts particuliers, ni se réformer que par la volonté générale.

La raison et l’expérience ont fait voir combien les traditions humaines deviennent plus douteuses et plus contestées, à mesure qu’on s’éloigne de leur source. Or, s’il n’existe pas un monument stable du pacte social, comment les lois résisteront-elles au mouvement toujours victorieux du tems et des passions ?

On voit encore par là l’utilité de l’imprimerie, qui seule peut rendre tout le public, et non quelques particuliers, dépositaire du code sacré des lois.

C’est l’imprimerie qui a dissipé ce ténébreux esprit de cabale et d’intrigue, qui ne peut supporter la lumière, et qui ne feint de mépriser les sciences que parce qu’il les redoute en secret.

Si nous voyons maintenant en Europe moins de ces crimes atroces qui épouvantaient nos pères ; si nous sortons enfin de cet état de barbarie qui rendait nos ancêtres tour-à-tour esclaves ou tyrans, c’est à l’imprimerie que nous en sommes redevables.

Ceux qui connaissent l’histoire de deux ou trois siècles et du nôtre, peuvent y voir l’humanité, la bienfaisance, la tolérance mutuelle et les plus douces vertus, naître du sein du luxe et de la mollesse. Quelles ont été au contraire les vertus de ces temps, qu’on nomme si mal à-propos siècles de la bonne foi et de la simplicité antique ?

L’humanité gémissait sous la verge de l’implacable superstition ; l’avarice et l’ambition d’un petit nombre d’hommes puissans inondaient de sang humain les palais des grands et les trônes des rois. Ce n’étaient que trahisons secrètes et meurtres publics. Le peuple ne trouvait dans la noblesse que des oppresseurs et des tyrans ; et les ministres de l’évangile, souillés de carnage et les mains encore sanglantes, osaient offrir aux yeux du peuple un Dieu de miséricorde et de paix.

Ceux qui s’élèvent contre la prétendue corruption du grand siècle où nous vivons, ne prouveront pas du moins que cet affreux tableau puisse lui convenir.


CHAPITRE VI.

DE L’EMPRISONNEMENT.


On laisse généralement aux magistrats chargés de faire exécuter les lois un droit contraire au but de la société, qui est la sûreté personnelle ; je veux dire le droit d’emprisonner à leur gré les citoyens, d’ôter la liberté à leur ennemi sous de frivoles prétextes, et conséquemment de laisser libres ceux qu’ils protègent, malgré tous les indices du délit.

Comment une erreur si funeste est-elle devenue si commune ? Quoique la prison diffère des autres peines, en ce qu’elle doit nécessairement précéder la déclaration juridique du délit, elle n’en a pas moins, avec tous les autres genres de châtimens, ce caractère essentiel, que la loi seule doit déterminer le cas où il faut l’employer.

Ainsi la loi doit établir, d’une manière fixe, sur quels indices de délit un accusé peut être emprisonné et soumis à un interrogatoire.

La clameur publique, la fuite, les aveux particuliers, la déposition d’un complice du crime, les menaces que l’accusé a pu faire, sa haine invétérée pour l’offensé, un corps de délit existant, et d’autres présomptions semblables, suffisent pour permettre l’emprisonnement d’un citoyen. Mais ces indices doivent être spécifiés d’une manière stable, par la loi, et non par le juge, dont les sentences deviennent une atteinte à la liberté politique, lorsqu’elles ne sont pas simplement l’application particulière d’une maxime générale émanée du code des lois.

À mesure que les peines seront plus douces, quand les prisons ne seront plus l’horrible séjour du désespoir et de la faim, quand la pitié et l’humanité pénétreront dans les cachots, lorsqu’enfin les exécuteurs impitoyables des rigueurs de la justice ouvriront leurs cœurs à la compassion, les lois pourront se contenter d’indices plus faibles, pour ordonner l’emprisonnement.

La prison ne devrait laisser aucune note d’infamie sur l’accusé, dont l’innocence a été juridiquement reconnue. Chez les Romains, combien voyons-nous de citoyens, accusés d’abord de crimes affreux, mais ensuite reconnus innocens, recevoir de la vénération du peuple les premières charges de l’état. Pourquoi, de nos jours, le sort d’un innocent emprisonné est-il si différent ?

Parce que le système actuel de la jurisprudence criminelle présente à nos esprits l’idée de la force et de la puissance, avant celle de la justice ; parce qu’on jette indistinctement, dans le même cachot, l’innocent soupçonné et le criminel convaincu ; parce que la prison, parmi nous, est plutôt un supplice qu’un moyen de s’assurer d’un accusé ; parce qu’enfin, les forces qui défendent au-dehors le trône et les droits de la nation, sont séparées de celles qui maintiennent les lois dans l’intérieur, tandis qu’elles devraient être étroitement unies.

Dans l’opinion publique, les prisons militaires déshonorent bien moins que les prisons civiles. Si les troupes de l’état, rassemblées sous l’autorité des lois communes, sans pourtant dépendre immédiatement des magistrats, étaient chargées de la garde des prisons, la tache d’infamie disparaîtrait devant l’appareil et le faste qui accompagnent les corps militaires ; parce qu’en général l’infamie, comme tout ce qui dépend des opinions populaires, s’attache plus à la forme qu’au fond[9].

Mais comme les lois et les mœurs d’un peuple sont toujours en arrière de plusieurs siècles, à ses lumières actuelles, nous conservons encore la barbarie et les idées féroces des chasseurs du Nord, nos sauvages ancêtres.


CHAPITRE VII.

DES INDICES DU DÉLIT, ET DE LA FORME DES JUGEMENS.


Voici un théorème général, qui peut être fort utile pour calculer la certitude d’un fait, et principalement la valeur des indices d’un délit :

Lorsque les preuves d’un fait se tiennent toutes entre elles, c’est-à-dire, lorsque les indices du délit ne se soutiennent que l’un par l’autre, lorsque la force de plusieurs preuves dépend de la vérité d’une seule, le nombre de ces preuves n’ajoute ni n’ôte rien à la probabilité du fait ; elles méritent peu de considération, puisque si vous détruisez la seule preuve qui paraît certaine, vous renversez toutes les autres.

Mais quand les preuves sont indépendantes l’une de l’autre, c’est-à-dire, quand chaque indice se prouve à part, plus ces indices sont nombreux, plus le délit est probable, parce que la fausseté d’une preuve n’influe en rien sur la certitude des autres.

Que l’on ne s’étonne point de me voir employer le mot de probabilité, en parlant de crimes qui, pour mériter un châtiment, doivent être certains ; car, à la rigueur, toute certitude morale n’est qu’une probabilité, qui mérite cependant d’être considérée comme une certitude, lorsque tout homme d’un sens droit est forcé d’y donner son assentiment, par une sorte d’habitude naturelle qui est la suite de la nécessité d’agir, et qui est antérieure à toute spéculation.

La certitude que l’on exige pour convaincre un coupable, est donc la même qui détermine tous les hommes dans leurs affaires les plus importantes.

On peut distinguer les preuves d’un délit en preuves parfaites et preuves imparfaites. Les preuves parfaites sont celles qui démontrent positivement qu’il est impossible que l’accusé soit innocent. Les preuves sont imparfaites, lorsqu’elles n’excluent pas la possibilité de l’innocence de l’accusé.

Une seule preuve parfaite suffit pour autoriser la condamnation ; mais si l’on veut condamner sur des preuves imparfaites, comme chacune de ces preuves n’établit pas l’impossibilité de l’innocence de l’accusé, il faut qu’elles soient en assez grand nombre pour valoir une preuve parfaite, c’est-à-dire pour prouver toutes ensemble qu’il est impossible que l’accusé ne soit pas coupable.

J’ajouterai encore que les preuves imparfaites, auxquelles l’accusé ne répond rien de satisfaisant, quoiqu’il doive, s’il est innocent, avoir des moyens de se justifier, deviennent par là même des preuves parfaites.

Mais il est plus facile de sentir cette certitude morale d’un délit, que de la définir exactement. C’est ce qui me fait regarder comme très-sage cette loi qui, chez quelques nations, donne au juge principal des assesseurs que le magistrat n’a point choisis, mais que le sort a désignés librement ; parce qu’alors l’ignorance, qui juge par sentiment, est moins sujette à l’erreur que l’homme instruit qui décide d’après l’incertaine opinion.

Quand les lois sont claires et précises, le juge n’a d’autre devoir que celui de constater le fait. S’il faut de l’adresse et de l’habileté dans la recherche des preuves d’un délit ; si l’on demande de la clarté et de la précision dans la manière d’en présenter le résultat, pour juger d’après ce résultat même, il ne faut que le simple bon sens ; et ce guide est moins trompeur que tout le savoir d’un juge, accoutumé à ne chercher partout que des coupables, et à tout ramener au système qu’il s’est fait d’après ses études.

Heureuses les nations chez qui la connaissance des lois ne serait pas une science !

C’est une loi bien sage et dont les effets sont toujours heureux, que celle qui prescrit que chacun soit jugé par ses pairs ; car lorsqu’il s’agit de la fortune et de la liberté d’un citoyen, tous les sentimens qu’inspire l’inégalité doivent se taire. Or, le mépris avec lequel l’homme puissant regarde celui que l’infortune accable, et l’indignation qu’excite dans l’homme de condition médiocre la vue du coupable qui est au-dessus de lui par son rang : ces sentimens dangereux n’ont pas lieu dans les jugemens dont je parle.

Quand le coupable et l’offensé sont de conditions inégales, les juges doivent être pris, moitié parmi les pairs de l’accusé, et moitié parmi ceux de l’offensé, afin de balancer ainsi les intérêts personnels qui modifient malgré nous les apparences des objets, et de ne laisser parler que la vérité et les lois.

Il est encore très-juste que le coupable puisse récuser un certain nombre de ceux de ses juges qui lui sont suspects ; et si l’accusé jouit constamment de ce droit, il l’exercera avec réserve ; car autrement, il semblerait se condamner lui-même.

Que les jugemens soient publics ; que les preuves du crime soient publiques aussi, et l’opinion, qui est peut-être le seul lien des sociétés, mettra un frein à la violence et aux passions. Le peuple dira : « Nous ne sommes point esclaves, nous sommes protégés par les lois. » Ce sentiment de sécurité, qui inspire le courage, équivaut à un tribut pour le souverain qui entend ses véritables intérêts.

Je n’entrerai pas dans d’autres détails sur les précautions qu’exige l’établissement de ces sortes d’institutions. Pour ceux à qui il est nécessaire de tout dire, je dirais tout inutilement.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE VII.

DES COMMISIONS, etc.


« François Ier, étant à Marcoussi, devant le tombeau de Montagu, décapité sous Charles VI, il lui échappa de dire que c’était dommage qu’un tel homme fût mort par justice. Un moine, qui était présent, lui répondit : Sire, il ne fut pas condamné par justice, mais par commissaires.

» Le prince qui substitue des juges forcés aux organes ordinaires de la loi, annonce le dessein de satisfaire des vengeances ; et la seule différence qu’on puisse apercevoir entre les commissaires qu’il nomme et des assassins, c’est que les premiers se chargent d’infliger la mort, en la faisant précéder de la cérémonie d’une sentence, et que les derniers la donnent eux-mêmes, et sur-le-champ.

» Sous quelque couleur qu’on présente les tribunaux d’exception, quelque nom qu’on leur donne, sous quelque prétexte qu’on les institue, on doit les regarder comme des tribunaux de sang.

» N’attendez de ces tribunaux ni pitié, ni humanité, ni sentiment de justice ; ne vous reposez pas même avec confiance sur le caractère qu’ont pu montrer jusque-là les individus qui les composent. Tout homme assez lâche pour accepter une mission qui le mettra dans le cas de punir des actions qui ne sont réputées crimes que parce qu’elles déplaisent à un despote ou à une faction, fait le sacrifice de son honneur ; et dès ce jour, il est acquis à l’injustice.

» Il n’est que trop vrai que, lorsque les princes ou les factions veulent des assassins, ils en trouvent…, comme ils trouvent des juges lorsqu’on a besoin d’environner de certaines formes les vengeances qu’on a dessein d’exercer.

» C’est une règle aussi, que lorsque les princes ou les factions veulent des supplices, ils créent des commissions spéciales, ils nomment pour juges des bourreaux, et ils ont la certitude que tout homme, que tout magistrat qui acceptera ce lâche mandat, s’en rendra digne, et qu’il méritera son salaire.

» Mais un despote se sert des juges d’exception comme de vils instrumens, qu’il brise dès l’instant où il cesse d’en avoir besoin. L’iniquité de leurs jugemens a révolté les esprits ; et si le prince conserve quelque sentiment de pudeur, il ne peut désormais s’excuser qu’en rejetant sur eux ses propres excès.

» Si quelques-uns de ces juges d’iniquité ont échappé à la juste vengeance qui les poursuivait, considérez leur existence ignominieuse ; voyez-les, repoussés, méprisés ; interrogez votre cœur, et demandez-vous si leur supplice ne vous effraie pas !

» Ils vous diront qu’ils ont rempli leurs devoirs ; que la loi leur imposait de rigoureuses obligations ; que les circonstances…

» Mais entendez la voix bien plus puissante de la patrie et de l’humanité, qui leur répond : Vous êtes devenus coupables dès l’instant où vous avez consenti à être les ministres d’un pouvoir destructeur, les agens d’une faction qui voulait exterminer tout ce qui lui était contraire, les organes d’une loi de sang, et qui ne vous laissait d’autre tâche que celle de frapper d’innocentes victimes, ou de punir des opinions qui n’étaient pas les vôtres. » (Berenger, De la Justice criminelle en France, titre Ier, chap. 2.)


CHAPITRE VIII.

DES TÉMOINS.


Il est important, dans toute bonne législation, de déterminer d’une manière exacte le degré de confiance que l’on doit accorder aux témoins, et la nature des preuves nécessaires pour constater le délit.

Tout homme raisonnable, c’est-à-dire tout homme qui mettra de la raison dans ses idées, et qui éprouvera les mêmes sensations que les autres hommes, pourra être reçu en témoignage. Mais la confiance qu’on lui accorde doit se mesurer sur l’intérêt qu’il a de dire, ou de ne pas dire la vérité.

Ainsi, c’est sur des motifs frivoles et absurdes, que les lois n’admettent en témoignage, ni les femmes, à cause de leur faiblesse, ni les condamnés, parce qu’ils sont morts civilement, ni les personnes notées d’infamie[10], puisque, dans tous ces cas, un témoin peut dire la vérité, lorsqu’il n’a aucun intérêt à mentir[11].

Parmi les abus de mots qui ont eu quelque influence sur les affaires de ce monde, un des plus remarquables est celui qui fait regarder comme nulle la déposition d’un coupable déjà condamné. De graves jurisconsultes font ce raisonnement : Cet homme est frappé de mort civile ; or, un mort n’est plus capable de rien… On a sacrifié bien des victimes à cette vaine métaphore ; et bien souvent on a contesté sérieusement à la vérité sainte, le droit de l’emporter sur les formes judiciaires.

Sans doute, il ne faut pas que les dépositions d’un coupable déjà condamné puissent retarder le cours de la justice ; mais pourquoi, après la sentence, ne pas accorder aux intérêts de la vérité et à la terrible situation du coupable, quelques instans encore, pour justifier, s’il est possible, ou ses complices ou lui-même, par des dépositions nouvelles qui changent la nature du fait ?

Les formalités et de sages lenteurs sont nécessaires dans les procédures criminelles, soit parce qu’elles ne laissent rien à l’arbitraire du juge, soit parce qu’elles font comprendre au peuple que les jugemens sont rendus avec solennité et selon les règles, et non précipitamment dictés par l’intérêt ; soit enfin parce que la plupart des hommes, esclaves de l’habitude, et plus propres à sentir qu’à raisonner, en conçoivent une idée plus auguste des fonctions du magistrat.

La vérité, souvent trop simple ou trop compliquée, a besoin de quelque pompe extérieure pour se concilier les respects du peuple.

Mais les formalités doivent être fixées par les lois, dans des bornes où elles ne puissent nuire à la vérité. Autrement, ce serait une nouvelle source d’inconvéniens funestes.

J’ai dit qu’on pouvait admettre en témoignage toute personne qui n’a aucun intérêt de mentir. On doit donc accorder au témoin plus ou moins de confiance, à proportion de la haine ou de l’amitié qu’il porte à l’accusé, et des autres relations plus ou moins étroites qu’ils ont ensemble.

Un seul témoin ne suffit pas, parce que l’accusé niant ce que le témoin affirme, il n’y a rien de certain, et qu’alors la justice doit respecter le droit que chacun a d’être cru innocent[12]

On doit accorder aux témoins une confiance d’autant plus circonspecte, que les crimes sont plus atroces, et les circonstances de ces crimes plus invraisemblables[13]. Telles sont, par exemple, les accusations de magie et les actions gratuitement cruelles. Dans le premier cas, il vaut mieux croire que les témoins font un mensonge, parce qu’il est plus commun de voir plusieurs hommes calomnier de concert, par haine ou par ignorance, que de voir un homme exercer un pouvoir que Dieu a refusé à tout être créé.

De même, on ne doit pas admettre avec précipitation l’accusation d’une cruauté sans motifs, parce que l’homme n’est cruel que par intérêt, par haine, ou par crainte. Le cœur humain est incapable d’un sentiment inutile ; tous ses sentimens sont le résultat des impressions que les objets ont faites sur les sens.

On doit aussi accorder moins de confiance à un homme qui est membre d’un ordre, ou d’une caste, ou d’une société particulière, dont les coutumes, et les maximes ne sont pas généralement connues, ou diffèrent des usages communs, parce qu’avec ses propres passions cet homme a encore les passions de la société dont il fait partie.

Enfin, les dépositions des témoins doivent être à-peu-près nulles, lorsqu’il s’agit de quelques paroles dont on veut faire un crime, parce que le ton, les gestes, et tout ce qui précède ou suit les différentes idées que les hommes attachent à leurs paroles, altèrent et modifient tellement les discours, qu’il est presque impossible de les répéter avec exactitude.

Les actions violentes, qui font les véritables délits, laissent des traces remarquables dans la multitude des circonstances qui les accompagnent et des effets qui en dérivent ; mais les paroles ne laissent rien après elles, et ne subsistent que dans la mémoire, presque toujours infidèle et souvent séduite, de ceux qui les ont entendues.

Il est donc infiniment plus aisé de fonder une calomnie sur des discours que sur des actions, puisque le nombre des circonstances qu’on allègue pour prouver les actions, fournit à l’accusé d’autant plus de ressources pour se justifier ; au lieu qu’un délit de paroles ne présente ordinairement aucun moyen de justification[14].


CHAPITRE IX.

DES ACCUSATIONS SECRÈTES.


Les accusations secrètes sont un abus manifeste, mais consacré et devenu nécessaire dans plusieurs gouvernemens, par la faiblesse de leur constitution. Un tel usage rend les hommes faux et perfides. Celui qui soupçonne un délateur dans son concitoyen, y voit aussitôt un ennemi. On s’accoutume alors à masquer ses propres sentimens ; et l’habitude de les cacher aux autres fait que bientôt on se les dissimule à soi-même.

Malheur aux peuples qui sont arrivés à ce point funeste ! Égarés, sans guide et sans principes stables, ils flottent à l’aventure sur la vaste mer de l’incertitude, uniquement occupés d’échapper aux monstres qui les menacent. Un avenir entouré de mille dangers empoisonne pour eux les momens présens. Les plaisirs durables de la tranquillité et de la sécurité leur sont inconnus. S’ils ont joui à la hâte et dans le trouble, de quelques instans de bonheur, répandus çà et là sur le triste cours de leur malheureuse vie, ces momens si rares et sitôt passés suffisent-ils pour les consoler d’avoir vécu ?

Est-ce parmi de tels hommes que nous aurons d’intrépides soldats, défenseurs de la patrie et du trône ? Y trouverons-nous des magistrats incorruptibles, qui sachent soutenir et développer les véritables intérêts du souverain, avec une éloquence libre et patriotique, qui déposent en même temps aux pieds du monarque les tributs et les bénédictions de tous les citoyens, qui rapportent dans le palais des grands et sous l’humble toit du pauvre, la sécurité, la paix, l’assurance, et qui donnent au travail et à l’industrie l’espérance d’un sort toujours plus doux ?… C’est sur-tout ce dernier sentiment qui ranime les états et leur donne une vie nouvelle.

Qui pourra se défendre de la calomnie, lorsqu’elle est armée du bouclier le plus sûr de la tyrannie : le secret ?…

Quel misérable gouvernement que celui où le souverain soupçonne un ennemi dans chacun de ses sujets, et se trouve forcé, pour assurer le repos public, de troubler celui de chaque citoyen !

Quels sont donc les motifs sur lesquels on s’appuie pour justifier les accusations et les peines secrètes ? La tranquillité publique ? la sûreté et le maintien de la forme du gouvernement ? Il faut avouer que c’est une étrange constitution, que celle où le gouvernement, qui a pour lui la force, et l’opinion plus puissante que la force, semble cependant redouter chaque citoyen !

Craint-on que l’accusateur ne soit pas en sûreté ? Les lois sont donc insuffisantes pour le défendre, et les sujets plus puissans que le souverain et les lois.

Voudrait-on sauver le délateur de l’infamie où il s’expose ? Ce serait avouer que l’on autorise les calomnies secrètes, mais que l’on punit les calomnies publiques.

S’appuierait-on sur la nature du délit ? Si le gouvernement est assez malheureux pour regarder comme des crimes certaines actions indifférentes ou même utiles au public, il a raison : les accusations et les jugemens ne sauraient jamais être assez secrets.

Mais peut-il y avoir un délit, c’est-à-dire, une offense faite à la société, qu’il ne soit pas de l’intérêt de tous de punir publiquement ? Je respecte tous les gouvernemens ; je ne parle d’aucun en particulier, et je sais qu’il est des circonstances où les abus semblent tellement inhérens à la constitution d’un état, qu’il ne paraît pas possible de les déraciner sans détruire le corps politique. Mais si j’avais à dicter de nouvelles lois dans quelque coin isolé de l’univers, ma main tremblante se refuserait à autoriser les accusations secrètes : je croirais voir toute la postérité me reprocher les maux affreux qu’elles entraînent[15].

Montesquieu l’a déjà dit : Les accusations publiques sont conformes à l’esprit du gouvernement républicain, où le zèle du bien général doit être la première passion des citoyens. Dans les monarchies, où l’amour de la patrie est très-faible, par la nature même du gouvernement, c’est un établissement sage, que ces magistrats chargés de mettre en accusation, au nom du public, les infracteurs des lois. Mais tout gouvernement, républicain ou monarchique, doit infliger au calomniateur la peine que l’accusé eût subie, s’il eût été coupable.


CHAPITRE X.

DES INTERROGATIONS SUGGESTIVES.


Nos lois interdisent les interrogations suggestives, c’est-à-dire celles qui portent sur le fait même du délit ; parce que, selon nos jurisconsultes, on ne doit interroger que sur la manière dont le crime a été commis, et sur les circonstances qui l’ont accompagné.

Mais un juge ne peut se permettre les questions directes, qui suggéreraient à l’accusé une réponse immédiate. Le juge qui interroge, disent les criminalistes, ne doit aller au fait qu’indirectement, et jamais en droite ligne.

Si l’on a établi cette méthode pour éviter de suggérer au coupable une réponse qui le sauve, ou parce qu’on a regardé comme une chose monstrueuse, et contre la nature, qu’un homme s’accuse lui-même, quel que soit le but que l’on s’est proposé en interdisant les interrogations suggestives, on a fait tomber les lois dans une contradiction bien remarquable, puisqu’en même temps on a autorisé la torture.

Est-il en effet une interrogation plus suggestive que la douleur ? Le scélérat robuste, qui peut éviter une peine longue et rigoureuse, en souffrant avec force des tourmens d’un instant, garde un silence obstiné, et se voit absous. Mais la question arrache à l’homme faible un aveu par lequel il se délivre de la douleur présente, qui l’affecte plus fortement que tous les maux à venir.

Et si une interrogation spéciale est contraire à la nature, en obligeant le coupable à s’accuser lui-même, n’y sera-t-il pas plus violemment contraint par les tourmens et les convulsions de la douleur ? Mais les hommes s’occupent bien plus, dans leur règle de conduite, de la différence des mots que de celle des choses.

Observons, en finissant, que celui qui s’obstinerait à ne pas répondre dans l’interrogatoire qu’on lui fait subir, mérite de subir une peine qui doit être fixée par les lois.

Il faut que cette peine soit très-grave ; car le silence d’un criminel, devant le juge qui l’interroge, est pour la société un scandale, et pour la justice une offense qu’il faut prévenir autant que possible.

Mais cette peine particulière n’est plus nécessaire, lorsque le crime est déjà constaté et le criminel convaincu, puisque alors l’interrogatoire devient inutile. Pareillement, les aveux de l’accusé ne sont pas nécessaires, lorsque des preuves suffisantes ont démontré qu’il est évidemment coupable du crime dont il s’agit. Ce dernier cas est le plus ordinaire ; et l’expérience montre que dans la plupart des procédures criminelles, les coupables nient tout.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE X.

L’ACCUSÉ DEVANT SES JUGES.


« Le moment critique est arrivé, où l’accusé va paraître aux yeux de ses juges. Je me hâte de le demander : Quel est l’accueil que vous lui destinez ? Le recevrez-vous en magistrat ou bien en ennemi ? Prétendez-vous l’épouvanter, ou vous instruire ? Que deviendra cet homme, enlevé subitement à son cachot, ébloui du jour qu’il revoit, et transporté tout à coup au milieu des hommes qui vont traiter de sa mort ? Déjà tremblant, il lève à peine un œil incertain sur les arbitres de son sort, et leurs sombres regards épouvantent et repoussent les siens. Il croit lire d’avance son arrêt sur les replis sinistres de leurs fronts ; ses sens déjà troublés sont frappés par des voix rudes et menaçantes ; le peu de raison qui lui reste achève de le confondre, ses idées s’effacent, sa faible voix pousse a peine une parole hésitante ; et, pour comble de maux, ses juges imputent peut-être au trouble du crime un désordre que produit la terreur seule de leur aspect. Quoi ! vous vous méprenez sur la consternation de cet accusé, vous qui n’oseriez peut-être parler avec assurance devant quelques hommes assemblés ! Éclaircissez ce front sévère ; laissez lire dans vos regards cette tendre inquiétude pour un homme qu’on désire trouver innocent ; que votre voix, douce dans sa gravité, semble ouvrir avec votre bouche un passage à votre cœur ; contraignez cette horreur secrète que vous inspirent la vue de ces fers, et les dehors affreux de la misère ; gardez-vous de confondre ces signes équivoques du crime avec le crime même ; et songez que ces tristes apparences cachent peut-être un homme vertueux. Quel objet ! Levez les yeux, et voyez sur vos têtes l’image de votre Dieu, qui fut un innocent accusé : vous êtes homme, soyez humain ; vous êtes juge, soyez modéré ; vous êtes chrétien, soyez charitable. Homme, juge, chrétien, qui que vous soyez, respectez le malheur, soyez doux et compatissant pour un homme qui se repent, et qui, peut-être, n’a point à se repentir.

» Mais laissons la contenance du juge, pour parler d’un art dangereux dont j’ai souvent entendu vanter l’utilité ; c’est celui d’égarer l’accusé par des interrogations captieuses, même par des suppositions fausses, et d’employer enfin l’artifice et le mensonge à découvrir la vérité. Cet art n’est pas bien difficile ; on trouble la tête d’un malheureux accusé par cent questions disparates : on affecte de ne pas suivre l’ordre des faits ; on lui éblouit la vue, en le faisant tourner avec rapidité autour d’une foule de différens objets ; et l’arrêtant tout à coup, on lui suppose un aveu qu’il n’a pas fait, on lui dit : Voilà ce que tu viens de confesser, tu te contredis, tu mens, et tu es perdu.

» Quel méprisable artifice ! et quel est son effet ? L’accusé reste interdit ; les paroles de son juge tombent sur sa tête comme un foudre imprévu ; il est étonné de se voir trahi par lui-même ; il perd la mémoire et la raison ; les faits se brouillent et se confondent ; et souvent une contradiction supposée le fait tomber dans une contradiction réelle.

» Cet art est odieux autant qu’injuste ; n’en souillons point nos honorables fonctions ; n’ayons d’autre art que la simplicité ; allons au vrai par le vrai ; suivons un accusé dans tous les faits, mais pas à pas et sans le presser ; observons sa marche, mais sans l’égarer ; et s’il tombe, que ce soit sous l’effort de la vérité, et non pas sous nos piéges.

» Ici un spectacle effrayant se présente tout à coup à mes yeux ; le juge se lasse d’interroger par la parole, il veut interroger par les supplices ; impatient dans ses recherches, et peut-être irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaînes, des leviers, et tous ces instrument inventés pour la douleur. Un bourreau vient se mêler aux fonctions de la magistrature, et termine, par la violence, un interrogatoire commencé par la liberté… Et nous reprochons aux anciens leurs cirques et leurs gladiateurs !… » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)


CHAPITRE XI.

DES SERMENS.


C’est encore une contradiction entre les lois et les sentimens naturels, que d’exiger d’un accusé le serment de dire la vérité, lorsqu’il a le plus grand intérêt à la taire ; comme si l’homme pouvait jurer de bonne foi qu’il va contribuer à sa propre destruction ! comme si, le plus souvent, la voix de l’intérêt n’étouffait pas dans le cœur humain celle de la religion !

L’histoire de tous les siècles prouve que ce don sacré du ciel est la chose dont on abuse le plus. Et comment les scélérats la respecteront-ils, si elle est tous les jours outragée par les hommes que l’on regarde comme les plus sages et les plus vertueux !

Les motifs que la religion oppose à la crainte des tourmens et à l’amour de la vie sont presque toujours trop faibles, parce qu’ils ne frappent pas les sens. Les choses du ciel sont soumises à des lois toutes différentes de celles de la terre. Pourquoi compromettre ces lois les unes avec les autres ? Pourquoi placer l’homme dans l’affreuse alternative d’offenser Dieu, ou de se perdre lui-même ? C’est ne laisser à l’accusé que le choix d’être mauvais chrétien, ou martyr du serment. On détruit ainsi toute la force des sentimens religieux, unique soutien de l’honnêteté dans le cœur de la plupart des hommes[16] ; et peu à peu les sermens ne sont plus qu’une simple formalité sans conséquence.

Que l’on consulte l’expérience, on reconnaîtra que les sermens sont inutiles, puisqu’il n’y a point de juge qui ne convienne que jamais le serment n’a fait dire la vérité à un coupable.

La raison fait voir que cela doit être ainsi, parce que toutes les lois opposées aux sentimens naturels de l’homme sont vaines, et conséquemment funestes.

De telles lois peuvent être comparées à une digue que l’on élèverait directement au milieu des eaux d’un fleuve, pour en arrêter le cours ; ou la digue est renversée sur-le-champ par le torrent qui l’emporte ; ou bien il se forme au-dessous d’elle un gouffre qui la mine, et la détruit insensiblement.


CHAPITRE XII.

DE LA QUESTION OU TORTURE.


C’est une barbarie consacrée par l’usage dans la plupart des gouvernemens, que de donner la torture à un coupable pendant que l’on poursuit son procès, soit pour tirer de lui l’aveu du crime, soit pour éclaircir les contradictions où il est tombé, soit pour découvrir ses complices, ou d’autres crimes dont il n’est pas accusé, mais dont il pourrait être coupable, soit enfin parce que des sophistes incompréhensibles ont prétendu que la torture purgeait l’infamie.

Un homme ne peut être considéré comme coupable, avant la sentence du juge ; et la société ne peut lui retirer la protection publique, qu’après qu’il est convaincu d’avoir violé les conditions auxquelles elle lui avait été accordée. Le droit de la force peut donc seul autoriser un juge à infliger une peine à un citoyen, lorsqu’on doute encore s’il est innocent ou coupable.

Voici une proposition bien simple : ou le délit est certain, ou il est incertain. S’il est certain, il ne doit être puni que de la peine fixée par la loi, et la torture est inutile, puisqu’on n’a plus besoin des aveux du coupable. Si le délit est incertain, n’est-il pas affreux de tourmenter un innocent ? Car, devant les lois, celui-là est innocent dont le délit n’est pas prouvé.

Quel est le but politique des châtimens ? La terreur qu’ils impriment dans les cœurs portés au crime.

Mais que doit-on penser des tortures, de ces supplices secrets que la tyrannie emploie dans l’obscurité des cachots, et qui sont réservés à l’innocent comme au coupable ?

Il est important qu’aucun délit connu ne demeure impuni ; mais il n’est pas toujours utile de découvrir l’auteur d’un délit enseveli dans les ténèbres de l’incertitude.

Un crime déjà commis, auquel il n’y a plus de remède, ne peut être puni par la société politique, que pour empêcher les autres hommes d’en commettre de semblables par l’espérance de l’impunité[17].

S’il est vrai que la plupart des hommes respectent les lois par crainte ou par vertu ; s’il est probable qu’un citoyen les aura plutôt suivies que violées, un juge, en ordonnant la torture, s’expose continuellement à tourmenter un innocent.

Je dirai encore qu’il est monstrueux et absurde d’exiger qu’un homme soit lui-même son accusateur[18] ; de chercher à faire naître la vérité par les tourmens, comme si cette vérité résidait dans les muscles et dans les fibres du malheureux ! La loi qui autorise la torture est une loi qui dit : « Hommes, résistez à la douleur. La nature vous a donné un amour invincible de votre être, et le droit inaliénable de vous défendre ; mais je veux créer en vous un sentiment tout contraire ; je veux vous inspirer une haine héroïque de vous-mêmes ; je vous ordonne de devenir vos propres accusateurs, de dire enfin la vérité au milieu des tortures qui briseront vos os et déchireront vos muscles… »

Cet infâme moyen de découvrir la vérité est un monument de la barbare législation de nos pères, qui honoraient du nom de Jugemens de Dieu, les épreuves du feu, celles de l’eau bouillante, et le sort incertain des combats. Ils s’imaginaient, dans un orgueil stupide, que Dieu, sans cesse occupé des querelles humaines, interrompait à chaque instant le cours éternel de la nature, pour juger des procès absurdes ou frivoles[19].

La seule différence qu’il y ait entre la torture et les épreuves du feu, c’est que la torture ne prouve le crime que si l’accusé veut avouer, au lieu que les épreuves brûlantes laissaient une marque extérieure, que l’on regardait comme la preuve du crime.

Mais cette différence est plus apparente que réelle. L’accusé est aussi peu le maître de ne pas avouer ce qu’on exige de lui, au milieu des tourmens, qu’il l’était autrefois d’empêcher, sans fraude, les effets du feu et de l’eau bouillante.

Tous les actes de notre volonté sont proportionnés à la force des impressions sensibles qui les causent ; et la sensibilité de tout homme est bornée[20]. Or, si l’impression de la douleur devient assez forte pour occuper toute la puissance de l’âme, elle ne laisse à celui qui souffre aucune autre activité à exercer que de prendre, au moment même, la voie la plus courte pour éloigner les tourmens actuels.

Ainsi l’accusé ne peut pas plus éviter de répondre, qu’il ne pourrait échapper aux impressions du feu et de l’eau.

Ainsi l’innocent s’écriera qu’il est coupable, pour faire cesser des tortures qu’il ne peut plus supporter ; et le même moyen employé pour distinguer l’innocent et le criminel, fera évanouir toute différence entre eux.

La torture est souvent un sûr moyen de condamner l’innocent faible, et d’absoudre le scélérat robuste. C’est là ordinairement le résultat terrible de cette barbarie que l’on croit capable de produire la vérité, de cet usage digne des cannibales, et que les Romains, malgré la dureté de leurs mœurs, réservaient pour les seuls esclaves, pour ces malheureuses victimes d’un peuple dont on a trop vanté la féroce vertu.

De deux hommes, également innocens ou également coupables, celui qui se trouvera le plus courageux et le plus robuste, sera absous, mais le plus faible sera condamné en vertu de ce raisonnement : « Moi, juge, il faut que je trouve un coupable. Toi, qui es vigoureux, tu as su résister à la douleur, et pour cela je t’absous. Toi, qui es plus faible, tu as cédé à la force des tourmens ; ainsi, je te condamne. Je sens bien qu’un aveu arraché par la violence de la torture n’a aucune valeur ; mais, si tu ne confirmes à présent ce que tu as confessé, je te ferai tourmenter de nouveau[21]. »

Le résultat de la question est donc une affaire de tempérament et de calcul, qui varie dans chaque homme en proportion de sa force et de sa sensibilité ; de sorte que, pour prévoir le résultat de la torture, il ne faudrait que résoudre le problème suivant, plus digne d’un mathématicien que d’un juge : « La force des muscles et la sensibilité des fibres d’un accusé étant connues, trouver le degré de douleur qui l’obligera de s’avouer coupable d’un crime donné. »

On interroge un accusé, pour connaître la vérité ; mais si on la démêle si difficilement dans l’air, le geste et la physionomie d’un homme tranquille, comment la découvrira-t-on dans des traits décomposés par les convulsions de la douleur, lorsque tous les signes qui trahissent quelquefois la vérité sur le front des coupables, seront altérés et confondus ?

Toute action violente fait disparaître les petites différences des mouvemens par lesquels on distingue quelquefois la vérité du mensonge.

Il résulte encore de l’usage des tortures, une conséquence bien remarquable, c’est que l’innocent se trouve dans une position pire que celle du coupable. En effet, l’innocent que l’on applique à la question, a tout contre lui ; car il est condamné, s’il avoue le crime qu’il n’a pas commis ; ou bien, il sera absous, mais après avoir souffert des tourmens qu’il n’a point mérité de souffrir.

Le coupable, au contraire, a pour lui une combinaison favorable, puisqu’il est absous s’il supporte la torture avec fermeté, et qu’il évite les supplices dont il est menacé, en subissant une peine bien plus légère. — Ainsi, l’innocent a tout à perdre, le coupable ne peut que gagner.

Ces vérités ont enfin été senties, quoique confusément, par les législateurs eux-mêmes ; mais ils n’ont pas, pour cela, supprimé la torture. Seulement ils conviennent que les aveux de l’accusé, dans les tourmens, sont nuls, s’il ne les confirme ensuite par serment. — Mais s’il refuse de les confirmer, il est torturé de nouveau.

Chez quelques nations, et selon certains jurisconsultes, ces odieuses violences ne sont permises que jusqu’à trois fois ; mais dans d’autres pays, et selon d’autres docteurs, le droit de torturer est entièrement abandonné à la discrétion du juge.

Il est inutile d’appuyer ces réflexions par les exemples sans nombre des innocens qui se sont avoués coupables au milieu des tortures. Il n’y a point de peuple, point de siècle, qui ne puisse citer les siens.

Les hommes sont toujours les mêmes : ils voient les choses présentes, sans s’occuper des suites qu’elles peuvent avoir. Il n’y a point d’homme, s’il a quelquefois élevé ses idées au-delà des premiers besoins de la vie, qui n’ait entendu la voix intérieure de la nature le rappeler à elle, et qui ne se soit vu tenté de se rejeter dans ses bras. Mais l’usage, ce tyran des âmes vulgaires, le comprime, et le retient dans ses erreurs.

Le second motif, pour lequel on applique à la question un homme que l’on suppose coupable, est l’espérance d’éclaircir les contradictions où il est tombé dans les interrogatoires qu’on lui a fait subir. Mais la crainte du supplice, l’incertitude du jugement qui va être prononcé, la solennité des procédures, la majesté du juge, l’ignorance même, également commune à la plupart des accusés innocens ou coupables, sont autant de raisons pour faire tomber en contradiction et l’innocence qui tremble, et le crime qui cherche à se cacher.

Pourrait-on croire que les contradictions, si ordinaires à l’homme, lors même qu’il a l’esprit tranquille, ne se multiplieront pas dans ces momens de trouble, où la pensée de se tirer d’un danger imminent absorbe l’âme toute entière ?

En troisième lieu, donner la torture à un malheureux, pour découvrir s’il est coupable d’autres crimes que celui dont on l’accuse, c’est lui faire cet odieux raisonnement : « Tu es coupable d’un délit, donc il est possible que tu en aies commis cent autres. Ce soupçon me pèse ; je veux m’en éclaircir ; je vais employer mon épreuve de vérité. Les lois te feront souffrir pour les crimes que tu as commis, pour ceux que tu as pu commettre, et pour ceux dont je veux te trouver coupable. »

On donne aussi la question à un accusé, pour découvrir ses complices[22]. Mais s’il est prouvé que la torture n’est rien moins qu’un sûr moyen de découvrir la vérité, comment fera-t-elle connaître les complices, puisque cette connaissance est une des vérités que l’on cherche ?

Il est certain que celui qui s’accuse lui-même, accusera les autres plus facilement encore.

D’ailleurs, est-il juste de tourmenter un homme pour les crimes d’un autre homme ? Ne peut-on pas découvrir les complices par les interrogatoires de l’accusé et des témoins, par l’examen des preuves et du corps de délit, enfin par tous les moyens employés pour constater le délit.

Les complices fuient presque toujours, aussitôt que leur compagnon est arrêté. La seule incertitude du sort qui les attend, les condamne à l’exil, et délivre la société de nouveaux attentats qu’elle pourrait craindre d’eux ; tandis que le supplice du coupable qu’elle a entre les mains, effraie les autres hommes, et les détourne du crime, ce qui est l’unique but des châtimens[23].

La prétendue nécessité de purger l’infamie est encore un des absurdes motifs de l’usage des tortures. Un homme déclaré infâme par les lois, devient-il pur, parce qu’il avoue son crime tandis qu’on lui brise les os ? La douleur, qui est une sensation, peut-elle détruire l’infamie, qui est une combinaison morale ? La torture est-elle un creuset, et l’infamie un corps mixte qui vienne y déposer tout ce qu’elle a d’impur ?

En vérité, des abus aussi ridicules ne devraient pas être soufferts au dix-huitième siècle.

L’infamie n’est point un sentiment sujet aux lois, ou réglé par la raison. Elle est l’ouvrage de l’opinion seule. Or, comme la torture même rend infâme celui qui l’endure, il est absurde qu’on veuille ainsi laver l’infamie par l’infamie même.

Il n’est pas difficile de remonter à l’origine de cette loi bizarre, parce que les absurdités adoptées par une nation entière, tiennent toujours à d’autres idées établies et respectées chez cette même nation. L’usage de purger l’infamie par la torture semble avoir sa source dans les pratiques de la religion, qui ont tant d’influence sur les esprits des hommes de tous les pays et de tous les temps. La foi nous enseigne que les souillures contractées par la faiblesse humaine, quand elles n’ont pas mérité la colère éternelle de l’Être-Suprême, sont purifiées dans un autre monde par un feu incompréhensible. Or, l’infamie est une tache civile ; et puisque la douleur et le feu du purgatoire effacent les taches spirituelles, pourquoi les tourmens de la question n’emporteraient-ils pas la tache civile de l’infamie ?

Je crois qu’on peut donner une origine à peu près semblable à l’usage qu’observent certains tribunaux, d’exiger les aveux du coupable, comme essentiels pour sa condamnation. Cet usage paraît tiré du mystérieux tribunal de la pénitence, où la confession des péchés est une partie nécessaire des sacremens.

C’est ainsi que les hommes abusent des lumières de la révélation ; et comme ces lumières sont les seules qui éclairent les siècles d’ignorance, c’est à elles que la docile humanité a recours dans toutes les occasions, mais pour en faire les applications les plus fausses et les plus malheureuses.

La solidité des principes que nous avons exposés dans ce chapitre, était connue des législateurs romains, qui ne soumirent à la torture que les seuls esclaves, espèce d’hommes qui n’avaient aucun droit, aucune part dans les avantages de la société civile. Ces principes ont été adoptés en Angleterre, par cette nation qui prouve l’excellence de ses lois par ses progrès dans les sciences, la supériorité de son commerce, l’étendue de ses richesses, sa puissance, et par de fréquens exemples de courage et de vertu politique.

La Suède, pareillement convaincue de l’injustice de la torture, n’en permet plus l’usage. Cette infâme coutume a été abolie par l’un des plus sages monarques de l’Europe, qui a porté la philosophie sur le trône, et qui, législateur bienfaisant, ami de ses sujets, les a rendus égaux et libres sous la dépendance des lois, seule liberté que des hommes raisonnables puissent attendre de la société, seule égalité qu’elle puisse admettre.

Enfin, les lois militaires n’ont point admis la torture ; et si elle pouvait avoir lieu quelque part, ce serait sans doute dans les armées, composées en grande partie de la lie des nations.

Chose étonnante pour qui n’a pas réfléchi sur la tyrannie de l’usage ! Ce sont des hommes endurcis aux meurtres, et familiarisés avec le sang, qui donnent aux législateurs d’un peuple en paix, l’exemple de juger les hommes avec plus d’humanité.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE XII.

DU SECRET, etc.


« Ce titre nous reporte à un autre siècle, et c’est au dix-neuvième que je l’écris.

» La jurisprudence criminelle distinguait jadis deux sortes de questions. L’une appelée préparatoire, lorsqu’il n’existait pas de preuves suffisantes contre un accusé prévenu d’un crime digne de mort. Cette espèce de question fut abolie par la déclaration du 24 août 1780.

» La seconde, appelée préalable, s’appliquait après le jugement de mort, et avant l’exécution, afin d’obtenir la révélation des complices. Celle-ci fut conservée, et n’a été abolie que par la loi du 9 octobre 1789. Une nation qui refaisait ses institutions, ne pouvait en laisser subsister une aussi barbare.

» Je pourrais expliquer les tourmens qu’on faisait subir… Mais, avec Montesquieu, « j’entends la voix de la nature qui crie contre moi. »

» Ne parlons donc pas de ce qui n’est plus ; c’est assez d’avoir à nous occuper de ce qui est. — La question est abolie : voilà ce que proclame notre législation. — Cependant, le besoin d’obtenir des aveux dans certaines causes, a fait imaginer un nouveau genre de tortures, auquel le plus ferme courage ne peut résister long-temps.

» Je veux parler du secret, et je ne crains pas de prendre sur moi toute la responsabilité des faits que je vais rapporter. Je mie borne à consigner ici les actes qui ont acquis le plus de publicité. Voici les moyens qui, à certaines époques, ont été employés dans quelques maisons de justice ou d’arrêt, pour forcer les détenus à faire des révélations.

» L’homme soumis à ce genre de torture, est ordinairement jeté dans un cachot étroit, qui le plus souvent est humide, pavé en pierres, et dont l’air ne se renouvelle qu’avec une extrême difficulté. Ce cachot ne reçoit un faible rayon de lumière, qu’au moyen d’un soufflet de bois adapté à une fenêtre grillée.

» On y place pour tout meuble un méchant garde-paille ; on n’y trouve nulle table, nulle chaise, en sorte que le prisonnier est obligé d’être constamment ou couché, ou debout.

» On ne lui permet la lecture d’aucun livre. La faible consolation d’écrire ses pensées lui est même refusée. Seul avec ses sombres réflexions, et le plus souvent au milieu d’une obscurité profonde, il ne trouve rien qui puisse le distraire de ses anxiétés.

» Un baquet placé auprès de lui, sert au soulagement des besoins de la nature, et contribue, par l’odeur infecte qu’il exhale, à rendre ce séjour insupportable.

» À toutes les heures du jour et de la nuit, on est réveillé par la bruyante vigilance d’un guichetier, qui, privé de toute sensibilité, ne respecte ni repos, ni douleur, agite avec fracas ses clés et ses verrous, et semble prendre plaisir à venir contempler vos souffrances.

» Du pain, souvent en petite quantité, est toute la nourriture de ce malheureux ; et il n’est pas rare que, dans certaines occasions, on oublie à dessein de la lui donner, afin de diminuer ses forces. On ne lui laisse ni couteau, ni instrument quelconque ; et c’est le guichetier qui prend le soin de diviser ses alimens.

» De temps en temps on le sort de cet horrible lieu, pour le conduire devant un juge interrogateur ; mais ses souvenirs sont confus, il se soutient à peine ; et après plusieurs interrogatoires, c’est un miracle si l’incohérence de ses réponses ne forme pas des contradictions, dont on fait ensuite contre lui autant de nouveaux chefs d’accusation.

» Rentré dans la prison, et s’il n’a pas rempli l’attente du juge, le concierge a ordre de redoubler de rigueurs. Ainsi, quelquefois, lorsque l’horreur de la solitude n’a rien pu sur une âme fortement trempée, on substitue à ce traitement un autre genre de supplice, La lumière éblouissante d’un réverbère remplace l’obscurité ; la lueur est tournée sur le grabat du prisonnier, lequel, pour éviter son éclat incommode, est obligé de tenir ses yeux affaiblis constamment fermés.

» Pendant ce temps, un agent de police, placé à l’autre extrémité du cachot et assis devant une table, l’observe en silence ; il épie ses mouvemens ; il ne laisse échapper aucun de ses soupirs sans en prendre note ; il recueille les paroles et les plaintes que la douleur lui arrache ; il lui ôte la dernière consolation, qu’on ne peut refuser à un infortuné, celle de gémir seul.

» Heureux le prisonnier, si ces agens mercenaires, qui se succèdent pour le surveiller, ne mentent jamais à leur conscience et à la vérité !

» Le temps pendant lequel on est soumis à ce régime, n’a point de mesure ; il est à l’arbitraire du magistrat. Tel y a été laissé cinq cent cinquante-deux jours, tel autre trois cent soixante-douze, tel autre cent un. Après ce traitement, ce n’est plus un homme qu’on rend à la lumière, c’est un spectre, c’est un cadavre, qui a souvent perdu jusqu’à la sensation de la douleur.

» Voilà par quelles tortures nous avons remplacé la question préparatoire d’autrefois.

» Enfin, lorsqu’un accusé est condamné à la peine capitale, si on espère en obtenir quelque révélation, on le soumet à de nouveaux tourmens, qui doivent toujours produire leur effet, puisqu’ils sont exercés sur un corps qui n’a presque plus de vie ; et c’est encore ainsi que nous avons remplacé l’ancienne question préalable. » (Bérenger, De la justice criminelle en France, etc., titre II, chap. 1er, § 9.)


CHAPITRE XIII.

DE LA DURÉE DES PROCÉDURES, ET DE LA PRESCRIPTION.


Lorsque le délit est constaté et les preuves certaines, il est juste d’accorder à l’accusé le temps et les moyens de se justifier, s’il le peut ; mais il faut que ce temps soit assez court pour ne pas retarder trop le châtiment, qui doit suivre de près le crime, si l’on veut qu’il soit un frein utile contre les scélérats.

Un amour mal entendu de l’humanité, pourra blâmer d’abord cette promptitude ; mais elle sera approuvée par ceux qui auront réfléchi sur les dangers multipliés que les extrêmes lenteurs de la législation font courir à l’innocence.

Il n’appartient qu’aux lois de fixer l’espace de temps que l’on doit employer à la recherche des preuves du délit, et celui qu’on doit accorder à l’accusé pour sa défense. Si le juge avait ce droit, il ferait les fonctions du législateur.

Lorsqu’il s’agit de ces crimes atroces, dont la mémoire subsiste long-temps parmi les hommes, s’ils sont une fois prouvés, il ne doit y avoir aucune prescription en faveur du criminel qui s’est soustrait au châtiment par la fuite. Mais il n’en est pas ainsi des délits ignorés et peu considérables : il faut fixer un temps, après lequel le coupable, assez puni par son exil volontaire, peut reparaître sans craindre de nouveaux châtimens.

En effet, l’obscurité qui a enveloppé long-temps le délit, diminue de beaucoup la nécessité de l’exemple, et permet de rendre au citoyen son état et ses droits, avec le pouvoir de devenir meilleur.

Je ne puis indiquer ici que des principes généraux. Pour en faire l’application précise, il faut avoir égard à la législation existante, aux usages du pays, aux circonstances. J’ajouterai seulement que, chez un peuple qui aurait reconnu les avantages des peines modérées, si les lois abrégeaient ou prolongeaient la durée des procédures et le temps de la prescription selon la grandeur du délit, si l’emprisonnement provisoire et l’exil volontaire étaient comptés pour une partie de la peine encourue par le coupable, on parviendrait à établir par là une juste progression de châtimens doux, pour un grand nombre de délits.

Mais le temps qu’on emploie à la recherche des preuves, et celui qui fixe la prescription, ne doivent pas être prolongés en raison de la grandeur du crime que l’on poursuit, parce que, tant qu’un crime n’est pas prouvé, plus il est atroce, moins il est vraisemblable. Il faudra donc quelquefois abréger le temps des procédures, et augmenter celui qu’on exige pour la prescription.

Ce principe paraît d’abord contradictoire avec celui que j’ai établi plus haut, qu’on peut décerner des peines égales pour des crimes différens, en considérant comme parties du châtiment, l’exil volontaire, ou l’emprisonnement qui a précédé la sentence. Je vais tâcher de m’expliquer plus clairement.

On peut distinguer deux classes de délits. La première est celle des crimes atroces, qui commence à l’homicide, et comprend au-delà toute la progression des plus horribles forfaits. Nous rangerons dans la seconde classe les délits moins affreux que le meurtre.

Cette distinction est puisée dans la nature. La sûreté des personnes est un droit naturel ; la sûreté des biens est un droit de société. Il y a bien peu de motifs qui puissent pousser l’homme à étouffer dans son cœur le sentiment naturel de la compassion, qui le détourne du meurtre. Mais, comme chacun est avide de chercher son bien-être, comme le droit de propriété n’est pas gravé dans les cœurs, et qu’il n’est que l’ouvrage des conventions sociales, il y a une foule de motifs qui portent les hommes à violer ces conventions.

Si l’on veut établir des règles de probabilité pour ces deux classes de délits, il faut les poser sur des bases différentes. Dans les grands crimes, par la raison même qu’ils sont plus rares, on doit diminuer la durée de l’instruction et de la procédure, parce que l’innocence dans l’accusé, est plus probable que le crime. Mais on doit prolonger le temps de la prescription[24].

Par ce moyen, qui accélère la sentence définitive, on ôte aux méchans l’espérance d’une impunité d’autant plus dangereuse, que les forfaits sont plus grands.

Au contraire, dans les délits moins considérables et plus communs, il faut prolonger le temps des procédures, parce que l’innocence de l’accusé est moins probable, et diminuer le temps fixé pour la prescription, parce que l’impunité est moins dangereuse.

Il faut aussi remarquer que, si l’on n’y prend garde, cette différence de procédure entre les deux classes de délits peut donner au criminel l’espoir de l’impunité, espoir d’autant plus fondé, que son forfait sera plus atroce, et conséquemment moins vraisemblable. Mais observons qu’un accusé renvoyé faute de preuves, n’est ni absous, ni condamné ; qu’il peut être arrêté de nouveau pour le même crime, et soumis à un nouvel examen, si l’on découvre de nouveaux indices de son délit, avant la fin du temps fixé pour la prescription, selon le crime qu’il a commis[25].

Tel est, du moins à, mon avis, le tempérament qu’on pourrait prendre pour assurer à la fois la sûreté des citoyens et leur liberté, sans favoriser l’une aux dépens de l’autre. Ces deux biens sont également le patrimoine inaliénable de tous les citoyens ; et l’un et l’autre sont entourés de périls, lorsque la sûreté individuelle est abandonnée à la merci d’un despote, et lorsque la liberté est protégée par l’anarchie tumultueuse.

Il se commet dans la société certains crimes, en même temps assez communs et difficiles à constater. Dès-lors, puisqu’il est presque impossible de prouver ces crimes, l’innocence est probable devant la loi. Et comme l’espérance de l’impunité contribue peu à multiplier ces sortes de délits, qui ont tous des causes différentes, l’impunité est rarement dangereuse. On peut donc ici diminuer également le temps des procédures et celui de la prescription.

Mais selon les principes reçus, c’est principalement pour les crimes difficiles à prouver, comme l’adultère, la pédérastie, qu’on admet arbitrairement les présomptions, les conjectures, les demi-preuves, comme si un homme pouvait être demi-innocent ou demi-coupable, et mériter d’être demi-absous ou demi-puni !

C’est sur-tout dans ce genre de délits, que l’on exerce les cruautés de la torture sur l’accusé, sur les témoins, sur la famille entière du malheureux qu’on soupçonne, d’après les odieuses leçons de quelques criminalistes, qui ont écrit avec une froide barbarie des compilations d’iniquités, qu’on ose donner pour règle aux magistrats, et pour lois aux nations.

Lorsqu’on réfléchit sur toutes ces choses, on est forcé de reconnaître avec douleur, que la raison n’a presque jamais été consultée dans les lois que l’on a données aux peuples. Les forfaits les plus atroces, les délits les plus obscurs et les plus chimériques, par conséquent les plus invraisemblables, sont précisément ceux que l’on a regardés comme constatés sur de simples conjectures, et sur les indices les moins solides et les plus équivoques. Il semblerait que les lois et le magistrat n’ont intérêt qu’à trouver un délit, et non à chercher la vérité, et que le législateur n’a pas vu qu’il s’expose sans cesse au risque de condamner un innocent, en prononçant sur des crimes invraisemblables ou mal prouvés.

  1. On a voulu désigner ici J. J. Rousseau.
  2. Ces deux lignes ont été ajoutées par l’abbé Morellet.
  3. Beccaria est trop modeste ; je ne connais point de nation où l’on ait osé écrire avant lui en faveur de l’homme exposé aux faux principes et à l’atrocité des tribunaux. On n’a pas écrit en Angleterre ; mais on pratique. (Note de Brissot de Warville.)
  4. On a critiqué, comme une assertion positive, ce sentiment de Beccaria, que tout homme voudrait, s’il était possible, n’être pas lié par les obligations qui lient les autres hommes, et faire de soi-même le centre de toutes les combinaisons de l’univers.

    « Cette critique n’est pas juste. L’auteur du livre des Délits sait bien que cette prétention serait une chimère ; et c’est ce qu’il indique très-clairement par cette condition, s’il était possible ; car c’est sans doute une chimère que de vouloir une chose qui n’est pas possible. Il ne s’agit pas ici d’un homme sensé, ni de ce moment de réflexion où l’homme balance avec justesse les avantages et les inconvéniens qui résultent pour lui de l’état de société, en opposition avec l’état de liberté illimitée de chaque individu avant la réunion ; il s’agit de ces momens de passion et d’ignorance, où l’homme qui a consenti à perdre une partie de sa liberté voudrait pourtant l’exercer toute entière ; il s’agit de ces désirs cachés et toujours subsistans dans le cœur, par lesquels nous regrettons cette portion de liberté que nous avons sacrifiée, malgré les avantages que ce sacrifice nous a apportés.

    » L’auteur italien sait bien, et le dit en plus d’un endroit, que si la loi n’oblige pas le particulier, aucun membre de la société ne sera obligé envers lui, et que le particulier perdrait à cela plus qu’il ne gagnerait. Mais il n’en est pas moins vrai, que chaque particulier, dans les momens de passion, et même habituellement, voudrait, ou du moins désirerait, d’un désir faible si l’on veut et continuellement réprimé, mais qui n’en est pas moins réel, désirerait, dis-je, que, s’il était possible, les conventions qui lient les autres ne le liassent pas lui-même. » (Note inédite de l’abbé Morellet.)

  5. On observera que le mot droit n’est pas contradictoire au mot force. Le droit est la force soumise à des lois, pour l’avantage du plus grand nombre. Par justice, j’entends les liens qui réunissent d’une manière stable les intérêts particuliers. Si ces liens étaient brisés, il n’y aurait plus de société. Il faut éviter d’attacher au mot justice, l’idée d’une force physique, ou d’un être existant. La justice est tout simplement le point de vue sous lequel les hommes envisagent les choses morales, pour le bien-être de chacun. Je n’entends point parler ici de la justice de Dieu, qui est d’une autre nature, et qui a ses rapports immédiats avec les peines et les récompenses d’une vie à venir (*). (Note de l’auteur.)

    (*) Ces distinctions et explications ne sont pas claires, et cela n’est point étonnant : c’est de la métaphysique du droit romain. (Note de Brissot de Warville.)

  6. Dans les états monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, et les fait punir ou absoudre ; s’il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie. Dans ces mêmes états, le prince a souvent les confiscations ; s’il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie. (Montesquieu, de l’Esprit des lois, liv. VI, chap. 5.)

    — « Le souverain assure en général, que, par tel fait ou dans tel cas, le contrat social est violé, mais il n’accuse point de ce fait l’homme qu’il s’agit de juger ; et lors même que la partie publique porte plainte, elle ne fait que demander qu’on informe. L’accusateur est celui qui affirme qu’un tel a commis telle action. L’auteur a reconnu lui-même que la règle du juste et de l’injuste est pour le juge une simple question de fait. Il a dit aussi que les décrets sont toujours opposés à la liberté politique, lorsqu’ils ne sont pas une application particulière d’une maxime générale. Il y a donc trois choses à distinguer ici : la maxime que le souverain établit, le fait particulier que l’accusateur affirme, et l’application que fait le juge de cette maxime à ce fait, après l’avoir bien constaté. Le souverain n’est donc pas la partie de l’accusé ; et ce n’est pas pour cette raison, qu’il n’en doit pas être le juge. » (Note de Diderot.)

  7. Si chaque citoyen a des obligations à remplir envers la société, la société a pareillement des obligations à remplir envers chaque citoyen, puisque la nature d’un contrat est d’obliger également les deux parties contractantes. Cette chaîne d’obligations mutuelles, qui descend du trône jusqu’à la cabane, qui lie également le plus grand et le plus petit des membres de la société, n’a d’autre but que l’intérêt public, qui consiste dans l’observation des conventions utiles au plus grand nombre. Une seule de ces conventions violée ouvre la porte à l’anarchie.

    Le mot obligation est un de ceux qu’on emploie plus fréquemment en morale qu’en toute autre science. On a des obligations à remplir dans le commerce et dans la société. Une obligation suppose un raisonnement moral, des conventions raisonnées ; mais on ne peut appliquer au mot obligation une idée physique ou réelle. C’est un mot abstrait qui a besoin d’être expliqué. On ne peut vous obliger à remplir des obligations, sans que vous sachiez quelles sont ces obligations. (Note de l’auteur.)

  8. L’original porte : « Le juge doit faire un syllogisme parfait. La majeure doit être la loi générale ; la mineure, l’action conforme ou non à la loi ; la conséquence, la liberté ou la peine. » Exemple : — Majeure, ou première proposition : Telle loi porte la peine de mort contre l’homicide. — Mineure, ou seconde proposition : Or tel homme est coupable d’homicide. — Conséquence : Donc, en vertu de la loi, le coupable est condamné à la peine de mort.
  9. « L’appareil et la forme de l’emprisonnement y font beaucoup, sans doute ; mais il y a dans le fond même une différence réelle. La prison militaire, dans l’opinion publique, ne suppose qu’une faute contre la discipline ; la prison civile suppose un délit contre la police ; et celle-ci intéresse plus directement l’ordre et le repos publics. Voilà pourquoi on y attache plus de honte. L’auteur a dit, à propos de la contrebande, qui n’entraîne point l’infamie : Les délits que les hommes ne croient pas pouvoir leur être nuisibles, ne les intéressent pas assez pour exciter l’indignation publique. » (Note de Diderot.)
  10. « Qu’on me permette de rappeler ici un usage très-ancien et assez généralement reçu dans les tribunaux, je veux dire l’usage de purger l’infamie des témoins par la torture, comme si la force ou la faiblesse des muscles pouvait décider de la bonne ou mauvaise réputation ; comme si des témoins nerveux étaient nécessairement les plus habiles au témoignage ! Ne dirait-on pas qu’ils déposent leur infamie dans les tourmens, comme les serpens laissent leur hideuse dépouille entre les épines des buissons ?… (Paul Rizzi, Observ. sur la procédure criminelle.)
  11. L’auteur a dit (chap. xviii) : « La peine d’infamie prive un citoyen de la considération, de la confiance que la société avait pour lui. » Le condamné est au moins dans le même cas que l’homme noté d’infamie ; l’un et l’autre ont perdu la confiance publique ; leur témoignage ne doit donc être reçu que comme indice, et non comme preuve. « Des témoins doivent être crus lorsqu’ils n’ont aucun intérêt de mentir. » Mais qui peut jamais s’assurer que les méchans et les infâmes n’ont aucune animosité, aucune haine personnelle, aucun motif caché d’en imposer aux juges ? Si de pareils témoins doivent être crus, qui osera se reposer sur son innocence ? Ils ont perdu la confiance publique, et ils auraient celle de la loi ! et la vie et l’honneur des citoyens dépendraient de leur témoignage !… (Note de Diderot.)
  12. « La raison exige deux témoins, parce qu’un témoin qui affirme, et un accusé qui nie, font un partage, et il faut un tiers pour le vider » (Montesquieu, de l’Esprit des lois, liv. XII, chap. 3). « Quoique, par ce moyen, quelques crimes échappent à la vengeance des tribunaux humains, parce qu’il n’y a qu’un seul témoin, cet inconvénient est moindre cependant que celui auquel on serait exposé, si les biens et la vie de chacun dépendaient de l’habileté à mentir et de l’effronterie d’un scélérat. » (Pufendorf, Droit de la nature et des gens, liv. V.)
  13. Chez les criminalistes, au contraire, la confiance que mérite un témoin augmente en proportion de l’atrocité du crime. Ils s’appuient sur cet axiome de fer, dicté par la plus cruelle imbécillité : In atrocissimis, leviores conjecturæ sufficiunt, et licet judici jura transgredi. Traduisons cette maxime affreuse, et que l’Europe connaisse au moins un de ces principes révoltans et si nombreux, auxquels elle est soumise presque sans le savoir : « Dans les délits les plus atroces, c’est-à-dire, les moins probables, les plus légères circonstances suffisent, et le juge peut se mettre au-dessus des lois. » Les absurdités en usage dans la législation sont souvent l’ouvrage de la crainte, source inépuisable des inconséquences et des erreurs humaines. Les législateurs, ou plutôt les jurisconsultes, dont les opinions sont considérées après leur mort comme des espèces d’oracles, et qui, d’écrivains vendus à l’intérêt, sont devenus les arbitres souverains du sort des hommes, les législateurs, dis-je, effrayés d’avoir vu condamner quelques innocens, ont surchargé la jurisprudence de formalités et d’exceptions inutiles, dont l’exacte observation placerait l’anarchie et l’impunité sur le trône de la justice. D’autres fois, épouvantés par quelques crimes atroces et difficiles à prouver, ils ont cru devoir négliger ces mêmes formalités qu’ils avaient établies. C’est ainsi que, dominés tantôt par un despotisme impatient, tantôt par des craintes puériles, ils ont fait, des jugemens les plus graves, une espèce de jeu livré au hasard et aux caprices de l’arbitraire. (Note de l’auteur.)
  14. Ce chapitre excellent vaut mieux, sans contredit, que tout le fatras débité par nos criminalistes sur les témoins. Mais ce n’est qu’un texte très-court, propre à faire naître des gloses bien philosophiques et bien utiles. (Note de Brissot de Warville.)
  15. « S’il importe aux sociétés que les délits ne restent pas impunis, il importe bien plus encore que des innocens ne soient pas livrés à des supplices cruels, et qu’on ne fasse pas des exemples en la personne de ceux qui ne sont exposés à l’animadversion publique que parce qu’on admet contre eux les horreurs de la calomnie. » (Heineccius, cité dans les Observations de Paul Rizzi, sur la procédure criminelle.)
  16. Cette proposition n’est ni vraie ni philosophique. L’auteur, en l’adoptant, met dans les mains des dévôts fanatiques une arme dangereuse dont ils se serviront contre lui-même. C’est cette maxime qui est le prétexte dont on colore les persécutions qu’on fait éprouver aux lettres et à la philosophie. D’ailleurs, cette opinion ne cadre pas avec toutes les autres idées répandues dans cet excellent ouvrage. (Note inédite de l’abbé Morellet.)
  17. Si l’auteur avait dit : « Un crime ne peut être puni que pour empêcher que d’autres hommes n’en commettent de semblables, ou que le même homme n’en commette de nouveaux », il aurait senti lui-même le vice de son raisonnement. Tant que l’auteur d’un crime est caché, il est impuni, il est libre, il peut donc faire de sa liberté le même usage qu’il en a fait. Il est donc très-utile qu’il soit découvert, pour être mis hors d’état de nuire. (Note de Diderot.)
  18. « Quiconque s’avoue coupable d’un crime doit être cru en démence ; on ne peut s’accuser soi-même que dans un moment de fureur, ou dans une sorte d’ivresse, ou par méprise, ou par la violence de la douleur, ou par l’effroi des tortures. Nul homme ne peut parler contre lui, pour sa ruine, s’il n’y est forcé. » (Quintiliani Declam.)
  19. Voici la traduction littérale de ce passage, que Voltaire trouvait trop métaphysique :

    « Cet infâme moyen de découvrir la vérité est un monument de la barbare législation de nos pères, qui honoraient les épreuves du feu, celles de l’eau bouillante, et le sort incertain des combats du nom de Jugemens de Dieu : comme si les anneaux de cette chaîne éternelle, dont l’origine est dans le sein de la divinité, pouvaient se désunir ou se rompre à chaque instant, au gré des caprices et des frivoles institutions des hommes.

  20. Il fallait dire : « La constance, la patience, la force de souffrir, la résistance à la douleur, » et non pas la sensibilité. « La sensibilité de tout homme est bornée, » signifie qu’il est un degré de souffrance au-delà duquel l’homme ne sent plus rien ; et ce n’est pas ici ce que l’auteur a voulu faire entendre. (Note de Diderot.)
  21. « Une femme veuve ayant disparu tout à coup du village d’Icci, où elle demeurait, sans être aperçue dès-lors dans aucun lieu du voisinage, le bruit courut qu’elle avait péri par la main de quelque scélérat, qui avait enseveli son corps à l’écart, pour mieux cacher son crime. Le juge criminel de la province ordonna des perquisitions. Ses officiers aperçurent par hasard un homme caché dans des broussailles ; il leur parut effrayé et tremblant ; ils s’en saisirent, et sur le simple soupçon qu’il était l’auteur du crime, on le déféra au présidial de la province. Cet homme parut supporter courageusement la torture ; mais, apparemment par pur désespoir et las de la vie, il finit par se reconnaître coupable du meurtre. Sur ses aveux, mais sans autres preuves, il fut condamné et puni de mort. L’événement seul justifia son innocence. Deux ans après son supplice, la femme, que l’on croyait morte et qui n’était qu’absente, revint au village. La voix publique s’éleva contre les juges. Ils avaient condamné le
    prévenu, (comme il n’arrive que trop souvent), sans avoir auparavant fait constater l’homicide. » (Annœus Robert, Recueil d’arrêts, cité dans les Observations de Paul Rizzi, sur la procédure criminelle.)

    « Dans les crimes capitaux, la confession d’un accusé ne suffit pas pour le condamner, s’il n’y a pas d’autres preuves, parce qu’il se pourrait faire qu’une telle confession ne fût que l’effet du trouble et du désespoir. » (Domat, Lois civiles, etc., Liv. III, sect. 5.)

  22. L’auteur ne doit pas se dissimuler que c’est ici le fort de la difficulté, et la partie faible de sa réponse. On donne la question à un accusé, pour découvrir ses complices, et il est certain qu’on les découvre tous les jours par ce moyen cruel. Tout le monde déteste la question avant la conviction du crime ; mais dans un criminel, ce tourment de plus est nécessaire pour lui arracher, outre l’aveu de ses complices et le moyen de les saisir, l’indication des preuves nécessaires pour les convaincre. La peine du crime est justifiée par la nécessité d’en prévenir de semblables ; si donc le crime est de nature à supposer des complices, comme les vols, les assassinats commis par attroupement, et que, ni les témoins ni les preuves ne suffisent pour démêler le fil de la complicité, la question sera juste comme une autre peine, et pour la même raison. (Note de Diderot.)
  23. Cette raison est bien faible ! Ils fuient d’une forêt dans une autre forêt. Ils passent d’une ville dans une autre ; mais s’exilent-ils d’un état ? Et quand ils s’en exileraient, l’humanité envers un coupable doit-elle l’emporter sur le soin de délivrer les peuples des brigands et des assassins qu’on leur envoie par une fausse compassion ? Pensez que quelques minutes de tourmens dans un scélérat (convaincu), peuvent sauver la vie à cent innocens que vont égorger ses complices, et la question vous paraîtra (alors) un acte d’humanité. (Note de Diderot.) Mais Diderot s’est trompé. La suppression de la torture a prouvé qu’elle est inutile ; et Beccaria, en ôtant les supplices cruels, a, en quelque sorte, ôté aussi les grands scélérats.
  24. Brissot de Warville a réfuté, dans sa Théorie des lois criminelles, l’opinion de Beccaria sur la durée de l’instruction. Le penseur Brissot prétend, peut-être avec raison, que l’instruction d’un crime ne doit pas se faire trop précipitamment. » (Note de M. Chaillou, l’un des premiers traducteurs de Beccaria.)
  25. Ceci n’est pas vrai, au moins en France, où il est passé en axiome qu’on n’admet point une seconde poursuite pour un fait déjà jugé. (Note de Brissot de Warville, Bibliothèque du législateur, 1782.)