Traité des sensations/Quatrième partie

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Chapitre 1[modifier]

Comment cet homme apprend à ſatiſfaire à ſes beſoins avec choix. La Statue ſans beſoin.

Si nous imaginons que la nature diſpoſe les choſes de maniere à prévenir tous les beſoins de notre Statue, & que voulant la toucher avec les précautions d’une mere qui craint de bleſſer ſes enfans, elle en écarte juſqu’aux plus légeres inquiétudes, & ſe réſerve à elle ſeule le ſoin de veiller à ſa conſervation ; cet état nous paroîtra peut-être digne d’envie. Néanmoins que ſeroit-ce qu’un homme de cette eſpece ? Un animal enſeveli dans une profonde létargie. Il eſt, mais il reſte comme il eſt ; à peine ſe ſent-il. Incapable de remarquer les objets qui l’environnent, incapable d’obſerver ce qui ſe paſſe en lui-même ; ſon ame ſe partage indifféremment entre toutes les perceptions, auxquelles ſes ſens ouvrent un paſſage. En quelque ſorte ſemblable à une glace, ſans ceſſe il reçoit de nouvelles images, & jamais il n’en conſerve aucune. En effet, quelle occaſion auroit cet homme de s’occuper de lui, ou de ce qui eſt au-dehors ? La nature a tout pris ſur elle, & elle a ſi fort prévenu ſes beſoins, qu’elle ne lui laiſſe rien à deſirer. Elle a voulu éloigner de lui toute inquiétude, toute douleur : mais pour avoir craint de le rendre malheureux, elle le borne à des Senſations, dont il ne peut connoître le prix, & qui paſſent comme une ombre.

Avec des beſoins faciles à ſatiſfaire. J’exige donc qu’elle paroiſſe moins occupée du ſoin de prévenir les maux, dont il peut être menacé ; qu’elle s’en repoſe quelque peu ſur lui ; & qu’elle ſe contente de mettre à ſa portée toutes les choſes néceſſaires à ſes beſoins.

Dans cette abondance, la Statue forme des deſirs ; mais elle a dans le moment toujours de quoi ſe ſatiſfaire. Toute la nature ſemble encore veiller ſur elle : à peine a-t-elle permis que ſon repos fût interrompu par le moindre malaiſe, qu’elle paroît s’en repentir, & qu’elle donne tous ſes ſoins à prévenir une plus grande inquiétude. Par cette vigilance, elle la met à l’abri de bien des maux, mais auſſi elle la fruſtre de bien des plaiſirs. Le malaiſe eſt léger, le deſir qui le ſuit eſt peu de choſe, la prompte jouiſſance ne permet pas qu’aucun beſoin augmente conſidérablement, & le plaiſir, qui en fait tout le prix, eſt proportionné à la foibleſſe du beſoin.

Le repos de notre Statue étant auſſi peu troublé, l’équilibre s’entretient preſque toujours également dans toutes les parties de ſon corps, & ſon tempérament ſouffre à peine quelque altération. Elle doit, par conſéquent, ſe conſerver long-tems : mais elle vit dans un degré bien foible, & qui n’ajoute à l’exiſtence que le moins qu’il eſt poſſible. Difficiles à ſatiſfaire. Changeons la ſcene, & ſuppoſons que la Statue ait des obſtacles à ſurmonter, pour obtenir la poſſeſſion de ce qu’elle deſire. Alors les beſoins ſubſiſtent longtems avant d’être ſoulagés. Le malaiſe, foible dans ſon origine, devient inſenſiblement plus vif ; il ſe change en inquiétude, il ſe termine quelquefois à la douleur. Tant que l’inquiétude eſt légere, le deſir a peu de force : la Statue ſe ſent peu preſſée de jouir : une Senſation vive peut la diſtraire & ſuſpendre ſa peine. Mais le deſir augmente avec l’inquiétude ; il vient un moment, où il agit avec tant de violence, qu’on ne trouve de remede que dans la jouiſſance : il ſe change en paſſion.

La Statue encore ſans prévoyance. La premiere fois que la Statue ſatiſfait à un beſoin, elle ne devine pas qu’elle doive l’éprouver encore. Le beſoin ſoulagé, elle s’abandonne à ſa premiere tranquillité. Ainſi, ſans précaution, pour l’avenir, elle ne ſonge qu’au préſent ; elle ne ſonge qu’à écarter la peine que produit un beſoin, au moment qu’elle ſouffre.

Comment elle en devient capable. Elle demeure à peu près dans cet état, tant que ſes beſoins ſont foibles, en petit nombre, & qu’elle trouve peu d’obſtacles à les ſoulager. Accoutumée à régler ſes deſirs ſur l’intérêt, qui naît du contraſte des plaiſirs & des peines, il n’y a que l’expérience des maux qu’elle ſouffre, pour ne les avoir pas prévus, qui puiſſe lui faire porter ſes vues au-delà de ſa ſituation préſente. Le paſſé peut ſeul lui apprendre à lire dans l’avenir.

Elle ne peut donc remarquer la fréquence de ſes beſoins, & les tourmens qu’elle a eſſuyés, toutes les fois qu’elle n’a pas eu aſſeztôt de quoi y remédier, qu’elle ne ſe faſſe bientôt une habitude de les prévoir, & de prendre des précautions pour les prévenir, ou pour les ſoulager de bonne heure. Dans le tems même, où elle n’a pas le moindre malaiſe, l’imagination lui rappele tous les maux auxquels elle a été expoſée, & les lui repréſente comme prêts à l’accabler encore. Auſſi-tôt elle reſſent une inquiétude de la même eſpece, que celle que le beſoin pourroit produire ; elle ſouffre d’avance quelque choſe de ſemblable à ce qu’elle ſouffriroit, ſi le beſoin étoit préſent. Combien l’imagination ne la rendroit-elle pas malheureuſe, ſi elle bornoit là ſes effets ! Mais elle lui retrace bientôt les objets, qui ont ſervi pluſieurs fois à la ſoulager. Dès-lors elle lui fait preſque goûter les mêmes plaiſirs, que la jouiſſance ; & l’on diroit qu’elle ne lui a donné de l’inquiétude pour un mal éloigné, qu’afin de lui procurer une jouiſſance qui anticipe ſur l’avenir.

Ainſi, tandis que la crainte la menace de maux ſemblables à ceux qu’elle a déjà ſoufferts, l’eſpérance la flatte de les prévenir, ou d’y remédier : l’une & l’autre lui dérobent à l’envi le ſentiment du moment préſent pour l’occuper d’un tems, qui n’eſt point encore, ou qui même ne ſera jamais ; & de ces deux paſſions naiſſent le beſoin de précautions, & l’adreſſe à en prendre. Elle paſſe donc, tour-à-tour de l’une à l’autre, ſuivant que les dangers ſe répetent, & qu’ils ſont plus ou moins difficiles à éviter ; & ces paſſions acquierent tous les jours de nouvelles forces. Elle s’effraye ou ſe flatte à tous propos. Dans l’eſpérance, l’imagination lui leve tous les obſtacles, lui préſente les objets par les plus beaux côtés, & lui fait croire qu’elle en va jouir : illuſion qui ſouvent la rend plus heureuſe, que la jouiſſance. Dans la crainte, elle voit tous les maux enſemble, elle en eſt menacée, elle touche au moment où elle en doit être accablée, elle ne connoît aucun moyen de les éviter, & peut-être ſeroit-elle moins malheureuſe de les reſſentir. C’eſt ainſi que l’imagination lui préſente tous les objets, qui ont quelque rapport à l’eſpérance ou à la crainte. Tantôt l’une de ſes paſſions domine, tantôt l’autre ; & quelquefois elles ſe balancent ſi bien, qu’on ne ſauroit déterminer laquelle des deux agit davantage. Deſtinées à rendre la Statue plus induſtrieuſe ſur les meſures néceſſaires à ſa conſervation, elles paroiſſent veiller à ce qu’elle ne ſoit ni trop heureuſe, ni trop malheureuſe. Progrès de ſa raiſon à cet égard. Inſtruite par l’expérience des moyens qui peuvent ſoulager ou prévenir ſes beſoins, elle réfléchit ſur les choix qu’elle a à faire. Elle examine les avantages & les inconvéniens des objets, qu’elle a juſqu’à préſent fuis ou recherchés. Elle ſe rappele les mépriſes où elle eſt tombée, pour s’être ſouvent déterminée trop à la hâte, & avoir obéi aveuglément au premier mouvement de ſes paſſions. Elle regrette de ne s’être pas mieux conduite. Elle ſent que déſormais, il dépend d’elle de ſe régler d’après les connoiſſances qu’elle a acquiſes : & s’accoutumant à en faire uſage, elle apprend peu-à-peu à réſiſter à ſes deſirs, & même à les vaincre. C’eſt ainſi qu’intéreſſée à éviter la douleur, elle diminue l’empire des paſſions, pour étendre celui que la raiſon doit avoir ſur ſa volonté, & pour devenir libre. L’ordre de ſes études eſt déterminé par ſes beſoins. Dans cette ſituation, elle étudie d’autant plus les objets, qui peuvent contribuer à ſes plaiſirs ou à ſes peines, qu’elle ſait avoir ſouffert, pour ne les avoir pas aſſez connus ; & que l’expérience lui prouve qu’il eſt à ſa diſpoſition de les mieux connoître. Ainſi l’ordre de ſes études eſt déterminé par ſes beſoins. Les plus vifs & les plus fréquens ſont donc ceux qui l’engagent dans les premieres recherches qu’elle fait.

Et principalement par le beſoin de nourriture. Tel eſt le beſoin de nourriture, comme plus néceſſaire à ſa conſervation. En ſoulageant ſa faim, elle renouvelle ſes forces ; & elle ſent qu’il lui eſt important de les renouveller, pour jouir de toutes ſes facultés. Tous ſes autres beſoins cedent à celui-là. La vue, le toucher, l’ouie & l’odorat ne ſemblent faits que pour découvrir & procurer ce qui peut flatter le goût. Elle prend donc un nouvel intérêt à tout ce que la nature offre à ſes regards. Sa curioſité ne ſe borne plus à démêler la couleur des objets, leur odeur, leur figure, etc. Si elle les étudie par ces qualités, c’eſt ſur-tout pour apprendre à reconnoître ceux qui ſont propres à la nourrir. Elle ne voit donc point un fruit, dont elle a mangé, elle ne le touche point, elle ne le ſent point ; ſans juger s’il eſt bon ou mauvais au goût. Ce jugement augmente le plaiſir qu’elle a de le voir, de le toucher, de le ſentir ; & ce ſens contribue à lui rendre les autres d’ un plus grand prix. Il a ſur-tout beaucoup d’analogie avec l’odorat. Le parfum des fruits l’intéreſſoit bien moins, avant qu’elle eût l’organe du goût ; & le goût perdroit toute ſa fineſſe, ſi elle étoit privée de l’odorat. Mais dès qu’elle a ces deux ſens, leurs Senſations ſe confondent, & en deviennent plus délicieuſes. Elle donne à ſes idées un ordre bien différent de celui qu’elles avoient auparavant ; parce que le beſoin qui détermine ſes facultés, eſt lui-même bien différent de ceux qui l’ont mue juſqu’alors. Elle s’applique avec intérêt à des objets, auxquels elle n’avoit point encore donné d’attention ; & ceux dont elle peut ſe nourrir, ſont auſſi ceux qu’elle diſtingue en plus de claſſes. Elle s’en fait des idées complexes, en les conſidérant comme ayant telle couleur, telle odeur, telle forme & telle ſaveur à la fois ; & elle ſe forme à leur occaſion des idées abſtraites & générales, en conſidérant les qualités qui ſont communes à pluſieurs.

Jugemens qui donnent plus d’étendue à ce beſoin. Elle les compare les uns avec les autres, & elle deſire d’abord de ſe nourrir par préférence de ces fruits, où elle ſe ſouvient d’avoir trouvé un goût, qui lui a plu davantage. Dans la ſuite elle s’accoutume peu-à-peu à cette nourriture ; & l’habitude qu’elle s’en fait, devient quelquefois ſi grande, qu’elle influe autant dans ſon choix, que le plaiſir même.

Elle mêle donc bientôt des jugemens au plaiſir qu’elle trouve à en faire uſage. Si elle n’en mêloit pas, elle ne ſeroit portée à manger, que pour ſe nourrir. Mais ce jugement, il eſt bon, il eſt excellent, il eſt meilleur que tout autre, lui fait un beſoin de la Senſation qu’un fruit peut produire. Ce qui ſuffit alors à la nourrir, ne ſuffit pas à ſon plaiſir. Il y a en elle deux beſoins, l’un cauſé par la privation de nourriture, l’autre par la privation d’une ſaveur qui mérite la préférence ; & ce dernier eſt une faim, qui la trompe quelquefois, & qui la fait manger au-delà du néceſſaire. Excès où tombe la Statue. Cependant ſon goût ſe blaſe pour certains fruits : alors ou elle s’en dégoûte tout-à-fait ; ou ſi elle deſire encore d’en manger, ce n’eſt plus que par habitude. Dans ce dernier cas, elle s’en nourrit, en eſpérant toujours de le ſavourer, comme elle a fait auparavant. Elle y eſt ſi fort accoutumée, qu’elle s’imagine toujours, qu’elle va retrouver un plaiſir, pour lequel elle n’eſt plus faite ; & cette idée contribue à entretenir ſon deſir.

Fruſtrée dans ſon eſpérance, ſon deſir n’en devient que plus violent. Elle fait de nouveaux eſſais, & elle en fait juſqu’à ce qu’il ne lui ſoit plus poſſible de continuer. C’eſt ainſi que les excès où elle tombe, ont ſouvent pour cauſe une habitude contractée, & l’ombre d’un plaiſir que l’imagination lui retrace ſans ceſſe, & qui lui échappe toujours. Elle en eſt punie. La douleur l’avertit bientôt que le but du plaiſir n’eſt pas uniquement de la rendre heureuſe pour le moment, mais encore de concourir à ſa conſervation ; ou plutô t de rétablir ſes forces, pour lui rendre l’uſage de ſes facultés : car elle ne ſait pas ce que c’eſt que ſe conſerver. Combien il étoit néceſſaire de l’avertir par la douleur. Si la nature, par affection pour elle, n’eût attaché à ces effets que des ſentimens agréables, elle l’eût trompée & ſe fût trompée elle-même : la Statue, croyant chercher ſon bonheur, n’eût couru qu’à ſa perte.

Mais ces avertiſſemens ne peuvent ſe répéter, qu’elle n’apprenne enfin qu’elle doit mettre un frein à ſes deſirs. Car rien n’eſt ſi naturel que de regarder, comme l’effet d’une choſe, ce qui vient conſtamment à ſa ſuite.

Dès-lors, elle n’éprouvera plus de pareils deſirs, que l’imagination ne lui retrace auſſi-tôt tous les maux qu’elle a ſoufferts. Cette vue lui fait craindre juſqu’aux objets qui lui plaiſent davantage ; & elle eſt entre deux inquiétudes qui ſe combattent. Si l’idée des peines ſe réveille avec peu de vivacité, la crainte ſera foible, & ne fera que peu de réſiſtance. Si elle eſt vive, la crainte ſera forte, & tiendra plus long-tems en ſuſpens. Enfin cette idée pourra être à un point, où éteignant tout-à-fait le deſir, elle inſpirera du dégoût pour un objet, qui avoit été ſouhaité avec ardeur. C’eſt ainſi, que voyant tout-à-la-fois du plaiſir & du danger, à préférer les fruits qu’elle aime davantage, elle apprendra à ſe nourrir avec plus de choix ; & que trouvant plus d’obſtacles à ſatiſfaire ſes deſirs, elle en ſera expoſée à des beſoins plus grands. Car ce n’eſt pas aſſez qu’elle remédie à l’inquiétude cauſée par le beſoin de nourriture, il faut encore qu’elle appaiſe l’inquiétude que produit la privation d’un plaiſir, & qu’elle l’appaiſe ſans danger.

=== Chapitre 2 ===


De l’état d’un homme abandonné à lui-même, & comment les accidens auxquels il eſt expoſé, contribuent à ſon inſtruction.

Circonſtances où la Statue ne ſe borne pas à l’étude des objets propres à la nourrir. La Statue étant inſtruite des objets propres à la nourrir, ſera plus ou moins occupée du ſoin de ſa nourriture, ſuivant les obſtacles qu’elle aura à ſurmonter. Ainſi nous pouvons la ſuppoſer dans un ſéjour, où toute entiere à ce beſoin, elle n’acquerroit point d’autres connoiſſances.

Si nous diminuons les obſtacles, elle ſera auſſi-tôt appelée par les plaiſirs qui s’offrent à chacun de ſes ſens. Elle s’intéreſſera à tout ce qui les frappe. Par conſéquent, tout entretiendra ſa curioſité, l’excitera, l’augmentera ; & elle paſſera tour-à-tour de l’étude des objets propres à la nourrir, à l’étude de tout ce qui l’environne.

Elle s’étudie. Tantôt la curioſité la porte à s’étudier elle-même. Elle obſerve ſes ſens, les impreſſions qu’ils lui tranſmettent ; ſes plaiſirs, ſes peines ; ſes beſoins, les moyens de les ſatiſfaire ; & elle ſe fait une eſpece de plan de ce qu’elle a à fuir ou à rechercher.

Elle étudie les objets. D’autres fois elle étudie plus particulierement les objets qui attirent ſon attention. Elle en fait différentes claſſes, ſuivant les différences qu’elle y remarque ; & le nombre de ſes notions abſtraites augmente, à proportion que ſa curioſité eſt excitée par le plaiſir de voir, de ſentir, de goûter, d’entendre, de toucher.

La curioſité lui fait-elle porter les yeux ſur les animaux : elle voit qu’ils ſe meuvent & ſe nourriſſent, comme elle ; qu’ils ont des organes, pour ſaiſir ce qui leur convient ; des yeux, pour ſe conduire ; des armes, pour attaquer, ou pour ſe défendre ; de l’agilité ou de l’adreſſe, pour échapper au danger ; de l’induſtrie, pour tendre des piéges : & elle les diſtingue par la figure, les couleurs, & ſur-tout par les qualités qui l’étonnent davantage.

Surpriſe des combats qu’ils ſe livrent, elle l’eſt bien plus encore, lorſqu’elle remarque que les plus foibles déchirés par les plus forts, répandent leur ſang, & perdent tout mouvement. Cette vue lui peint ſenſiblement le paſſage de la vie à la mort : mais elle ne penſe pas qu’elle puiſſe être deſtinée à finir de la même maniere. La vie lui paroît une choſe ſi naturelle, qu’elle n’imagine pas comment elle en pourroit être privée. Elle ſait ſeulement qu’elle eſt expoſée à la douleur ; qu’il y a des corps, qui peuvent l’offenſer, la déchirer. Mais l’expérience lui a appris à les connoître & à les éviter.

Elle vit donc dans la plus grande ſécurité, au milieu des animaux qui ſe font la guerre. L’univers eſt un théâtre où elle n’eſt que ſpectateur ; & elle ne prévoit pas qu’elle en doive jamais enſanglanter la ſcene.

Accidens auxquels elle eſt expoſée. Cependant un ennemi vient à elle. Ignorant le péril qui la menace, elle ne ſonge point à l’éviter, & elle en fait une cruelle expérience. Elle ſe défend. Heureuſement aſſez forte pour ſe ſouſtraire à une partie des coups qui lui ſont portés, elle échappe : elle n’a reçu que des bleſſures peu dangereuſes. Mais l’idée de cet animal reſte préſente à ſa mémoire ; elle ſe lie à toutes les circonſtances, où elle en a été aſſaillie. Eſt-ce dans un bois ? La vue d’un arbre, le bruit des feuilles mettra ſous ſes yeux l’image du danger. Elle a une vive frayeur, parce qu’elle eſt foible ; elle la ſent ſe renouveller, parce qu’elle ignore encore les précautions que ſa ſituation demande ; tout devient pour elle un objet de terreur, parce que l’idée du péril eſt ſi fort liée à tout ce qu’elle rencontre, qu’elle ne ſait plus diſcerner ce qu’elle doit craindre. Un mouton l’épouvante, & pour oſer l’attendre, il lui faudroit un courage qu’elle ne peut encore avoir.

Revenue de ſon premier trouble, elle eſt preſque étonnée de voir des animaux qui fuyent devant elle. Elle les voit fuir encore, & elle s’aſſure enfin qu’elle n’en a rien à craindre.

à peine commence-t-elle à ſecouer ſon inquiétude, que ſon premier ennemi reparoît, ou qu’elle eſt même attaquée par un autre. Elle échappe encore, non ſans en avoir reçu quelque offenſe.

Comment elle apprend à s’en garantir. Ces ſortes d’accidens l’inquiettent, la troublent à proportion qu’ils ſe multiplient davantage, & que les ſuites en ſont plus fâcheuſes. La frayeur qu’elle en a, occaſionne dans toutes les parties de ſon corps de violens frémiſſemens. Les dangers paſſent ; mais les frémiſſemens durent, ou ſe renouvellent à chaque inſtant, & en retracent l’image. Incapable de faire la différence des circonſtances, ſuivant qu’il eſt plus ou moins probable qu’elle eſt à l’abri de pareils événemens, elle a la même inquiétude pour un péril éloigné, & pour celui qui la menace de près : ſouvent même elle en a une plus grande. Elle les fuit également tous deux ; parce qu’elle ſent toute ſa foibleſſe, quand elle a attendu trop tard, pour ſe garantir. Ainſi ſa crainte devenant plus active que ſon eſpérance, elle en ſuit davantage les mouvemens : & elle prend bien plus de précautions contre les maux, auxquels elle eſt expoſée, que de meſures pour obtenir les biens dont elle peut jouir. Elle s’applique donc à reconnoître les animaux, qui lui font la guerre ; elle fuit les lieux, qu’ils paroiſſent habiter : elle juge de ce qu’elle en a à craindre par les coups qu’elle leur voit porter à ceux qui ſont foibles comme elle. La frayeur de ces derniers redouble la ſienne ; leur fuite, leurs cris l’avertiſſent du danger qui la menace. Tantôt elle s’étudie à l’éviter par adreſſe : tantôt elle ſe ſaiſit pour ſa défenſe de tout ce que le haſard lui préſente ; ſupplée par induſtrie, mais avec bien de la lenteur, aux armes que la nature lui a refuſées ; apprend peu-à-peu à ſe défendre ; ſort victorieuſe du combat ; & flattée de ſes ſuccès, elle commence à ſe ſentir un courage qui la met quelquefois au-deſſus du péril, ou qui même, la rend téméraire. Alors tout prend pour elle une face nouvelle ; elle a de nouvelles vues, de nouveaux intérêts : ſa curioſité change d’objets ; & ſouvent plus occupée de ſa défenſe, que du beſoin de nourriture, elle ne s’applique qu’à combattre avec avantage.

Autres accidens. Elle eſt bientôt expoſée à de nouveaux maux. La ſaiſon change preſque tout-à-coup, les plantes ſe deſſechent, le pays devient aride, & elle reſpire un air qui la bleſſe de toute part ; elle apprend à ſe vêtir de tout ce qui peut entretenir ſa chaleur, & à ſe réfugier dans les lieux, où elle eſt plus à l’abri des injures du ciel.

Cependant ſouvent expoſée à ſouffrir long-tems par la privation de toute ſorte de nourriture, c’eſt alors qu’elle uſe de la ſupériorité que l’adreſſe ou la force lui donne ſur quelques animaux : elle les attaque, les ſaiſit, les dévore. N’ayant plus d’autre moyen pour ſe nourrir, elle imagine des ruſes, des armes : elle réuſſit d’autant plus dans cet art, que le combat lui devient auſſi eſſentiel que la nourriture. La voilà donc en guerre avec tous les animaux, ſoit pour attaquer, ſoit pour ſe défendre. C’eſt ainſi que l’expérience lui donne des leçons, qu’elle lui fait ſouvent payer de ſon ſang. Mais pouvoit-elle l’inſtruire à moins de frais ? Concluſion. Se nourrir, ſe précautionner contre tout accident, ou s’en défendre & ſatiſfaire ſa curioſité : voilà tous les beſoins naturels de notre Statue. Ils déterminent tour-à-tour ſes facultés, & ils ſont le principe des connoiſſances qu’elle acquiert. Tantôt ſupérieure aux circonſtances, elle ouvre une libre carriere à ſes deſirs ; d’autres fois ſubjuguée par les circonſtances, elle trame elle-même ſes malheurs. Si les ſuccès ſont traverſés par des revers, les revers ſont auſſi réparés par des ſuccès ; & les objets ſemblent tour-à-tour conſpirer à ſes peines & à ſes plaiſirs. Elle flotte donc entre la confiance & l’incertitude, & traînant ſes eſpérances & ſes craintes, elle touche d’un moment à l’autre à ſon bonheur & à ſa ruine. L’expérience ſeule la met inſenſiblement au-deſſus des dangers, l’éleve aux connoiſſances néceſſaires à ſa conſervation, & lui fait contracter toutes les habitudes, qui la doivent gouverner. Mais comme ſans expérience, il n’y auroit point de connoiſſances ; il n’y auroit point d’expérience ſans les beſoins, & il n’y auroit point de beſoins ſans l’alternative des plaiſirs & des peines. Tout eſt donc le fruit du principe que nous avons établi, dès l’entrée de cet ouvrage. Nous allons traiter des jugemens que la Statue porte des objets, ſuivant la part qu’ils ont à ſes plaiſirs ou à ſes peines.

Chapitre 3[modifier]

Des jugemens qu’un homme abandonné à lui-même peut porter de la bonté & de la beauté des choſes.

Définition des mots bonté & beauté. Les mots bonté & beauté, expriment les qualités, par où les choſes contribuent à nos plaiſirs. Par conſéquent, tout être ſenſible a des idées d’une bonté & d’une beauté relatives à lui.

En effet on appele bon, tout ce qui plaît à l’odorat ou au goût ; & on appele beau, tout ce qui plaît à la vue, à l’ouie ou au toucher. Le bon & le beau ſont encore relatifs aux paſſions & à l’eſprit. Ce qui flatte les paſſions eſt bon ; ce que l’eſprit goûte eſt beau ; & ce qui plaît en même-tems aux paſſions & à l’eſprit, eſt bon & beau tout enſemble.

La Statue a des idées du bon & du beau. Notre Statue connoît des odeurs & des ſaveurs agréables, & des objets qui flattent ſes paſſions : elle a donc des idées du bon. Elle connoît auſſi des objets qu’elle voit, qu’elle entend, qu’elle touche, & que ſon eſprit conçoit avec plaiſir : elle a donc encore des idées du beau.

Le bon & le beau ne ſont pas abſolus. Une conſéquence qui ſe préſente, c’eſt que le bon & le beau ne ſont point abſolus : ils ſont relatifs au caractere de celui qui en juge, & à la maniere dont il eſt organiſé.

Ils ſe prêtent mutuellement des ſecours. Le bon & le beau ſe prêtent des ſecours mutuels. Une pêche que voit la Statue, lui plaît par la vivacité des couleurs : elle eſt belle à ſes yeux. Auſſi-tôt la ſaveur s’en retrace à ſon imagination : elle eſt vue avec plus de plaiſir, elle en eſt plus belle. La Statue mange cette pêche ; alors le plaiſir de la voir ſe mêle à celui de la goûter : elle en eſt meilleure.

L’utilité contribue à l’un & à l’autre. L’utilité contribue à la bonté & à la beauté des choſes. Les fruits bons & beaux, par le ſeul plaiſir de les voir & de les ſavourer, ſont meilleurs & plus beaux, lorſque nous penſons qu’ils ſont propres à rétablir nos forces. La nouveauté & la rareté y contribuent auſſi. La nouveauté & la rareté y contribuent auſſi : car l’étonnement que donne un objet déjà bon & beau par lui-même, joint à la difficulté de le poſſéder, augmente le plaiſir d’en jouir.

Deux ſortes de bontés & de beautés. La bonté & la beauté des choſes conſiſtent dans une ſeule idée, ou dans une multitude d’idées qui ont certains rapports entr’elles. Une ſeule ſaveur, une ſeule odeur peuvent être bonnes : la lumiere eſt belle, un ſon pris tout ſeul peut être beau.

Mais lorſqu’il y a multitude d’idées, un objet eſt meilleur ou plus beau, à proportion que les idées ſe démêlent davantage, & que leurs rapports ſont apperçus : car on jouit avec plus de plaiſir. Un fruit où l’on reconnoît pluſieurs ſaveurs, également agréables, eſt meilleur qu’une ſeule de ces ſaveurs : un objet dont les couleurs ſe prêtent mutuellement de l’éclat, eſt plus beau que la lumiere ſeule.

Les organes ne peuvent ſaiſir diſtinctement qu’un certain nombre de Senſations ; l’eſprit ne peut comparer à la fois qu’un certain nombre d’idées : une trop grande multitude fait confuſion. Elle nuit donc au plaiſir, & par conſéquent à la bonté & à la beauté des choſes.

Une petite quantité de Senſations ou d’idées ſe confondent encore ſi quelqu’une domine trop ſur les autres. Il faut donc pour la plus grande bonté & pour la plus grande beauté, que le mêlange en ſoit fait ſuivant certaines proportions.

Comment la Statue y eſt ſenſible. C’eſt à l’exercice de ſes organes & de ſon eſprit, que notre Statue doit l’avantage d’embraſſer plus d’idées & plus de rapports. Le bon & le beau ſont donc encore relatifs à l’uſage qu’elle a appris à faire de ſes facultés. Telle choſe qui dans un tems, a été fort bonne ou fort belle, ceſſera de l’être ; tandis qu’une autre à laquelle elle n’avoit donné aucune attention, deviendra de la plus grande bonté ou de la plus grande beauté.

En cela, comme en toute autre choſe, elle ne jugera que par rapport à elle. D’abord, elle prend ſes modeles dans les objets qui contribuent plus directement à ſon bonheur ; enſuite elle juge des autres objets par ces modeles, & ils lui paroiſſent plus beaux, lorſqu’ils leur reſſemblent davantage. Car après cette comparaiſon, elle trouve à les voir, un plaiſir qu’elle n’avoit point goûté juſqu’alors. Un arbre, par exemple, chargé de fruits, lui plaît, & lui rend agreable la vue d’un autre qui n’en porte point, mais qui a quelque reſſemblance avec lui. Pourquoi elle a à ce ſujet moins d’idées que nous.

Il n’eſt pas poſſible d’imaginer tous les différens jugemens qu’elle portera ſuivant les circonſtances : ce ſeroit d’ailleurs une recherche aſſez inutile. Il ſuffit d’obſerver qu’il y a pour elle, comme pour nous, une bonté & une beauté réelles ou arbitraires ; & que ſi elle a à ce ſujet moins d’idées, c’eſt qu’auſſi elle a moins de beſoins, moins de connoiſſances & moins de paſſions.

Chapitre 4[modifier]

Des jugemens qu’ un homme abandonné à lui-même peut porter des objets dont il dépend.

La Statue croit que tout ce qui agit ſur elle, agit avec deſſein. La Statue ſent à chaque inſtant la dépendance, où elle eſt de tout ce qui l’environne. Si les objets répondent ſouvent à ſes vœux, ils traverſent preſque auſſi ſouvent ſes projets : ils la rendent malheureuſe, ou ne lui accordent qu’une partie du bonheur qu’elle deſire. Perſuadée qu’elle ne fait rien, ſans avoir intention de le faire ; elle croit voir un deſſein, par-tout où elle découvre quelque action. En effet, elle n’en peut juger que d’après ce qu’elle remarque en elle-même ; & il lui faudroit bien des obſervations, pour parvenir à mieux régler ſes jugemens. Elle penſe donc que ce qui lui plaît, a en vue de lui plaire ; & que ce qui l’offenſe, a en vue de l’offenſer. Par-là, ſon amour & ſa haine deviennent des paſſions d’autant plus violentes, que le deſſein de contribuer à ſon bonheur ou à ſon malheur, ſe montre plus ſenſiblement dans tout ce qui agit ſur elle.

Superſtitions, où ce préjugé l’entraîne. Alors elle ne ſe borne plus à deſirer la jouiſſance des plaiſirs, que les objets peuvent lui procurer ; & l’éloignement des peines, dont ils la menacent : elle ſouhaite qu’ils ayent intention de la combler de biens, & de détourner de deſſus ſa tête toute ſorte de maux : elle ſouhaite en un mot qu’ils lui ſoient favorables, & ce deſir eſt une ſorte de priere.

Elle s’adreſſe en quelque ſorte au ſoleil ; & parce qu’elle juge que s’il l’éclaire & l’échauffe, il a deſſein de l’éclairer & de l’échauffer, elle le prie de l’éclairer & de l’échauffer encore. Elle s’adreſſe aux arbres, & elle leur demande des fruits, ne doutant pas qu’il dépend d’eux d’en porter ou de n’en pas porter. En un mot, elle s’adreſſe à toutes les choſes dont elle croit dépendre.

Souffre-t-elle ſans en découvrir la cauſe dans ce qui frappe ſes ſens ? Elle s’adreſſe à la douleur, comme à un ennemi inviſible, qu’il lui eſt important d’appaiſer. Ainſi l’univers ſe remplit d’êtres viſibles & inviſibles, qu’elle prie de travailler à ſon bonheur. Telles ſont ſes premieres idées, lorſqu’elle commence à réfléchir ſur ſa dépendance. D’autres circonſtances donneront lieu à d’autres jugemens, & multiplieront ſes erreurs. J’ai fait voir ailleurs les égaremens, où l’on peut être entraîné par la ſuperſtition : mais je renvoie aux ouvrages des philoſophes éclairés, pour s’inſtruire des découvertes que la raiſon bien conduite peut faire à ce ſujet.

Chapitre 5[modifier]

De l’incertitude des jugemens que nous portons ſur l’exiſtence des qualités ſenſibles.

Nos jugemens ſur l’exiſtence des qualités ſenſibles, pourroient abſolument être faux. Notre Statue, je le ſuppoſe, ſe ſouvient qu’elle a été elle-même ſon, ſaveur, odeur, couleur : elle ſait combien elle a eu de peine à s’accoutumer à rapporter ces Senſations au-dehors. Y a-t-il donc dans les objets des ſons, des ſaveurs, des odeurs, des couleurs ? Qui peut l’en aſſurer ? Ce n’eſt certainement ni l’ouie, ni l’odorat, ni le goût, ni la vue : ces ſens par eux-mêmes ne peuvent l’inſtruire que des modifications qu’elle éprouve. Elle n’a d’abord ſenti que ſon être, dans les impreſſions dont ils ſont ſuſceptibles ; & s’ils les lui font aujourd’hui ſentir dans les corps, c’eſt qu’ils ont contracté l’habitude de juger d’après le témoignage du tact. Y a-t-il donc au moins de l’étendue ? Mais lorſqu’elle a le ſentiment du toucher, qu’apperçoit-elle ſi ce n’eſt encore ſes propres modifications ? Le toucher n’eſt donc pas plus croyable que les autres ſens : & puiſqu’on reconnoît que les ſons, les ſaveurs, les odeurs & les couleurs n’exiſtent pas dans les objets, il ſe pourroit que l’étendue n’y exiſtât pas davantage. Plus de certitude à cet égard nous ſeroit inutile. La Statue ne s’arrêtera vraiſemblablement pas à ces doutes. Peut-être les jugemens, dont elle s’eſt fait une habitude, ne lui permettront-ils pas de les former. Elle en ſeroit cependant plus capable que nous, parce qu’elle ſait mieux comment elle a appris à voir, à entendre, à ſentir, à goûter, à toucher. Quoi qu’il en ſoit, il lui eſt inutile d’avoir plus de certitude à cet égard. L’apparence des qualités ſenſibles ſuffit pour lui donner des deſirs, pour éclairer ſa conduite, & pour faire ſon bonheur ou ſon malheur ; & la dépendance où elle eſt des objets auxquels elle eſt obligée de les rapporter, ne lui permet pas de douter qu’il exiſte des êtres hors d’elle. Mais quelle eſt la nature de ces êtres ? Elle l’ignore, & nous l’ignorons nous-mêmes. Tout ce que nous ſavons, c’eſt que nous les appelons corps.

Chapitre 6[modifier]

Conſidérations ſur les idées abſtraites & générales, que peut acquérir un homme qui vit hors de toute ſociété.

L’hiſtoire que nous venons de faire des connoiſſances de notre Statue, montre ſenſiblement comment elle diſtribue les êtres en différentes claſſes, ſuivant leurs rapports à ſes beſoins ; et, par conſé quent, comment elle ſe fait des notions abſtraites & générales. Mais pour mieux connoître la nature de ſes idées, il eſt important d’entrer dans de nouveaux détails.

La Statue n’a point d’idée générale, qui n’ait été particuliere. Elle n’a point d’idée générale, qui n’ait d’abord été particuliere. L’idée générale d’orange, par exemple, n’eſt dans ſon origine que l’idée de telle orange.

En quoi conſiſte l’idée qu’elle a d’un objet préſent. L’idée particuliere, lorſqu’un objet eſt préſent aux ſens, c’eſt la collection de pluſieurs qualités qui ſe montrent enſemble. L’idée de telle orange c’eſt la couleur, la forme, la ſaveur, l’odeur, la ſolidité, le poids, etc.

D’un objet abſent. Cette idée particuliere, quand l’objet n’agit plus ſur les ſens, c’eſt le ſouvenir qui reſte de ce qu’on a connu à la vue, au goût, à l’odorat, etc. Fermez les yeux ; l’idée de la lumiere eſt le ſouvenir d’une impreſſion que vous avez éprouvée : ne touchez rien ; l’idée de ſolidité eſt le ſouvenir de la réſiſtance que vous avez rencontrée, en maniant des corps : ainſi du reſte. Comment de particulieres ſes idées deviennent générales. Subſtituons ſucceſſivement & une à une, pluſieurs oranges à la premiere, & qu’elles ſoient toutes ſemblables ; notre Statue croira toujours voir la même, & elle n’aura à ce ſujet qu’une idée particuliere.

En voit-elle deux à la fois ? Auſſi-tôt elle reconnoît dans chacune la même idée particuliere, & cette idée devient un modele, auquel elle les compare, & avec lequel elle voit qu’elles conviennent l’une & l’autre. Elle découvrira de la même maniere que cette idée eſt commune à trois, quatre, cinq, ſix oranges, & elle la rendra auſſi générale qu’elle peut l’être. L’idée particuliere d’un cheval & celle d’un oiſeau deviendront également générales, lorſque les circonſtances feront comparer pluſieurs chevaux & pluſieurs oiſeaux ; & ainſi de tous les objets ſenſibles.

Ayant les notions générales d’orange, de cheval, d’oiſeau ; notre Statue les diſtinguera, par la même raiſon, qu’elle diſtingue une orange d’un oiſeau, un oiſeau d’un cheval. Elle rapportera donc chacun de ces individus au modele général dont elle s’eſt fait l’idée, c’eſt-à-dire, à la claſſe, à l’eſpece à laquelle il appartient.

Or, comme un modele qui convient à pluſieurs individus, eſt une idée générale ; de même deux, trois modeles, ſous leſquels on arrange des individus tous différens, ſont différentes claſſes, ou pour parler le langage des philoſophes, différentes eſpeces de notions générales.

Comment d’une idée générale, elle deſcend à de moins générales. Lorſqu’elle jette les yeux ſur une campagne, elle apperçoit quantité d’arbres, dont elle ne remarque point encore la différence ; elle voit ſeulement ce qu’ils ont de commun : elle voit qu’ils portent chacun des branches, des feuilles, & qu’ils ſont arrêtés à l’endroit où ils croiſſent. Voilà le modele de l’idée générale d’arbre.

Elle va enſuite des uns aux autres : elle obſerve la différence des fruits, elle ſe fait des modeles, par où elle diſtingue autant de ſortes d’arbres, qu’elle remarque d’eſpeces de fruits ; & ce ſont-là des idées moins générales que la premiere. Elle ſe fera de même l’idée générale d’animal, ſi elle voit dans l’éloignement pluſieurs animaux, dont la différence lui échappe ; & elle les diſtinguera en pluſieurs eſpeces, lorſqu’elle ſera à portée de voir en quoi ils different.

Elle généraliſe, à proportion qu’elle voit plus confuſément. Elle généraliſe donc davantage à proportion qu’elle voit d’une maniere plus confuſe ; & elle ſe fait des notions moins générales, à proportion qu’elle démêle plus de différence dans les choſes.

D’abord toutes les pommes, par exemple, lui paroiſſent conformes au même modele. Mais dans la ſuite, elle ne trouve pas à chacune une ſaveur également agréable. Dès-lors, le deſir du plaiſir & la crainte du dégoût les lui font comparer, ſous les rapports qu’elle y peut découvrir : elle apprend à les diſtinguer à la vue, à l’odorat, au toucher ; elle s’en forme différens modeles propres à éclairer ſon choix ; & elle les diſtribue en autant de claſſes, qu’elle y remarque de différences.

Objets dont elle ne prend aucune connoiſſance. Quant aux objets qui ne l’intéreſſent ni par le plaiſir, ni par la peine, ils reſtent confondus dans la foule, & elle n’en acquiert aucune connoiſſance.

Il ne faut que réfléchir ſur nous, pour ſe convaincre de cette vérité. Tous les hommes ont les mêmes Senſations ; mais le peuple occupé à des travaux pénibles, l’homme du monde tout entier à des objets frivoles, & le philoſophe, qui s’eſt fait un beſoin de l’étude de la nature, ne ſont ſenſibles ni aux mêmes plaiſirs, ni aux mêmes peines. Auſſi tirent-ils des mêmes Senſations des connoiſſances bien différentes.

Dans quel ordre elle ſe fait des idées d’eſpece. Voici donc l’ordre dans lequel notre Statue ſe fait des idées d’eſpece. D’abord elle n’apperçoit que les différences les plus ſenſibles, & elle a des idées très-générales ; mais en petit nombre.

Si c’eſt la couleur, qui la frappe davantage, elle ne fera qu’une claſſe de pluſieurs eſpeces de fleurs : ſi c’eſt le volume, un levreau & un chat ne ſeront pour elle qu’une ſeule eſpece d’animal. Les beſoins lui donnent enſuite occaſion de conſidérer les objets par d’autres qualités, elle fera des eſpeces ſubordonnées aux premieres. D’une notion générale, il s’en formera pluſieurs qui le ſeront moins.

Elle paſſe donc tout d’un coup des idées particulieres aux plus générales ; d’où elle deſcend à de moins générales, à meſure qu’elle remarque la différence des choſes. C’eſt ainſi qu’un enfant, après avoir appelé or, tout ce qui eſt jaune, acquiert enſuite les idées de cuivre, de tombac ; & d’une idée générale en fait pluſieurs qui le ſont moins.

Son ignorance ſur la nature des choſes. Par la génération de ces idées, il eſt évident qu’elles ne préſenteront à notre Statue que des qualités différemment combinées. Elle voit, par exemple, la ſolidité, l’étendue, la diviſibilité, la figure, la mobilité, etc. Réunies dans tout ce qu’elle touche ; & elle a, par conſéquent, l’idée de corps. Mais ſi on lui demandoit ce que c’eſt qu’un corps, & qu’elle pût répondre ; elle en montreroit un, & diroit, c’eſt cela : c’eſt-à-dire, cela où vous trouvez tout-à-la-fois de la ſolidité, de l’étendue, de la diviſibilité, de la figure, etc. Commune aux philoſophes. Un philoſophe répondroit ; c’eſt un être, une ſubſtance é tendue, ſolide, etc. Comparons ces deux réponſes, & nous verrons qu’il ne connoît pas mieux qu’elle la nature du corps. Son ſeul avantage, ſi c’en eſt un, c’eſt de s’être fait un langage, qui ne paroît ſavant, que parce qu’il n’eſt pas celui de tout le monde. Car dans le vrai, les mots être, ſubſtance, ne ſignifient rien de plus, que le mot cela.

Les idées qu’elle a des objets, ſont confuſes. De-là, il faut conclure que les idées qu’elle a des objets ſenſibles, ſont confuſes ; car j’appele confuſe, toute idée qui ne repréſente pas d’une maniere diſtincte toutes les qualités de ſon objet. Or, il n’eſt point de corps, dont elle ait une connoiſſance auſſi parfaite ; elle n’y voit que les propriétés, que ſes beſoins lui donnent occaſion d’y remarquer. Avec plus de ſagacité elle en démêleroit un plus grand nombre, & ſi elle pouvoit pénétrer juſques dans la nature des êtres, elle n’en trouveroit pas deux parfaitement ſemblables. Elle ne ſuppoſe donc que pluſieurs ne different point entr’eux, que parce qu’elle les voit confuſément.

Ses idées abſtraites, ſont de deux eſpeces. Quant à ſes notions abſtraites, il y en a de confuſes & de diſtinctes. Les unes confuſes. Elle connoît par exemple aſſez bien un ſon, pour le diſtinguer d’une odeur, d’une ſaveur, & de tout autre ſon ; mais il lui paroît ſimple, quoi que multiple. Pluſieurs couleurs, mêlées enſemble, ne produiſent à ſon égard que l’apparence d’une ſeule. Il en eſt de même de toutes les impreſſions des ſens. Elle ne démêle donc pas tout ce qu’elles renferment ; & elle eſt encore plus éloignée de découvrir toutes les cauſes qui concourent à chaque Senſation. Elle n’a donc à ce ſujet, que des notions fort confuſes.

Les autres diſtinctes. Mais ces mêmes Senſations lui donnent des idées de grandeur & de figure ; & ſi elle ne peut aſſurer qu’elle eſt préciſément la grandeur & la figure des corps, ni déterminer exactement les rapports qu’ils ont entr’eux ; elle ſait comment une grandeur peut être le double, ou la moitié d’une autre, & elle connoît fort bien une ligne, un triangle, un quarré. Elle a donc, en pareil cas, des idées diſtinctes. Il ſuffit pour cela qu’elle conſidere les grandeurs, en faiſant abſtraction des objets.

Elle connoît deux ſortes de vérités. De ces deux ſortes d’idées naiſſent deux ſortes de vérités. Lorſque la Statue remarque qu’un corps eſt triangulaire, elle porte un jugement qui peut devenir faux ; car ce corps peut changer de figure. Mais lorſqu’elle remarque qu’un triangle a trois côtés, ſon jugement eſt vrai, & le ſera toujours ; puiſque trois côtés déterminent l’idée du triangle. Elle apperçoit donc des vérités qui changent, ou qui peuvent changer toutes les fois qu’elle veut juger de ce que les choſes ſont en elles-mêmes ; elle apperçoit au contraire des vérités qui ne changent point, toutes les fois qu’elle ſe borne à juger des idées diſtinctes & abſtraites, qu’elle a des grandeurs. Elle a, par conſéquent, avec le ſeul ſecours des ſens, des connoiſſances de toute eſpece.

Chapitre 7[modifier]

D’un homme trouvé dans les forêts de Lithuanie. circonſtances où le beſoin de nourriture engourdit toutes les facultés de l’ame. Notre Statue, comme nous l’avons remarqué, pourroit être ſi fort occupée du ſoin de ſa nourriture, qu’elle n’auroit pas un moment à donner à l’étude des objets, dont elle étoit curieuſe avant qu’elle eût l’organe du goût. Ne vivant que pour ſatiſfaire à ce preſſant beſoin, les plaiſirs des autres ſens n’auroient plus d’attrait pour elle : elle ne remarqueroit plus les objets qui pourroient les produire. Sans étonnement, ſans curioſité, elle ceſſeroit de réfléchir ſur ce qu’elle a ſu, elle en oublieroit bientôt une partie, elle oublieroit comment elle a appris ce qu’elle ſait encore ; & elle ne douteroit pas qu’elle n’eût toujours ſenti, entendu, vu & touché comme elle ſent, entend, voit & touche. Toute entiere à la recherche d’une nourriture, que je ſuppoſe extrêmement rare, elle meneroit une vie purement animale. A-t-elle faim ? Elle ſe meut, elle va partout où elle ſe ſouvient d’avoir trouvé des alimens. Sa faim eſt-elle diſſipée ? Le repos devient ſon beſoin le plus preſſant ; elle reſte où elle eſt, elle s’endort. Dans de pareilles circonſtances, le beſoin de nourriture engourdit donc à certains égards les facultés de ſon ame : il tourne vers lui toute leur action. Il eſt même vraiſemblable, qu’au lieu de ſe conduire d’après ſa propre réflexion, elle prendroit des leçons des animaux, avec qui elle vivroit plus familierement. Elle marcheroit comme eux, imiteroit leurs cris, brouteroit l’herbe, ou dévoreroit ceux dont elle auroit la force de ſe ſaiſir. Nous ſommes ſi fort portés à l’imitation, qu’un Deſcartes à ſa place n’apprendroit pas à marcher ſur ſes pieds : tout ce qu’il verroit, ſuffiroit pour l’en détourner.

Enfant trouvé dans les forêts de Lithuanie. Tel étoit vraiſemblablement le ſort d’un enfant d’environ dix ans, qui vivoit parmi les ours, & qu’on trouva en 1694, dans les forêts qui confinent la Lithuanie & la Ruſſie. Il ne donnoit aucune marque de raiſon, marchoit ſur ſes pieds & ſur ſes mains, n’avoit aucun langage, & formoit des ſons qui ne reſſembloient en rien à ceux d’un homme. Il fut long-tems avant de pouvoir proférer quelques paroles, encore le fitil d’une maniere bien barbare. Auſſi-tôt qu’il put parler, on l’interrogea ſur ſon premier état ; mais il ne s’en ſouvint non plus que nous nous ſouvenons de ce qui nous eſt arrivé au berceau.

Pourquoi on dit qu’il ne donnoit aucun ſigne de raiſon. Quand on dit que cet enfant ne donnoit aucun ſigne de raiſon, ce n’eſt pas qu’il ne raiſonnât ſuffiſamment pour veiller à ſa conſervation ; mais c’eſt que ſa réflexion, juſqu’alors appliquée néceſſairement à ce ſeul objet, n’avoit point eu occaſion de ſe porter ſur ceux dont nous nous occupons. Il n’avoit aucune des idées que notre Statue a acquiſes, lorſqu’elle connoiſſoit d’autres beſoins que celui de chercher des alimens : il manquoit de toutes les connoiſſances que les hommes doivent à leur commerce réciproque. En un mot, il paroiſſoit ſans raiſon, non qu’abſolument il n’en eût point ; mais parce qu’il en avoit moins que nous.

Pourquoi il oublia ſon premier état. Quelquefois notre conſcience partagée entre un grand nombre de perceptions, qui agiſſent ſur nous avec une force à-peu-près égale, eſt ſi foible, qu’il ne nous reſte aucun ſouvenir de ce que nous avons éprouvé. à peine ſentons-nous pour lors que nous exiſtons : des jours s’écouleroient comme des momens, ſans que nous en fiſſions la différence ; & nous éprouverions des milliers de fois la même perception, ſans remarquer que nous l’avons déjà eue. Un homme qui a acquis beaucoup d’idées, & qui ſe les eſt rendues familieres, ne peut pas demeurer long-tems dans cette eſpece de létargie. Plus la proviſion de ſes idées eſt grande, plus il y a lieu de croire que quelqu’une aura occaſion de ſe réveiller, d’exercer ſon attention d’une maniere particuliere, & de le retirer de cet aſſoupiſſement. Cet enfant n’avoit pas un pareil ſecours. Ses facultés engourdies ne pouvoient être ſecouées, que par le beſoin de chercher de la nourriture ; & ſa vie reſſembloit à un ſommeil, qui ne ſeroit interrompu que par des ſonges. Il étoit donc naturel qu’il oubliât ſon premier état.

Cependant, il n’eſt pas vraiſemblable qu’il en perdît tout-à-coup le ſouvenir. Si au bout de quelques jours, on l’eût ramené dans les bois où on l’avoit pris, il eût ſans doute reconnu les lieux où il avoit vécu ; il ſe fût rappelé les alimens dont il s’étoit nourri ; & les moyens qu’il avoit employés pour ſe les procurer : il n’eût pas eu beſoin de s’inſtruire une ſeconde fois de toutes ces choſes. Mais le ſouvenir en fut effacé par de nouvelles idées, & ſur-tout par le long intervalle qui s’écoula juſqu’au moment où il fut en état de répondre aux queſtions qu’on lui fit. Néanmoins, pour mieux s’en aſſurer, il eût fallu le reconduire dans les forêts, où il avoit été trouvé. Quoi qu’il ne ſe ſouvînt pas de ces lieux, quand on lui en parloit, peut-être auroit-il ſu les reconnoître, quant il les auroit vus.

=== Chapitre 8 ===


D’un homme qui ſe ſouviendroit d’avoir reçu ſucceſſivement l’uſage de ſes ſens.

En ſuppoſant que notre Statue ſe ſouvînt de l’ordre dans lequel les ſens lui ont été accordés ; il ſuffiroit de la faire réfléchir ſur elle-même, pour remettre ſous les yeux les principales vérités que nous avons démontrées.

La Statue compare l’état où elle eſt à celui où elle étoit, quand elle ne connoiſſoit rien hors d’elle. Que ſuis-je, diroit-elle, & qu’ai-je été ? Qu’eſt-ce que ces ſons, ces odeurs, ces ſaveurs, ces couleurs, que j’ai pris ſucceſſivement pour mes manieres d’être, & que les objets paroiſſent aujourd’hui m’enlever ? Qu’eſt-ce que cette étendue, que je découvre en moi, & au-delà ſans bornes ? Ne ſeroit-ce que différentes manieres de me ſentir ? Avant que la vue me fût rendue, l’eſpace des cieux m’étoit inconnu : avant que j’euſſe l’uſage de mes membres, j’ignorois qu’il y eût quelque choſe hors de moi. Que dis-je ! Je ne ſavois pas que je fuſſe étendue : je n’étois qu’un point, lorſque j’étois réduite au ſentiment uniforme. Quelle eſt donc cette ſuite de ſentimens, qui m’a fait ce que je ſuis ; & qui peut-être a fait ce qu’eſt à mon égard tout ce qui m’environne ? Je ne ſens que moi, & c’eſt dans ce que je ſens en moi, que je vois au-dehors : ou plutôt je ne vois pas au-dehors ; mais je me ſuis fait une habitude de certains jugemens, qui tranſportent mes Senſations où elles ne ſont pas.

Au premier moment de mon exiſtence, je ne ſavois point ce qui ſe paſſoit en moi ; je n’y démêlois rien encore ; je n’avois aucune conſcience de moi-même ; j’étois, mais ſans deſirs, ſans crainte, je jouiſſois à peine de moi : & ſi j’euſſe continué d’exiſter de la ſorte, je n’aurois jamais ſoupçonné que mon exiſtence pût embraſſer deux inſtans.

Mais j’éprouve ſucceſſivement pluſieurs Senſations : elles occupent ma capacité de ſentir, à proportion des degrés de peine ou de plaiſir, qui les accompagnent. Par-là elles reſtent préſentes à ma mémoire, lorſqu’elles ne le ſont plus à mon organe. Mon attention étant partagée entr’elles, je les compare, je juge de leurs rapports, je m’en fais des idées abſtraites, je connois des vérités générales. Alors, toute l’activité dont je ſuis capable, ſe porte aux manieres d’être qui m’ont plu davantage ; j’ai des beſoins, je forme des deſirs, j’aime, je hais, j’eſpere, je crains, j’ai des paſſions ; & ma mémoire m’obéit quelquefois avec tant de vivacité, que je m’imagine éprouver des Senſations, que je ne fais que me rappeler.

étonné de ce qui ſe paſſe en moi, je m’obſerve avec encore plus d’attention. à chaque inſtant je ſens que je ne ſuis plus ce que j’ai été. Il me ſemble que je ceſſe d’être moi, pour redevenir un autre moi-même. Jouir & ſouffrir font tour-à-tour mon exiſtence ; & par la ſucceſſion de mes manieres d’être, je m’apperçois que je dure. Il falloit donc que ce moi variât à chaque inſtant, au haſard de ſe changer ſouvent contre un autre, où il m’eſt douloureux de me retrouver.

Plus je compare mes manieres d’être, plus la jouiſſance ou la ſouffrance m’en eſt ſenſible. Le plaiſir & la douleur continuent à l’envi d’attirer mon attention : l’un & l’autre développent toutes mes facultés : je ne me fais des habitudes, que parce que je leur obéis ; & je ne vis plus que pour deſirer ou pour craindre.

Elle ſe rappele comment elle a découvert ſon corps & d’autres objets. Mais bientôt je ſuis à-la-fois de pluſieurs manieres. Accoutumée à les remarquer, lorſqu’elles ſe ſuccedent, je les remarque encore, lorſque je les éprouve enſemble ; & mon exiſtence me paroît ſe multiplier dans un même moment. Cependant je porte les mains ſur moi-même, je les porte ſur ce qui m’environne. Auſſi-tôt une nouvelle Senſation ſemble donner du corps à toutes mes manieres d’être. Tout prend de la ſolidité ſous mes mains. étonnée de ce nouveau ſentiment, je le ſuis encore plus de ne me pas retrouver dans tout ce que je touche. Je me cherche où je ne ſuis pas : il me ſemble que j’avois ſeule le droit d’exiſter ; & que tout ce que je rencontre, ſe formant aux dépens de mon être, ne ſe fait connoître à moi, que pour me réduire à des limites toujours plus étroites. Que deviens-je en effet, lorſque je compare le point où je ſuis, avec l’eſpace que remplit cette multitude d’objets que je découvre ?

Dès ce moment, il me ſemble que mes manieres d’être ceſſent de m’appartenir : j’en fais des collections hors de moi : j’en forme tous les objets, dont je prends connoiſſance. Des idées qui demandent moins de comparaiſons, je m’éleve aux idées, que je n’acquiers qu’autant que je combine. Je conduis mon attention d’un objet à un autre, & raſſemblant dans la notion que je me forme de chacun, les idées & les rapports que j’y remarque, je réfléchis ſur eux. Si je me ſuis d’abord mue par le ſeul plaiſir de me mouvoir, je me meus bientôt dans l’eſpérance de rencontrer de nouveaux plaiſirs ; & devenant capable de curioſité, je paſſe continuellement de la crainte à l’eſpérance, du mouvement au repos : quelquefois j’oublie ce que j’ai ſouffert, d’autres fois je me précautionne contre les maux dont je ſuis menacée : enfin le plaiſir & la douleur, ſeuls principes de mes deſirs, m’apprennent à me conduire dans l’eſpace, & à me faire à toute occaſion de nouvelles idées. Elle ſe rappele comment le toucher inſtruit les autres ſens. Pourrois-je avoir d’autres facultés que celles de me mouvoir & de manier des corps ? Je ne l’imaginois pas ; car j’avois totalement perdu le ſouvenir de ce que j’ai été. Quelle fut donc ma ſurpriſe, lorſque je me retrouvai ſon, ſaveur, odeur, lumiere & couleur ! Bientôt il me ſemble que je me ſuis laiſſé ſéduire à une illuſion, que le toucher paroît diſſiper. Je juge que toutes ces manieres d’être me viennent des corps ; & je me fais une ſi grande habitude de les ſentir, comme ſi elles y étoient en effet, que j’ai peine à croire qu’elles ne leur appartiennent pas.

Quoi de plus ſimple que la maniere dont j’ai appris à me ſervir de mes ſens !

J’ouvre les yeux à la lumiere, & je ne vois d’abord qu’un nuage confus. Je touche, j’avance, je touche encore : un chaos ſe débrouille inſenſiblement à mes regards. Le tact décompoſe en quelque ſorte la lumiere ; il ſépare les couleurs, les diſtribue ſur les objets, démêle un eſpace éclairé, & dans cet eſpace des grandeurs & des figures, conduit mes yeux juſqu’à une certaine diſtance, leur ouvre le chemin par où ils doivent ſe porter au loin ſur la terre, & s’élever juſqu’aux cieux : devant eux, en un mot, il déploie l’univers. Alors ils paroiſſent ſe jouer dans des eſpaces immenſes ; ils manient les objets, auxquels le toucher ne peut atteindre ; ils les meſurent ; & les parcourant avec une rapidité étonnante, ils ſemblent enlever ou donner à mon gré l’exiſtence à toute la nature. Au ſeul mouvement de ma paupiere, je crée ou j’anéantis tout ce qui m’environne.

Quand je ne jouiſſois pas de ce ſens, aurois-je jamais pu comprendre, comment ne changeant point de place, il m’auroit été poſſible de connoître ce qui eſt hors de la portée de ma main ? Quelle idée me ſerois-je fait d’un organe, qui ſaiſit à une ſi grande diſtance les formes & les grandeurs ? Eſt-ce un bras qui s’allonge d’une maniere extraordinaire pour aller juſqu’à elles, ou viennent-elles juſqu’à lui ? Pourquoi ſe porte-t-il au-delà de certains corps, tandis qu’il eſt arrêté par d’autres ? Comment touche-t-il dans les eaux les mêmes objets, qu’il touche encore au-dehors ? Eſt-ce une illuſion, ou en effet toute la nature ſe reproduit-elle ?

Il me ſemble qu’à chaque objet que j’étudie, je me fais une nouvelle maniere de voir, & me procure un nouveau plaiſir. Ici c’eſt une plaine vaſte, uniforme, où ma vue paſſant par-deſſus tout ce qui eſt près de moi, ſe porte à une diſtance indéterminée ; & ſe perd dans un eſpace qui m’étonne. Là, c’eſt un pays coupé & plus borné, où mes yeux après s’être repoſés ſur chaque objet, embraſſent un tableau plus diſtinct & plus varié. Des tapis de verdure, des boſquets de fleurs, des maſſifs de bois, où le ſoleil pénetre à peine ; des eaux qui coulent lentement ou qui ſe précipitent avec violence, embelliſſent ce payſage, que paroît animer une lumiere qui répand ſur lui mille couleurs différentes. Immobile à cette vue, tout appele mes regards. à peine, je les détourne, que je ne ſais, ſi je les dois fixer ſur les objets que je viens de découvrir, ou les reporter ſur ceux que je viens de perdre. Je les conduis avec inquiétude des uns aux autres ; & mieux je démêle toutes les Senſations dont je jouis, plus je ſuis ſenſible au plaiſir de voir.

Curieuſe, je parcours avec empreſſement des lieux, dont le premier aſpect m’a ravie ; & j’aime à reconnoître à l’ouie, à l’odorat, au goût & au toucher, les objets qui me frappent les yeux de toute part. Toutes mes Senſations ſemblent craindre de céder les unes aux autres. La variété & la vivacité des couleurs le diſputent au parfum des fleurs ; les oiſeaux me paroiſſent plus admirables par leur forme, leur mouvement & leur plumage, que par leurs chants. Et qu’eſt-ce que le murmure des eaux comparé à leur cours, leurs caſcades & leur brillant cryſtal !

Tel eſt le ſens de la vue : à peine inſtruit par le toucher, il diſpenſe les tréſors dans la nature ; il les prodigue pour décorer les lieux, que ſon guide lui découvre ; & il fait des cieux & de la terre un ſpectacle enchanteur, qui n’a de magnificence, que parce qu’il y répand ſes propres Senſations.

Elle ſe rappele comment les plaiſirs & les peines ont été le premier mobile de ſes facultés. Que ſerois-je donc, ſi toujours concentrée en moi-même, je n’avois jamais ſu tranſporter mes manieres d’être hors de moi ? Mais dès que le toucher inſtruit mes autres ſens, je vois au-dehors des objets qui attirent mon attention par les plaiſirs ou par les peines qu’ils me cauſent. Je les compare, j’en juge, je ſens le beſoin de les rechercher, ou de les fuir ; je les deſire, je les aime, je les hais, je les crains : chaque jour j’acquiers de nouvelles connoiſſances ; & tout ce qui m’environne devient l’inſtrument de ma mémoire, de mon imagination & de toutes les opérations de mon ame. Pourquoi faut-il que je trouve des obſtacles à mes deſirs ? Pourquoi faut-il que mon bonheur ſoit traverſé par des peines ? Mais que dis-je ! Jouirois-je proprement des biens qui me ſont offerts, ſi je n’avois jamais de victoire à remporter ? En jouirois-je ſi les maux, dont je me plains, ne m’en faiſoient pas connoître le prix ? Mon malheur même contribue à mon bonheur ; & la plus grande jouiſſance des biens naît de l’idée vive des maux auxquels je les compare. C’eſt au retour des uns & des autres, que je dois toutes mes connoiſſances, que je dois tout ce que je ſuis.

De là, mes beſoins, mes deſirs & les différens intérêts qui ſont le mobile de mes actions ; en ſorte que je n’étudie les choſes qu’à proportion que j’y crois découvrir des plaiſirs à rechercher, ou des peines à fuir. Voilà la lumiere qui éclaire les objets, ſuivant les rapports qu’ils ont à moi : elle répand ſur eux différens jours, pour me les faire diſtribuer en différentes claſſes ; & ceux qui ſont ſouſtraits à ſes rayons, ſont enſevelis dans des ténébres, où je ne puis les découvrir.

J’étudie les fruits, & tout ce qui eſt propre à me nourrir ; je cherche les moyens de m’en procurer la jouiſſance : j’étudie les animaux, j’obſerve ceux qui peuvent me nuire, j’apprends à me garantir de leurs coups : enfin j’étudie tout ce qui flatte ma curioſité : je me fais, ſelon mes paſſions, des regles pour juger de la bonté & de la beauté des choſes. Tantôt je prends des précautions que je crois néceſſaires à mon bonheur ; tantôt j’invite les objets à y travailler eux-mêmes : & il me ſemble que je ne ſuis entourée que d’êtres amis ou ennemis. Inſtruite par l’expérience, j’examine, je délibere avant d’agir. Je n’obéis plus aveuglément à mes paſſions, je leur réſiſte, je me conduis d’après mes lumieres, je ſuis libre ; & je fais un meilleur uſage de ma liberté, à proportion que j’ai acquis plus de connoiſſances. Elle réfléchit ſur les jugemens dont elle s’eſt fait une habitude. Mais quelle eſt la certitude de ces connoiſſances ? Je ne vois proprement que moi, je ne jouis que de moi : car je ne vois que mes manieres d’être, elles ſont ma ſeule jouiſſance ; & ſi mes jugemens d’habitude me donnent tant de penchant à croire qu’il exiſte des qualités ſenſibles au-dehors, ils ne me le démontrent pas. Je pourrois donc être telle que je ſuis, avoir les mêmes beſoins, les mêmes deſirs, les mêmes paſſions ; quand même les objets que je recherche ou que j’évite, n’auroient aucune de ces qualités. En effet, ſans le toucher, j’aurois toujours regardé les odeurs, les ſaveurs, les couleurs & les ſons comme à moi ; jamais je n’aurois jugé qu’il y a des corps odoriférans, ſonores, colorés, ſavoureux. Comment donc pourrois-je être aſſurée de ne me pas tromper, lorſque je juge qu’il y a de l’étendue ?

Mais il m’importe peu de ſavoir avec certitude, ſi ces choſes exiſtent ou n’exiſtent pas. J’ai des Senſations agréables ou déſagréables : elles m’affectent autant que ſi elles exprimoient les qualités mêmes des objets auxquels je ſuis portée à les attribuer ; & c’en eſt aſſez pour veiller à ma conſervation. à la vérité les idées que je me forme des choſes ſenſibles, ſont confuſes ; je n’en marque les rapports qu’imparfaitement. Mais je n’ai qu’à faire quelques abſtractions, pour avoir des idées diſtinctes, & pour appercevoir des rapports plus exacts. Auſſi-tôt je remarque deux ſortes de vérités : les unes peuvent ceſſer d’être ; les autres ont été, ſont & ſeront toujours.

Elle réfléchit ſur l’ignorance où elle eſt d’elle-même. Cependant, ſi je connois imparfaitement les objets extérieurs, je ne me connois pas mieux moi-même. Je me vois formée d’organes propres à recevoir différentes impreſſions ; je me vois environnée d’objets qui agiſſent tous ſur moi, chacun à ſa maniere ; enfin dans le plaiſir & dans la peine qui accompagnent conſtamment les Senſations que j’éprouve, je crois appercevoir le principe de ma vie & de toutes mes facultés.

Mais ce moi qui prend de la couleur à mes yeux, de la ſolidité ſous mes mains ; ſe connoît-il mieux pour regarder aujourd’ hui comme à lui toutes les parties de ce corps auxquelles il s’intéreſſe, & dans leſquelles il croit exiſter ? Je ſais qu’elles ſont à moi, ſans pouvoir le comprendre : je me vois, je me touche, en un mot, je me ſens, mais je ne ſais ce que je ſuis ; & ſi j’ai cru être ſon, ſaveur, couleur, odeur, actuellement je ne ſais plus ce que je dois me croire.

Chapitre 9[modifier]

Concluſion. dans l’ordre naturel, tout vient des Senſations.

Nous ne ſaurions nous appliquer toutes les ſuppoſitions que j’ai faites : mais elles prouvent au moins, que toutes nos connoiſſances viennent des ſens, & particulierement du toucher ; parce que c’eſt lui qui inſtruit les autres. Si en ne ſuppoſant que des Senſations dans notre Statue, elle a acquis des idées particulieres & générales, & s’eſt rendue capable de toutes les opérations de l’entendement ; ſi elle a formé des deſirs, & s’eſt fait des paſſions, auxquelles elle obéit ou réſiſte ; enfin ſi le plaiſir & la douleur ſont l’unique principe du développement de ſes facultés : il eſt raiſonnable de conclure que nous n’avons d’abord eu que des Senſations, & que nos connoiſſances & nos paſſions ſont l’effet des plaiſirs & des peines qui accompagnent les impreſſions des ſens.

En effet, plus on y réfléchira, plus on ſe convaincra, que c’eſt-là l’unique ſource de notre lumiere & de nos ſentimens. Suivons la lumiere : auſſi-tôt nous jouiſſons d’une vie nouvelle, & bien différente de celle que procuroient auparavant des Senſations brutes, ſi j’oſe m’exprimer ainſi. Suivons le ſentiment, obſervons-le ſur-tout lorſqu’il s’accroît de tous les jugemens que nous nous ſommes accoutumés à confondre avec les impreſſions des ſens : auſſitôt de ces Senſations, qui ne préſentoient d’abord qu’un petit nombre de plaiſirs groſſiers, vont naître des plaiſirs délicats, qui ſe ſuccéderont dans une variété étonnante. Ainſi plus nous nous éloignerons de ce que les Senſations étoient au commencement, plus la vie de notre être ſe développera, ſe variera : elle s’étendra à tant de choſes, que nous aurons de la peine à comprendre, comment toutes nos facultés peuvent avoir un principe commun dans la Senſation. Cette ſource n’eſt pas également abondante pour tous les hommes. Tant que les hommes ne remarquent encore dans les impreſſions des ſens que des Senſations, où ils n’ont ſu mêler que peu de jugemens, la vie de l’un eſt à peu-près ſemblable à celle de l’autre : il n’y a preſque de différence que dans le degré de vivacité, avec lequel ils ſentent. L’expérience & la réflexion ſeront pour eux, ce qu’eſt le ciſeau entre les mains du Sculpteur, qui découvre une Statue parfaite dans une pierre informe ; & ſuivant l’art avec lequel ils manieront ce ciſeau, ils verront ſortir de leurs Senſations une nouvelle lumiere & de nouveaux plaiſirs.

Si nous les obſervons, nous connoîtrons comment, ces maté riaux reſtent groſſiers ou ſont mis en œuvre ; & conſidérant l’intervalle que les hommes laiſſent entr’eux, nous ſerons étonnés combien dans un même eſpace de tems les uns vivent plus que les autres : car vivre, c’eſt proprement jouir, & la vie eſt plus longue pour qui ſait davantage multiplier les objets de ſa jouiſſance.

Nous avons vu que la jouiſſance peut commencer à la premiere Senſation agréable. Au premier moment, par exemple, que nous accordons la vue à notre Statue, elle jouit ; ſes yeux ne fuſſent-ils frappés que d’une couleur noire. Car il ne faut pas juger de ſes plaiſirs par les nôtres. Pluſieurs Senſations nous ſont indifférentes, ou même déſagréables, ſoit parce qu’elles n’ont rien de nouveau pour nous, ſoit parce que nous en connoiſſons de plus vives. Mais ſa ſituation eſt bien différente ; & elle peut être tranſportée, lorſqu’elle éprouve des ſentimens que nous ne daignons pas remarquer, ou que nous ne remarquons qu’avec dégoût.

Obſervons la lumiere, quand le toucher apprend à l’oeil à répandre les couleurs dans toute la nature : voilà autant de nouveaux ſentimens, & par conſéquent autant de nouveaux plaiſirs, autant de nouvelles jouiſſances.

Il faut raiſonner de même ſur tous les autres ſens & ſur toutes les opérations de l’ame. Car nous jouiſſons non-ſeulement par la vue, l’ouie, le goût, l’odorat, le toucher ; nous jouiſſons encore par la mémoire, l’imagination, la réflexion, les paſſions, l’eſpérance, en un mot, par toutes nos facultés. Mais ces principes n’ont pas la même activité chez tous les hommes.

L’homme n’eſt rien qu’autant qu’il a acquis. Ce ſont les plaiſirs & les peines comparés, c’eſt-à-dire, nos beſoins qui exercent nos facultés. Par conſéquent, c’eſt à eux que nous devons le bonheur que nous avons à jouir. Autant de beſoins, autant de jouiſſances différentes ; autant de degrés dans le beſoin, autant de degrés dans la jouiſſance. Voilà le germe de tout ce que nous ſommes, la ſource de notre malheur ou de notre bonheur. Obſerver l’influence de ce principe, c’eſt donc le ſeul moyen de nous étudier nous-mêmes.

L’hiſtoire des facultés de notre Statue rend ſenſible le progrès de toutes ces choſes. Lorſqu’elle étoit bornée au ſentiment fondamental, une Senſation uniforme étoit tout ſon être, toute ſa connoiſſance, tout ſon plaiſir. En lui donnant ſucceſſivement de nouvelles manieres d’être & de nouveaux ſens, nous l’avons vue former des deſirs, apprendre de l’expérience à les régler ou à les ſatiſfaire, & paſſer de beſoins en beſoins, de connoiſſances en connoiſſances, de plaiſirs en plaiſirs. Elle n’eſt donc rien qu’autant qu’elle a acquis. Pourquoi n’en ſeroit-il pas de même de l’homme ?