Traité des sensations/Troisième partie

La bibliothèque libre.



Chapitre 1[modifier]

Du toucher avec l’odorat. jugemens de la Statue ſur les odeurs. Joignons l’odorat au toucher, & rendant à notre Statue le ſouvenir des jugemens qu’elle a portés, lorſqu’elle étoit bornée au premier de ces ſens, conduiſons-la dans un parterre ſemé de fleurs ; auſſi-tôt toutes ſes habitudes ſe renouvellent, & elle ſe croit toutes les odeurs qu’elle ſent. Elle n’imagine pas quelle peut être la cauſe de ces Senſations. étonnée de ſe trouver ce qu’elle a ceſſé d’être depuis ſi long-tems, elle n’en ſauroit encore ſoupçonner la cauſe. Elle ignore qu’elle vient de recevoir un nouvel organe ; & ſi le tact lui a appris qu’il y a des objets palpables, il ne lui apprend pas encore qu’aucun d’eux ſoit le principe des ſentimens que nous venons de lui rendre.

Elle en juge au contraire d’après l’habitude où elle a été de les regarder comme des manieres d’être, qu’elle ne doit qu’à elle-même. Il lui paroît tout naturel d’être tantôt une odeur, tantôt une autre : elle n’imagine pas que les corps y puiſſent contribuer : elle ne leur connoît que les qualités, que le tact ſeul y fait découvrir. Elle eſt deux êtres différens. La voilà tout-à-la-fois deux êtres bien différens : l’un, qu’elle ne peut ſaiſir, & qui paroît lui échapper à chaque inſtant ; l’autre, qu’elle touche, & qu’elle peut toujours retrouver.

Elle commence à ſoupçonner que les odeurs lui viennent des corps. Portant au haſard la main ſur les objets qu’elle rencontre, elle ſaiſit une fleur qui lui reſte dans les doigts. Son bras, mû ſans deſſein, l’approche & l’éloigne tour-à-tour de ſon viſage : elle ſe ſent d’une certaine maniere, avec plus ou moins de vivacité. étonnée, elle répete cette expérience avec deſſein. Elle prend & quitte pluſieurs fois cette fleur. Elle ſe confirme qu’elle eſt, ou ceſſe d’être d’une certaine maniere, ſuivant qu’elle l’approche ou l’éloigne. Enfin, elle commence à ſoupçonner qu’elle lui doit le ſentiment dont elle eſt modifiée. Elle découvre en elle l’organe de l’odorat. Elle donne toute ſon attention à ce ſentiment, elle obſerve avec quelle vivacité il augmente, elle en ſuit les degrés, les compare avec les différens points de diſtance, où la fleur eſt de ſon viſage ; & l’organe de l’odorat ayant été plus affecté, lorſqu’il a été touché par le corps odoriférant, elle découvre en elle un nouveau ſens.

Elle juge les odeurs dans les corps. Elle recommence ces expériences : elle approche la fleur de ce nouvel organe, elle l’en éloigne : elle compare la fleur préſente avec le ſentiment produit, la fleur abſente avec le ſentiment éteint : elle ſe confirme qu’il lui vient de la fleur, elle juge qu’il y eſt.

Elle les ſent dans les corps. à force de répéter ce jugement, elle s’en fait une ſi grande habitude, qu’elle le porte au même inſtant qu’elle ſent. Dès-lors, il ſe confond ſi bien avec la Senſation, qu’elle n’en ſauroit faire la différence. Elle ne ſe borne plus à juger l’odeur dans la fleur, elle l’y ſent.

Les odeurs deviennent les qualités des corps. Elle ſe fait une habitude des mêmes jugemens, à l’occaſion de tous les objets qui lui donnent des ſentimens de cette eſpece ; & les odeurs ne ſont plus ſes propres modifications : ce ſont des impreſſions que les corps odoriférans font ſur l’organe de l’odorat ; ou plutôt ce ſont les qualités mêmes de ces corps.

Combien elle a de peine à ſe familiariſer avec ces jugemens. Ce n’eſt pas ſans ſurpriſe, qu’elle ſe voit engagée à porter des jugemens auſſi différens de ceux qui lui ont été auparavant ſi naturels ; & ce n’eſt qu’après des expériences ſouvent réitérées, que le toucher détruit les habitudes contractées avec l’odorat. Elle a autant de peine à mettre les odeurs au nombre des qualités des objets, que nous en avons nous-mêmes à les regarder comme nos propres modifications.

Elle diſtingue deux eſpeces de corps. Mais enfin familiariſée peu-à-peu avec ces ſortes de jugemens, elle diſtingue les corps auxquels elle juge que les odeurs appartiennent, de ceux auxquels elle juge qu’elles n’appartiennent pas. Ainſi l’odorat, réuni au toucher, lui fait découvrir une nouvelle claſſe d’objets palpables.

Et pluſieurs eſpeces de corps odoriférans. Remarquant enſuite la même odeur dans pluſieurs fleurs, elle ne la regarde plus comme une idée particuliere ; elle la regarde au contraire comme une qualité commune à pluſieurs corps. Elle diſtingue par conſéquent autant de claſſes de corps odoriférans, qu’elle découvre d’odeurs différentes ; & elle ſe forme une plus grande quantité de notions abſtraites ou générales, que lorſqu’elle étoit bornée au ſens de l’odorat. Diſcernement qu’acquiert le ſens de l’odorat. Curieuſe d’étudier de plus en plus ces nouvelles idées, tantôt elle ſent les fleurs une à une, tantôt elle en ſent pluſieurs enſemble. Elle remarque la Senſation qu’elles font ſéparément, & celle qu’elles font après leur réunion. Elle diſtingue pluſieurs odeurs dans un bouquet, & ſon odorat acquiert un diſcernement qu’il n’eût point eu, ſans le ſecours du tact.

Mais ce diſcernement aura des bornes, ſi les odeurs lui viennent d’une certaine diſtance, ſi elles ſont en grand nombre, & ſi ſur-tout le mêlange en eſt tel, qu’elles ne dominent point les unes ſur les autres ; elles ſe confondront dans l’impreſſion qu’elles feront enſemble, & il lui ſera impoſſible d’en reconnoître aucune. Cependant il y a lieu de conjecturer que ſon diſcernement à cet égard ſera plus étendu que le nôtre : car les odeurs ayant plus d’attrait pour elle que pour nous, qui ſommes partagés entre toutes les jouiſſances des autres ſens, elle s’exercera davantage à en démêler les différences.

Ces deux ſens, par l’exercice qu’ils ſe procurent mutuellement, produiſent donc, étant réunis, des connoiſſances & des plaiſirs qu’ils ne donnoient pas, étant ſéparés.

Jugemens qui ſe confondent avec les Senſations. Pour appercevoir ſenſiblement comment les jugemens ſe diſtinguent des Senſations, ou s’y confondent, parfumons des corps dont la figure peu compoſée ſoit familiere à notre Statue, & préſentons-les-lui au premier moment que nous lui donnons le ſens de l’odorat. Qu’une certaine odeur ſoit, par exemple, toujours dans un triangle, une autre dans un quarré ; chacune ſe liera avec la figure qui lui eſt particuliere ; & dès-lors, la Statue ne pourra plus être frappée de l’une ou de l’autre, qu’auſſi-tôt elle ne ſe repréſente un triangle ou un quarré : elle croira ſentir une figure dans une odeur, & toucher une odeur dans une figure.

Elle remarquera que s’il y a des figures qui n’ont point d’odeur, il n’y a point d’odeur qui n’emporte conſtamment une certaine figure ; & elle attribuera à l’odorat des idées qui n’appartiennent qu’au toucher. Pour bouleverſer enſuite toutes ſes notions, il n’y auroit qu’à parfumer de différentes odeurs des corps de même figure, & à parfumer de la même odeur des corps de figure différente.

Jugemens qui ne s’y confondent pas. Le jugement qui lie une figure triangulaire à une odeur, peut ſe répéter rapidement, toutes les fois que l’occaſion s’en préſente ; parce qu’il n’a pour objet que des idées peu compoſées. C’eſt pourquoi il eſt propre à ſe confondre avec la Senſation. Mais ſi la figure étoit compliquée, il faudroit un plus grand nombre de jugemens pour la lier à l’odeur. La Statue ne ſe la repréſenteroit plus avec la même facilité ; elle ne jugeroit plus que la figure & l’odeur lui ſont connues par le même ſens.

Lorſqu’elle étudie, par exemple, une roſe au toucher, elle lie l’odeur à l’enſemble des feuilles, à leur tiſſu, & à toutes les qualités par où le tact la diſtingue des autres fleurs qui lui ſont connues. Par-là, elle s’en fait une notion complexe, qui ſuppoſe autant de jugemens, qu’elle y remarque de qualités propres à la lui faire reconnoître. à la vérité elle en jugera quelquefois à la premiere impreſſion qu’elle ſentira, en y portant la main. Mais elle y ſera ſi ſouvent trompée, qu’elle s’appercevra bientôt que, pour éviter toute mépriſe, elle eſt obligée de ſe rappeler l’idée la plus diſtincte que le tact lui en a donnée ; de ſe dire, la roſe differe de l’œillet, parce qu’elle a telle forme, tel tiſſu, etc. Or, ces jugemens étant en grand nombre, il ne lui eſt plus poſſible de les répéter tous, au moment qu’elle ſent cette fleur. Au lieu donc de ſentir les qualités palpables dans l’odeur, elle s’apperçoit qu’elle ſe les rappele peu-à-peu ; & elle ne tombe plus dans l’erreur d’attribuer à l’odorat des idées qu’elle ne doit qu’au toucher.

Ses mépriſes ſont fort ſenſibles, lorſqu’à l’occaſion des odeurs, elle répete, ſans le remarquer, des jugemens dont elle a contracté l’habitude. Elle en fera qui le ſeront beaucoup moins, quand nous lui donnerons le ſens de la vue.

=== Chapitre 2 ===


De l’ouie, de l’odorat & du tact réunis. état de la Statue, au moment où nous lui rendons l’ouie. Notre Statue ſera, comme dans le chapitre précédent, étonnée de ſe trouver ce qu’elle a été, ſi au moment que nous ajoutons l’ouie à l’odorat & au toucher, elle reprend toutes les habitudes qu’elle a contractées avec le premier de ces ſens. Ici elle eſt le chant des oiſeaux, là, le bruit d’une caſcade, plus loin, celui des arbres agités, un moment après, le bruit du tonnerre ou d’un orage terrible.

Toute entiere à ces ſentimens, ſon tact & ſon odorat n’ont plus d’exercice. Qu’un ſilence profond ſuccede tout-à-coup, il lui ſemblera qu’elle eſt enlevée à elle-même. Elle eſt quelque tems ſans pouvoir reprendre l’uſage de ſes premiers ſens. Enfin rendue peu-à-peu à elle, elle recommence à s’occuper des objets palpables & odoriférans.

Elle découvre en elle l’organe de l’ouie. Elle trouve ce qu’elle ne cherchoit pas : car ayant ſaiſi un corps ſonore, elle l’agite ſans en avoir le deſſein ; & l’ayant par haſard tour-à-tour approché & éloigné de ſon oreille, c’en eſt aſſez pour la déterminer à le rapprocher & à l’éloigner à pluſieurs repriſes. Guidée par les différens degrés d’impreſſion, elle l’applique à l’organe de l’ouie ; & après avoir répété cette expérience, elle juge les ſons dans cette partie, comme elle a jugé les odeurs dans une autre.

Elle juge les ſons dans les corps. Cependant, elle obſerve que ſon oreille n’eſt modifiée qu’à l’occaſion de ce corps : elle entend des ſons, lorſqu’elle l’agite, elle n’entend plus rien, lorſqu’elle ceſſe de l’agiter. Elle juge donc que ces ſons viennent de lui.

Elle les y entend. Elle répete ce jugement, & elle parvient à le faire avec tant de promptitude, qu’elle ne remarque plus d’intervalle entre le moment où ces ſons lui frappent l’oreille, & celui où elle juge qu’ils ſont dans ce corps. Entendre ces ſons & les juger hors d’elle, ſont deux opérations qu’elle ne diſtingue plus. Au lieu donc de les appercevoir comme des manieres d’être d’elle-même, elle les apperçoit comme des manieres d’être du corps ſonore. En un mot, elle les entend dans ce corps.

Elle ſe fait une habitude de cette maniere d’entendre. Si nous lui faiſons faire la même expérience ſur d’autres ſons, elle portera encore les mêmes jugemens, & elle les confondra avec la Senſation. Dans la ſuite cette maniere de ſentir lui deviendra même ſi familiere, que ſon oreille n’aura plus beſoin des leçons du tact. Tout ſon lui paroîtra venir de dehors, même dans les occaſions où elle ne pourra pas toucher les corps qui le tranſmettent. Car un jugement ayant été confondu par habitude avec une Senſation, il doit ſe confondre avec toutes les Senſations de même eſpece.

Diſcernement de ſon oreille. Si pluſieurs ſons que la Statue a étudiés, raiſonnent enſemble, elle les diſcernera, non-ſeulement parce que ſon oreille eſt capable d’en ſaiſir juſqu’à un certain point la différence ; mais ſur-tout, parce qu’elle vient de contracter l’habitude de les juger dans les corps qu’elle diſtingue. C’eſt ainſi que le toucher contribue à augmenter le diſcernement de l’ouie. Par conſéquent, plus elle s’aidera du toucher pour faire la différence des ſons, plus elle apprendra à les diſtinguer. Mais elle les confondra toutes les fois que les corps qui les produiſent, ceſſeront de ſe démêler au tact.

Le diſcernement de l’ouie a donc des bornes, parce qu’il y a des cas où le toucher lui-même ne ſauroit tout démêler. Je ne parle pas des bornes qui ont pour cauſe un défaut de conformation. Elle juge à l’ouie des diſtances & des ſituations. C’eſt ſur les objets qui ſont à la portée de ſa main, que la Statue commence à faire des expériences. En conſéquence il lui ſemble d’abord, à chaque bruit qui frappe ſon oreille, qu’elle n’a qu’à étendre le bras pour ſaiſir le corps qui le rend : car elle n’a pas encore appris à le juger plus éloigné. Mais comme elle y eſt trompée, elle fait un pas, elle en fait un ſecond ; & à meſure qu’elle avance, elle obſerve que le bruit augmente, juſqu’au moment où le corps qui le produit, eſt auſſi près d’elle qu’il peut l’être. Ces expériences lui apprennent peu-à-peu à juger des différens éloignemens de ce corps ; & ces jugemens, devenus familiers, ſe répetent ſi rapidement, que ſe confondant avec la Senſation même, elle reconnoît enfin les diſtances à l’ouie. Elle apprendra de la même maniere, ſi un corps eſt à ſa droite ou à ſa gauche. En un mot elle appercevra la diſtance & la ſituation d’un objet à l’ouie, toutes les fois que l’une & l’autre ſeront les mêmes, que dans les cas, où elle a eu occaſion de faire beaucoup d’expériences. N’ayant même que ce moyen pour s’en aſſurer, au défaut du tact, elle en fera ſi ſouvent uſage, qu’elle jugera quelquefois auſſi sûrement, que nous jugeons nousmêmes avec les yeux.

Mais elle courra riſque de s’y méprendre, toutes les fois qu’elle entendra des corps dont elle n’aura pas encore étudié la variété des ſons, ſuivant la variété des ſituations & des diſtances. Il faut donc qu’elle s’accoutume à porter autant de jugemens différens, qu’il y a d’eſpeces de corps ſonores & de circonſtances où ils ſe font entendre. Erreurs où l’on pourroit la faire tomber. Si elle n’avoit jamais entendu le même ſon, qu’elle n’eût touché la même figure & réciproquement ; elle croiroit que les figures emportent avec elles les idées des ſons, & que les ſons emportent avec eux les idé es des figures ; & elle ne ſauroit repartir au toucher & à l’ouie les idées qui appartiennent à chacun de ces ſens. De même ſi chaque ſon eût conſtamment été accompagné d’une certaine odeur, & chaque odeur d’un certain ſon ; il ne lui ſeroit pas poſſible de diſtinguer les idées qu’elle doit à l’odorat, de celles qu’elle doit à l’ouie. Ces erreurs ſont ſemblables à celles où nous l’avons fait tomber dans le chapitre précédent ; & elles préparent aux obſervations que nous allons faire ſur la vue.

=== Chapitre 3 ===


Comment l’œil apprend à voir la diſtance, la ſituation, la figure, la grandeur & le mouvement des corps. Etat de la Statue, lorſque la vue lui eſt rendue.

L’étonnement de notre Statue eſt encore la premiere choſe à remarquer, au moment que nous lui rendons la vue. Mais il eſt vraiſemblable que les expériences qu’elle a faites ſur les Senſations de l’odorat, de l’ouie & du toucher, lui feront bientôt ſoupçonner que ce qui lui paroît encore des manieres d’être d’ellemême, pourroit être des qualités qu’un nouveau ſens va lui faire découvrir dans les corps.

Pourquoi l’œil ne peut être inſtruit que par le toucher. Nous avons vu qu’étant bornée au tact, elle ne pouvoit pas juger des grandeurs, des ſituations & des diſtances, par le moyen de deux bâtons, dont elle ne connoiſſoit ni la longueur ni la direction. Or, les rayons ſont à ſes yeux, ce que les bâtons ſont à ſes mains ; & l’œil peut être regardé comme un organe, qui a en quelque ſorte une infinité de mains, pour ſaiſir une infinité de bâtons. S’il étoit capable de connoître par lui-même la longueur & la direction des rayons, il pourroit, comme la main, rapporter à une extrémité ce qu’il ſentiroit à l’autre ; & juger des grandeurs, des diſtances & des ſituations. Mais bien loin que le ſentiment qu’il éprouve lui apprenne la longueur & la direction des rayons ; il ne lui apprend pas ſeulement s’il y en a. L’œil n’en ſent l’impreſſion, que comme la main ſent celle du premier bâton qu’elle touche par l’un des bouts.

Quand même nous accorderions à notre Statue une connoiſſance parfaite de l’optique, elle n’en ſeroit pas plus avancée. Elle ſauroit, qu’en général, les rayons font des angles plus ou moins grands, à proportion de la grandeur & de la diſtance des objets. Mais il ne lui ſeroit pas poſſible de meſurer ces angles. Si, comme il eſt vrai, les principes de l’optique ſont inſuffiſans, pour expliquer la viſion ; ils le ſont à plus forte raiſon, pour nous apprendre à voir.

D’ailleurs cette ſcience n’inſtruit point ſur la maniere, dont il faut mouvoir les yeux. Elle ſuppoſe ſeulement qu’ils ſont capables de différens mouvemens, & qu’ils doivent changer de forme, ſuivant les circonſtances.

L’œil a donc beſoin des ſecours du tact, pour ſe faire une habitude des mouvemens propres à la viſion ; pour s’accoutumer à rapporter ſes Senſations à l’extrémité des rayons, ou à peu près ; & pour juger par-là des diſtances, des grandeurs, des ſituations & des figures. Il s’agit de découvrir ici quelles ſont les expériences les plus propres à l’inſtruire. Elle ſent les couleurs au bout de ſes yeux. Soit haſard, ſoit douleur occaſionnée par une lumiere trop vive, la Statue porte la main ſur ſes yeux ; à l’inſtant les couleurs diſparoiſſent. Elle retire la main, les couleurs ſe reproduiſent. Dès-lors elle ceſſe de les prendre pour ſes manieres d’être. Il lui ſemble que ce ſoit quelque choſe d’impalpable, qu’elle ſent au bout de ſes yeux, comme elle ſent au bout de ſes doigts les objets qu’elle touche. Mais comme nous l’avons vu, chacune eſt une modification ſimple, qui ne donne par elle-même aucune idée d’étendue. Une couleur, par conſéquent, ne peut repréſenter des dimenſions, qu’aux yeux qui ont appris à la rapporter ſur toutes les parties d’une ſurface. Quelque conſidérable que ſoit la ſuperficie du corps qui la réfléchit, ils ne verront que le diamêtre d’une ligne, s’ils n’ont pas appris à voir davantage. Ils ne verront rien, s’ils n’ont pas appris à voir au dehors ; ils ſe ſentiront ſeulement modifiés d’une certaine maniere. Le toucher leur fait contracter l’habitude de juger une couleur ſur toute une ſurface, comme il y juge lui-même le chaud ou le froid. Or, ces dernieres Senſations ne portent pas avec elles l’idée d’étendue : mais elles s’étendent, ſuivant toutes les dimenſions des corps auxquels nous les rapportons.

Elle leur voit former une ſurface. Comme les couleurs ſont enlevées à la Statue, lorſqu’elle porte la main ſur la ſurface extérieure de l’organe de la vue, c’eſt ſur cette même ſurface, qu’elle croit d’abord les voir paroî tre ou diſparoître : c’eſt-là qu’elle commence à leur donner de l’étendue.

Quand les corps s’éloignent ou s’approchent, elle ne juge donc point encore ni de leur diſtance, ni de leur mouvement. Elle apperçoit ſeulement des couleurs qui paroiſſent plus ou moins, ou qui diſparoiſſent tout-à-fait.

Cette ſurface lui paroît immenſe. Cette ſurface lumineuſe eſt égale à la ſurface extérieure de l’œil : elle eſt par conſéquent, fort peu étendue. Mais c’eſt tout ce que voit la Statue ; & ſes yeux n’appercevant rien au-delà, elle n’imagine pas comment quelque choſe pourroit lui paroître plus grand ou plus petit. Elle n’y démêle donc point de bornes, elle la voit immenſe.

Tout y eſt peint confuſément. Tout eſt confus dans cette ſurface. Les couleurs ne portant point avec elles l’idée d’étendue, l’œil n’y peut diſcerner des grandeurs, des figures & des ſituations, qu’autant qu’il les applique ſur des objets dont la grandeur, la figure & la ſituation lui ſont connues par quelqu’autre voie. Or, il n’a aucune connoiſſance de ces choſes, lorſqu’il ne voit encore les couleurs, que comme une ſurface qui le touche immédiatement : il faut que le tact lui apprenne à les é loigner de lui, & à les voir ſur les objets dont il connoît lui-même la grandeur, la figure & la ſituation.

La Statue juge cette ſurface loin d’elle. Par curioſité, ou par inquiétude, la Statue continue de porter la main devant ſes yeux : elle l’éloigne, elle l’approche ; & la ſurface qu’elle voit, en eſt plus lumineuſe ou plus obſcure. Auſſi-tôt elle juge que le mouvement de ſa main eſt la cauſe de ces changemens ; & comme elle ſait qu’elle la meut à une certaine diſtance, elle ſoupçonne que cette ſurface n’eſt pas auſſi près d’elle qu’elle l’a crue.

Elle voit les couleurs ſur les corps. Alors elle touche par haſard un corps qu’elle a devant les yeux, & le couvrant avec la main, & elle ſubſtitue une couleur à une autre. Elle laiſſe tomber les bras, la premiere couleur reparoît. Il lui ſemble donc que ſa main fait, à une certaine diſtance, ſuccéder ces deux couleurs.

Une autre fois elle la promene ſur une ſurface, & voyant une couleur qui ſe meut ſur une autre couleur, dont les parties paroiſſent & diſparoiſſent tour-à-tour ; elle juge ſur ce corps la couleur immobile, & ſur ſa main la couleur qui ſe meut. Ce jugement lui devient familier ; & elle voit les couleurs s’éloigner de ſes yeux, & ſe porter ſur ſa main & ſur les objets qu’elle touche. Expériences qui achevent de lui faire contracter cette habitude. étonnée de cette découverte, elle cherche autour d’elle, ſi elle ne touchera pas tout ce qu’elle voit. Sa main rencontre un corps d’une nouvelle couleur, ſon œil apperçoit une autre ſurface, & les mêmes expériences lui font porter les mêmes jugemens.

Curieuſe de découvrir s’il en eſt de même de toutes les Senſations de cette eſpece, elle porte la main ſur tout ce qui l’environne ; & touchant un corps peint de pluſieurs couleurs, ſon œil contracte l’habitude de les démêler ſur une ſurface qu’il juge éloignée.

C’eſt ſans doute par une ſucceſſion de ſentimens bien agréables pour elle, qu’elle conduit ſes yeux dans ce cahos de lumieres & de couleurs. Engagée par le plaiſir, elle ne ſe laſſe point de recommencer les mêmes expériences, & d’en faire de nouvelles. Elle accoutume peu-à-peu ſes yeux à ſe fixer ſur les objets qu’elle touche ; ils ſe font une habitude de certains mouvemens ; & bientôt ils percent comme à travers un nuage, pour voir dans l’éloignement les objets que la main ſaiſit, & ſur leſquels elle ſemble répandre la lumiere & les couleurs.

Elle voit les objets à la diſtance où elle les touche. En conduiſant tour-à-tour ſa main de ſes yeux ſur les corps, & des corps ſur ſes yeux, elle meſure les diſtances. Elle approche enſuite ces mêmes corps, & les éloignent alternativement. Elle étudie les différentes impreſſions que ſon œil reçoit à chaque fois ; & s’étant accoutumée à lier ces impreſſions avec les diſtances connues par le tact, elle voit les objets tantôt plus près, tantôt plus loin, parce qu’elle les voit où elle les touche.

Elle apprend à voir un globe. La premiere fois qu’elle porte la vue ſur un globe, l’impreſſion qu’elle en reçoit, ne repréſente qu’un cercle plat, mêlé d’ombre & de lumiere. Elle ne voit donc pas encore un globe, elle ne démêle pas même un cercle. Car ſon œil n’a point encore appris à régler ſes mouvemens, pour ſaiſir l’enſemble d’une figure. Mais elle touche le globe, & conduiſant de la main ſa vue ſur toute la ſurface, elle juge que la couleur qu’elle voit, s’étend & prend de la rondeur & du relief. Elle réitere cette expérience, & elle répete le même jugement. Par-là, elle lie les idées de rondeur & de convexité à l’impreſſion que fait ſur elle un certain mêlange d’ombre & de lumiere. Elle eſſaye enſuite de juger d’un globe, qu’elle n’a pas encore touché. Dans les commencemens, elle s’y trouve ſans doute quelquefois embarraſſée : mais le tact leve l’incertitude ; & par l’habitude qu’elle ſe fait de juger qu’elle voit un globe, elle forme ce jugement avec tant de promptitude & d’aſſurance, & lie ſi fort l’idée de cette figure à une ſurface, où l’ombre & la lumiere ſont dans une certaine proportion, qu’enfin elle ne voit plus à chaque fois, que ce qu’elle s’eſt dit ſi ſouvent qu’elle doit voir.

Elle le diſtingue d’un cube. Elle apprend également à voir un cube, lorſque ſes yeux faiſant une étude des impreſſions qu’ils reçoivent au moment que la main ſent les angles & les faces de cette figure, elle contractera l’habitude de remarquer dans les différens degrés de lumiere les mêmes angles & les mêmes faces ; & ce n’eſt qu’alors qu’elle diſcernera un globe d’un cube.

Comment ſes yeux ſont en cela guidés par le toucher. L’œil ne parvient donc à voir diſtinctement une figure, que parce que la main lui apprend à en ſaiſir l’enſemble. Il faut que le dirigeant ſur les différentes parties d’un corps, elle lui faſſe donner ſon attention d’abord à une, puis à deux, peu-à-peu à un plus grand nombre ; & en même-tems aux différentes impreſſions de la lumiere. S’il n’étudioit pas ſéparément chaque partie, il ne verroit jamais la figure entiere ; & s’il n’étudioit pas avec quelle variété la lumiere agit ſur lui, il ne verroit que des ſurfaces plates. Ainſi la Statue ne parvient à voir tant de choſes à la fois, que parce que les ayant remarquées ſéparément, elle ſe rappele en un inſtant tous les jugemens qu’elle a portés l’un après l’autre.

Secours qu’ils tirent de la mémoire. Notre expérience peut nous convaincre combien la mémoire eſt néceſſaire pour parvenir à ſaiſir l’enſemble d’un objet fort compoſé. Au premier coup-d’œil qu’on jette ſur un tableau, on le voit fort imparfaitement : mais on porte la vue d’une figure à l’autre, & même on n’en regarde pas une toute entiere. Plus on la fixe, plus l’attention ſe borne à une de ſes parties : on n’apperçoit, par exemple, que la bouche.

Par-là, nous contractons l’habitude de parcourir rapidement tous les détails du tableau ; & nous le voyons tout entier, parce que la mémoire nous préſente à la fois tous les jugemens, que nous avons portés ſucceſſivement.

Mais cela eſt encore très-borné à notre égard. Si j’entre, par exemple dans un grand cercle, il ne me donne d’abord qu’une idée vague de multitude. Je ne ſais que je ſuis au milieu de dix ou douze perſonnes, qu’après les avoir comptées ; c’eſt-à-dire, qu’après les avoir parcourues une à une avec une lenteur, qui me fait remarquer la ſuite de mes jugemens. Si elles n’avoient été que trois, je ne les aurois pas moins parcourues ; mais c’eût été avec une rapidité, qui ne m’eût pas permis de m’en appercevoir. Si nos yeux n’embraſſent une multitude d’objets qu’avec le ſecours de la mémoire, ceux de notre Statue auront beſoin du même ſecours, pour ſaiſir l’enſemble de la figure la plus ſimple. Car n’étant pas exercés, cette figure eſt encore trop compoſée pour eux.

Ils jugent des ſituations. C’eſt la main, qui fixant ſucceſſivement la vue ſur les différentes parties d’une figure, les grave toutes dans la mémoire : c’eſt elle qui conduit, pour ainſi dire, le pinceau ; lorſque les yeux commencent à répandre au-dehors la lumiere & les couleurs, qu’ils ont d’abord ſenties en eux-mêmes. Ils les apperçoivent, où le toucher leur apprend qu’elles doivent être : ils voyent en haut ce qu’il leur fait juger en haut, en bas ce qu’il leur fait juger en bas : en un mot, ils voyent les objets dans la même ſituation, que le tact les repréſente. Le renverſement de l’image n’y met aucun obſtacle ; parce que tant qu’ils n’ont pas été inſtruits, il n’y a pas proprement pour eux ni haut ni bas. Le toucher, qui peut ſeul découvrir ces ſortes de rapports, peut ſeul auſſi leur apprendre à en juger. D’ailleurs ne voyant au-dehors, que parce qu’ils rapportent les couleurs ſur les objets que la main touche ; il faut néceſſairement qu’ils s’accordent à porter ſur les ſituations les mêmes jugemens que le toucher.

Ils ne voyent point double. Chacun fixe l’objet que la main ſaiſit, chacun rapporte les couleurs à la même diſtance, au même lieu ; & comme le renverſement de l’image ne leur empêche pas de voir un objet dans ſa vraie ſituation, la même image, quoique double, ne leur empêche pas de le voir ſimple. La main les force à juger d’après ce qu’elle ſent en elle-même. En les obligeant de rapporter au-dehors les Senſations qu’ils éprouvent en eux ; elle les leur fait rapporter à chacun ſur l’unique objet qu’elle touche, & au ſeul endroit même où elle le touche. Il n’eſt donc pas naturel qu’ils le voient double.

Ils jugent des grandeurs. Par la même raiſon, elle leur apprend au même inſtant à juger des grandeurs. Dès qu’elle leur fait voir les couleurs ſur ce qu’elle touche, elle leur apprend à les étendre chacune ſur toutes les parties qui les leur envoient ; elle deſſine devant eux une ſurface, dont elle marque les bornes. Ainſi, ſoit qu’elle éloigne ou qu’elle approche un objet, il leur paroît de la même grandeur, quoiqu’alors l’image augmente ou diminue ; comme il leur paroît ſimple & dans ſa ſituation, quoique l’image ſoit double & renverſée.

Et du mouvement. Enfin, elle leur fait voir le mouvement des corps ; parce qu’elle les accoutume à ſuivre les objets, qu’elle fait paſſer d’un point de l’eſpace à l’autre.

Ils ne voyent pas encore hors de la portée de la main. Juſqu’ici la Statue n’a étudié à la vue que les objets qui ſont à la portée de ſa main : car c’eſt par-là qu’elle doit néceſſairement commencer. Elle n’a donc point encore appris à voir au-delà, & elle ſe voit comme renfermée dans un court eſpace. à la vérité, le tranſport de ſon corps lui a appris que l’eſpace doit être beaucoup plus grand : mais elle n’imagine pas comment il pourra lui paroître aux yeux. En vain ſe diroit-elle, il y a de l’étendue au-delà de celle que je vois : un pareil jugement ne peut la lui rendre viſible. Ainſi qu’elle ne voit juſqu’à la portée de la main, que parce qu’ayant en même-tems vu & touché à pluſieurs repriſes les objets qui ſont dans cet eſpace ; elle a ſi fort lié les jugemens du tact avec les Senſations de lumiere, que voir & juger ſe font tout à la fois, & ſe confondent : elle ne verra plus loin, que lorſque de nouvelles expériences lui feront confondre avec ces mêmes Senſations, les jugemens qu’elle portera ſur d’autres diſtances.

Elle apperçoit donc un eſpace, qui s’étend environ à deux pieds autour d’elle. Son œil inſtruit par le tact en meſure les parties, détermine la figure & la grandeur des objets qui y ſont renfermés, les place à différentes diſtances, juge de leur ſituation, de leur mouvement & de leur repos. Comment les objets qui ſont au-delà ſe montrent à eux. Quant à ceux qui ſont plus éloignés, elle les voit tous à l’extrémité de cette enceinte qui borne ſa vue. Elle les apperçoit comme ſur une ſurface lumineuſe, concave & immobile. Ils lui paroiſſent figurés, parce que les expériences qu’elle a faites ſur ceux qui ſont à la portée de la main, ſuffiſent à cet effet. S’ils ſe meuvent horiſontalement, elle les voit paſſer d’une partie de la ſurface à l’autre : s’ils s’approchent ou s’ils s’éloignent d’elle, elle les voit ſeulement augmenter & diminuer d’une maniere fort ſenſible. Mais elle ne juge point de leur vraie grandeur : car elle n’a appris à connoître à la vue les objets renfermés dans le court eſpace ſeul viſible pour elle, que parce que le tact lui a fait lier différentes idées de grandeurs aux différentes impreſſions qui ſe font ſur ſes yeux. Or, ces impreſſions varient à proportion des diſtances, puiſque les images diminuent ou augmentent dans la même proportion. N’ayant donc fait aucune expérience pour lier ces impreſſions avec les grandeurs qui ſont à quelques pas d’elle, elle ne peut juger des objets éloignés, que d’après les habitudes qu’elle a contractés. L’impreſſion cauſée par de petites images, doit, par conſéquent, les lui faire paroître petits, & l’impreſſion cauſée par de grandes images, doit les lui faire paroître grands : car c’eſt ainſi qu’elle juge de ceux que le tact a mis à la portée de ſes yeux. Les liaiſons qu’elle a formées pour juger à la vue des grandeurs qui ſont à un pied ou à deux, ne ſuffiſent donc pas pour juger de celles qui ſont audelà. Elles ne peuvent, à ce ſujet, que la jetter dans l’erreur.

Cette ſurface qui termine ſa vue, eſt préciſément le même phénomene, que la voûte du ciel, à laquelle tous les aſtres ſemblent attachés, & qui paroît porter de tous côtés ſur les extrémités des terres où la vue peut s’étendre. Elle la voit immobile, tant qu’elle l’eſt elle-même : elle la voit qui fuit devant elle, ou qui la ſuit, lorſqu’elle change de place. C’eſt ainſi que le ciel à l’horiſon nous paroît ſe mouvoir.

Ils apprennent à voir hors de la portée de la main. Cependant, elle étend les bras pour ſaiſir ce qu’elle voit. Surpriſe de ne rien toucher, elle avance. Enfin, elle rencontre un corps : auſſi-tôt les jugemens de la vue s’accordent avec ceux du tact. Un moment après, elle recule : d’abord l’objet ne lui paroît pas en être plus loin d’elle. Mais ayant eſſayé d’y porter la main, & n’ayant pu l’atteindre, elle va encore à lui ; & s’en étant éloignée & rapprochée à pluſieurs repriſes, elle s’accoutume peu-à-peu à le voir hors de la portée de la main.

Le mouvement qu’elle a fait pour s’en éloigner, lui donne à-peu-près une idée de l’eſpace qu’elle laiſſe entr’elle & lui : elle ſait quelle en étoit la grandeur, quand elle le touchoit ; & ſi le tact lui a appris à le voir à deux pieds d’une certaine grandeur, le ſouvenir qui lui reſte de cette grandeur, lui apprend à la lui conſerver à une plus grande diſtance.

Alors elle peut juger à la vue s’il s’éloigne ou s’il s’approche, ou s’il ſe meut dans quelqu’autre direction ; car elle en voit les mouvemens dans les changemens qui arrivent aux impreſſions qui ſe font ſur ſes yeux. Il eſt vrai que ces changemens ſont les mêmes, ſoit qu’elle aille à lui, ou qu’il vienne à elle, ſoit qu’elle paſſe devant lui dans une certaine direction, ou qu’il paſſe devant elle dans une direction contraire : mais le ſentiment qu’elle a de ſon propre mouvement ou de ſon propre repos, ne lui permet pas de s’y tromper.

Elle s’accoutume donc à lier différentes idées de diſtance, de grandeur & de mouvement aux différentes impreſſions de lumiere. Elle ne ſait pas, à la vérité, que les images qui ſe tracent au fond de l’œil, diminuent à proportion des diſtances. Elle ne ſait pas même s’il y a de pareilles images. Mais elle éprouve des Senſations différentes, & les jugemens dont elle ſe fait une habitude ſuivant les circonſtances, venant à ſe confondre avec ces Senſations, ce n’eſt plus dans ſes yeux qu’elle ſent la lumiere & les couleurs ; elle les ſent à l’autre extrémité des rayons, comme elle ſent la ſolidité, la fluidité, etc. Au bout du bâton avec lequel elle touche les corps.

Ainſi plus ſes yeux reglent leurs jugemens d’après les leçons du toucher, plus l’eſpace leur paroît prendre de profondeur. Elle apperçoit la lumiere & les couleurs, qui, répandues ſur les objets, en deſſinent la grandeur, la figure, en tracent le mouvement dans l’eſpace ; en un mot, elle les voit, ou elle juge qu’elles doivent être.

Pourquoi les objets qui s’éloignent, leur paroiſſent diminuer inſenſiblement. Cependant, quelque ſouvenir qu’elle ait de la grandeur d’un objet, elle ne peut l’empêcher de diminuer à ſes yeux, à meſure qu’il s’éloigne d’elle. Voici la raiſon de ce phénomene. Un objet n’eſt viſible, qu’autant que l’angle, qui détermine l’étendue de ſon image ſur la rétine, eſt d’une certaine grandeur. Je ſuppoſe qu’il doive être au moins d’une minute : mais c’eſt uniquement pour fixer nos idées ; car la choſe doit varier ſuivant les yeux.

Dans cette ſuppoſition, on conçoit aiſément, qu’un objet vu diſtinctement à une certaine diſtance, ne peut s’éloigner, qu’à chaque inſtant les angles, qui faiſoient voir les moindres parties, ne deviennent plus petits, & que pluſieurs ne ſe trouvent au-deſſous d’une minute. Il faut même que dans quelques-uns les côtés ſe rapprochent au point de ſe confondre en une ſeule ligne. Ainſi de pluſieurs angles il s’en formera un, dont les côtés ſe confondront encore, ſi l’objet continue à s’éloigner. Il y aura donc des parties qui ceſſeront de ſe retracer ſur la rétine. Elles ſe ramaſſeront, ſe pénétreront, ſe confondront avec celles qui ſe peindront encore ; & les extrémités de l’objet ſe rapprocheront. L’image, par exemple, de la tête d’un homme ſe fera ſans diſtinction de traits.

Or, le toucher n’apprend à l’œil à voir les objets dans leur véritable grandeur, que parce qu’il lui apprend à en démêler les parties, & à les appercevoir les unes hors des autres. C’eſt ce qu’il ne peut faire, qu’autant qu’elles ſont tracées diſtinctement ſur la rétine. Car les yeux ne ſauroient parvenir à remarquer dans leurs Senſations ce qui n’y ſeroit pas. Ils doivent donc juger un objet plus ramaſſé & plus petit, quand il eſt dans un éloignement, ou quantité de traits de ſon image ſe confondent. Par conſéquent, à quelque diſtance que ſoit un objet, il continue de paroître de la même grandeur, tant que la diminution des angles n’altere pas ſenſiblement l’image qui ſe peint ſur la rétine ; & c’eſt parce que cette altération ſe fait par des degrés inſenſibles, qu’un objet qui s’éloigne, paroît diminuer inſenſiblement.

Comment ils apprennent à ſe paſſer du ſecours du tact. Non-ſeulement les yeux de la Statue démêlent les objets qu’elle ne touche plus, ils démêlent encore ceux qu’elle n’a pas touchés ; pourvu qu’ils en reçoivent des Senſations ſemblables, ou à peu près. Car le tact ayant une fois lié différens jugemens à différentes impreſſions de lumiere, ces impreſſions ne peuvent plus ſe reproduire, que les jugemens ne ſe répetent, & ne ſe confondent avec elles. C’eſt ainſi qu’elle s’accoutume peu à peu à voir ſans le ſecours du toucher.

Pourquoi ils ſe tromperont. Cependant, les expériences qui lui ont appris à voir la diſtance, la grandeur la figure d’un corps, ne ſuffiront pas toujours pour lui apprendre à voir la diſtance, la grandeur & la figure de tout autre. Il faut qu’elle faſſe autant d’obſervations qu’il y a d’objets qui réfléchiſſent différemment la lumiere ; il faut même que ſur chaque objet, elle multiplie ſes obſervations ſuivant les diffé rens degrés de diſtance ; & encore, malgré toutes ces précautions, ſe trompera-t-elle ſouvent ſur les grandeurs, ſur les diſtances & ſur les figures. Ce n’eſt, par conſéquent, qu’après bien des études, qu’elle commencera à s’aſſurer mieux des jugemens de ſa vue : mais il lui ſera impoſſible d’éviter abſolument toute mépriſe. Souvent elle ſera trompée par les expériences mêmes, auxquelles elle croit devoir ſe fier davantage. Accoutumée, par exemple, à lier l’idée de proximité à la vivacité de la lumiere, & l’idée de l’éloignement à ſon obſcurité ; quelquefois des corps lumineux lui paroîtront plus proches qu’ils ne ſont, & au contraire, des corps peu éclairés lui paroîtront plus éloignés. Ils ſeront en contradiction avec le toucher. Il pourroit même arriver à ſes yeux d’être en contradiction, au point de ne pouvoir plus s’accorder à porter avec lui les mêmes jugemens. Ils verront, par exemple, de la convexité ſur un relief peint, où la main n’appercevra qu’une ſurface platte. Sans doute étonnée de ce nouveau phénomene, elle ne ſait lequel croire de ces deux ſens : en vain le tact releve l’erreur de la vue ; les yeux accoutumés à juger par eux-mêmes, ne conſultent plus leur maître. Ayant appris de lui à voir d’une maniere, ils ne peuvent plus apprendre à voir différemment. En effet, ils ont contracté une habitude, qui ne peut leur être enlevée ; parce que les jugemens qui leur font voir de la convexité dans une certaine impreſſion d’ombre & de lumiere, ſont devenus naturels. Car ayant été faits à bien des repriſes, ils ſe répétent rapidement, & ſe confondent avec la Senſation, toutes les fois que la même impreſſion d’ombre & de lumiere a lieu.

Si l’on diſpoſoit les choſes de maniere, que parmi les objets que notre Statue auroit occaſion de toucher, il y eût autant de reliefs peints ſur des ſurfaces plattes, que de corps véritablement convexes ; elle ſeroit fort embarraſſée pour diſtinguer à la vue ceux qui ont de la convexité, de ceux qui n’en ont pas. Elle y ſeroit trompée ſi ſouvent, qu’elle n’oſeroit s’en rapporter à ſes yeux ; elle n’en croiroit plus que le toucher. Une glace mettroit encore ces deux ſens en contradiction. La Statue ne douteroit pas qu’il n’y eût au-delà un grand eſpace. Elle ſeroit fort étonnée d’être arrêtée par un corps ſolide, & elle le ſeroit encore autant, lorſ qu’elle commenceroit à reconnoître les objets qu’il lui répete. Elle n’imagine pas comment ils ſe doublent à la vue ; & elle ne ſait pas s’ils ne pourroient pas auſſi ſe doubler au tact. Et même avec eux. Non-ſeulement la vue ſera en contradiction avec le toucher, elle le ſera encore avec elle-même. La Statue juge, par exemple, qu’une tour eſt ronde & fort petite, quand elle en eſt à une certaine diſtance. Elle approche, & elle en voit ſortir des angles, elle la voit grandir à ſes yeux. Se trompe t-elle, ou s’eſt-elle trompée ? C’eſt ce qu’elle ne ſaura, que lorſqu’elle ſera à portée de toucher la tour. Ainſi le tact, qui ſeul a inſtruit les yeux, peut auſſi lui ſeul faire diſcerner les occaſions où l’on peut compter ſur leur témoignage.

Ils jugent de la diſtance par la grandeur. Mais ſi la Statue eſt privée de ce ſecours, elle s’aidera de toutes les connoiſſances qu’elle a acquiſes. Tantôt elle jugera de la diſtance par la grandeur. Un objet lui paroît-il auſſi grand à la vue qu’au toucher, elle le voit près ; lui paroît-il plus petit, elle le voit loin. Car elle a remarqué que les apparences des grandeurs varient ſuivant les diſtances.

Par la netteté des images. D’autres fois, elle détermine les diſtances par le degré de netteté des figures qui s’offrent à ſes yeux. Ayant ſouvent obſervé qu’elle voit plus confuſément les objets qui ſont éloignés, & plus diſtinctement ceux qui ſont proches ; elle lie l’idée d’éloignement à la vue confuſe d’une figure, & l’idée de proximité à la vue diſtincte. Elle prend donc l’habitude de voir un objet fort loin, quand elle le voit peu diſtinctement ; & de le voir près, quand elle en diſtingue mieux les parties.

Ils jugent des grandeurs par la diſtance. Alors jugeant de la grandeur par la diſtance, comme elle juge dans d’autres occaſions de la diſtance par la grandeur, elle voit plus grand ce qu’elle croit plus loin. Deux arbres, par exemple, qui lui enverront des images de même étendue, ne lui paroîtront point égaux, ni à la même diſtance, ſi l’un ſe peint plus confuſément que l’autre : elle verra plus grand & plus loin celui où elle diſcernera moins de choſes. Une mouche encore lui paroîtra un oiſeau dans l’éloignement, ſi paſſant rapidement devant ſes yeux, elle ne laiſſe appercevoir qu’une image confuſe, ſemblable à celle d’un oiſeau éloigné.

Ces principes ſont connus de tout le monde, & la peinture les confirme. Un cheval qui occupe ſur la toile le même eſpace qu’un mouton, paroîtra plus grand & dans l’enfoncement, pourvu qu’il ſoit peint d’une maniere plus confuſe.

C’eſt ainſi que les idées de diſtance, de grandeur & de figure, d’abord acquiſes par le toucher, ſe prêtent enſuite des ſecours, pour rendre les jugemens de la vue plus sûre.

Ils jugent des diſtances & des grandeurs par les objets intermédiaires. Notre Statue voyant l’eſpace prendre de la profondeur à ſes yeux, a encore un moyen pour connoître avec plus de préciſion les diſtances, & par conſéquent les grandeurs. C’eſt de porter la vue ſur les objets, qui ſont entr’elle & celui qu’elle fixe. Elle le voit plus loin & plus grand, ſi elle en eſt ſéparée par des champs, des bois, des rivieres. Car l’étendue des champs, des bois & des rivieres lui étant connue, c’eſt une meſure qui détermine combien elle en eſt éloignée. Mais ſi quelque élévation lui cache les objets intermédiaires, elle ne jugera de ſa diſtance, qu’autant que quelque circonſtance lui en rappelera la grandeur. Un cheval immobile peut, par exemple, lui paroître aſſez petit & aſſez près. Il ſe meut : à ſes mouvemens elle le reconnoît : auſſi-tôt elle le juge de la grandeur ordinaire, & elle l’apperçoit dans l’éloignement.

Elle le croit d’abord aſſez petit & aſſez près, parce qu’aucun objet intermédiaire ne lui en fait voir la diſtance, & qu’aucune circonſtance ne lui apprend ce que ce peut être. Mais dès que le mouvement le lui fait reconnoître, elle le voit à peu près de la grandeur qu’elle ſait appartenir à cet animal ; & elle le voit loin d’elle, parce qu’elle juge que l’éloignement eſt la ſeule cauſe qui ait pu le rendre ſi confus à ſes yeux. Cas où ils ne jugent plus des grandeurs ni des diſtances. Avec ces ſecours, elle diſcerne donc aſſez bien à l’œil les diſtances : mais elle n’y réuſſit plus, auſſi-tôt qu’ils viennent à lui manquer ; & ſa vue eſt borné e là, où elle ceſſe de voir des objets intermédiaires, & où elle n’apperçoit que des corps, dont le tact ne lui a pas appris la grandeur. Les cieux lui paroiſſent former une voûte, qui ne s’éleve pas au-deſſus des montagnes, & qui ne s’étend pas au-delà des terres que ſon œil embraſſe. Faites-lui voir d’autres objets au-deſſus de ces montagnes & au-delà de ces terres ; cette voûte aura plus de hauteur & plus d’étendue. Mais elle en auroit eu moins, ſi on avoit ſuppoſé les montagnes moins élevées, & les terres reſſerrées dans des bornes plus étroites. Le faîte d’un arbre lui auroit paru toucher le ciel.

Ce phénomene eſt donc, comme nous l’avons dit, le même que celui qui bornoit ſa vue à deux pieds d’elle : & puiſque n’ayant aucun moyen pour juger de l’éloignement des aſtres, ils lui paroiſſent tous à la même diſtance ; c’eſt une preuve que dans la ſuppoſition, que nous avons faite plus haut, tous les objets ont dû lui paroître à la portée de ſa main. Effets qui réſultent des grandeurs comparées. Cependant, familiariſée avec les grandeurs, elle les compare ; & cette comparaiſon influe ſur les jugemens qu’elle en porte. Dans les commencemens elle ne juge pas un objet abſolument grand, ni abſolument petit ; mais elle en juge par rapport à des grandeurs, qui lui étant plus familieres, ſont à ſon égard la meſure de toutes les autres. Elle voit grand, par exemple, tout ce qui eſt au-deſſus de ſa hauteur, & petit tout ce qui eſt au-deſſous. Ces comparaiſons ſe font enſuite ſi rapidement, qu’elle ne les remarque plus ; & dès-lors la grandeur & la petiteſſe deviennent pour elle des idées abſolues. Une pyramide de vingt pieds, qu’elle aura trouvée abſolument grande à côté d’une de dix, elle la jugera abſolument petite à côté d’une de quarante ; & elle ne ſoupçonnera pas que ce ſoit la même.

Au reſte, il n’eſt pas néceſſaire pour ces expériences, que les objets ſoient de même eſpece : il ſuffit que l’œil ait occaſion de comparer grandeur à grandeur. C’eſt pourquoi dans une plaine fort étendue, les mêmes objets lui paroîtront plus petits, que dans un pays coupé par des côteaux. Cette maniere de comparer les grandeurs eſt encore une cauſe qui contribue à les diminuer aux yeux, ſuivant qu’elles ſont plus éloignées, & ſur-tout plus élevées. Car l’œil ne peut ſuivre un objet qui fuit devant lui, ou qui s’éleve dans l’air, qu’il ne le compare avec un plus grand eſpace, à proportion qu’il le voit à une plus grande diſtance.

L’entier uſage de la vue nuit à la ſagacité des autres ſens. Tels ſont les moyens par où la Statue apprendra à juger à la vue de l’eſpace, des diſtances, des ſituations, des figures, des grandeurs & du mouvement. Plus elle ſe ſert de ſes yeux, plus l’uſage lui en devient commode. Ils enrichiſſent la mémoire des plus belles idées, ſuppléent à l’imperfection des autres ſens, jugent des objets qui leur ſont inacceſſibles ; & ſe portent dans un eſpace, auquel l’imagination peut ſeule ajouter. Auſſi leurs idées ſe lient ſi fort à toutes les autres, qu’il n’eſt preſque plus poſſible à la Statue de penſer aux objets odoriférans, ſonores, ou palpables, ſans les revêtir auſſi-tôt de lumiere & de couleur. Par l’habitude qu’ils contractent de ſaiſir tout un enſemble, d’en embraſſer même pluſieurs, & de juger de leurs rapports ; ils acquierent un diſcernement ſi ſupérieur, que la Statue les conſulte par préférence. Elle s’applique donc moins à reconnoître au ſon les ſituations & les diſtances, à diſcerner les corps par les nuances des odeurs qu’ils exhalent, ou par les différences que la main peut découvrir ſur leur ſurface. L’ouie, l’odorat & le toucher en ſont, par conſéquent, moins exercés. Peu à peu devenus plus pareſſeux, ils ceſſent d’obſerver dans les corps toutes les différences qu’ils y démêloient auparavant ; & ils perdent de leur fineſſe, à proportion que la vue acquiert plus de ſagacité.

=== Chapitre 4 ===


Pourquoi on eſt porté à attribuer à la vue des idées qu’on ne doit qu’au toucher. Par quelle ſuite de réflexions on eſt parvenu à détruire ce préjugé.

pourquoi on a de la peine à ſe perſuader que l’œil a beſoin d’apprentiſſage. Il nous eſt devenu ſi naturel de juger à l’œil des grandeurs, des figures, des diſtances & des ſituations, qu’on aura peut-être encore bien de la peine à ſe perſuader que ce ne ſoit-là qu’une habitude due à l’expérience. Toutes ces idées paroiſſent ſi intimément liées avec les Senſations de couleur, qu’on n’imagine pas qu’elles en ayent jamais été ſéparées. Voilà, je penſe, l’unique cauſe qui peut retenir dans le préjugé. Mais pour le détruire tout-à-fait, il ſuffit de faire des ſuppoſitions ſemblables à celles que nous avons déjà faites. Suppoſitions qui achevent de détruire ce préjugé. Notre Statue croiroit infailliblement que les odeurs & les ſons lui viennent par les yeux, ſi lui donnant tout-à-la-fois la vue, l’ouie & l’odorat, nous ſuppoſions que ces trois ſens fuſſent toujours exercés enſemble ; en ſorte qu’à chaque couleur qu’elle verroit, elle ſentît une certaine odeur, & entendît un certain ſon ; & qu’elle ceſſât de ſentir & d’entendre, lorſqu’elle ne verroit rien.

C’eſt donc parce que les odeurs & les ſons ſe tranſmettent, ſans ſe mêler avec les couleurs, qu’elle démêle ſi bien ce qui appartient à l’ouie & à l’odorat. Mais comme le ſens de la vue & celui du toucher agiſſent en même tems, l’un pour nous donner les idées de lumiere & de couleur, l’autre pour nous donner celles de grandeur, de figure, de diſtance & de ſituation ; nous diſtinguons difficilement ce qui appartient à chacun de ces ſens, & nous attribuons à un ſeul ce que nous devrions partager entr’eux.

Ainſi la vue s’enrichit aux dépens du toucher, parce que n’agiſſant qu’avec lui, ou qu’en conſéquence des leçons qu’elle en a reçues, ſes Senſations ſe mêlent avec les idées, qu’elle lui doit. Le tact au contraire agit ſouvent ſeul, & ne nous permet pas d’imaginer que les Senſations de lumiere & de couleur lui appartiennent. Mais ſi la Statue ne voyoit jamais que les corps qu’elle toucheroit, & ne touchoit jamais que ceux qu’elle verroit, il lui ſeroit impoſſible de diſcerner les Senſations de la vue de celles du toucher. Elle ne ſoupçonneroit ſeulement pas qu’elle eût des yeux. Ses mains lui paroîtroient voir & toucher tout enſemble.

Ce ſont donc des jugemens d’habitude, qui nous font attribuer à la vue des idées, que nous ne devons qu’au tact. Soupçons & réflexions qui ont amené cette découverte. Il me ſemble que lorſqu’une découverte eſt faite, il eſt curieux de connoître les premiers ſoupçons des philoſophes, & ſur-tout les réflexions de ceux qui ont été ſur le point de ſaiſir la vérité.

Mallebranche eſt, je crois, le premier, qui ait dit qu’il ſe mêle des jugemens dans nos Senſations. Il remarque que bien des lecteurs ſeront choqués de ce ſentiment. Mais ils le ſeront ſurtout, quand ils verront les explications que ce philoſophe en donne. Car il n’évite un préjugé, que pour tomber dans une erreur. Ne pouvant comprendre comment nous formerions nous-mêmes ces jugemens, il les attribue à Dieu : maniere de raiſonner fort commode, & preſque toujours la reſſource des philoſophes. « je crois devoir avertir, dit-il,… etc. » il explique encore plus au long dans un éclairciſſement ſur l’optique, comment il imagine que Dieu forme pour nous ces jugemens.

Locke n’étoit pas capable de faire de pareils ſyſtêmes. Il reconnoît que nous ne voyons des figures convexes, qu’en vertu d’un jugement que nous formons nous-mêmes, & dont nous nous ſommes fait une habitude. Mais la raiſon qu’il en donne n’eſt pas ſatiſfaiſante.

« comme nous nous ſommes, dit-il, accoutumés… etc. » peuton ſuppoſer que les hommes connoiſſent les images que les corps convexes produiſent en eux, & les changemens qui arrivent dans la réflexion de la lumiere, ſelon la différence des figures ſenſibles des corps ? Molineux, en propoſant un problême qui a donné occaſion de développer tout ce qui concerne la vue, paroît n’avoir ſaiſi qu’une partie de la vérité. « ſuppoſez, lui fait dire Locke, un aveugle de naiſſance,… etc. »

les conditions que les deux corps ſoient de même métal & de même groſſeur, ſont ſuperflues ; & la derniere paroît ſuppoſer que la vue peut, ſans le ſecours du tact, donner differentes idées de grandeur. Cela étant, on ne voit pas pourquoi Locke & Molineux nient qu’elle puiſſe toute ſeule diſcerner les figures.

D’ailleurs, ils auroient dû raiſonner ſur les diſtances, les ſituations & les grandeurs, comme ſur les figures ; & conclure, qu’au moment où un aveugle-né ouvriroit les yeux à la lumiere, il ne jugeroit d’aucune de ces choſes. Car elles ſe retrouvent toutes en petit dans la perception des différentes parties d’un globe & d’un cube. C’eſt ſe contredire, que de ſuppoſer qu’un œil, qui diſcerneroit les ſituations, les grandeurs & les diſtances, ne ſauroit diſcerner les figures. Le docteur Barclai eſt le premier qui ait penſé que la vue par elle-même ne jugeroit d’aucune de ces choſes.

Une autre conſéquence qui n’auroit pas dû échapper à Locke, c’eſt que des yeux ſans expérience, ne verroient qu’en eux-mêmes la lumiere & les couleurs ; & que le tact peut ſeul leur apprendre à voir au-dehors.

Enfin, Locke auroit dû remarquer qu’il ſe mêle des jugemens dans toutes nos Senſations, par quelque organe qu’elles ſoient tranſmiſes à l’ame. Mais il dit préciſément le contraire.

Tout cela prouve qu’il faut bien du tems, bien des mépriſes & bien des demi-vues, avant d’arriver à la vérité. Souvent on eſt tout auprès, & on ne ſait pas la ſaiſir.

=== Chapitre 5 ===


D’un aveugle-né, à qui les cataractes ont été abaiſſées. L’aveugle-né ne vouloit pas ſe prêter à l’opération.

Monſieur Chezelden, fameux chirurgien de Londres, a eu pluſieurs fois occaſion d’obſerver des aveugles-nés, à qui il a abaiſſé les cataractes. Comme il a remarqué, que tous lui ont à peu près dit les mêmes choſes ; il s’eſt borné à rendre compte de celui dont il a tiré le plus de détails. C’étoit un jeune homme de treize à quatorze ans. Il eut de la peine à ſe prêter à l’opération ; il n’imaginoit pas ce qui pouvoit lui manquer. En connoîtrai-je mieux, diſoit-il, mon jardin ? M’y promenerai-je plus librement ? D’ailleurs, n’ai-je pas ſur les autres l’avantage d’aller la nuit avec plus d’aſſurance ? C’eſt ainſi que les compenſations qu’il trouvoit dans ſon état lui faiſoient préſumer qu’il étoit tout auſſi bien partagé que nous. En effet, il ne pouvoit regretter un bien qu’il ne connoiſſoit pas.

Invité à ſe laiſſer abattre les cataractes, pour avoir le plaiſir de diverſifier ſes promenades, il lui paroiſſoit plus commode de reſter dans les lieux qu’il connoiſſoit parfaitement ; car il ne pouvoit pas comprendre qu’il pût jamais lui être auſſi facile de ſe conduire à l’œil dans ceux où il n’avoit pas été. Il n’eût donc point conſenti à l’opération, s’il n’eût ſouhaité de ſavoir lire & écrire. Ce ſeul motif le décida ; & l’on commença par abaiſſer la cataracte à l’un de ſes yeux.

état de ſes yeux avant l’opération. Il faut remarquer qu’il n’étoit point ſi aveugle, qu’il ne diſtinguât le jour d’avec la nuit. Il diſcernoit même à une grande lumiere, le blanc, le noir & le rouge. Mais ces Senſations étoient ſi différentes de celles qu’il eut dans la ſuite, qu’il ne les put pas reconnoître. Après l’opération, les objets lui paroiſſent au bout de l’œil. Quand il commença à voir, les objets lui parurent toucher la ſurface extérieure de ſon œil. La raiſon en eſt ſenſible.

Avant qu’on lui abaiſſât les cataractes, il avoit ſouvent remarqué, qu’il ceſſoit de voir la lumiere, auſſi-tôt qu’il portoit la main ſur ſes yeux. Il contracta donc l’habitude de la juger au-dehors. Mais parce que c’étoit une lueur foible & confuſe, il ne diſcernoit pas aſſez les couleurs, pour découvrir les corps qui les lui envoyoient. Il ne les jugeoit donc pas à une certaine diſtance ; il ne lui étoit donc pas poſſible d’y démêler de la profondeur : & par conſéquent, elles devoient lui paroître toucher immédiatement ſes yeux. Or, l’opération ne put produire d’autre effet, que de rendre la lumiere plus vive & plus diſtincte. Ce jeune homme devoit donc continuer de la voir, où il l’avoit jugée juſqu’alors, c’eſt-à-dire, contre ſon œil. Par conſéquent, il n’appercevoit qu’une ſurface égale à la grandeur de cet organe.

Et fort grands. Mais il prouva la vérité des obſervations que nous avons faites : car tout ce qu’il voyoit, lui paroiſſoit d’une grandeur étonnante. Son œil n’ayant point encore comparé grandeur à grandeur, il ne pouvoit avoir à ce ſujet des idées relatives. Il ne ſavoit donc point encore démêler les limites des objets, & la ſurface, qui le touchoit, devoit, comme à la Statue, lui paroître immenſe. Auſſi nous aſſure-t-on qu’il fut quelque tems, avant de concevoir qu’il y eût quelque choſe au-delà de ce qu’il voyoit.

Il ne les diſcerne ni à la forme, ni à la grandeur. Il appercevoit tous les objets pêle-mêle & dans la plus grande confuſion, & il ne les diſtinguoit point, quelque différentes qu’en fuſſent la forme & la grandeur. C’eſt qu’il n’avoit point encore appris à ſaiſir à la vue aucun enſemble ; c’eſt que les yeux ne démêlent les figures, que lorſqu’ils ſavent appliquer les couleurs ſur des objets éloignés. Mais à meſure qu’il s’accoutuma à donner de la profondeur à la lumiere, & à créer, pour ainſi dire, un eſpace au-devant de ſes yeux ; il plaça chaque objet à différentes diſtances, aſſigna à chacun le lieu qu’il devoit occuper ; & commença à juger à l’œil de leur forme & de leur grandeur relative.

Il n’imagine pas comment l’un peut être à la vue plus petit que l’autre. Tant qu’il ne ſe fut point encore familiariſé avec ces idées, il ne les comparoît que difficilement ; & il étoit bien éloigné d’imaginer comment les yeux pourroient être juges des rapports de grandeur. C’eſt pourquoi n’étant point encore ſorti de ſa chambre, il diſoit, que quoiqu’il la sût plus petite que la maiſon, il ne comprenoit pas comment elle pourroit le lui paroître à la vue. En effet, ſon œil n’avoit point fait juſques-là de comparaiſons de cette eſpece. C’eſt auſſi par cette raiſon, qu’un objet d’un pouce, mis devant ſon œil, lui paroiſſoit auſſi grand que la maiſon.

Il n’apprend à voir qu’à force d’étude. Des Senſations auſſi nouvelles, & dans leſquelles il faiſoit à chaque inſtant des découvertes, ne pouvoient manquer de lui donner la curioſité de tout voir, & de tout étudier à l’œil. Auſſi lorſqu’on lui montroit des objets qu’il reconnoiſſoit au toucher ; il les obſervoit avec ſoin, pour les reconnoître une autre fois à la vue. Il y apportoit même d’autant plus d’attention, qu’il ne les avoit d’abord reconnus ni à leur forme ni à leur grandeur : mais il avoit tant de choſes à retenir, qu’il oublioit la maniere de voir quelques objets, à meſure qu’il apprenoit à en voir d’autres. J’apprends, diſoit il, mille choſes en un jour, & j’en oublie tout autant.

Objets qu’il voyoit avec plus de plaiſir. Dans cette ſituation, les objets qui réfléchiſſent le mieux la lumiere, & dont l’enſemble ſe ſaiſit plus facilement, devoient lui plaire plus que les autres. Tels ſont les corps polis & réguliers. Auſſi nous aſſure-t-on, qu’ils lui paroiſſoient les plus agréables : mais il ne put en rendre raiſon. Ils lui plaiſoient même déjà davantage dans un tems, où il ne ſavoit point encore bien dire, quelle en étoit la forme. Son étonnement à la vue d’un relief peint. Comme le relief des objets n’eſt pas auſſi ſenſible dans la peinture, que dans la réalité ; ce jeune homme fut quelque tems à ne regarder les tableaux, que comme des plans différemment colorés : ce ne fut qu’au bout de deux mois, qu’ils lui parurent repréſenter des corps ſolides ; & ce fut une découverte, qu’il parut faire tout-à-coup. Surpris de ce phénomene, il les regardoit, il les touchoit ; & il demandoit quel eſt le ſens qui me trompe ? Eſt-ce la vue ou le toucher ?

à la vue d’un portrait en miniature. Mais un prodige pour lui, ce fut le portrait en miniature de ſon pere. Cela lui paroiſſoit auſſi extraordinaire, que de mettre un muid dans une pinte : c’étoit ſon expreſſion. Son étonnement avoit pour cauſe l’habitude que ſon œil avoit priſe, de lier la forme à la grandeur d’un objet. Il ne s’étoit pas encore accoutumé à juger que ces deux choſes peuvent être ſéparées.

Prévention où il étoit. Nous avons du penchant à nous prévenir, & nous préſumons volontiers que tout eſt bien dans un objet, qui nous a plu par quelqu’endroit. Auſſi ce jeune homme paroiſſoit-il ſurpris que les perſonnes qu’il aimoit le mieux, ne fuſſent pas les plus belles : & que les mets qu’il goûtoit davantage, ne fuſſent pas les plus agréables à l’œil. Il y avoit pour lui pluſieurs manieres de voir. Plus il exerçoit ſa vue, plus il ſe félicitoit d’avoir conſenti à ſe laiſſer abaiſſer la cataracte ; & il diſoit que chaque nouvel objet étoit pour lui un délice nouveau. Il parut ſur-tout enchanté, lorſqu’on le conduiſit à Epſom, où la vue eſt très-belle & très-étendue. Il appeloit ce ſpectacle une nouvelle maniere de voir. Il n’avoit pas tort ; car il y a en effet autant de manieres de voir, qu’il entre de jugemens différens dans la viſion : & combien n’y en doit-il pas entrer à la vue d’une campagne fort vaſte & fort variée ! Il le ſentoit mieux que nous, parce qu’il les formoit avec peu de facilité.

Le noir lui étoit déſagréable. On remarque que le noir lui étoit déſagréable, & que même il ſe ſentit ſaiſi d’horreur, la premiere fois qu’il vit un negre, c’eſt peut-être parce que cette couleur lui rappeloit ſon premier état.

Comment il vit, lorſque l’opération eut été faite ſur les deux yeux. Enfin, plus d’un an après, on fit l’opération ſur l’autre œil, & elle réuſſit également. Il vit de cet œil tout en grand, mais moins qu’il n’avoit fait avec le premier. Je crois démêler la raiſon de cette différence. C’eſt que ce jeune homme prévenu qu’il devoit voir de la même maniere avec celui-ci, mêla aux Senſations qu’il lui tranſmettoit, les jugemens dont il s’étoit fait une habitude avec celui, par où on avoit commencé l’opération. Mais comme il n’y pouvoit pas porter du premier coup la même préciſion, il vit de cet œil les objets encore trop grands. La même prévention put auſſi les lui faire voir moins confuſément, qu’il n’avoit fait avec le premier. Mais on n’en dit rien. Lorſqu’il commença à regarder un objet des deux yeux, il crut le voir une fois plus grand. C’eſt qu’il étoit plus naturel que l’œil, qui voyoit en petit, ajoutât aux grandeurs qu’il appercevoit ; qu’il n’étoit naturel que celui, qui voyoit en grand, en retranchât.

Mais ſes yeux ne virent point double ; parce que le toucher, en apprenant à celui qui venoit de s’ouvrir à la lumiere, à démêler les objets, les lui fit voir où il les faiſoit voir à l’autre.

Difficulté qu’il avoit à diriger ſes yeux. Au reſte, M Chezelden remarque que ce qui embarraſſoit beaucoup les aveugles-nés, à qui il a abaiſſé les cataractes ; c’étoit de diriger les yeux ſur les objets, qu’ils vouloient regarder. Cela devoit être : juſqu’alors n’ayant pas eu beſoin de les mouvoir, ils n’avoient pu ſe faire une habitude de les conduire. Il n’eſt pas poſſible qu’il n’y ait des choſes à deſirer dans des obſervations qu’on fait pour la premiere fois ſur des phénomenes, où il entre mille détails difficiles à ſaiſir. Mais elles ſervent au moins à donner des vues pour obſerver une autre fois avec plus de ſuccè s. Je haſarderai les miennes dans le chapitre ſuivant.

Chapitre 6[modifier]

Comment on pourroit obſerver un aveugle-né, à qui on abaiſſeroit les cataractes. Précaution à prendre.

Une précaution à prendre avant l’opération des cataractes, ce ſeroit de faire réfléchir l’aveugle-né ſur les idées qu’il a reçues par le toucher ; en ſorte qu’étant en état d’en rendre compte, il pût aſſurer, ſi la vue les lui tranſmet, & dire de lui-même ce qu’il voit, ſans qu’on fût preſque obligé de lui faire des queſtions. Obſervations à faire. Les cataractes étant abaiſſées, il ſeroit néceſſaire de lui défendre l’uſage de ſes mains, juſqu’à ce qu’on eût reconnu les idées auxquelles le concours du toucher eſt inutile. On obſerveroit ſi la lumiere qu’il apperçoit, lui paroît fort étendue ; s’il lui eſt poſſible d’en déterminer les bornes ; ſi elle eſt ſi confuſe, qu’il n’y puiſſe pas diſtinguer pluſieurs modifications. Après lui avoir montré deux couleurs ſéparément, on les lui montreroit enſemble, & on lui demanderoit, s’il reconnoît quelque choſe de ce qu’il a vu. Tantôt on en feroit paſſer ſucceſſivement un plus grand nombre ſous ſes yeux, tantôt on les lui offriroit en même-tems, & on chercheroit combien il en peut démêler à la fois ; on examineroit ſur-tout, s’il diſcerne les grandeurs, les figures, les ſituations, les diſtances & le mouvement. Mais il faudroit l’interroger avec adreſſe, & éviter toutes les queſtions, qui indiquent la réponſe. Lui demander s’il voit un triangle ou un quarré, ce ſeroit lui dire comment il doit voir & donner des leçons à ſes yeux.

Moyen à employer. Un moyen bien sûr pour faire des expériences capables de diſſiper tous les doutes, ce ſeroit d’enfermer, dans une loge de glace, l’aveugle à qui on viendroit d’abatre les cataractes. Car ou il verra les objets qui ſont au-delà, & jugera de leur forme & de leur grandeur ; ou il n’appercevra que l’eſpace borné par les côtés de ſa loge, & ne prendra tous ces objets que pour des ſurfaces différemment colorées, qui lui paroîtront s’étendre, à meſure qu’il y portera la main.

Dans le premier cas, ce ſera une preuve que l’œil juge, ſans avoir tiré aucun ſecours du tact ; & dans le ſecond, qu’il ne juge qu’après l’avoir conſulté.

Si, comme je le préſume, cet homme ne voit point au-delà de ſa loge, il s’enſuit que l’eſpace qu’il découvre à l’œil, ſera moins conſidérable, à meſure que ſa loge ſera moins grande : il ſera d’un pied, d’un demi-pied, ou plus petit encore. Par-là, on ſera convaincu qu’il n’auroit pas pu voir les couleurs hors de ſes yeux, ſi le toucher ne lui avoit pas appris à les voir ſur les côtés de ſa loge.

=== Chapitre 7 ===

De l’idée que la vue jointe au toucher donne de la durée. Etonnement de la Statue, la premiere fois qu’elle remarque le paſſage du jour à la nuit, & de la nuit au jour.

Quand notre Statue commence à jouir de la lumiere, elle ne ſait pas encore que le ſoleil en eſt le principe. Pour en juger, il faut qu’elle ait remarqué, que le jour ceſſe preſque auſſi-tôt que cet aſtre a diſparu. Cet événement la ſurprend ſans doute beaucoup, la premiere fois qu’il arrive. Elle croit le ſoleil perdu pour toujours.

Environnée d’épaiſſes té nebres, elle appréhende que tous les objets qu’il éclairoit, ne ſe ſoient perdus avec lui : elle oſe à peine changer de place, il lui ſemble que la terre va manquer ſous ſes pas. Mais au moment qu’elle cherche à la reconnoître au toucher, le ciel s’éclaircit, la lune répand ſa lumiere, une multitude d’étoiles brille dans le firmament. Frappée de ce ſpectacle, elle ne ſait, ſi elle en doit croire ſes yeux.

Bientôt le ſilence de toute la nature l’invite au repos : un calme délicieux ſuſpend ſes ſens : ſa paupiere s’appeſantit : ſes idées fuyent, échapent : elle s’endort.

à ſon réveil, quelle eſt ſa ſurpriſe de retrouver l’aſtre, qu’elle croyoit s’être éteint pour jamais. Elle doute qu’il ait diſparu ; & elle ne ſait que penſer du ſpectacle qui lui a ſuccédé.

Bientôt ces révolutions lui paroiſſent naturelles. Cependant, ces révolutions ſont trop fréquentes, pour ne pas diſſiper enfin ſes doutes. Elle juge que le ſoleil paroîtra & diſparoîtra encore, parce qu’elle a remarqué qu’il a paru & diſparu pluſieurs fois ; & elle porte ce jugement avec d’autant plus de confiance, qu’il a toujours été confirmé par l’événement. La ſucceſſion des jours & des nuits devient donc à ſon égard une choſe toute naturelle. Ainſi dans l’ignorance où elle eſt, ſes idées de poſſibilité n’ont pour fondement que des jugemens d’habitude. C’eſt ce que nous avons déjà obſervé, & ce qui ne peut manquer de l’entraîner dans bien des erreurs. Une choſe, par exemple, impoſſible aujourd’hui, parce que le concours des cauſes qui peuvent ſeules la produire, n’a pas lieu ; lui paroîtra poſſible, parce qu’elle eſt arrivée hier.

Le cours du ſoleil devient la meſure de ſa durée. Les révolutions du ſoleil attirent de plus en plus ſon attention. Elle l’obſerve lorſqu’il ſe leve, lorſqu’il ſe couche, elle le ſuit dans ſon cours ; & elle juge à la ſucceſſion de ſes idées, qu’il y a un intervalle entre le lever de cet aſtre & ſon coucher, & un autre intervalle entre ſon coucher & ſon lever.

Ainſi le ſoleil dans ſa courſe devient pour elle la meſure du tems, & marque la durée de tous les états, par où elle paſſe. Auparavant une même idée, une même Senſation qui ne varioit point, avoit beau ſubſiſter, ce n’étoit pour elle qu’un inſtant indiviſible ; & quelqu’inégalité qu’il y eût entre les inſtans de ſa durée, ils étoient tous égaux à ſon égard : ils formoient une ſucceſſion, où elle ne pouvoit remarquer ni lenteur, ni rapidité. Mais actuellement jugeant de ſa propre durée par l’eſpace que le ſoleil a parcouru, elle lui paroît plus lente ou plus rapide. Ainſi, après avoir jugé des révolutions ſolaires par ſa durée, elle juge de ſa durée par les révolutions ſolaires ; & ce jugement lui devient ſi naturel, qu’elle ne ſoupçonne plus que la durée lui ſoit connue par la ſucceſſion de ſes idées.

Elle en a une idée plus diſtincte de la durée. Plus elle rapportera aux différentes révolutions du ſoleil les événemens, dont elle conſerve quelque ſouvenir, & ceux qu’elle eſt accoutumée à prévoir ; plus elle en ſaiſira toute la ſuite. Elle verra donc mieux dans le paſſé & dans l’avenir.

En effet, qu’on nous enleve toutes les meſures du tems, n’ayons plus d’idée d’année, de mois, de jour, d’heure, oublions-en juſqu’aux noms ; alors bornés à la ſucceſſion de nos idées, la durée ſe montrera à nous fort confuſément. C’eſt donc à ces meſures, que nous en devons les idées les plus diſtinctes.

Dans l’étude de l’hiſtoire, par exemple, la ſuite des faits retrace le tems confuſément ; la diviſion de la durée en ſiecles, en années, en mois, en donne une idée plus diſtincte ; enfin la liaiſon de chaque événement à ſon ſiecle, à ſon année, à ſon mois, nous rend capables de les parcourir dans leur ordre. Cet artifice conſiſte ſur-tout à ſe faire des époques ; on conçoit que notre Statue peut en avoir.

Au reſte, il n’eſt pas néceſſaire que les révolutions, pour ſervir de meſure, ſoient d’égale durée ; il ſuffit que la Statue le ſuppoſe. Nous n’en jugeons pas nous-mêmes autrement.

Trois choſes concourent à l’idée de la durée. Trois choſes concourent donc aux jugemens, que nous portons ſur la durée : premierement, la ſucceſſion de nos idées ; en ſecond lieu, la connoiſſance des révolutions ſolaires ; enfin, la liaiſon des événemens à ces révolutions.

D’où viennent les apparences des jours longs, & des années courtes, des jours courts & des années longues. C’eſt de-là que naiſſent pour le commun des hommes les apparences des jours ſi longs & des années ſi courtes ; & pour un petit nombre les apparences des jours courts & des années longues.

Que la Statue ſoit quelque tems dans un état, dont l’uniformité l’ennuie ; elle en remarquera davantage le tems que le ſoleil ſera ſur l’horiſon, & chaque jour lui paroîtra d’une longueur inſupportable. Si elle paſſe de la ſorte une année, elle voit que tous ſes jours ont été ſemblables, & ſa mémoire n’en marquant pas la ſuite par une multitude d’événemens, ils lui ſemblent s’être écoulés avec une rapidité é tonnante.

Si ſes jours au contraire, paſſés dans un état où elle ſe plaît, pouvoient être chacun l’époque d’un événement ſingulier, elle remarqueroit à peine le tems que le ſoleil eſt ſur l’horiſon, & elle les trouveroit d’une briéveté ſurprenante. Mais une année lui paroîtroit longue, parce qu’elle ſe la retraceroit comme la ſucceſſion d’une multitude de jours diſtingués par une ſuite d’événemens.

Voilà pourquoi dans le désœuvrement nous nous plaignons de la lenteur des jours & de la rapidité des années. L’occupation au contraire fait paroître les jours courts & les années longues : les jours courts, parce que nous ne faiſons pas attention au tems, dont les révolutions ſolaires font la meſure ; les années longues, parce que nous nous les rappelons par une ſuite de choſes, qui ſuppoſent une durée conſidérable.

Chapitre 8[modifier]

Comment la vue, ajoutée au toucher, donne quelque connoiſſance de la durée du ſommeil, & apprend à diſtinguer l’état de ſonge de l’état de veille.

Comment la vue fait connoître la durée du ſommeil. Si notre Statue, s’étant endormie, quand le ſoleil étoit à l’orient, ſe réveille, quand il deſcend vers l’occident, elle jugera que ſon ſommeil a eu une certaine durée ; & ſi elle ne ſe rappele aucun ſonge, elle croira avoir duré, ſans avoir penſé. Mais il ſe pourroit que ce fût une erreur : car peut-être le ſommeil n’a-t-il pas été aſſez profond, pour ſuſpendre entiérement l’action des facultés de l’ame. Et fait connoître l’illuſion des ſonges. Si au contraire elle ſe ſouvient d’avoir eu des ſonges, elle a un moyen de plus pour s’aſſurer de la durée de ſon ſommeil. Mais à quoi reconnoîtra-t-elle l’illuſion des ſonges ? à la maniere frappante dont ils contrediſent les connoiſſances qu’elle avoit avant de s’endormir, & dans leſquelles elle ſe confirme à ſon réveil.

Suppoſez, par exemple, qu’elle ait cru, pendant le ſommeil, voir des choſes fort extraordinaires ; & qu’au moment où elle en va ſortir, il lui parut être dans des lieux où elle n’a point encore été. Sans doute elle eſt étonnée de ne pas s’y trouver au réveil ; de reconnoître au contraire l’endroit, où elle s’eſt couchée, d’ouvrir les yeux, comme s’ils avoient été long-tems fermés à la lumiere ; & de reprendre enfin l’uſage de ſes membres, comme ſi elle ſortoit d’un repos parfait. Elle ne ſait encore, ſi elle s’eſt trompée, ou ſi elle ſe trompe. Il ſemble qu’elle ait également raiſon de croire, qu’elle a changé de lieu, & qu’elle n’en a pas changé. Mais enfin ayant eu fréquemment des ſonges, elle y remarque un déſordre, où ſes idées ſont toujours en contradiction avec l’état de veille qui les ſuit, comme avec celui qui les a précédés ; & elle juge que ce ne ſont que des illuſions. Car accoutumée à rapporter ſes Senſations hors d’elle, elle n’y trouve de la réalité, qu’autant qu’elle découvre des objets, auxquels elle les peut rapporter encore.

=== Chapitre 9 ===


De la chaîne des connoiſſances, des abſtractions & des deſirs, lorſque la vue eſt ajoutée au toucher, à l’ouie & à l’odorat. Idée principale, à laquelle les Senſations de la vue ſe lient.

Nous avons prouvé que ce ſont des jugemens qui lient aux Senſations de lumiere & de couleur les idées d’eſpace, de grandeur & de figure. D’abord ces jugemens ſe font à l’occaſion des corps, qui agiſſent en même-tems ſur la vue & ſur le tact : enſuite ils deviennent ſi familiers, que la Statue les répete, lors même que l’objet ne fait impreſſion que ſur l’œil ; & elle ſe forme les mêmes idées que ſi la vue & le toucher continuoient de juger enſemble. Par ce moyen, la lumiere & les couleurs deviennent les qualités des objets ; & elles ſe lient à la notion de l’étendue, baſe de toutes les idées dont ſe forme la mémoire.

La chaîne des connoiſſances en eſt donc plus étendue, les combinaiſons en varient davantage, & les idées interceptées occaſionnent dans le ſommeil mille aſſociations différentes ; quoique dans les ténebres, la Statue verra en ſonge les objets éclairés de la même lumiere, & peints des mêmes couleurs, qu’au grand jour.

Depuis la réunion de la vue au toucher, l’idée de Senſation eſt plus générale. Elle aura une notion plus générale de ce que nous appelons Senſation. Car ſachant que la lumiere & les couleurs lui viennent par un organe particulier, elle les conſidérera ſous ce rapport, & diſtinguera quatre eſpeces de Senſations.

Chaque couleur devient une idée abſtraite. Quand elle étoit bornée à la vue, une couleur n’étoit qu’une modification particuliere de ſon ame. Actuellement chaque couleur devient une idée abſtraite & générale ; car elle la remarque ſur pluſieurs corps. C’eſt un moyen qu’elle a de plus, pour diſtribuer les objets dans différentes claſſes.

La vue devient active. La vue preſque paſſive, quand elle étoit le ſeul ſens de la Statue, eſt plus active, depuis qu’elle eſt jointe au toucher. Car elle a appris à employer la force, qui lui a été donnée pour fixer les objets. Elle n’attend pas qu’ils agiſſent ſur elle, elle va au-devant de leur action.

Elle en eſt plus ſenſiblement le ſiege du deſir. Puiſque l’activité de la vue augmente, elle en ſera plus ſenſiblement le ſiege du deſir. Nous avons vu que le deſir eſt dans l’action des facultés, excitées par l’inquiétude que produit la privation d’un plaiſir. L’imagination s’exerce moins à retracer les couleurs. Auſſ i l’imagination ceſſera-t-elle de retracer les couleurs avec la même vivacité ; parce que, plus il eſt facile de ſe procurer les Senſations mêmes, moins on s’exerce à les imaginer.

Empire des ſens les uns ſur les autres. Enfin la Statue capable d’attention par la vue, ainſi que par les trois autres ſens, pourra ſe diſtraire des ſons & des odeurs, en s’appliquant à conſidérer vivement un objet coloré. C’eſt ainſi que les ſens ont les uns ſur les autres le même empire, que l’imagination a ſur tous.

=== Chapitre 10 ===


Du goût réuni au toucher.

Ce ſens n’a preſque pas beſoin d’apprentiſſage. Le ſens du goût s’inſtruit ſi promptement, qu’à peine s’apperçoit-on qu’il ait beſoin d’apprentiſſage. Cela devoit être, puiſqu’il eſt néceſſaire à notre conſervation, dès les premiers momens de notre naiſſance.

La faim ſentie pour la premiere fois, n’a point d’objet déterminé. La faim ne peut encore avoir d’objet déterminé, lorſque la Statue en éprouve pour la premiere fois le ſentiment : car les moyens, propres à la ſoulager, lui ſont tout-à-fait inconnus. Elle ne deſire donc aucune eſpece de nourriture, elle deſire ſeulement de ſortir d’un état qui lui déplaît. Dans cette vue, elle ſe livre à toutes les Senſations agréables dont elle a connoiſſance. C’eſt le ſeul remede dont elle puiſſe faire uſage, il la diſtrait quelque peu de ſa peine. Elle fait ſaiſir indifféremment tout ce qui ſe préſente. Cependant l’inquiétude redouble, ſe répand dans toutes les parties de ſon corps, & paſſe d’une maniere plus particuliere ſur ſes levres, dans ſa bouche. Alors elle porte la dent ſur tout ce qui s’offre à elle, mord les pierres, la terre, broute l’herbe, & ſon premier choix eſt de ſe nourrir des choſes qui réſiſtent moins à ſes efforts. Contente d’une nourriture qui l’a ſoulagée, elle ne ſonge pas à en chercher de meilleure. Elle ne connoît encore d’autre plaiſir à manger, que celui de diſſiper ſa faim.

La Statue découvre des nourritures qui lui ſont propres. Mais trouvant une autre fois des fruits, dont les couleurs & les parfums charment ſes ſens ; elle y porte la main. L’inquiétude qu’elle reſſent, toutes les fois que la faim ſe renouvelle, lui fait naturellement ſaiſir tous les objets qui peuvent lui plaire. Ce fruit lui reſte dans les doigts : elle le fixe, elle le ſent avec une attention plus vive. Sa faim augmente, elle le mord, ſans en attendre d’autre bien, qu’un ſoulagement à ſa peine. Mais quel eſt ſon raviſſement ! Avec quel plaiſir ne ſavoure-t-elle pas ces ſucs délicieux ! Et peut-elle réſiſter à l’attrait d’en manger, & d’en manger encore ? Elle en fait l’objet de ſes deſirs. Ayant fait cette expérience à pluſieurs repriſes, elle ſe connoît un nouveau beſoin, découvre par quel organe elle y peut ſatiſfaire, & apprend quels objets y ſont propres. Alors la faim n’eſt plus, comme auparavant, un ſentiment qui n’a point d’objet déterminé : mais elle porte toutes les facultés à procurer la jouiſſance de tout ce qui la peut diſſiper.

Chapitre 11[modifier]

Obſervations générales ſur la réunion des cinq ſens.

Avec le beſoin de nourriture, notre Statue va devenir l’objet de bien des obſervations. Mais avant d’entrer dans le détail de toutes les circonſtances qui y donneront lieu, il faut conſidérer ce qui eſt commun à la réunion de chaque ſens avec le toucher.

Idées générales que la Statue ſe fait de ſes Senſations. Lorſqu’elle jouit tout-à-la-fois du tact & de l’odorat, elle remarque les qualités des corps par les rapports qu’elles ont à ces deux ſens, & elle ſe fait les idées générales des deux eſpeces de Senſations ; Senſations du toucher, Senſations de l’odorat : car elle ne ſauroit alors confondre en une ſeule claſſe des impreſſions, qui ſe font ſur des organes ſi différens.

Il en eſt de même, lorſque nous ajoutons l’ouie, la vue & le goût à ces deux ſens. Elle ſe connoît donc en général cinq eſpeces de Senſations. Si pour lors nous ſuppoſons que réfléchiſſant ſur les corps, elle en conſidere les qualités, ſans avoir égard aux cinq manieres différentes, dont ils agiſſent ſur ſes organes ; elle aura la notion générale de Senſation ; c’eſt-à-dire, qu’elle ne formera qu’une claſſe de toutes les impreſſions que les corps font ſur elle. Et cette idée eſt plus générale, lorſqu’elle a trois ſens, que lorſqu’elle eſt bornée à deux ; lorſqu’elle en a quatre, que lorſqu’elle eſt bornée à trois, etc. Comment ſon imagination perd de ſon activité. Privée du toucher, elle étoit dans l’impuiſſance d’exercer par elle-même aucun des autres ſens ; & elle ne pouvoit ſe procurer la jouiſſance d’une odeur, d’un ſon, d’une couleur & d’une ſaveur, qu’autant que ſon imagination agiſſoit avec une force capable de les lui rendre préſentes. Mais actuellement la connoiſſance des corps odoriférans, ſonores, palpables & ſavoureux, & la facilité de s’en ſaiſir, lui ſont un moyen ſi commode pour obtenir ce qu’elle deſire, que ſon imagination n’a pas beſoin de faire les mêmes efforts. Plus, par conſéquent, ces corps ſeront à ſa portée, moins ſon imagination s’exercera ſur les Senſations, dont ils ont donné la connoiſſance. Elle perdra donc de ſon activité : mais puiſque l’odorat, l’ouie, la vue & le goût en ſeront plus exercés, ils acquerront un diſcernement plus fin & plus étendu. Ainſi ce que ces ſens gagnent par leur réunion avec le toucher, dédommage avantageuſement la Statue de ce qu’elle a perdu du côté de l’imagination.

Liaiſon de toutes les eſpeces de Senſations dans la mémoire. Ses Senſations étant devenues à ſon égard les qualités mêmes des objets, elle ne peut s’en rappeler, en imaginer, ou en éprouver, qu’elle ne ſe repréſente des corps. Par-là elles entrent toutes dans quelques-unes des collections que le tact lui a fait faire, deviennent des propriétés de l’étendue, ſe lient étroitement à la chaîne des connoiſſances par la même idée fondamentale, que les Senſations du toucher ; & la mémoire, ainſi que l’imagination, en ſont plus riches, que lorſqu’elle n’avoit pas encore l’uſage de tous ſes ſens.

Activité qu’acquiert la Statue par la réunion du toucher aux autres ſens. Nous avons remarqué, quand nous conſidérions l’odorat, l’ouie, la vue & le goût, chacun ſéparément, que notre Statue étoit toute paſſive par rapport aux impreſſions qu’ils lui tranſmettoient. Mais actuellement elle peut être active à cet égard dans bien des occaſions : car elle a en elle des moyens pour ſe livrer à l’impreſſion des corps, ou pour s’y ſouſtraire.

Comment ſes deſirs embraſſent l’action de toutes les facultés. Nous avons auſſi remarqué, que le deſir ne conſiſtoit que dans l’action des facultés de l’ame, qui ſe portoient à une odeur, dont il reſtoit quelque ſouvenir. Mais depuis la réunion de l’odorat au toucher, il peut encore embraſſer l’action de toutes les facultés propres à lui procurer la jouiſſance d’un corps odoriférant. Ainſi lorſqu’elle deſire une fleur, le mouvement paſſe de l’organe de l’odorat dans toutes les parties du corps ; & ſon deſir devient l’action de toutes les facultés, dont elle eſt capable.

Il faut remarquer la même choſe à l’occaſion des autres ſens. Car le toucher les ayant inſtruit, continue d’agir avec eux, toutes les fois qu’il peut leur être de quelque ſecours. Il prend part à tout ce qui les intéreſſe ; leur apprend à s’aider tous réciproquement ; & c’eſt à lui que tous nos organes, toutes nos facultés doivent l’habitude de ſe porter vers les objets propres à notre conſervation.