Traité des sièges et de l’attaque des places/52

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PROJET
pour une compagnie de sapeurs.

AVERTISSEMENT.

Le travail des tranchées demande nécessairement des ouvriers plus adroits dans les sapes, mines, passages de fossés, logemens de mineurs, etc., que le commun des soldats, qui prennent de la crainte du péril, n’entendent que très-imparfaitement les ouvrages qu’on leur fait faire, et s’en acquittent toujours mal et à grands frais.

L’expérience désagréable que j’en ai faite à tous les siéges où je me suis trouvé m’aurait déterminé il y a long-temps à demander au Roi la levée d’une compagnie franche instruite à toutes les espèces d’ouvrages qui se pratiquent dans la fortification et dans les siéges, mais l’incertitude du temps que la guerre pouvait durer, et la quantité d’autres affaires dont j’étais occupé dans ces temps-là, me l’ayant fait considérer comme un surcroît de peines que je me serais attiré par la levée et l’instruction de cette compagnie, me firent long-temps abstenir de la proposer, ce qui alla 1691. jusqu’à la fin du siége de Mons ; qu’ayant éprouvé plus que jamais les besoins que nous en avions, j’eus l’honneur d’en parler au Roi et de lui demander la permission d’en faire la levée ; il me l’accorda sans difficulté, mais feu M. de Louvois, qui avait fort appuyé cette proposition, étant mort peu de temps après, et la principale direction des fortifications ayant changé par cette mort, j’abandonnai le dessein de cette compagnie ; mais n’étant pas moins nécessaire qu’elle l’était pour lors, j’en rapporterai ici le projet, tel que j’eus l’honneur de le présenter au Roi. Il serait à désirer que Sa Majesté y voulut bien encore entendre, étant très-certain qu’on ne saurait rien faire de mieux pour la fortification et pour les siéges ; comme cette compagnie peut être également utile en paix et en guerre, tous les temps sont bons pour cela, et on ne saurait manquer d’en mettre une ou plusieurs sur pied.

Après avoir proposé les moyens de corriger les défauts de l’artillerie de France, et de la mettre en état d’être la meilleure et mieux servie de l’univers, par le simple arrangement de ses parties, et d’une manière qui n’augmente point ses dépenses, j’ose, sous les mêmes conditions, faire une autre proposition non moins avantageuse au service du Roi, puisqu’elle a pour objet la conservation de ses meilleurs hommes, l’abrégé des siéges, et le ménagement de ses finances.

Ce moyen est la levée et l’entretien d’une compagnie franche d’infanterie qu’on pourra appeler la compagnie des sapeurs, composée d’un capitaine, de quatre lieutenans, autant de sous-lieutenans, douze sergens, autant de caporaux, et de cent quatre-vingt-huit soldats, divisés par égales parties en hautes, moyennes et basses paies ; les officiers tirés du corps des ingénieurs, et les sergens et soldats de l’infanterie ; plus, quatre tambours et une charrette pour porter les outils propres aux ouvriers de cette compagnie qui auront des métiers convenables à son usage, le tout ainsi qu’il sera expliqué ci-après, et ladite compagnie armée de fusils boucaniers et baïonnettes à douille, de gargouchers et bandouillères faites comme celles que j’ai eu l’honneur de montrer au Roi avec les épées à l’ordinaire ; on se propose d’employer cette compagnie aux siéges, soit pour attaquer ou défendre, et dans les autres ouvrages de fortification, sans l’assujétir à aucune autre fonction, si ce n’est quand elle se trouvera n’avoir rien à faire, pour lors on pourra lui faire monter la garde comme les autres troupes, plutôt pour entretenir la discipline qu’autrement, car il lui arrivera très-rarement de se trouver ainsi.

Outre l’exercice commun de tout ce qu’on lui fera apprendre en perfection, on se propose de l’instruire sur tous les ouvrages appartenant aux siéges ; savoir, à tracer proprement et promptement les lignes et tranchées, et en conduire le travail, à faire des gabions, fascines, claies, paniers,  etc., à faire et conduire les sapes doubles et simples, descentes et passages de fossés, secs et pleins d’eau, blindages et traverses, faire et monter les mantelets, remmancher les outils, les ramasser, paver les tranchées de fascines avec ordre en pays de marais, et les nettoyer de temps en temps, faire les banquettes, régler les élargissemens, poser et ranger les sacs à terre en leur place, faire les épuisemens et écoulemens d’eau, poser et établir les travailleurs à la tranchée, aux logemens de contrescarpe, et tous autres ouvrages où il en sera besoin ; servir aux mines et au canon quand il sera nécessaire, et aider aux ingénieurs et les suivre partout dans les attaques ; dans la fortification on leur apprendra à remuer des terres dans toutes sortes de terrains secs ou pleins d’eau, à roqueter, régler les talus et glacis, faire les épuisemens d’eau de toutes façons, la coupe et posage du gazon, le placage, fascinage et tunage, de même à poser les fraises, planter des palissades, les apointer, régler les relais, les rampes et les ponts, les portages des terres, et tout ce qui en dépend, on les rendra enfin capables d’être utiles au Roi tous les jours de l’année, paix ou guerre, ce qu’on ne peut dire de pas une autre troupe du royaume, y en ayant beaucoup des plus considérables qui n’ont pas eu occasion de se signaler une fois en dix ans, toutes les autres troupes montant par tour à la tranchée, quoi fait elles sont hors du péril, et en repos pour cinq ou six jours ; mais celle-ci y sera toujours exposée depuis le commencement jusqu’à la fin, elle sera chargée de tout ce qu’il y a de plus dangereux dans un siége, et partagera elle seule la moitié des périls avec toute l’armée ; étant bien employée, elle sauvera une infinité de monde qui se perd dans les siéges, faute de conduite et d’adresse. Dans les places assiégées où elle se trouvera, elle aura la plus grande part à la fabrique des retranchemens et traverses, elle raccommodera les palissades rompues, posera les chevaux de frise, relèvera les parapets abattus, reposera les paniers et sacs à terre que le canon aura renversés, raccommodera les communications interrompues, ponts à fleur d’eau, traverses, barrières, et pourra servir aux mines, au canon, aux transports des munitions, et à quantité d’autres manœuvres de confiance, où il faut nécessairement des ouvriers sûrs et adroits.

Il faut ajouter à ce que dessus, que cette compagnie devant être toute composée de vieux soldats bien armés, et commandés par de bons officiers, pourra être de très-bon usage quand l’occasion se présentera de les employer les armes à la main, comme il peut souvent arriver dans les siéges. Je sais sur cela une affaire d’assez fraîche date, où, s’il y avait eu une trentaine d’hommes faits comme je les suppose, elle ne serait pas tournée à notre désavantage, comme elle fit à beaucoup près. En un mot, il n’y a pas d’actions de guerre ni d’ouvrages à quoi on ne la puisse rendre très-propre en moins d’une année de temps.

Si le Roi a donc pour agréable d’en ordonner l’établissement et la levée, j’oserai hardiment assurer Sa Majesté de la certitude de tout ce qu’on avance ici en sa faveur, et qu’on en fera même plus que l’on n’en promet ; la raison est que tout ce qu’on prétend lui faire apprendre est fort simple et ne consiste qu’à donner un peu d’adresse et de docilité à ses soldats, dont il est aisé de les instruire. Son utilité étant suffisamment prouvée, reste à examiner les moyens de la pouvoir mettre bientôt sur pied : l’un des plus prompts et plus faciles serait de prendre la compagnie d’ouvriers de Montigny, lieutenant-colonel des fusiliers, réservée exprès au projet des régimens d’artillerie. Cette compagnie est sur le pied de cent hommes, et contient nombre d’assez mauvais sapeurs, mais qu’on mettrait bientôt sur un meilleur pied quand ils seraient tout-à-fait sous la main de celui qui les doit employer.

Il faut prendre le surplus dans les bataillons qui doivent composer l’armée de Flandre, à raison de deux hommes par bataillon, jusqu’à ce qu’elle soit complète ; Sa Majesté l’ayant pour agréable, il n’y aurait qu’à faire écrire de sa part aux inspecteurs de les choisir forts et vigoureux, et de demander à la tête des bataillons ceux qui voudraient y entrer volontairement. Comme la paie serait plus forte que dans les troupes ordinaires, et qu’il y aurait à gagner dans les siéges et dans la fortification, on ne manquerait pas d’en trouver quantité, à quoi la connaissance de mon nom ne nuirait peut-être pas.

Si le Roi ne juge pas à propos de prendre cette compagnie, je veux dire celle de Montigny, pour commencer le fond de celle de sapeurs, il faudrait la tirer tout entière de l’infanterie, en demandant trois ou quatre hommes par bataillon, jusque à la concurrence de 200 hommes, non compris les sergens, qu’il y faudrait aussi prendre par choix, hors ceux qu’on pourra trouver ailleurs qui auront quelque connaissance des ouvrages : c’est de quoi on aura soin de s’informer dans toutes les places où on travaille.

À l’égard des officiers, si Sa Majesté a pour agréable, on les tirera du corps des ingénieurs ; savoir : les quatre lieutenans de l’ordre des seconds, et les quatre sous-lieutenans des sous-ingénieurs qui ont servi ; et si, parmi les inspecteurs, il s’en trouve qui aient aussi servi, et qui soient munis de quelque intelligence dans les ouvrages, on les prendra pour en faire des sergens ; quant au capitaine, celui qui fait cette proposition demande qu’il plaise à Sa Majesté de lui accorder le commandement de cette compagnie, et à même temps rang de colonel pour l’annexer à cette charge, parce que ladite compagnie sera comme un petit régiment composé de quatre brigades équivalant à autant de bonnes compagnies : c’est pourquoi il est aussi raisonnable que les lieutenans aient commission de capitaines, et les sous-lieutenans brevets de lieutenans, et que comme tels chacun puisse rouler avec les autres officiers de même grade et caractère, suivant leur ancienneté. On pourra aussi donner même rang à l’enseigne de la compagnie, ou seulement celui de sous-lieutenant.

Comme elle doit être composée d’ingénieurs qui sont employés depuis long-temps dans la fortification des places, et qui seront choisis entre les plus braves et intelligens, il ne serait pas juste que, parce qu’on les aurait pris comme tels pour leur faire faire le plus dangereux métier de la guerre, cela leur fit tort par la diminution de leurs appointemens, outre que, quand il n’y aura point de sièges, ils pourront fort bien être employés à la fortification des places où ils se trouveront, les sergens et soldats devant aussi être choisis entre les meilleurs ouvriers des fusiliers, il ne serait pas raisonnable de leur ôter ce que le Roi leur donne pour les exposer beaucoup plus que du passé.