Traité sur la tolérance/Édition 1763/05
’Oſe ſuppoſer qu’un Miniſtre éclairé & magnanime, un Prélat humain & ſage, un Prince qui ſait que ſon intérêt conſiſte dans le grand nombre de ſes Sujets, & ſa gloire dans leur bonheur, daigne jetter les yeux ſur cet Écrit informe & défectueux ; il y ſupplée par ſes propres lumières ; il ſe dit à lui-même : Que riſquerai-je à voir la terre cultivée & ornée par plus de mains laborieuſes, les tributs augmentés, l’État plus floriſſant ?
L’Allemagne ſerait un déſert couvert des oſſements des Catholiques, Évangéliques, Réformés, Anabaptiſtes, égorgés les uns par les autres, ſi la paix de Weſtphalie n’avait pas procuré enfin la liberté de conſcience.
Nous avons des Juifs à Bordeaux, à Metz, en Alſace ; nous avons des Luthériens, des Moliniſtes, des Janſéniſtes ; ne pouvons-nous pas ſouffrir & contenir des Calviniſtes à peu près aux mêmes conditions que les Catholiques ſont tolérés à Londres ? Plus il y a de ſectes, moins chacune eſt dangereuſe ; la multiplicité les affaiblit ; toutes ſont réprimées par de juſtes Loix, qui défendent les aſſemblées tumultueuſes, les injures, les ſéditions, & qui ſont toujours en vigueur par la force coactive.
Nous ſavons que pluſieurs Chefs de famille, qui ont élevé de grandes fortunes dans les Pays étrangers, ſont prêts à retourner dans leur Patrie ; ils ne demandent que la protection de la Loi naturelle, la validité de leurs mariages, la certitude de l’état de leurs enfants, le droit d’hériter de leurs pères, la franchiſe de leurs perſonnes ; point de Temples publics, point de droit aux Charges municipales, aux dignités : les Catholiques n’en ont ni à Londres, ni en pluſieurs autres Pays. Il ne s’agit plus de donner des privilèges immenſes, des places de ſûreté à une faction ; mais de laiſſer vivre un Peuple paiſible, d’adoucir des Édits, autrefois peut-être néceſſaires, & qui ne le ſont plus : ce n’eſt pas à nous d’indiquer au Miniſtère ce qu’il peut faire ; il ſuffit de l’implorer pour des infortunés.
Que de moyens de les rendre utiles, & d’empêcher qu’ils ne ſoient jamais dangereux ! La prudence du Miniſtère & du Conſeil, appuyée de la force, trouvera bien aiſément ces moyens, que tant d’autres Nations employent ſi heureuſement.
Il y a des fanatiques encore dans la populace Calviniſte ; mais il eſt conſtant qu’il y en a davantage dans la populace Convulſionnaire. La lie des inſenſés de St. Médard eſt comptée pour rien dans la Nation, celle des Prophètes Calviniſtes eſt anéantie. Le grand moyen de diminuer le nombre des Maniaques, s’il en reſte, eſt d’abandonner cette maladie de l’eſprit au régime de la raiſon, qui éclaire lentement, mais infailliblement les hommes. Cette raiſon eſt douce, elle eſt humaine, elle inſpire l’indulgence, elle étouffe la diſcorde, elle affermit la vertu, elle rend aimable l’obéiſſance aux Loix, plus encore que la force ne les maintient. Et comptera-t-on pour rien le ridicule attaché aujourd’hui à l’enthouſiaſme par tous les honnêtes gens ? Ce ridicule eſt une puiſſante barrière contre les extravagances de tous les Sectaires. Les temps paſſés ſont comme s’ils n’avaient jamais été. Il faut toujours partir du point où l’on eſt, & de celui où les Nations ſont parvenues.
Il a été un temps où l’on ſe crut obligé de rendre des Arrêts contre ceux qui enſeignaient une Doctrine contraire aux Cathégories d’Ariſtote, à l’horreur du vuide, aux quiddités, & à l’univerſel de la part de la choſe. Nous avons en Europe plus de cent volumes de Juriſprudence ſur la Sorcellerie, & ſur la manière de diſtinguer les faux Sorciers des véritables. L’excommunication des ſauterelles, & des infectes nuiſibles aux moiſſons, a été très en uſage, & ſubſiſte encore dans pluſieurs Rituels ; l’uſage eſt paſſé, on laiſſe en paix Ariſtote, les Sorciers & les ſauterelles. Les exemples de ces graves démences, autrefois ſi importantes, ſont innombrables : il en revient d’autres de temps en temps ; mais quand elles ont fait leur effet, quand on en eſt raſſaſſié, elles s’anéantiſſent. Si quelqu’un s’aviſait aujourd’hui d’être Carpocratien, ou Eutichéen, ou Monothélite, Monophiſite, Neſtorien, Manichéen, &c. qu’arriverait-il ? On en rirait comme d’un homme habillé à l’antique avec une fraiſe & un pourpoint.
La Nation commençait à entr’ouvrir les yeux, lorſque les Jéſuites Le Tellier & Doucin fabriquèrent la Bulle Unigenitus, qu’ils envoyèrent à Rome ; ils crurent être encore dans ces temps d’ignorance, où les Peuples adoptaient ſans examen les Aſſertions les plus abſurdes. Ils oſèrent proſcrire cette propoſition, qui eſt d’une vérité univerſelle dans tous les cas & dans tous les temps ; La crainte d’une excommunication injuſte ne doit point empêcher de faire ſon devoir : c’était proſcrire la raiſon, les libertés de l’Égliſe Gallicane, & le fondement de la morale ; c’était dire aux hommes, Dieu vous ordonne de ne jamais faire votre devoir, dès que vous craindrez l’injuſtice. On n’a jamais heurté le ſens commun plus effrontément ; les Conſulteurs de Rome n’y prirent pas garde. On perſuada à la Cour de Rome que cette Bulle était néceſſaire, & que la Nation la déſirait ; elle fut ſignée, ſcellée & envoyée, on en fait les ſuites : certainement ſi on les avait prévues, on aurait mitigé la Bulle. Les querelles ont été vives, la prudence & la bonté du Roi les a enfin appaiſées.
Il en eſt de même dans une grande partie des points qui diviſent les Proteſtants & nous ; il y en a quelques-uns qui ne ſont d’aucune conſéquence, il y en a d’autres plus graves, mais ſur leſquels la fureur de la diſpute eſt tellement amortie, que les Proteſtants eux-mêmes ne prêchent aujourd’hui la controverſe en aucune de leurs Égliſes.
C’eſt donc ce temps de dégoût, de ſatiété, ou plutôt de raiſon, qu’on peut ſaiſir comme une époque & un gage de la tranquillité publique. La controverſe eſt une maladie épidémique qui eſt ſur ſa fin, & cette peſte, dont on eſt guéri, ne demande plus qu’un régime doux. Enfin l’intérêt de l’État eſt que des fils expatriés reviennent avec modeſtie dans la maiſon de leur père ; l’humanité le demande, la raiſon le conſeille, & la politique ne peut s’en effrayer.