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Traité sur la tolérance/Édition 1763/04

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s.n. (édition originale) (p. 25-35).

CHAPITRE IV.
Si la Tolérance eſt dangereuſe ; & chez quels Peuples elle eſt pratiquée.


QUelques-uns ont dit que ſi l’on uſait d’une indulgence paternelle envers nos frères errants, qui prient Dieu en mauvais Français, ce ſerait leur mettre les armes à la main, qu’on verrait de nouvelles batailles de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de Dreux, de St. Denis, &c. C’eſt ce que j’ignore, parce que je ne ſuis pas Prophète ; mais il me ſemble que ce n’eſt pas raiſonner conſéquemment, que de dire : «  Ces hommes ſe ſont ſoulevés quand je leur ai fait du mal, donc ils ſe ſoulèveront quand je leur ferai du bien.  »

J’oſerais prendre la liberté d’inviter ceux qui ſont à la tête du Gouvernement, & ceux qui ſont deſtinés aux grandes places, à vouloir bien examiner mûrement, ſi l’on doit craindre en effet que la douceur produiſe les mêmes révoltes que la cruauté a fait naître ; ſi ce qui eſt arrivé dans certaines circonſtances, doit arriver dans d’autres ; ſi les temps, l’opinion, les mœurs ſont toujours les mêmes ?

Les Huguenots, ſans doute, ont été enivrés de fanatiſme, & ſouillés de ſang comme nous : mais la génération préſente eſt-elle auſſi barbare que leurs pères ? le temps, la raiſon qui fait tant de progrès, les bons Livres, la douceur de la Société, n’ont-ils point pénétré chez ceux qui conduiſent l’eſprit de ces Peuples ? & ne nous appercevons-nous pas que preſque toute l’Europe a changé de face depuis environ cinquante années ?

Le Gouvernement s’eſt fortifié par-tout, tandis que les mœurs ſe ſont adoucies. La Police générale, ſoutenue d’armées nombreuſes toujours exiſtantes, ne permet pas d’ailleurs de craindre le retour de ces temps anarchiques, où des Payſans Calviniſtes combattaient des Payſans Catholiques, enrégimentés à la hâte entre les ſemailles & les moiſſons.

D’autres temps, d’autres ſoins. Il ſerait abſurde de décimer aujourd’hui la Sorbonne, parce qu’elle préſenta requête autrefois pour faire brûler la Pucelle d’Orléans ; parce qu’elle déclara Henri III déchu du droit de régner, qu’elle l’excommunia, qu’elle preſcrivit le grand Henri IV. On ne recherchera pas, ſans doute, les autres Corps du Royaume qui commirent les mêmes excès dans ces temps de frénéſie ; cela ſerait non-ſeulement injuſte, mais il y aurait autant de folie qu’à purger tous les Habitants de Marſeille parce qu’ils ont eu la peſte en 1720.

Irons-nous ſaccager Rome, comme firent les troupes de Charles-quint, parce que Sixte-quint, en 1585, accorda neuf ans d’indulgence à tous les Français qui prendraient les armes contre leur Souverain ? & n’eſt-ce pas aſſez d’empêcher Rome de ſe porter jamais à des excès ſemblables ?

La fureur qu’inſpirent l’eſprit dogmatique & l’abus de la Religion Chrétienne mal entendue, a répandu autant de ſang, a produit autant de déſaſtres en Allemagne, en Angleterre, & même en Hollande, qu’en France : cependant aujourd’hui la différence des Religions ne cauſe aucun trouble dans ces États ; le Juif, le Catholique, le Grec, le Luthérien, le Calviniſte, l’Anabatiſte, le Socinien, le Memnoniſte, le Morave & tant d’autres, vivent en frères dans ces Contrées, & contribuent également au bien de la Société.

On ne craint plus en Hollande que les diſputes d’un[1] Gomar ſur la prédeſtination faſſent trancher la tête au grand Penſionnaire. On ne craint plus à Londres que les querelles des Preſbytériens & des Epiſcopaux pour une Lithurgie & pour un ſurplis, répandent le ſang d’un Roi ſur un échafaud.[2] L’Irlande peuplée & enrichie, ne verra plus ſes Citoyens Catholiques ſacrifier à Dieu pendant deux mois ſes Citoyens Proteſtants, les enterrer vivants, ſuſpendre les mères à des gibets, attacher les filles au cou de leurs mères, & les voir expirer enſemble ; ouvrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants à demi-formés, & les donner à manger aux porcs & aux chiens ; mettre un poignard dans la main de leurs priſonniers garrotés, & conduire leurs bras dans le ſein de leurs femmes, de leurs pères, de leurs mères, de leurs filles, s’imaginant en faire mutuellement des parricides, & les damner tous en les exterminant tous. C’eſt ce que rapporte Rapin-Toiras, Officier en Irlande, preſque contemporain ; c’eſt ce que rapportent toutes les Annales, toutes les Hiſtoires d’Angleterre, & ce qui ſans doute ne ſera jamais imité. La Philoſophie, la ſeule Philoſophie, cette ſœur de la Religion, a déſarmé des mains que la ſuperſtition avait ſi longtemps enſanglantées ; & l’eſprit humain, au réveil de ſon ivreſſe, s’eſt étonné des excès où l’avait emporté le fanatiſme.

Nous-mêmes, nous avons en France une Province opulente, où le Luthéraniſme l’emporte ſur le Catholiciſme. L’Univerſité d’Alſace eſt entre les mains des Luthériens : ils occupent une partie des Charges municipales ; jamais la moindre querelle religieuſe n’a dérangé le repos de cette Province depuis qu’elle appartient à nos Rois. Pourquoi ? c’eſt qu’on n’y a perſécuté perſonne. Ne cherchez à point gêner les cœurs, & tous les cœurs ſeront à vous.

Je ne dis pas que tous ceux qui ne ſont point de la Religion du Prince doivent partager les places & les honneurs de ceux qui ſont de la Religion dominante. En Angleterre, les Catholiques, regardés comme attachés au Prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois ; ils payent même double taxe ; mais ils jouiſſent d’ailleurs de tous les droits des Citoyens.

On a ſoupçonné quelques Évêques Français de penſer qu’il n’eſt ni de leur honneur, ni de leur intérêt, d’avoir dans leur Diocèſe des Calviniſtes ; & que c’eſt là le plus grand obſtacle à la Tolérance : je ne le puis croire. Le Corps des Évêques en France eſt compoſé de gens de qualité, qui penſent & qui agiſſent avec une nobleſſe digne de leur naiſſance ; ils ſont charitables & généreux, c’eſt une juſtice qu’on doit leur rendre : ils doivent penſer que certainement leurs Diocéſains fugitifs ne ſe convertiront pas dans les Pays étrangers, & que, retournés auprès de leurs Paſteurs, ils pourraient être éclairés par leurs inſtructions, & touchés par leurs exemples ; il y aurait de l’honneur à les convertir : le temporel n’y perdrait pas ; & plus il y aurait de Citoyens, plus les terres des Prélats rapporteraient.

Un Évêque de Varmie, en Pologne, avait un Anabatiſte pour Fermier, & un Socinien pour Receveur ; on lui propoſa de chaſſer & de pourſuivre l’un parce qu’il ne croyait pas la conſubſtantialité, & l’autre parce qu’il ne baptiſait ſon fils qu’à quinze ans : il répondit qu’ils ſeraient éternellement damnés dans l’autre monde, mais que dans ce monde-ci ils lui étaient très-néceſſaires.

Sortons de notre petite ſphère, & examinons le reſte de notre globe. Le grand Seigneur gouverne en paix vingt Peuples de différentes Religions ; deux cents mille Grecs vivent avec ſécurité dans Conſtantinople ; le Muphti même nomme & préſente à l’Empereur le Patriarche Grec ; on y ſouffre un Patriarche Latin. Le Sultan nomme des Évêques Latins pour quelques Iſles de la Grèce,[3] & voici la formule dont il ſe ſert ; Je lui commande d’aller réſider Évêque dans l’Iſle de Chio, ſelon leur ancienne coutume & leurs vaines cérémonies. Cet Empire eſt rempli de Jacobites, de Neſtoriens, de Monotélites ; il y a des Cophtes, des Chrétiens de St. Jean, des Juifs, des Guèbres, des Banians. Les Annales Turques ne font mention d’aucune révolte excitée par aucune de ces Religions.

Allez dans l’Inde, dans la Perſe, dans la Tartarie ; vous y verrez la même tolérance & la même tranquillité. Pierre-le-Grand a favoriſé tous les Cultes dans ſon vaſte Empire : le Commerce & l’Agriculture y ont gagné, & le Corps politique n’en a jamais ſouffert.

Le Gouvernement de la Chine n’a jamais adopté, depuis plus de quatre mille ans qu’il eſt connu, que le Culte des Noachides, l’adoration ſimple d’un ſeul Dieu : cependant il tolère les ſuperſtitions de Fo, & une multitude de Bonzes qui ſerait dangereuſe, ſi la ſageſſe des Tribunaux ne les avait pas toujours contenus.

Il eſt vrai que le grand Empereur Yont-Chin, le plus ſage & le plus magnanime peut-être qu’ait eu la Chine, a chaſſé les Jéſuites ; mais ce n’était pas parce qu’il était intolérant, c’était au contraire parce que les Jéſuites l’étaient. Ils rapportent eux-mêmes dans leurs Lettres curieuſes, les paroles que leur dit ce bon Prince : Je ſais que votre Religion eſt intolérante ; je ſais ce que vous avez fait aux Manilles & au Japon ; vous avez trompé mon Père, n’eſpérez pas me tromper de même. Qu’on liſe tout le diſcours qu’il daigna leur tenir, on le trouvera le plus ſage & le plus clément des hommes. Pouvait-il en effet retenir des Phyſiciens d’Europe, qui, ſous prétexte de montrer des thermomètres & des éolipiles à la Cour, avaient ſoulevé déjà un Prince du ſang ? & qu’aurait dit cet Empereur, s’il avait lu nos Hiſtoires, s’il avait connu nos temps de la ligue, & de la conſpiration des poudres ?

C’en était aſſez pour lui d’être informé des querelles indécentes des Jéſuites, des Dominicains, des Capucins, des Prêtres ſéculiers envoyés du bout du monde dans ſes États : ils venaient prêcher la vérité, & ils s’anathématiſaient les uns les autres. L’Empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs étrangers : mais avec quelle bonté les renvoya-t-il ? quels ſoins paternels n’eut-il pas d’eux pour leur voyage, & pour empêcher qu’on ne les inſultât ſur la route ? Leur banniſſement même fut un exemple de tolérance & d’humanité.

[4] Les Japonois étaient les plus tolérants de tous les hommes, douze Religions paiſibles étaient établies dans leur Empire : les Jéſuites vinrent faire la treizième ; mais bientôt n’en voulant pas ſouffrir d’autre, on fait ce qui en réſulta ; une guerre civile, non moins affreuſe que celles de la Ligue, déſola ce Pays. La Religion Chrétienne fut noyée enfin dans des flots de ſang. Les Japonois fermèrent leur Empire au reſte du monde, & ne nous regardèrent que comme des bêtes farouches, ſemblables à celles dont les Anglais ont purgé leur Iſle. C’eſt en vain que le Miniſtre Colbert, ſentant le beſoin que nous avions des Japonois, qui n’ont nul beſoin de nous, tenta d’établir un commerce avec leur Empire ; il les trouva inflexibles.

Ainſi donc notre Continent entier nous prouve qu’il ne faut ni annoncer ni exercer l’intolérance.

Jettez les yeux ſur l’autre hémiſphère, voyez la Caroline, dont le ſage Loke fut le Légiſlateur ; tout père de famille qui a ſept perſonnes ſeulement dans ſa maiſon, peut y établir une Religion à ſon choix, pourvu que ces ſept perſonnes y concourent avec lui. Cette liberté n’a fait naître aucun déſordre. Dieu nous préſerve de citer cet exemple pour engager chaque maiſon à ſe faire un culte particulier : on ne le rapporte que pour faire voir que l’excès le plus grand où puiſſe aller la tolérance, n’a pas été ſuivi de la plus légère diſſenſion.

Mais que dirons-nous de ces pacifiques Primitifs, que l’on a nommés Quakres par dériſion, & qui, avec des uſages peut-être ridicules, ont été ſi vertueux, & ont enſeigné inutilement la paix au reſte des hommes ? Ils ſont en Penſilvanie au nombre de cent mille ; la diſcorde, la controverſe ſont ignorées dans l’heureuſe Patrie qu’ils ſe ſont faite : & le nom ſeul de leur Ville de Philadelphie, qui leur rappelle à tout moment que les hommes ſont frères, eſt l’exemple & la honte des Peuples qui ne connaiſſent pas encore la tolérance.

Enfin cette tolérance n’a jamais excité de guerre civile ; l’intolérance a couvert la terre de carnage. Qu’on juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mère qui veut qu’on égorge ſon fils, & la mère qui le cède pourvu qu’il vive.

Je ne parle ici que de l’intérêt des Nations ; & en reſpectant, comme je le dois, la Théologie, je n’enviſage dans cet article que le bien phyſique & moral de la Société. Je ſupplie tout Lecteur impartial de peſer ces vérités, de les rectifier & de les étendre. Des Lecteurs attentifs, qui ſe communiquent leurs penſées, vont toujours plus loin que l’Auteur.[5]



  1. François Gomar était un Théologien Proteſtant ; il ſoutint contre Arminius, ſon Collègue, que Dieu a deſtiné, de toute éternité, la plus grande partie des hommes à être brûlés éternellement : ce dogme infernal fut ſoutenu comme il devait l’être par la perſécution. Le grand Penſionnaire Barneweldt, qui était du parti contraire à Gomar, eut la tête tranchée à l’âge de 72 ans, le 13 Mai 1619, pour avoir contriſté au poſſible l’Égliſe de Dieu.
  2. Un Déclamateur, dans l’Apologie de la Révocation de l’Édit de Nantes, dit, en parlant de l’Angleterre : une fauſſe Religion devait produire néceſſairement de tels fruits ; il en reſtait un ſeul à mûrir, ces Inſulaires le recueillent, c’eſt le mépris des Nations. Il faut avouer que l’Auteur prend mal ſon temps pour dire que les Anglais ſont mépriſables & mépriſés de toute la terre. Ce n’eſt pas, ce me ſemble, lorſqu’une Nation ſignale ſa bravoure & ſa généroſité, lorſqu’elle eſt victorieuſe dans les quatre parties du Monde, qu’on eſt bien reçu à dire qu’elle eſt mépriſable & mépriſée. C’eſt dans un Chapitre ſur l’Intolérance, qu’on trouve ce ſingulier paſſage. Ceux qui prêchent l’Intolérance, méritent d’écrire ainſi. Cet abominable Livre, qui ſemble fait par le fou de Verberies, eſt d’un homme ſans miſſion : car quel Paſteur écrirait ainſi ? La fureur eſt pouſſée dans ce Livre juſqu’à juſtifier la St. Barthelemi. On croirait qu’un tel Ouvrage, rempli de ſi affreux paradoxes, devrait être entre les mains de tout le monde, au moins par ſa ſingularité ; cependant à peine eſt-il connu.
  3. Voyez Ricaut.
  4. Voyez Kempfer, & toutes les Relations du Japon.
  5. Mr. de la Bourdonnaie, Intendant de Rouen, dit que la Manufacture de chapeaux eſt tombée à Caudebec & à Neufchâtel par la fuite des Réfugiés. Mr. Foucaut, Intendant de Caen, dit que le Commerce eſt tombé de moitié dans la Généralité. Mr. De Maupeou, Intendant de Poitiers, dit que la Manufacture de droguet eſt anéantie. Mr. de Bezons, Intendant de Bordeaux, ſe plaint que le Commerce de Clérac & de Nérac ne ſubſiſte preſque plus. Mr. de Miroménil, Intendant de Touraine, dit que le Commerce de Tours eſt diminué de dix millions par année ; & tout cela par la perſécution. Voyez les Mémoires des Intendants, en 1698. Comptez ſurtout le nombre des Officiers de terre & de mer, & de Matelots, qui ont été obligés d’aller ſervir contre la France, & ſouvent avec un funeſte avantage : & voyez ſi l’Intolérance n’a pas cauſé quelque mal à l’État.

    On n’a pas ici la témérité de propoſer des vues à des Miniſtres dont on connaît le génie & les grands ſentiments, & dont le cœur eſt auſſi noble que la naiſſance : ils verront aſſez que le rétabliſſement de la Marine demande quelque indulgence pour les Habitants de nos Côtes.