Traité sur la tolérance/Édition 1763/07

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s.n. (édition originale) (p. 42-46).
CHAPITRE VII.
Si l’Intolérance a été connue des Grecs.


LEs Peuples, dont l’Hiſtoire nous a donné quelques faibles connaiſſances, ont tous regardé leurs différentes Religions comme des nœuds qui les unifiaient tous enſemble ; c’était une aſſociation du Genre-humain. Il y avait une eſpèce de droit d’hoſpitalité entre les Dieux comme entre les hommes. Un Étranger arrivait-il dans une Ville, il commençait par adorer les Dieux du Pays ; on ne manquait jamais de vénérer les Dieux mêmes de ſes ennemis. Les Troyens adreſſaient des prières aux Dieux qui combattaient pour les Grecs.

Alexandre alla conſulter, dans les Déſerts de la Libie, le Dieu Ammon, auquel les Grecs donnèrent le nom de Zeus, & les Latins de Jupiter, quoique les uns & les autres euſſent leur Jupiter & leur Zeus chez eux. Lorſqu’on aſſiégeait une Ville, on faiſait un ſacrifice & des prières aux Dieux de la Ville, pour ſe les rendre favorables. Ainſi, au milieu même de la guerre, la Religion réuniſſait les hommes, & adouciſſait quelquefois leurs fureurs, ſi quelquefois elle leur commandait des actions inhumaines & horribles.

Je peux me tromper ; mais il me paraît que de tous les anciens Peuples policés, aucun n’a gêné la liberté de penſer. Tous avaient une Religion ; mais il me ſemble qu’ils en uſaient avec les hommes comme avec leurs Dieux ; ils reconnaiſſaient tous un Dieu ſuprême, mais ils lui aſſociaient une quantité prodigieuſe de Divinités inférieures ; ils n’avaient qu’un culte, mais ils permettaient une foule de ſyſtêmes particuliers.

Les Grecs, par exemple, quelque religieux qu’ils fuſſent, trouvaient bon que les Épicuriens niaſſent la Providence & l’exiſtence de l’âme. Je ne parle pas des autres Sectes, qui toutes bleſſaient les idées ſaines qu’on doit avoir, de l’Être créateur, & qui toutes étaient tolérées.

Socrate qui approcha le plus près de la connaiſſance du Créateur, en porta, dit-on, la peine, & mourut martyr de la Divinité ; c’eſt le ſeul que les Grecs ayent fait mourir pour ſes opinions. Si ce fut en effet la cauſe de ſa condamnation, cela n’eſt pas à l’honneur de l’Intolérance, puiſqu’on ne punit que celui qui ſeul rendit gloire à Dieu, & qu’on honora tous ceux qui donnaient de la Divinité les notions les plus indignes. Les ennemis de la tolérance ne doivent pas, à mon avis, ſe prévaloir de l’exemple odieux des Juges de Socrate.

Il eſt évident d’ailleurs, qu’il fut la victime d’un parti furieux animé contre lui. Il s’était fait des ennemis irréconciliables des Sophiſtes, des Orateurs, des Poëtes, qui enſeignaient dans les Écoles, & même de tous les Précepteurs qui avaient ſoin des enfants de diſtinction. Il avoue lui-même dans ſon Diſcours rapporté par Platon, qu’il allait de maiſon en maiſon prouver à ces Précepteurs qu’ils n’étaient que des ignorants : cette conduite n’était pas digne de celui qu’un Oracle avait déclaré le plus ſage des hommes. On déchaîna contre lui un Prêtre, & un Conſeiller des cinq cents, qui l’accuſèrent ; j’avoue que je ne ſais pas préciſément de quoi, je ne vois que du vague dans ſon apologie ; on lui fait dire en général, qu’on lui imputait d’inſpirer aux jeunes gens des maximes contre la Religion & le Gouvernement. C’eſt ainſi qu’en uſent tous les jours les calomniateurs dans le monde : mais il faut dans un Tribunal des faits avérés, des chefs d’accuſation précis & circonſtanciés ; c’eſt ce que le procès de Socrate ne nous fournit point : nous ſavons ſeulement qu’il eut d’abord deux cents vingt voix pour lui. Le Tribunal des cinq cents poſſédait donc deux cents vingt Philoſophes : c’eſt beaucoup ; je doute qu’on les trouvât ailleurs. Enfin, la pluralité fut pour la ciguë mais auſſi, ſongeons que les Athéniens, revenus à eux-mêmes, eurent les accuſateurs & les Juges en horreur ; que Melitus, le principal auteur de cet Arrêt, fut condamné à mort pour cette injuſtice ; que les autres furent bannis, & qu’on éleva un Temple à Socrate. Jamais la Philoſophie ne fut ſi bien vengée, ni tant honorée. L’exemple de Socrate eſt au fond le plus terrible argument qu’on puiſſe alléguer contre l’Intolérance. Les Athéniens avaient un Autel dédié aux Dieux étrangers, aux Dieux qu’ils ne pouvaient connaître. Y a-t-il une plus forte preuve, non-ſeulement d’indulgence pour toutes les Nations, mais encore de reſpect pour leurs cultes ?

Un honnête homme qui n’eſt ennemi ni de la raiſon, ni de la littérature, ni de la probité, ni de la patrie, en juſtifiant depuis peu la Saint-Barthelemi, cite la guerre des Phocéens, nomme la guerre ſacrée, comme ſi cette guerre avait été allumée pour le culte, pour le dogme, pour des arguments de Théologie ; il s’agiſſait de ſavoir à qui appartiendrait un champ : c’eſt le ſujet de toutes les guerres. Des gerbes de bled ne ſont pas un ſymbole de créance ; jamais aucune Ville Grecque ne combattit pour des opinions. D’ailleurs que prétend cet homme modeſte & doux ? veut-il que nous faſſions une guerre ſacrée ?