Traité sur la tolérance/Édition 1763/08
Hez les anciens Romains, depuis Romulus juſqu’aux temps où les Chrétiens diſputèrent avec les Prêtres de l’Empire, vous ne voyez pas un ſeul homme perſécuté pour ſes ſentiments. Cicéron douta de tout ; Lucrèce nia tout ; & on ne leur en fit pas le plus léger reproche : la licence même alla ſi loin, que Pline le Naturaliſte commence ſon Livre par nier un Dieu, & par dire que s’il en eſt un, c’eſt le Soleil. Cicéron dit, en parlant des Enfers : Non eſt anus tam excors quæ credat : « Il n’y a pas même de vieille aſſez imbécile pour les croire. » Juvenal dit : Nec pueri credunt : « Les enfants n’en croyent rien. » On chantait ſur le Théâtre de Rome : Poſtmortem nihil eſt, ipſaque mors nihil : « Rien n’eſt après la mort, la mort même n’eſt rien. » Abhorrons ces maximes, &, tout au plus, pardonnons-les à un Peuple que les Évangiles n’éclairaient pas ; elles ſont fauſſes, elles ſont impies ; mais concluons que les Romains étaient très-tolérants, puiſqu’elles n’excitèrent jamais le moindre murmure.
Le grand principe du Sénat & du Peuple Romain était : Deorum offenſa diis curæ ; « C’eſt aux Dieux ſeuls à ſe ſoucier des offenſes faites aux Dieux. » Ce Peuple Roi ne ſongeait qu’à conquérir, à gouverner, & à policer l’Univers. Ils ont été nos Légiſlateurs comme nos vainqueurs ; & jamais Céſar, qui nous donna des fers, des loix & des jeux, ne voulut nous forcer à quitter nos Druides pour lui, tout grand Pontife qu’il était d’une Nation notre Souveraine.
Les Romains ne profeſſaient pas tous les cultes, ils ne donnaient pas à tous la ſanction publique, mais ils les permirent tous. Ils n’eurent aucun objet matériel de culte ſous Numa, point de ſimulacres, point de ſtatues ; bientôt ils en élevèrent aux Dieux Majorum Gentium, que les Grecs leur firent connaître. La Loi des douze Tables, Deos peregrinos ne colunto, ſe réduiſit à n’accorder le culte public qu’aux Divinités ſupérieures ou inférieures approuvées par le Sénat. Iſis eut un Temple dans Rome, juſqu’au temps où Tibère le démolit, lorſque les Prêtres de ce Temple, corrompus par l’argent de Mundus, le firent coucher dans le Temple ſous le nom du Dieu Anubis, avec une femme nommée Pauline. Il eſt vrai que Joſeph eſt le ſeul qui rapporte cette hiſtoire ; il n’était pas contemporain, il était crédule & exagérateur. Il y a peu d’apparence que dans un temps auſſi éclairé que celui de Tibère, une Dame de la première condition eût été aſſez imbécille pour croire avoir les faveurs du Dieu Anubis.
Mais que cette anecdote ſoit vraie ou fauſſe, il demeure certain que la ſuperſtition Égyptienne avait élevé un Temple à Rome avec le conſentement public. Les Juifs y commerçaient dès le temps de la guerre Punique ; ils y avaient des Synagogues du temps d’Auguſte, & ils les conſervèrent preſque toujours, ainſi que dans Rome moderne. Y a-t-il un plus grand exemple que la tolérance était regardée par les Romains comme la loi la plus ſacrée du droit des gens ?
On nous dit qu’auſſi-tôt que les Chrétiens parurent, ils furent perſécutés par ces mêmes Romains qui ne perſécutaient perſonne. Il me paraît évident que ce fait eſt très-faux ; je n’en veux pour preuve que St. Paul lui-même. Les Actes des ApôtresChap. 21. & 22. nous apprennent que St. Paul étant accuſé par les Juifs de vouloir détruire la Loi Moſaïque par Jésus-Christ, St. Jacques propoſa à St. Paul de ſe faire raſer la tête, & d’aller ſe purifier dans le Temple avec quatre Juifs, afin que tout le monde ſache que tout ce que l’on dit de vous eſt faux, & que vous continuez à garder la Loi de Moïſe.
Paul, Chrétien, alla donc s’acquitter de toutes les cérémonies Judaïques pendant ſept jours ; mais les ſept jours n’étaient pas encore écoulés, quand des Juifs d’Aſie le reconnurent ; & voyant qu’il était entré dans le Temple, non ſeulement avec des Juifs, mais avec des Gentils, ils crièrent à la profanation : on le ſaiſit, on le mena devant le Gouverneur Félix, & enſuite on s’adreſſa au Tribunal de Feſtus. Les Juifs en foule demandèrent ſa mort ; Feſtus leur répondit : Actes des Apôtres, Chap. 25. Ce n’eſt point la coutume des Romains de condamner un homme avant que l’accuſé ait ſes accuſateurs devant lui, & qu’on lui ait donné la liberté de ſe défendre.
Ces paroles ſont d’autant plus remarquables dans ce Magiſtrat Romain, qu’il paraît n’avoir eu nulle conſidération pour St. Paul, n’avoir ſenti pour lui que du mépris ; trompé par les fauſſes lumières de ſa raiſon, il le prit pour un fou ; il lui dit à lui-même qu’il était en démence, Act. des Ap. Ch. 26. v. 34.multæ te litteræ ad inſaniam convertunt. Feſtus n’écouta donc que l’équité de la Loi Romaine, en donnant ſa protection à un inconnu qu’il ne pouvait eſtimer.
Voilà le St. Eſprit lui-même qui déclare que les Romains n’étaient pas perſécuteurs, & qu’ils étaient juſtes. Ce ne ſont pas les Romains qui ſe ſoulevèrent contre St. Paul, ce furent les Juifs. St. Jacques, frère de Jésus, fut lapidé par l’ordre d’un Juif Saducéen, & non d’un Romain : les Juifs ſeuls lapidèrent St. Étienne ; [1] & lorſque St. Paul gardait les manteaux des exécuteurs, certes il n’agiſſait pas en Citoyen Romain.
Les premiers Chrétiens n’avaient rien ſans doute à démêler avec les Romains ; ils n’avaient d’ennemis que les Juifs dont ils commençaient à ſe ſéparer. On ſait quelle haine implacable portent tous les Sectaires à ceux qui abandonnent leur ſecte. Il y eut ſans doute du tumulte dans les Synagogues de Rome. Suétone dit, dans la Vie de Claude, Judæos impulſore Chriſto aſſiduè tumultuantes Roma expulit. Il ſe trompait, en diſant que c’était à l’inſtigation de Christ : il ne pouvait pas être inſtruit des détails d’un Peuple auſſi mépriſé à Rome que l’était le Peuple Juif, mais il ne ſe trompait pas ſur l’occaſion de ces querelles. Suétone écrivait ſous Adrien, dans le ſecond ſiècle ; les Chrétiens n’étaient pas alors diſtingués des Juifs aux yeux des Romains. Le paſſage de Suétone fait voir que les Romains, loin d’opprimer les premiers Chrétiens, réprimaient alors les Juifs qui les perſécutaient. Ils voulaient que la Synagogue de Rome eût pour ſes frères ſéparés la même indulgence que le Sénat avait pour elle ; & les Juifs chaſſés revinrent bientôt après ; ils parvinrent même aux honneurs malgré les Loix qui les en excluaient : c’eſt Dion Caſſius & Ulpien qui nous l’apprennent.[2] Eſt-il poſſible qu’après la ruine de Jéruſalem les Empereurs euſſent prodigué des dignités aux Juifs, & qu’ils euſſent perſécuté, livré aux bourreaux & aux bêtes, des Chrétiens qu’on regardait comme une ſecte de Juifs !
Néron, dit-on, les perſécuta. Tacite nous apprend qu’ils furent accuſés de l’incendie de Rome, & qu’on les abandonna la fureur du Peuple. S’agiſſait-il de leur créance dans une telle accuſation ? Non ſans doute. Dirons-nous que les Chinois, que les Hollandais égorgèrent, il y a quelques années, dans les Fauxbourgs de Batavia, furent immolés à la Religion ? Quelque envie qu’on ait de ſe tromper, il eſt impoſſible d’attribuer à l’intolérance le déſaſtre arrivé ſous Néron à quelques malheureux demi-Juifs & demi-Chrétiens.[3]
- ↑ Quoique les Juifs n’euſſent pas le droit du glaive depuis qu’Archelaüs avait été relégué chez les Allobroges, & que la Judée était gouvernée en Province de l’Empire ; cependant les Romains fermaient ſouvent les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du zèle, c’eſt-à-dire, quand, dans une émeute ſubite, ils lapidaient par zèle celui qu’ils croyaient avoir blaſphémé.
- ↑ Ulpianus I… tit. II. Eis qui Judaïcam ſuperſtitionem ſequuntur honores adipiſci permiſerunt, &c.
- ↑ Tacite dit : Quos per flagitia inviſos vulgus Chriſtianos appellabat.
Il eſt bien difficile que le nom de Chrétien fût déjà connu à Rome ; Tacite écrivait ſous Veſpaſien & ſous Domitien ; il parlait des Chrétiens comme on en parlait de ſon temps. J’oſerais dire que ces mots, odio humani generis convicti, pourraient bien ſignifier, dans le ſtyle de Tacite, convaincus d’être haïs du Genre-humain, autant que convaincus de haïr le Genre-humain.
En effet que faiſoient à Rome ces premiers Miſſionnaires ? Ils tâchaient de gagner quelques âmes ; ils leur enſeignaient la morale la plus pure ; ils ne s’élevaient contre aucune puiſſance ; l’humilité de leur cœur était extrême, comme celle de leur état & de leur ſituation ; à peine étaient-ils connus, à peine étaient-ils ſéparés des autres Juifs : comment le Genre-humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr ? & comment pouvaient-ils être convaincus de déteſter le Genre-humain ?
Lorſque Londres brûla, on en accuſa les Catholiques ; mais c’était après des guerres de Religion, c’était après la conſpiration des poudres, dont pluſieurs Catholiques, indignes de l’être, avaient été convaincus.
Les premiers Chrétiens du temps de Néron ne ſe trouvaient pas aſſurément dans les mêmes termes. Il eſt très difficile de percer dans les ténèbres de l’Hiſtoire ; Tacite n’apporte aucune raiſon du ſoupçon qu’on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres ; on aurait été bien mieux fondé de ſoupçonner Charles II d’avoir brûlé Londres : le ſang du Roi ſon Père, exécuté ſur un échafaud aux yeux du Peuple qui demandait ſa mort, pouvait au moins ſervir d’excuſe à Charles II. Mais Néron n’avait ni excuſe, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs inſenſés peuvent être en tout Pays le partage du Peuple ; nous en avons entendu de nos jours d’auſſi folles & d’auſſi injuſtes.
Tacite, qui connaît ſi bien le naturel des Princes, devait connaître auſſi celui du Peuple, toujours vain, toujours outré dans ſes opinions violentes & paſſagères, incapable de rien voir, & capable de tout dire, de tout croire, & de tout oublier.
Philon dit que Séjan les perſécuta ſous Tibère ; mais qu’après la mort de Séjan, l’Empereur les rétablit dans tous leurs droits. Ils avaient celui des Citoyens Romains, tout mépriſés qu’ils étaient des Citoyens Romains ; ils avaient part aux diſtributions de bled, & même, lorſque la diſtribution ſe faiſait un jour de Sabath, on remettait la leur à un autre jour : c’était probablement en conſidération des ſommes d’argent qu’ils avaient données à l’Etat ; car en tout Pays ils ont acheté la Tolérance, & ſe ſont dédommagés bien vite de ce qu’elle avait coûté.
Ce paſſage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu’on envoya quatre mille Juifs ou Égyptiens en Sardaigne, & que ſi l’intempérie du climat les eût fait périr, c’eût été une perte légère, vile damnum.
J’ajouterai cette remarque, que Philon regarde Tibère comme un Prince ſage & juſte. Je crois bien qu’il n’était juſte qu’autant que cette juſtice s’accordait avec ſes intérêts ; mais le bien que Philon en dit, me fait un peu douter des horreurs que Tacite & Suétone lui reprochent. Il ne me paraît point vraiſemblable qu’un Vieillard infirme de ſoixante & dix ans, ſe ſoit retiré dans l’Iſle de Caprée pour s’y livrer à des débauches recherchées qui ſont à peine dans la nature, & qui étaient même inconnues à la jeuneſſe de Rome la plus effrénée : ni Tacite, ni Suétone n’avaient connu cet Empereur ; ils recueillaient avec plaiſir des bruits populaires ; Octave, Tibère, & leurs Succeſſeurs avaient été odieux, parce qu’ils régnaient ſur un Peuple qui devait être libre : les Hiſtoriens ſe plaiſaient à les diffamer, & on croyait ces Hiſtoriens ſur leur parole, parce qu’alors on manquait de Mémoires, de Journaux du temps, de Documents : auſſi les Hiſtoriens ne citent perſonne ; on ne pouvait les contredire ; ils diffamaient qui ils voulaient, & décidaient à leur gré du jugement de la poſtérité. C’eſt au Lecteur ſage de voir juſqu’à quel point on doit ſe défier de la véracité des Hiſtoriens, quelle créance on doit avoir pour les faits publics atteſtés par des Auteurs graves, nés dans une Nation éclairée ; & quelles bornes on doit mettre à ſa crédulité ſur des Anecdotes que ces mêmes Auteurs rapportent ſans aucune preuve.