Traité sur la tolérance/Édition 1763/12

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s.n. (édition originale) (p. 88-111).
CHAPITRE XII.
Si l’intolérance fut de Droit Divin dans le Judaïſme, & ſi elle fut toujours miſe en pratique ?


ON appelle, je crois Droit Divin, les préceptes que Dieu a donnés lui-même. Il voulut que les Juifs mangeaſſent un agneau cuit avec des laitues, & que les Convives le mangeaſſent debout, un bâton à la main, en commémoration du Phaſe ; il ordonna que la conſécration du grand Prêtre ſe ferait en mettant du ſang à ſon oreille droite, à ſa main droite, & à ſon pied droit ; coutumes extraordinaires pour nous, mais non pas pour l’antiquité ; il voulut qu’on chargeât le bouc Hazazel des iniquités du Peuple ; il défendit qu’on ſe nourrît de poiſſons ſans écailles, de porcs, de lièvres, de hériſſons, de hibouxDeutér. Chap. 14., de griffons, d’ixions, &c.

Il inſtitua les fêtes, les cérémonies ; toutes ces choſes, qui ſemblaient arbitraires aux autres Nations, & ſoumiſes au droit poſitif, à l’uſage, étant commandées par Dieu même, devenaient un droit divin pour les Juifs, comme tout ce que Jesus-Christ, fils de Marie, fils de Dieu, nous a commandé, eſt de droit divin pour nous.

Gardons-nous de rechercher ici pourquoi Dieu a ſubſtitué une Loi nouvelle à celle qu’il avait donnée à Moïſe, & pourquoi il avait commandé à Moïſe, plus de choſes qu’au Patriarche Abraham, & plus à Abraham qu’à Noé.[1] Il ſemble qu’il daigne ſe proportionner aux temps & la population du Genre-humain ; c’eſt une gradation paternelle : mais ces abymes ſont trop profonds pour notre débile vue ; tenons-nous dans les bornes de notre ſujet ; voyons d’abord ce qu’était l’Intolérance chez les Juifs.

Il eſt vrai que dans l’Exode, les Nombres, le Lévitique, le Deutéronome, il y a des Loix très-ſévères ſur le Culte, & des châtiments plus ſévères encore. Pluſieurs Commentateurs ont de la peine à concilier les récits de Moïſe avec les paſſages de Jérémie & d’Amos, & avec le célèbre Diſcours de St. Étienne, rapporté dans les Actes des Apôtres. Amoſ dit queAmos, Chap. 5, v. 26. les Juifs adorèrent toujours dans le Déſert Moloc, Remphan & Kium.Jérém. Chap. 7, v. 22. Jérémie dit expreſſément, que Dieu ne demanda aucun ſacrifice à leurs pères quand ils ſortirent d’Égypte. St. Etienne, dans ſon Diſcours aux Juifs,Actes des Ap. Ch. 7, v. 42. s’exprime ainſi : « Ils adorèrent l’Armée du Ciel, ils n’offrirent ni ſacrifices ni hoſties dans le Déſert pendant quarante ans, ils portèrent le Tabernacle du Dieu Moloc, & l’aſtre de leur Dieu Rempham. »

D’autres Critiques infèrent du culte de tant de Dieux étrangers, que ces Dieux furent tolérés par Moïſe, & ils citent en preuves ces paroles du Deutéronome : Deutér. Chap. 12, v. 8. Quand vous ſerez dans la Terre de Canaan, vous ne ferez point comme nous faiſons aujourd’hui, où chacun fait ce qui lui ſemble bon.[2]

Ils appuyent leur ſentiment ſur ce qu’il n’eſt parlé d’aucun acte religieux du Peuple dans le Déſert : point de Pâque célébrée, point de Pentecôte ; nulle mention qu’on ait célébré la fête des Tabernacles, nulle Prière publique établie ; enfin la Circonciſion ce ſceau de l’alliance de Dieu avec Abraham, ne fut point pratiquée.

Ils ſe prévalent encore de l’Hiſtoire de Joſué. Ce conquérant dit aux Juifs :Joſué, Ch. 14. v. 15 & ſuiv. « L’option vous eſt donnée, choiſiſſez quel parti il vous plaîra, ou d’adorer les Dieux que vous avez ſervis dans le Pays des Amorrhéens, ou ceux que vous avez reconnus en Méſopotamie. Le Peuple répond : Il n’en ſera pas ainſi, nous ſervirons Adonaï. Joſué leur répliqua : Vous avez choiſi vous-mêmes, ôtez donc du milieu de vous les Dieux étrangers. » Ils avaient donc eu inconteſtablement d’autres Dieux qu’Adonaï ſous Moïſe.

Il eſt très-inutile de réfuter ici les Critiques qui penſent que le Pentateuque ne fut pas écrit par Moïſe ; tout a été dit dès long-temps ſur cette matière ; & quand même quelque petite partie des Livres de Moïſe aurait été écrite du temps des Juges ou des Rois, ou des Pontifes, ils n’en ſeraient pas moins inſpirés & moins divins.

C’eſt aſſez, ce me ſemble, qu’il ſoit prouvé par la Ste. Écriture que, malgré la punition extraordinaire attirée aux Juifs par le culte d’Apis, ils conſervèrent long-temps une liberté entière : peut-être même que le maſſacre que Moïſe fit de vingt-trois mille hommes pour le veau érigé par ſon frère, lui fit comprendre qu’on ne gagnait rien par la rigueur, & qu’il fut obligé de fermer les yeux ſur la paſſion du Peuple pour les Dieux étrangers.

Nomb. Chap. 21, v. 9.Lui-même ſemble bientôt tranſgreſſer la Loi qu’il a donnée. Il a défendu tout ſimulacre, cependant il érige un ſerpent d’airain. La même exception à la Loi ſe trouve depuis dans le temple de Salomon : ce Prince fait ſculpter douze bœufs qui ſoutiennent le grand baſſin du Temple ; des Chérubins ſont poſés dans l’Arche ; ils ont une tête d’aigle & une tête de veau ; & c’eſt apparemment cette tête de veau mal faite, trouvée dans le Temple par des Soldats Romains, qui fit croire longtemps que les Juifs adoraient un âne.

En vain le culte des dieux étrangers eſt défendu ; Salomon eſt paiſiblement idolâtre. Jéroboam, à qui Dieu donna dix parts du royaume, fait ériger deux veaux d’or, & règne vingt-deux ans, en réuniſſant en lui les dignités de Monarque et de Pontife. Le petit Royaume de Juda dreſſe ſous Roboam des Autels étrangers & des ſtatues. Le ſaint roi Aſa ne détruit point les hauts lieux. Le grand prêtre Urias érigeLiv. IV. des Rois, Chap. 16. dans le Temple, à la place de l’Autel des holocauſtes, un Autel du Roi de Syrie. On ne voit, en un mot, aucune contrainte ſur la Religion. Je ſais que la plupart des Rois Juifs s’exterminèrent, s’aſſaſſinèrent les uns les autres ; mais ce fut toujours pour leur intérêt, & non pour leur créance.

Il eſt vrai que parmi les Prophètes il y en eut qui intéreſſèrent le Ciel à leur vengeance :Liv. III. des Rois, Chap. 18, v. 3840.
Liv. IV. des Rois, Chap. 2, v. 24.
Elie fit deſcendre le feu céleſte pour conſumer le Prêtre de Baal ; Éliſée fit venir des ours pour dévorer quarante-deux petits enfants qui l’avaient appelé tête chauve ; mais ce ſont des miracles rares, & des faits qu’il ſerait un peu dur de vouloir imiter.

On nous objecte encore que le Peuple Juif fut très-ignorantNomb. Chap. 31. & très-barbare. Il eſt dit que, dans la guerre qu’il fit aux Madianites,[3] Moïſe ordonna de tuer tous les enfants mâles & toutes les mères, & de partager le butin. Les vainqueurs trouvèrent dans le camp 675000 brebis, 72000 bœufs, 61000 ânes, & 32000 jeunes filles ; ils en firent le partage, & tuèrent tout le reſte. Pluſieurs Commentateurs même prétendent que trente-deux filles furent immolées au Seigneur : ceſſerunt in partem Domini triginta duæ animæ.

En effet, les Juifs immolaient des hommes à la Divinité, témoin le ſacrifice de Jephté,[4] témoin le Roi Agag,[5] coupé en morceaux par le Prêtre Samuel. ÉzéchielEzéch. Chap. 39, v. 18. même leur promet, pour les encourager, qu’ils mangeront de la chair humaine : Vous mangerez, dit-il, le cheval & le Cavalier ; vous boirez le ſang des Princes. On ne trouve, dans toute l’Hiſtoire de ce Peuple, aucun trait de généroſité, de magnanimité, de bienfaiſance ; mais il s’échappe toujours dans le nuage de cette barbarie, ſi longue & ſi affreuſe, des rayons d’une tolérance univerſelle.

Jephté, inſpiré de Dieu, & qui lui immola ſa fille,Juges, Chap. 11, v. 24. dit aux Ammonites : Ce que votre dieu Chamos vous a donné, ne vous appartient-il pas de droit ? Souffrez donc que nous prenions la Terre que notre Dieu nous a promiſe. Cette déclaration eſt préciſe ; elle peut mener bien loin ; mais, au moins, elle eſt une preuve évidente que Dieu tolérait Chamos. Car la ſainte Écriture ne dit pas : Vous penſez avoir droit ſur les terres que vous dites vous avoir été données par le dieu Chamos ; elle dit poſitivement : Vous avez droit, Tibi jure debentur : ce qui eſt le vrai ſens de ces paroles hébraïques, Otho thiraſch.

L’hiſtoire de Michas & du Lévite, rapportée aux 17 & 18 chapitres du Livre des Juges, eſt bien encore une preuve inconteſtable de la tolérance & de la liberté la plus grande, admiſe alors chez les Juifs. La mère de Michas, femme fort riche d’Ephraïm, avait perdu onze cents pièces d’argent ; ſon fils les lui rendit : elle voua cet argent au Seigneur, & en fit faire des idoles ; elle bâtit une petite Chapelle. Un Lévite deſſervit la chapelle, moyennant dix pièces d’argent, une tunique, un manteau par année, & ſa nourriture ; & Michas s’écria : Chap. 17, v. dernier. C’eſt maintenant que Dieu me fera du bien, puiſque j’ai chez moi un Prêtre de la race de Lévi.

Cependant, ſix cents hommes de la tribu de Dan, qui cherchaient à s’emparer de quelque Village dans le pays, & à s’y établir, mais n’ayant point de Prêtre Lévite avec eux, et en ayant beſoin pour que Dieu favoriſât leur entrepriſe, allèrent chez Michas, & prirent ſon Éphod, ſes Idoles & ſon Lévite, malgré les remontrances de ce Prêtre, & malgré les cris de Michas & de ſa mère. Alors ils allèrent avec aſſurance attaquer le Village nommé Laïs, & y mirent tout à feu et à ſang, ſelon leur coutume. Ils donnèrent le nom de Dan à Laïs, en mémoire de leur victoire ; ils placèrent l’Idole de Michas ſur un Autel ; & ce qui eſt bien plus remarquable, Jonathan, petit-fils de Moïſe, fut le Grand-Prêtre de ce Temple, où l’on adorait le Dieu d’Iſraël & l’idole de Michas.

Après la mort de Gédéon, les Hébreux adorèrent Baal-bérith pendant près de vingt ans, & renoncèrent au culte d’Adonaï, ſans qu’aucun Chef, aucun Juge, aucun Prêtre, criât vengeance. Leur crime était grand, je l’avoue ; mais ſi cette idolâtrie même fut tolérée, combien les différences dans le vrai culte ont-elles dû l’être ?

Quelques-uns donnent pour une preuve d’intolérance, que le Seigneur lui-même ayant permis que ſon Arche fût priſe par les Philiſtins dans un combat, il ne punit les Philiſtins qu’en les frappant d’une maladie ſecrète, reſſemblante aux hémorroïdes, en renverſant la ſtatue de Dagon, & en envoyant une multitude de rats dans leurs campagnes : mais lorſque les Philiſtins, pour apaiſer ſa colère, eurent renvoyé l’Arche attelée de deux vaches qui nourriſſaient leurs veaux, & offert à Dieu cinq rats d’or, & cinq anus d’or, le Seigneur fit mourir ſoixante & dix anciens d’Iſraël, & cinquante mille hommes du Peuple, pour avoir regardé l’Arche ; on répond que le châtiment du Seigneur ne tombe point ſur une créance, ſur une différence dans le culte, ni ſur aucune idolâtrie.

Si le Seigneur avait voulu punir l’idolâtrie, il aurait fait périr tous les Philiſtins qui oſèrent prendre ſon Arche, & qui adoraient Dagon ; mais il fit périr cinquante mille & ſoixante & dix hommes de ſon Peuple, uniquement parce qu’ils avaient regardé ſon Arche qu’ils ne devaient pas regarder : tant les Loix, les mœurs de ce temps, l’économie judaïque diffèrent de tout ce que nous connaiſſons ; tant les voyes inſcrutables de Dieu ſont au-deſſus des nôtres. La rigueur exercée, dit le judicieux Don Calmet, contre ce grand nombre d’hommes, ne paraîtra exceſſive qu’à ceux qui n’ont pas compris juſqu’à quel point Dieu voulait être craint & reſpecté parmi ſon Peuple, & qui ne jugent des vues & des deſſeins de Dieu qu’en ſuivant les foibles lumières de leur raiſon.

Dieu ne punit donc pas un culte étranger, mais une profanation du ſien, une curioſité indiſcrète, une déſobéiſſance, peut-être même un eſprit de révolte. On ſent bien que de tels châtiments n’appartiennent qu’à Dieu dans la Théocratie Judaïque. On ne peut trop redire que ces temps & ces mœurs n’ont aucun rapport aux nôtres.

Enfin, lorſque, dans les ſiècles poſtérieurs Naaman l’idolâtre demanda à Eliſée s’il lui était permis de ſuivre ſon Roi dans le temple de RemnonLiv. IV. des Rois, Chap. 20, v. 25., & d’y adorer avec lui, ce même Eliſée, qui avait fait dévorer les enfants par les ours, ne lui répondit-il pas, Allez en paix ?

Il y a bien plus ; le Seigneur ordonna à Jérémie de ſe mettre des cordes au cou, des colliers[6] & des jougs, de les envoyer aux Roitelets ou Melchim de Moab, d’Ammon, d’Edom, de Tyr, de Sidon ; & Jérémie leur fait dire par le Seigneur :Jérém. Chap. 27, v. 6. J’ai donné toutes vos Terres à Nabuchodonoſor, roi de Babylone, mon ſerviteur. Voilà un Roi idolâtre déclaré ſerviteur de Dieu & ſon favori.

Le même Jérémie, que le Melk, ou Roitelet Juif, Sédécias, avait fait mettre au cachot, ayant obtenu ſon pardon de Sédécias, lui conſeille, de la part de Dieu de ſe rendre au roi de Babylone : Jérém. Chap. 18, v. 19.Si vous allez vous rendre à ſes Officiers, dit-il, votre âme vivra. Dieu prend donc enfin le parti d’un Roi idolâtre ; il lui livre l’Arche, dont la ſeule vue avait coûté la vie à cinquante mille ſoixante & dix Juifs ; il lui livre le Saint des Saints, & le reſte du Temple qui avait coûté à bâtir cent huit mille talents d’or, un million dix-ſept mille talents en argent & dix mille drachmes d’or, laiſſés par David & ſes Officiers pour la conſtruction de la Maiſon du Seigneur ; ce qui, ſans compter les deniers employés par Salomon, monte à la ſomme de dix-neuf milliards ſoixante-deux millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais idolâtrie ne fut plus récompenſée. Je ſais que ce compte eſt exagéré, qu’il y a probablement erreur de Copiſte ; mais réduiſez la ſomme à la moitié, au quart, au huitième même, elle vous étonnera encore. On n’eſt guères moins ſurpris des richeſſes qu’Hérodote dit avoir vues dans le Temple d’Ephèſe. Enfin les tréſors ne ſont rien aux yeux de Dieu, & le nom de ſon Serviteur, donné à Nabuchodonoſor, eſt le vrai tréſor ineſtimable.

DieuIſaïe, Chap. 4445. ne favoriſe pas moins le Kir, ou Koreſh, ou Koſroes, que nous appelons Cyrus ; il l’appelle ſon Chriſt, ſon Oint, quoiqu’il ne fût pas Oint, ſelon la ſignification commune de ce mot, & qu’il ſuivît la religion de Zoroaſtre ; il l’appelle ſon Paſteur, quoiqu’il fût uſurpateur aux yeux des hommes : il n’y a pas dans toute la ſainte Écriture une plus grande marque de prédilection.

Vous voyez dans Malachie que du levant au couchant le nom de Dieu eſt grand dans les Nations, & qu’on lui offre partout des oblations pures. Dieu a ſoin des Ninivites idolâtres comme des Juifs ; il les menace, & il leur pardonne. Melchiſédech, qui n’était point Juif, était Sacrificateur de Dieu. Balaam idolâtre, était Prophète. L’Écriture nous apprend donc que non ſeulement Dieu tolérait tous les autres peuples, mais qu’il en avait un ſoin paternel : & nous oſons être intolérants !


  1. Dans l’idée que nous avons de faire ſur cet Ouvrage quelques Notes utiles, nous remarquerons ici, qu’il eſt dit que Dieu fit une alliance avec Noé, & avec tous les animaux ; & cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie & mouvement ; il excepte ſeulement le ſang, dont il ne permet pas qu’on ſe nourriſſe. Dieu ajoute, qu’il tirera vengeance de tous les animaux qui auront répandu le ſang de l’homme.

    On peut inférer de ces paſſages & de pluſieurs autres ce que toute l’antiquité a toujours penſé juſqu’à nos jours, & ce que tous les hommes ſenſés penſent, que les animaux ont quelques connaiſſances. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres & avec les pierres, qui n’ont point de ſentiment ; mais il en fait un avec les animaux, qu’il a daigné douer d’un ſentiment ſouvent plus exquis que le nôtre, & de quelques idées néceſſairement attachées à ce ſentiment. C’eſt pourquoi il ne veut pas qu’on ait la barbarie de ſe nourrir de leur ſang, parce qu’en effet le ſang eſt la ſource de la vie, & par conſéquent du ſentiment. Privez un animal de tout ſon ſang, tous ſes organes reſtent ſans action. C’eſt donc avec très-grande raiſon que l’Écriture dit en cent endroits que l’âme, c’eſt-à-dire, ce qu’on appellait l’âme ſenſitive, eſt dans le ſang ; & cette idée ſi naturelle a été celle de tous les Peuples.

    C’eſt ſur cette idée qu’eſt fondée la commiſération que nous devons avoir pour les animaux. Des ſept Préceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d’un animal en vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, & qu’ils les laiſſaient vivre, pour ſe nourrir ſucceſſivement des parties de leur corps. Cette coutume ſubſiſta en effet chez quelques Peuples barbares, comme on le voit par les ſacrifices de l’Iſle de Chio, à Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous ſervent de pâture, recommande donc quelque humanité envers eux. Il faut convenir qu’il y a de la barbarie à les faire ſouffrir, & il n’y a certainement que l’uſage qui puiſſe diminuer en nous l’horreur naturelle d’égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des Peuples qui s’en ſont fait un grand ſcrupule : ce ſcrupule dure encore dans la preſqu’Iſle de l’Inde ; toute la ſecte de Pithagore, en Italie & en Grèce, s’abſtint conſtamment de manger de la chair. Porphire, dans ſon Livre de l’abſtinence, reproche à ſon Diſciple de n’avoir quitté ſa ſecte que pour ſe livrer à ſon appétit barbare.

    Il faut, ce me ſemble, avoir renoncé à la lumière naturelle, pour oſer avancer que les bêtes ne ſont que des machines. Il y a une contradiction manifeſte à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les organes du ſentiment, & à ſoutenir qu’il ne leur a point donné de ſentiment.

    Il me paraît encore qu’il faut n’avoir jamais obſervé les animaux, pour ne pas diſtinguer chez eux les différentes voix du beſoin, de la ſouffrance, de la joye, de la crainte, de l’amour, de la colère, & de toutes leurs affections ; il ſerait bien étrange qu’elles exprimaſſent ſi bien ce qu’elles ne ſentiraient pas.

    Cette remarque peut fournir beaucoup de réflexions aux eſprits exercés, ſur le pouvoir & la bonté du Créateur, qui daigne accorder la vie, le ſentiment, les idées, la mémoire aux êtres que lui-même a organiſés de ſa main toute-puiſſante. Nous ne ſavons ni comment ces organes ſe ſont formés, ni comment ils ſe développent, ni comment on reçoit la vie, ni par quelles Loix les ſentiments, les idées, la mémoire, la volonté ſont attachés à cette vie : & dans cette profonde & éternelle ignorance, inhérente à notre nature, nous diſputons ſans ceſſe, nous nous perſécutons les uns les autres, comme les taureaux qui ſe battent avec leurs cornes, ſans ſavoir pourquoi & comment ils ont des cornes.

  2. Pluſieurs Ecrivains concluent témérairement de ce paſſage, que le chapitre concernant le Veau d’or (qui n’eſt autre choſe que le Dieu Apis) a été ajouté aux livres de Moïſe, ainſi que pluſieurs autres Chapitres.

    Aben-Ezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait été rédigé du temps des Rois. Volaſton, Colins, Tindale, Shaftſburi, Bolingbroke, & beaucoup d’autres ont allégué que l’art de graver ſes penſées ſur la pierre polie, ſur la brique, ſur le plomb, ou ſur le bois, était la ſeule manière d’écrire : ils diſent que, du temps de Moïſe, les Chaldéens et les Egyptiens n’écrivaient pas autrement, qu’on ne pouvait alors graver que d’une manière très-abrégée, & en hiéroglyfes, la ſubſtance des choſes qu’on voulait tranſmettre à la poſtérité, & non pas des hiſtoires détaillées ; qu’il n’était pas poſſible de graver de gros livres dans un déſert où l’on changeait ſi ſouvent de demeure, où l’on n’avait perſonne qui pût ni fournir des vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les ſandales, & où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années pour conſerver les vêtements & les chauſſures de ſon Peuple. Ils diſent qu’il n’eſt pas vraiſemblable qu’on eût tant de Graveurs de caractères, lorſqu’on manquait des Arts les plus néceſſaires, & qu’on ne pouvait même faire du pain : & ſi on leur dit que les colonnes du Tabernacle étaient d’airain, & les chapiteaux d’argent maſſif, ils répondent que l’ordre a pu en être donné dans le Déſert, mais qu’il ne fut exécuté que dans des temps plus heureux.

    Ils ne peuvent concevoir que ce Peuple pauvre ait demandé un veau d’or maſſif pour l’adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à Moïſe, au milieu des foudres & des éclairs que ce Peuple voyait, & au ſon de la trompette céleſte qu’il entendait. Ils s’étonnent que la veille du jour même où Moïſe deſcendit de la montagne, tout ce Peuple ſe ſoit adreſſé au frère de Moïſe pour avoir un veau d’or maſſif. Comment Aaron le jetta-t-il en fonte en un ſeul jour ? Comment enſuite Moïſe le réduiſit-il en poudre ? Ils diſent qu’il eſt impoſſible à tout Artiſte de faire en moins de trois mois une ſtatue d’or, & que pour la réduire en poudre qu’on puiſſe avaler, l’art de la chymie la plus ſavante ne ſuffit pas ; ainſi, la prévarication d’Aaron, & l’opération de Moïſe auraient été deux miracles.

    L’humanité, la bonté de cœur qui les trompe, les empêche de croire que Moïſe ait fait égorger vingt-trois mille perſonnes pour expier ce péché : ils n’imaginent pas que vingt-trois mille hommes ſe ſoient ainſi laiſſés maſſacrer par des Lévites, à moins d’un troiſième miracle. Enfin, ils trouvent étrange qu’Aaron, le plus coupable de tous, ait été récompenſé du crime dont les autres étaient ſi horriblement punis, & qu’il ait été fait grand Prêtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ſes frères ſanglants, étaient entaſſés au pied de l’Autel où il allait ſacrifier.

    Ils font les mêmes difficultés ſur les vingt-quatre mille Iſraélites maſſacrés par l’ordre de Moïſe, pour expier la faute d’un ſeul qu’on avait ſurpris avec une fille Moabite. On voit tant de Rois Juifs, & ſur-tout Salomon, épouſer impunément des étrangères, que ces critiques ne peuvent admettre que l’alliance d’une Moabite ait été un ſi grand crime : Ruth était Moabite, quoique ſa famille fût originaire de Bethléem ; la ſainte Ecriture l’appelle toujours Ruth la Moabite : cependant elle alla ſe mettre dans le lit de Booz par le conſeil de ſa mère, elle en reçut ſix boiſſeaux d’orge, l’épouſa enſuite, & fut l’aïeule de David. Raab était non-ſeulement étrangère, mais une femme publique ; la Vulgate ne lui donne d’autre titre que celui de meretrix ; elle épouſa Salomon, Prince de Juda ; & c’eſt encore de ce Salomon que David deſcend. On regarde même Raab comme la figure de l’Égliſe Chrétienne ; c’eſt le ſentiment de pluſieurs Pères, & ſur-tout d’Origene dans ſa 7e homélie ſur Joſué.

    Bethzabé, femme d’Urie, de laquelle David eut Salomon, était Ethéenne. Si vous remontez plus haut, le Patriarche Juda épouſa une femme Cananéenne ; ſes enfants eurent pour femme Thamar, de la race d’Aram : cette femme, avec laquelle Juda commit, ſans le ſavoir, un inceſte, n’était pas de la race d’Iſraël.

    Ainſi notre Seigneur Jesus-Christ daigna s’incarner chez les Juifs dans une famille dont cinq étrangers étaient la tige, pour faire voir que les Nations étrangères auraient part à ſon héritage.

    Le Rabin Aben-Ezra fut, comme on l’a dit, le premier qui oſa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé longtemps après Moïſe : il ſe fonde ſur pluſieurs paſſages. « Les Cananéens étaient alors dans ce Pays. La montagne de Moria, appellée la montagne de Dieu, Le lit de Og, Roi de Bazan, ſe voit encore en Rabath, & il appella tout ce Pays de Bazan, les Villages de Jaïr, juſqu’aujourd’hui. Il ne s’eſt jamais vu de Prophète en Iſraël comme Moïſe. Ce ſont ici les Rois qui ont régné en Edom avant qu’aucun Roi régnât ſur Iſraël. » Il prétend que ces paſſages, où il eſt parlé des choſes arrivées après Moïſe, ne peuvent être de Moïſe. On répond à ces objections, que ces paſſages ſont des Notes ajoutées long-temps après par les Copiſtes.

    Newton, de qui d’ailleurs on ne doit prononcer le nom qu’avec reſpect, mais qui a pu ſe tromper, puiſqu’il était homme, attribue dans ſon Introduction à ſes Commentaires ſur Daniel & ſur St. Jean, les Livres de Moïſe, de Joſué & des Juges, à des Auteurs ſacrés très-poſtérieurs ; il ſe fonde ſur le chap. 36 de la Genèſe, ſur quatre chapitres des Juges, 17. 18. 19. 21 ; ſur Samuel, chap. 8 ; ſur les Chroniques, chap. 2 ; ſur le Livre de Ruth, chap. 4. En effet, ſi dans le chap. 36 de la Genèſe il eſt parlé des Rois, s’il en eſt fait mention dans les Livres des Juges, ſi dans le Livre de Ruth il eſt parlé de David, il ſemble que tous ces Livres ayent été rédigés du temps des Rois. C’eſt auſſi le ſentiment de quelques Théologiens, à la tête deſquels eſt le fameux Le Clerc. Mais cette opinion n’a qu’un petit nombre de Sectateurs, dont la curioſité fonde ces abymes. Cette curioſité, ſans doute, n’eſt pas au rang des devoirs de l’homme. Lorſque les ſavants & les ignorants, les Princes & les Bergers, paraîtront après cette courte vie devant le Maître de l’éternité : chacun de nous alors, voudra avoir été juſte, humain, compatiſſant, généreux : nul ne ſe vantera d’avoir ſu préciſément en quelle année le Pentateuque fut écrit, & d’avoir démêlé le Texte des Notes qui étaient en uſage chez les Scribes. Dieu ne nous demandera pas ſi nous avons pris parti pour les Maſſoretes contre le Talmud, ſi nous n’avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un vaii, un daleth pour un reſ : certes il nous jugera ſur nos actions, & non ſur l’intelligence de la Langue Hébraïque. Nous nous en tenons fermement à la déciſion de l’Égliſe, ſelon le devoir raiſonnable d’un fidèle.

    Finiſſons cette Note par un paſſage important du Lévitique, Livre compoſé après l’adoration du Veau d’or.Lévit. Chap. 17 Il ordonne aux Juifs de ne plus adorer les velus, les boucs avec leſquels même ils ont commis des abominations infâmes. On ne ſait ſi cet étrange culte venait d’Égypte, Patrie de la ſuperſtition & du ſortilège ; mais on croit que la coutume de nos prétendus Sorciers d’aller au Sabath, d’y adorer un bouc, & de s’abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l’idée fait horreur, eſt venue des anciens Juifs : en effet, ce furent eux qui enſeignèrent dans une partie de l’Europe la ſorcellerie. Quel Peuple ! Une ſi étrange infamie ſemblait mériter un châtiment pareil à celui que le veau d’or leur attira, & pourtant le Légiſlateur ſe contente de leur faire une ſimple défenſe. On ne rapporte ici ce fait que pour faire connaître la Nation Juive :Lévit. Chap. 18 v. 23. il faut que la beſtialité ait été commune chez elle, puiſqu’elle eſt la ſeule Nation connue chez qui les Loix ayent été forcées de prohiber un crime qui n’a été ſoupçonné ailleurs par aucun Légiſlateur.

    Il eſt à croire que dans les fatigues & dans la pénurie que les Juifs avaient eſſuyées dans les Déſerts de Pharan, d’Oreb, & de Cadés-barné, l’eſpèce féminine, plus faible que l’autre, avait ſuccombé. Il faut bien qu’en effet les Juifs manquaſſent de filles, puiſqu’il leur eſt toujours ordonné, quand ils s’emparent d’un Bourg ou d’un Village, ſoit à gauche, ſoit à droite du Lac Aſphaltide, de tuer tout, excepté les filles nubiles.

    Les Arabes qui habitent encore une partie de ces Déſerts, ſtipulent toujours dans les Traités qu’ils font avec les caravanes, qu’on leur donnera des filles nubiles. Il eſt vraiſemblable que les jeunes gens dans ces Pays affreux pouſſèrent la dépravation de la Nature humaine, juſqu’à s’accoupler avec des chèvres, comme on le dit de quelques Bergers de la Calabre.

    Il reſte maintenant à ſavoir ſi ces accouplements avaient produit des monſtres, & s’il y a quelque fondement aux anciens Contes des Satyres, des Faunes, des Centaures & des Minotaures : l’Hiſtoire le dit ; la Phyſique ne nous a pas encore éclairés ſur cet article monſtrueux.

  3. Madian n’était point compris dans la terre promiſe : c’eſt un petit canton de l’Idumée, dans l’Arabie pétrée ; il commence vers le Septentrion, au Torrent d’Arnon, & finit au Torrent de Zared, au milieu des rochers, & ſur le rivage oriental du Lac Aſphaltide. Ce Pays eſt habité aujourd’hui par une petite horde d’Arabes : il peut avoir huit lieues ou environ de long, & un peu moins en largeur.
  4. Il eſt certain par le Texte, que Jephté immola ſa fille. Dieu n’approuve pas ces dévouements, dit Don Calmet dans ſa Diſſertation ſur le Vœu de Jephté ; mais lorſqu’on les a faits, il veut qu’on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les faiſaient, ou pour réprimer la légèreté qu’on aurait eue à les faire, ſi on n’en avait pas craint l’exécution. St. Auguſtin, & preſque tous les Pères condamnent l’action de Jephté : il eſt vrai que l’Écriture dit, qu’il fut rempli de l’eſprit de Dieu ; & St. Paul, dans ſon Épître aux Hébreux, chap. 11, fait l’éloge de Jephté ; il le place avec Samuel & David.

    St. Jérôme, dans ſon Épître à Julien, dit : Jephté immola ſa fille au Seigneur, & c’eſt pour cela que l’Apôtre le compte parmi les Saints. Voilà de part & d’autre des jugements ſur leſquels il ne nous eſt pas permis de porter le nôtre ; on doit craindre même d’avoir un avis.

  5. On peut regarder la mort du roi Agag comme un vrai ſacrifice. Saül avait fait ce Roi des Amalécites priſonnier de guerre, & l’avait reçu à compoſition ; mais le Prêtre Samuel lui avait ordonné de ne rien épargner ; il lui avait dit en propres mots. Liv. I. des Rois, Chapitre 15. Tuez tout, depuis l’homme juſqu’à la femme, juſqu’aux petits enfants, et ceux qui ſont encore à la mamelle.

    Samuel coupa le roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal.

    « Le zèle dont ce Prophète était animé, dit Don Calmet, lui mit l’épée en main dans cette occaſion pour venger la gloire du Seigneur, & pour confondre Saül. »

    On voit, dans cette fatale aventure, un dévouement, un Prêtre, une victime ; c’était donc un ſacrifice.

    Tous les Peuples dont nous avons l’hiſtoire, ont ſacrifié des hommes à la Divinité, excepté les Chinois. Plutarque rapporte que les Romains mêmes en immolèrent du temps de la République.

    On voit, dans les Commentaires de Céſar, que les Germains allaient immoler les ôtages qu’il leur avait donnés, lorſqu’il délivra ces ôtages par ſa victoire.

    J’ai remarqué ailleurs que cette violation du Droit des gens envers les ôtages de Céſar, & ces victimes humaines immolées, pour comble d’horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que Tacite fait des Germains dans ſon Traité De moribus Germanorum. Il paraît que, dans ce Traité, Tacite ſonge plus à faire la ſatyre des Romains que l’éloge des Germains, qu’il ne connaiſſait pas.

    Diſons ici en paſſant que Tacite aimait encore mieux la ſatyre que la vérité. Il veut rendre tout odieux, juſqu’aux actions indifférentes, & ſa malignité nous plaît preſque autant que ſon ſtyle, parce que nous aimons la médiſance & l’eſprit.

    Revenons aux victimes humaines. Nos Pères en immolaient auſſi-bien que les Germains : c’eſt le dernier degré de la ſtupidité de notre nature abandonnée à elle-même, & c’eſt un des fruits de la faibleſſe de notre jugement. Nous dîmes : Il faut offrir à Dieu ce qu’on a de plus précieux & de plus beau ; nous n’avons rien de plus précieux que nos enfants ; il faut donc choiſir les plus beaux & les plus jeunes pour les ſacrifier à la Divinité.

    Philon dit que, dans la terre de Canaan, on immolait quelquefois ſes enfants, avant que Dieu eût ordonné à Abraham de lui ſacrifier ſon fils unique Iſaac pour éprouver ſa foi.

    Sanchoniaton, cité par Euſèbe, rapporte que les Phéniciens ſacrifiaient dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, & qu’Ilus immola ſon fils Jehud à peu près dans le temps que Dieu mit la foi d’Abraham à l’épreuve. Il eſt difficile de percer dans les ténèbres de cette antiquité ; mais il n’eſt que trop vrai que ces horribles ſacrifices ont été preſque par-tout en uſage ; les Peuples ne s’en ſont défaits qu’à meſure qu’ils ſe ſont policés. La politeſſe amène l’humanité.

  6. Ceux qui ſont peu au fait des uſages de l’antiquité, & qui ne jugent que d’après ce qu’ils voyent autour d’eux, peuvent être étonnés de ces ſingularités ; mais il faut ſonger qu’alors, dans l’Égypte, & dans une grande partie de l’Aſie, la plupart des choſes s’exprimaient par des figures, des hiéroglyphes, des ſignes, des types.

    Les Prophètes, qui s’appelaient les Voyants chez les Égyptiens & chez les Juifs, non-ſeulement s’exprimaient en allégories, mais ils figuraient par des ſignes les événements qu’ils annonçaient. Ainſi IſaïeIſaïe, Chapitre 8., le premier des quatre grands Prophètes Juifs, prend un rouleau, & y écrit : Shas bas, butinez vite ; puis il s’approche de la Prophéteſſe, elle conçoit, & met au monde un fils qu’il appelle Maher-Salal-Has-bas : c’eſt une figure des maux que les Peuples d’Égypte et d’Aſſyrie feront aux Juifs.

    Ce prophète dit : Avant que l’enfant ſoit en âge de manger du beurre & du miel, & qu’il ſache réprouver le mauvais & choiſir le bon, la terre déteſtée par vous ſera délivrée des deux Rois : le Seigneur ſifflera aux mouches d’Égypte & aux abeilles d’Aſſur : le Seigneur prendra un raſoir de louage, & en raſera toute la barbe & les poils des pieds du Roi d’Aſſur.

    Cette prophétie des abeilles, de la barbe & du poil des pieds raſé, ne peut être entendue que par ceux qui ſavent que c’était la coutume d’appeler les eſſaims au ſon du flageolet ou de quelqu’autre inſtrument champêtre ; que le plus grand affront qu’on pût faire à un homme, était de lui couper la barbe ; qu’on appelait le poil des pieds, le poil du pubis ; que l’on ne raſait ce poil que dans des maladies immondes, comme celle de la lèpre. Toutes ces figures, ſi étrangères à notre ſtyle, ne ſignifient autre choſe, ſinon que le Seigneur, dans quelques années, délivrera ſon Peuple d’oppreſſion.

    Le même IſaïeIſaïe, Chapitre 20. marche tout nud, pour marquer que le Roi d’Aſſyrie emmènera d’Égypte & d’Éthiopie une foule de captifs qui n’auront pas de quoi couvrir leur nudité.

    EzéchielEzéch. Chap. 4 & ſuiv. mange le volume de parchemin qui lui eſt préſenté : enſuite il couvre ſon pain d’excréments, & demeure couché ſur ſon côté gauche trois cents quatre-vingt-dix jours, & ſur le côté droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, & pour ſignifier les années que devait durer la captivité. Il ſe charge de chaînes, qui figurent celles du Peuple ; il coupe ſes cheveux & ſa barbe, & les partage en trois parties : le premier tiers déſigne ceux qui doivent périr dans la Ville ; le ſecond, ceux qui ſeront mis à mort autour des murailles ; le troiſième, ceux qui doivent être emmenés à Babylone.

    Le prophète OſéeOzée, Chap. 3. s’unit à une femme adultère, qu’il achète quinze pièces d’argent & un chomer & demi d’orge : Vous m’attendrez, lui dit-il, pluſieurs jours, & pendant ce temps nul homme n’approchera de vous ; c’eſt l’état où les enfants d’Iſraël ſeront long-temps ſans Rois, ſans Princes, ſans Sacrifices, ſans Autel & ſans Éphod. En un mot, les Nabi, les Voyants, les Prophètes, ne prédiſent preſque jamais ſans figurer par un ſigne la choſe prédite.

    Jérémie ne fait donc que ſe conformer à l’uſage, en ſe liant de cordes, & en ſe mettant des colliers & des jougs ſur le dos, pour ſignifier l’eſclavage de ceux auxquels il envoye ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là ſont comme ceux d’un ancien monde, qui diffère en tout du nouveau ; la vie civile, les Loix, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la Religion, tout eſt abſolument différent. Il n’y a même qu’à ouvrir Homère & le premier livre d’Hérodote pour ſe convaincre que nous n’avons aucune reſſemblance avec les Peuples de la haute antiquité, & que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs mœurs avec les nôtres.

    La nature même n’était pas ce qu’elle eſt aujourd’hui. Les Magiciens avaient ſur elle un pouvoir qu’ils n’ont plus : ils enchantaient les ſerpents, ils évoquaient les morts, &c. Dieu envoyait des ſonges, & des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoſes telles que celles de Nabuchodonoſor changé en bœuf, de la femme de Loth en ſtatue de ſel, de cinq Villes en un lac bitumineux.

    Il y avait des eſpèces d’hommes qui n’exiſtent plus. La race des géants Rephaïm, Emim, Néphilim, Enacim a diſparu. St. Auguſtin, au Livre V de la Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d’un ancien Géant, groſſe comme cent de nos molaires. Ezéchiel parle des pygmées Gamadim, hauts d’une coudée, qui combattaient au ſiège de Tyr : & en preſque tout cela les Auteurs ſacrés ſont d’accord avec les profanes. Les maladies & les remèdes n’étaient point les mêmes que de nos jours : les poſſédés étaient guéris avec la racine nommée Barad enchâſſée dans un anneau qu’on leur mettait ſous le nez.

    Enfin tout cet ancien monde était ſi différent du nôtre, qu’on ne peut en tirer aucune règle de conduite ; & ſi, dans cette antiquité reculée, les hommes s’étaient perſécutés & opprimés tour à tour au ſujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruauté ſous la Loi de grâce.