Traité sur la tolérance/Édition 1763/13

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s.n. (édition originale) (p. 111-123).
CHAPITRE XIII.
Extrême Tolérance des Juifs.


AInſi donc, ſous Moïſe, ſous les Juges, ſous les Rois, vous voyez toujours des exemples de tolérance. Il y a bien plus : Moïſe dit pluſieurs foisExode, Chap. 20, v. 5. que Dieu punit les pères dans les enfants, juſqu’à la quatrième génération : cette menace était néceſſaire à un Peuple à qui Dieu n’avait révélé ni l’immortalité de l’âme, ni les peines & les récompenſes dans une autre vie. Ces vérités ne lui furent annoncées ni dans le Décalogue, ni dans aucune Loi du Lévitique & du Deutéronome. C’étaient les dogmes des Perſes, des Babyloniens, des Égyptiens, des Grecs, des Crétois ; mais ils ne conſtituaient nullement la Religion des Juifs. Moïſe ne dit point : Honore ton père & ta mère, ſi tu veux aller au Ciel ; mais, Honore ton père & ta mère, afin de vivre long-temps ſur la terre : il ne les menace que de maux corporels, Deutér. Chap. 28. de la galle ſèche, de la galle purulente, d’ulcères malins dans les genoux & dans le gras des jambes, d’être expoſés aux infidélités de leurs femmes, d’emprunter à uſure des étrangers, & de ne pouvoir prêter à uſure ; de périr de famine, & d’être obligés de manger leurs enfants : mais en aucun lieu il ne leur dit que leurs âmes immortelles ſubiront des tourments après la mort, ou goûteront des félicités. Dieu, qui conduiſait lui-même ſon Peuple, le puniſſait ou le récompenſait immédiatement après ſes bonnes ou ſes mauvaiſes actions. Tout était temporel ; & c’eſt la preuve que le ſavant Évêque Warburton apporte pour démontrer que la Loi des Juifs était divine :[1] parce que Dieu même étant leur Roi, rendant juſtice immédiatement après la tranſgreſſion ou l’obéiſſance, n’avait pas beſoin de leur révéler une Doctrine qu’il réſervait au temps où il ne gouvernerait plus ſon Peuple. Ceux qui par ignorance prétendent que Moïſe enſeignait l’immortalité de l’âme, ôtent au Nouveau Teſtament un de ſes plus grands avantages ſur l’ancien. Il eſt conſtant que la Loi de Moïſe n’annonçait que des châtiments temporels juſqu’à la quatrième génération. Cependant, malgré l’énoncé précis de cette Loi, malgré cette déclaration expreſſe de Dieu, qu’il punirait juſqu’à la quatrième génération, Ézéchiel annonceÉzéch. Chap. 18, v. 20. tout le contraire aux Juifs, & leur dit, que le fils ne portera point l’iniquité de ſon père : il va mêmeEzéch. Chap. 20, v. 25. juſqu’à faire dire à Dieu, qu’il leur avait donné des préceptes qui n’étaient pas bons. [2]

Le livre d’Ézéchiel n’en fut pas moins inſéré dans le Canon des Auteurs inſpirés de Dieu : il eſt vrai que la Synagogue n’en permettait pas la lecture avant l’âge de trente ans, comme nous l’apprend St. Jérôme ; mais c’était de peur que la jeuneſſe n’abuſât des peintures trop naïves qu’on trouve dans les chapitres 16 & 23 du libertinage des deux ſœurs Olla & Ooliba. En un mot, ſon Livre fut toujours reçu, malgré ſa contradiction formelle avec Moïſe.

Enfin,[3] lorſque l’immortalité de l’âme fut un dogme reçu, ce qui probablement avait commencé dès le temps de la captivité de Babylone, la ſecte des Saducéens perſiſta toujours à croire qu’il n’y avait ni peines ni récompenſes après la mort, & que la faculté de ſentir & de penſer périſſait avec nous, comme la force active, le pouvoir de marcher & de digérer. Ils niaient l’exiſtence des Anges. Ils différaient beaucoup plus des autres Juifs, que les proteſtants ne diffèrent des Catholiques ; ils n’en demeurèrent pas moins dans la Communion de leurs frères : on vit même des grands Prêtres de leur ſecte.

Les Phariſiens croyaient à la fatalité[4] & à la Métempſycoſe.[5] Les Eſſéniens penſaient que les âmes des Juſtes allaient dans les Iſles fortunées,[6] & celles des méchants dans une eſpèce de Tartare. Ils ne faiſaient point de ſacrifices ; ils s’aſſemblaient entre eux dans une Synagogue particulière. En un mot, ſi l’on veut examiner de près le Judaïſme, on ſera étonné de trouver la plus grande tolérance, au milieu des horreurs les plus barbares. C’eſt une contradiction, il eſt vrai ; preſque tous les Peuples ſe ſont gouvernés par des contradictions. Heureuſe celle qui amène des mœurs douces, quand on a des loix de ſang !


  1. Il n’y a qu’un ſeul paſſage dans les Loix de Moïſe, d’où l’on pût conclurre qu’il était inſtruit de l’opinion régnante chez les Égyptiens, que l’âme ne meurt point avec le corps : ce paſſage eſt très important, c’eſt dans le chap. 18 du Deutéronome : Ne conſultez point les Devins qui prédiſent par l’inſpection des nuées, qui enchantent les ſerpents, qui conſultent l’eſprit de Python, les Voyants, les Connoißeurs qui interrogent les Morts, & leur demandent la vérité.

    Il paraît, par ce paſſage, que ſi l’on évoquait les âmes des morts, ce ſortilège prétendu ſuppoſait la permanence des âmes. Il ſe peut auſſi que les Magiciens dont parle Moïſe, n’étant que des trompeurs groſſiers, n’euſſent pas une idée diſtincte du ſortilège qu’ils croyaient opérer. Ils faiſaient accroire qu’ils forçaient des morts à parler, qu’ils les remettaient par leur magie dans l’état où ces corps avaient été de leur vivant ; ſans examiner ſeulement ſi l’on pouvait inférer ou non de leurs opérations ridicules le dogme de l’immortalité de l’âme. Les Sorciers n’ont jamais été Philoſophes ; ils ont été toujours des jongleurs ſtupides qui jouaient devant des imbécilles.

    On peut remarquer encore qu’il eſt bien étrange que le mot de Python ſe trouve dans le Deutéronome, long-temps avant que ce mot Grec pût être connu des Hébreux : auſſi le terme Python n’eſt point dans l’Hébreu, dont nous n’avons aucune traduction exacte.

    Cette Langue a des difficultés inſurmontables : c’eſt un mélange de Phénicien, d’Égyptien, de Syrien & d’Arabe ; & cet ancien mélange eſt très-altéré aujourd’hui. L’Hébreu n’eut jamais que deux modes aux verbes, le préſent & le futur : il faut deviner les autres modes par le ſens. Les voyelles différentes étaient ſouvent exprimées par les mêmes caractères, ou plutôt ils n’exprimaient pas les voyelles ; & les inventeurs des points n’ont fait qu’augmenter la difficulté. Chaque adverbe a vingt ſignifications différentes. Le même mot eſt pris en des ſens contraires. Ajoutez à cet embarras la ſéchereſſe & la pauvreté du langage : les Juifs, privés des Arts, ne pouvaient exprimer ce qu’ils ignoraient. En un mot, l’Hébreu eſt au Grec, ce que le langage d’un Payſan eſt à celui d’un Académicien.

  2. Le ſentiment d’Ézéchiel prévalut enfin dans la Synagogue ; mais il y eut toujours des Juifs qui, en croyant aux peines éternelles, croyaient auſſi que Dieu pourſuivait ſur les enfants les iniquités des pères. Aujourd’hui ils ſont punis par-delà la cinquantième génération, & ont encore les peines éternelles à craindre. On demande comment les deſcendants des Juifs, qui n’étaient pas complices de la mort de Jésus-Christ, ceux qui étant dans Jéruſalem n’y eurent aucune part, & ceux qui étaient répandus ſur le reſte de la terre, peuvent être temporellement punis dans leurs enfants, auſſi innocents que leurs pères ? Cette punition temporelle, ou plutôt, cette manière d’exiſter différente des autres Peuples, & de faire le commerce ſans avoir de Patrie, peut n’être point regardée comme un châtiment en comparaiſon des peines éternelles qu’ils s’attirent par leur incrédulité, & qu’ils peuvent éviter par une converſion ſincère.
  3. Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de l’Enfer & du Paradis, tels que nous les concevons, ſe ſont étrangement abuſés : leur erreur n’eſt fondée que ſur une vaine diſpute de mots ; la Vulgate ayant traduit le mot Hébreu Sceol, la foſſe, par Infernum, & le mot Latin Infernum ayant été traduit en Français par Enfer, on s’eſt ſervi de cette équivoque pour faire croire que les Anciens Hébreux avaient la notion de l’Adès & du Tartare des Grecs, que les autres Nations avaient connus auparavant ſous d’autres noms.

    Il eſt rapporté au Chapitre 16 des Nombres, que la terre ouvrit ſa bouche ſous les tentes de Coré, de Dathan & d’Abiron, qu’elle les dévora avec leurs tentes & leur ſubſtance, & qu’ils furent précipités vivants dans la ſépulture, dans le ſouterrein ; il n’eſt certainement queſtion dans cet endroit, ni des âmes de ces trois Hébreux, ni des tourments de l’Enfer, ni d’une punition éternelle.

    Il eſt étrange que dans le Dictionnaire Encyclopédique, au mot Enfer, on diſe que les anciens Hébreux en ont reconnu la réalité ; ſi cela était, ce ſerait une contradiction inſoutenable dans le Pentateuque. Comment ſe pourrait-il faire que Moïſe eût parlé dans un paſſage iſolé & unique, des peines après la mort, & qu’il n’en eût point parlé dans ſes Loix ? On cite le 32e Chapitre du Deutéronome, mais on le tronque ; le voici entier : Ils m’ont provoqué en celui qui n’était pas Dieu, & ils m’ont irrité dans leur vanité ; & moi je les provoquerai dans celui qui n’eſt pas Peuple, & je les irriterai dans la Nation inſenſée. Et il s’eſt allumé un feu dans ma fureur, & il brûlera juſqu’au fond de la terre ; il dévorera la terre juſqu’à ſon germe, & il brûlera les fondements des montagnes, & j’aſſemblerai ſur eux les maux, & je remplirai mes flèches ſur eux ; ils ſeront conſumés par la faim, les oiſeaux les dévoreront par des morſures amères ; je lâcherai ſur eux les dents des bêtes qui ſe traînent avec fureur ſur la terre, & des ſerpents.

    Y a-t-il le moindre rapport entre ces expreſſions & l’idée des punitions infernales, telles que nous les concevons ? Il ſemble plutôt que ces paroles n’ayent été rapportées que pour faire voir évidemment que notre Enfer était ignoré des anciens Juifs.

    L’auteur de cet Article cite encore le paſſage de Job, au Chap. 24. L’œil de l’adultère obſerve l’obſcurité ; diſant, l’œil ne me verra point, & il couvrira ſon viſage ; il perce les maiſons dans les ténèbres comme il l’avait dit dans le jour, & ils ont ignoré la lumière ; ſi l’aurore apparaît ſubitement, ils la croyent l’ombre de la mort, & ainſi ils marchent dans les ténèbres comme dans la lumière ; il eſt léger ſur la ſurface de l’eau ; que ſa part ſoit maudite ſur la terre, qu’il ne marche point par la voye de la vigne, qu’il paſſe des eaux de neige à une trop grande chaleur : & ils ont péché le tombeau, ou bien, le tombeau a diſſipé ceux qui pèchent, ou bien, (ſelon les Septante) leur péché a été rappellé en mémoire.

    Je cite les paſſages entiers, & littéralement, ſans quoi il eſt toujours impoſſible de s’en former une idée vraie.

    Y a-t-il là, je vous prie, le moindre mot, dont on puiſſe conclure que Moïſe avait enſeigné aux Juifs la doctrine claire & ſimple des peines & des récompenſes après la mort ?

    Le livre de Job n’a nul rapport avec les Loix de Moïſe. De plus, il eſt très-vraiſemblable que Job n’était point Juif ; c’eſt l’opinion de St. Jérôme dans ſes queſtions hébraïques ſur la Genèſe. Le mot Sathan, qui eſt dans Job, n’était point connu des Juifs, & vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n’apprirent ce nom que dans la Chaldée, ainſi que les noms de Gabriel & de Raphaël, inconnus avant leur eſclavage à Babylone. Job eſt donc cité ici très-mal à propos.

    On rapporte encore le Chapitre dernier d’Iſaïe : Et de mois en mois, & de Sabath en Sabath, toute chair viendra m’adorer, dit le Seigneur ; & ils ſortiront, & ils verront à la voirie les cadavres de ceux qui ont prévariqué ; leur ver ne mourra point, leur feu ne s’éteindra point, & ils ſeront expoſés aux yeux de toute chair juſqu’à ſatiété.

    Certainement s’ils ſont jetés à la voirie, s’ils ſont expoſés à la vue des paſſants juſqu’à ſatiété, s’ils ſont mangés des vers, cela ne veut pas dire que Moïſe enſeigna aux Juifs le dogme de l’immortalité de l’âme ; & ces mots, Le feu ne s’éteindra point, ne ſignifient pas que des cadavres qui ſont expoſés à la vue du peuple ſubiſſent les peines éternelles de l’Enfer.

    Comment peut-on citer un paſſage d’Iſaïe pour prouver que les Juifs du temps de Moïſe avaient reçu le dogme de l’immortalité de l’âme ? Iſaïe prophétiſait, ſelon la computation Hébraïque, l’an du monde 3380. Moïſe vivait vers l’an 2500 ; il s’eſt écoulé huit ſiècles entre l’un & l’autre. C’eſt une inſulte au ſens commun, ou une pure plaiſanterie, que d’abuſer ainſi de la permiſſion de citer, & de prétendre prouver qu’un auteur a eu une telle opinion, par un paſſage d’un Auteur venu huit cents ans après, & qui n’a point parlé de cette opinion. Il eſt indubitable que l’immortalité de l’âme, les peines & les récompenſes après la mort, ſont annoncées, reconnues, conſtatées dans le Nouveau Teſtament, & il eſt indubitable qu’elles ne ſe trouvent en aucun endroit du Pentateuque.

    Les Juifs, en croyant depuis l’immortalité de l’âme, ne furent point éclairés ſur ſa ſpiritualité ; ils penſèrent comme preſque toutes les autres Nations, que l’âme eſt quelque choſe de délié, d’aérien, une ſubſtance légère, qui retenait quelque apparence du corps qu’elle avait animé ; c’eſt ce qu’on appellait les ombres, les mânes des corps. Cette opinion fut celle de pluſieurs Pères de l’Égliſe. Tertullien, dans ſon Chap. 22. de l’Ame, s’exprime ainſi : Deſinimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, ſubſtantiâ ſimplicem ; « Nous définiſſons l’âme née du ſouffle de Dieu, immortelle, corporelle, figurée, ſimple dans ſa ſubſtance. »

    St. Irénée dit dans ſon Livre II, Chap. 34. Incorporales ſunt animæ quantùm ad comparationem mortalium corporum. « Les âmes ſont incorporelles en comparaiſon des corps mortels. » Il ajoute, que « Jésus-Christ a enſeigné que les âmes conſervent les images du corps ; » Caracterem corporum in quo adoptantur, &c. On ne voit pas que Jésus-Christ ait jamais enſeigné cette Doctrine, & il eſt difficile de deviner le ſens de St. Irénée.

    St. Hilaire eſt plus formel et plus poſitif dans ſon Commentaire ſur St. Matthieu : il attribue nettement une ſubſtance corporelle à l’âme : Corpoream naturæ ſuæ ſubſtantiam ſortiuntur.

    St. Ambroiſe ſur Abraham, Liv. II, Chap. 8, prétend qu’il n’y a rien de dégagé de la matière, ſi ce n’eſt la ſubſtance de la Ste. Trinité.

    On pourrait reprocher à ces hommes reſpectables d’avoir une mauvaiſe Philoſophie ; mais il eſt à croire qu’au fond leur Théologie était fort ſaine, puiſque ne connaiſſant pas la nature incompréhenſible de l’âme, ils l’aſſuraient immortelle, & la voulaient Chrétienne.

    Nous ſavons que l’âme eſt ſpirituelle, mais nous ne ſavons point du tout ce que c’eſt qu’eſprit. Nous connaiſſons très-imparfaitement la matière, & il nous eſt impoſſible d’avoir une idée diſtincte de ce qui n’eſt pas matière. Très-peu inſtruits de ce qui touche nos ſens, nous ne pouvons rien connaître par nous-mêmes de ce qui eſt au-delà des ſens. Nous tranſportons quelques paroles de notre langage ordinaire dans les abymes de la Métaphyſique & de la Théologie, pour nous donner quelque légère idée des choſes que nous ne pouvons ni concevoir, ni exprimer ; nous cherchons à nous étayer de ces mots, pour ſoutenir, s’il ſe peut, notre faible entendement dans ces régions ignorées.

    Ainſi nous nous ſervons du mot eſprit, qui répond à ſouffle & vent, pour exprimer quelque choſe qui n’eſt pas matière ; & ce mot ſouffle, vent, eſprit, nous ramenant malgré nous à l’idée d’une ſubſtance déliée & légère, nous en retranchons encore ce que nous pouvons, pour parvenir à concevoir la ſpiritualité pure ; mais nous ne parvenons jamais à une notion diſtincte : nous ne ſavons même ce que nous diſons quand nous prononçons le mot ſubſtance ; il veut dire, à la lettre, ce qui eſt deſſous, & par cela même il nous avertit qu’il eſt incompréhenſible : car, qu’eſt-ce en effet que ce qui eſt deſſous ? La connaiſſance des ſecrets de Dieu n’eſt pas le partage de cette vie. Plongés ici dans des ténèbres profondes, nous nous battons les uns contre les autres, & nous frappons au haſard au milieu de cette nuit, ſans ſavoir préciſément pour quoi nous combattons.

    Si l’on veut bien réfléchir attentivement ſur tout cela, il n’y a point d’homme raiſonnable qui ne conclue que nous devons avoir de l’indigence pour les opinions des autres, & en mériter.

    Toutes ces remarques ne ſont point étrangères au fond de la queſtion, qui conſiſte à ſavoir ſi les hommes doivent ſe tolérer : car ſi elles prouvent combien on s’eſt trompé de part & d’autre dans tous les temps, elles prouvent que les hommes ont dû dans tous les temps ſe traiter avec indulgence.

  4. Le dogme de la fatalité eſt ancien & univerſel : vous le trouvez toujours dans Homère. Jupiter voudrait ſauver la vie à ſon fils Sarpedon ; mais le deſtin l’a condamné à la mort ; Jupiter ne peut qu’obéir. Le Deſtin était chez les Philoſophes ou l’enchaînement néceſſaire des cauſes & des effets néceſſairement produits par la nature, ou ce même enchaînement ordonné par la Providence ; ce qui eſt bien plus raiſonnable. Tout le ſyſtème de la fatalité eſt contenu dans ce Vers d’Anneus Sénèque : Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. On eſt toujours convenu que Dieu gouvernait l’Univers par des Loix éternelles, univerſelles, immuables : cette vérité fut la ſource de toutes ces diſputes inintelligibles ſur la liberté, parce qu’on n’a jamais défini la liberté, juſqu’à ce que le ſage Locke ſoit venu : il a prouvé que la liberté eſt le pouvoir d’agir. Dieu donne ce pouvoir, & l’homme agiſſant librement ſelon les ordres éternels de Dieu, eſt une des roues de la grande machine du monde. Toute l’Antiquité diſputa ſur la liberté ; mais perſonne ne perſécuta ſur ce ſujet juſqu’à nos jours. Quelle horreur abſurde d’avoir empriſonné exilé pour cette diſpute, un Pompone d’Andilly, un Arnauld, un Sacy, un Nicole, & tant d’autres qui ont été la lumière de la France !
  5. Le Roman Théologique de la Métempſycoſe vient de l’Inde, dont nous avons reçu beaucoup plus de fables qu’on ne croit communément. Ce dogme eſt expliqué dans l’admirable douzième Livre des Métamorphoſes d’Ovide. Il a été reçu preſque dans toute la terre : il a été toujours combattu ; mais nous ne voyons point qu’aucun Prêtre de l’Antiquité ait jamais fait donner une lettre de cachet à un Diſciple de Pythagore.
  6. Ni les anciens Juifs, ni les Égyptiens, ni les Grecs leurs contemporains, ne croyaient que l’âme de l’homme allât dans le Ciel après ſa mort. Les Juifs penſaient que la Lune & le Soleil étaient à quelques lieues au-deſſus de nous, dans le même cercle, & que le firmament était une voûte épaiſſe & ſolide qui ſoutenait le poids des eaux, leſquelles s’échappaient par quelques ouvertures. Le Palais des Dieux, chez les anciens Grecs, était ſur le mont Olympe. La demeure des Héros, après la mort, était, du temps d’Homère, dans une Iſle au-delà de l’Océan, & c’était l’opinion des Eſſéniens.

    Depuis Homère, on aſſigna des planètes aux Dieux ; mais il n’y avait pas plus de raiſon aux hommes de placer un Dieu dans la Lune, qu’aux habitants de la Lune de mettre un Dieu dans la planète de la terre. Junon & Iris n’eurent d’autres Palais que les nuées ; il n’y avait pas là où repoſer ſon pied. Chez les Sabéens, chaque dieu eut ſon étoile ; mais une étoile étant un Soleil, il n’y a pas moyen d’habiter là, à moins d’être de la nature du feu. C’eſt donc une queſtion fort inutile de demander ce que les Anciens penſaient du Ciel ; la meilleure réponſe eſt qu’ils ne penſaient pas.