Traité sur la tolérance/Édition 1763/21

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s.n. (édition originale) (p. 158-161).
CHAPITRE XXI.
Vertu vaut mieux que ſcience


MOins de dogmes, moins de diſputes ; & moins de diſputes, moins de malheurs : ſi cela n’eſt pas vrai, j’ai tort.

La Religion eſt inſtituée pour nous rendre heureux dans cette vie & dans l’autre. Que faut-il pour être heureux dans la vie à venir ? Être juſte.

Pour être heureux dans celle-ci, autant que le permet la miſère de notre nature, que faut-il ? Être indulgent.

Ce ſerait le comble de la folie de prétendre amener tous les hommes à penſer d’une manière uniforme ſur la Métaphyſique. On pourrait beaucoup plus aiſément ſubjuguer l’Univers entier par les armes, que ſubjuguer tous les eſprits d’une ſeule Ville.

Euclide eſt venu aiſément à bout de perſuader à tous les hommes les vérités de la Géométrie ; pourquoi ? parce qu’il n’y en a pas une qui ne ſoit un corollaire évident de ce petit axiome : Deux & deux font quatre. Il n’en eſt pas tout-à-fait de même dans le mélange de la Métaphyſique & de la Théologie.

Lorſque l’Évêque Alexandre, & le prêtre Arios ou Arius commencèrent à diſputer ſur la manière dont le Logos était une émanation du Père, l’Empereur Conſtantin leur écrivit d’abord ces paroles rapportées par Euſèbe, & par Socrate : Vous êtes de grands fous de diſputer ſur des choſes que vous ne pouvez entendre.

Si les deux partis avaient été aſſez ſages pour convenir que l’Empereur avait raiſon, le monde Chrétien n’aurait pas été enſanglanté pendant trois cents années.

Qu’y a-t-il en effet de plus fou & de plus horrible que de dire aux hommes : « Mes amis, ce n’eſt pas aſſez d’être des ſujets fidèles, des enfants ſoumis, des pères tendres, des voiſins équitables, de pratiquer toutes les vertus, de cultiver l’amitié, de fuir l’ingratitude, d’adorer Jésus-Christ en paix, il faut encore que vous ſachiez comment on eſt engendré de toute éternité, ſans être fait de toute éternité ; & ſi vous ne ſavez pas diſtinguer l’' Omouſion dans l’hypoſtaſe, nous vous dénonçons que vous ſerez brûlés à jamais ; & en attendant, nous allons commencer par vous égorger ? »

Si on avait préſenté une telle déciſion à un Archimède, à un Poſſidonius, à un Varron, à un Caton, à un Cicéron, qu’auraient-ils répondu ?

Conſtantin ne perſévéra point dans ſa réſolution d’impoſer ſilence aux deux partis ; il pouvait faire venir les Chefs de l’ergotiſme dans ſon Palais ; il pouvait leur demander par quelle autorité ils troublaient le monde : « Avez-vous les titres de la Famille divine ? Que vous importe que le Logos ſoit fait ou engendré, pourvu qu’on lui ſoit fidèle, pourvu qu’on prêche une bonne morale, & qu’on la pratique ſi on peut ? J’ai commis bien des fautes dans ma vie, & vous auſſi : vous êtes ambitieux, & moi auſſi : l’Empire m’a coûté des fourberies & des cruautés ; j’ai aſſaſſiné preſque tous mes proches, je m’en repens ; je veux expier mes crimes en rendant l’Empire Romain tranquille ; ne m’empêchez pas de faire le ſeul bien qui puiſſe faire oublier mes anciennes barbaries ; aidez-moi à finir mes jours en paix. » Peut-être n’aurait-il rien gagné ſur les diſputeurs : peut-être fut-il flatté de préſider à un Concile, en long habit rouge, la tête chargée de pierreries.

Voilà pourtant ce qui ouvrit la porte à tous ces fléaux qui vinrent de l’Aſie inonder l’Occident. Il ſortit de chaque verſet conteſté une furie armée d’un ſophiſme & d’un poignard, qui rendit tous les hommes inſenſés & cruels. Les Huns, les Hérules, les Goths & les Vandales qui ſurvinrent, firent infiniment moins de mal ; & le plus grand qu’ils firent, fut de ſe prêter enfin eux-mêmes à ces diſputes fatales.