Traité sur la tolérance/Édition 1763/22
L ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver que des Chrétiens doivent ſe tolérer les uns les autres. Je vais plus loin ; je vous dis qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi ! mon frère le Turc ? mon frère le Chinois ? le Juif ? le Siamois ? Oui, ſans doute ; ne ſommes-nous pas tous enfants du même Père, & créatures du même Dieu ?
Mais ces Peuples nous mépriſent ; mais ils nous traitent d’idolâtres ! Eh bien ! je leur dirai qu’ils ont grand tort. Il me ſemble que je pourrais étonner au moins l’orgueilleuſe opiniâtreté d’un Iman, ou d’un Talapoin, ſi je leur parlais à peu près ainſi.
Ce petit globe, qui n’eſt qu’un point, roule dans l’eſpace, ainſi que tant d’autres globes ; nous ſommes perdus dans cette immenſité. L’homme, haut d’environ cinq pieds, eſt aſſurément peu de choſe dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ſes voiſins, dans l’Arabie, ou dans la Cafrerie : « Écoutez-moi ; car le Dieu de tous ces mondes m’a éclairé : il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous ſur la terre ; mais il n’y a que ma fourmilière qui ſoit chère à Dieu, toutes les autres lui ſont en horreur de toute éternité ; elle ſera ſeule heureuſe, & toutes les autres ſeront éternellement infortunées. »
Ils m’arrêteraient alors, & me demanderaient, quel eſt le fou qui a dit cette ſottiſe ? Je ſerais obligé de leur répondre : C’eſt vous-mêmes. Je tâcherais enſuite de les adoucir, mais cela ſerait bien difficile.
Je parlerais maintenant aux Chrétiens, & j’oſerais dire, par exemple, à un Dominicain Inquiſiteur pour la Foi : « Mon Frère, vous ſavez que chaque Province d’Italie a ſon jargon, & qu’on ne parle point à Veniſe & à Bergame comme à Florence. L’Académie de la Cruſca a fixé la Langue ; ſon Dictionnaire eſt une règle dont on ne doit pas s’écarter, & la Grammaire de Buon Matei eſt un guide infaillible qu’il faut ſuivre : mais, croyez-vous que le Conſul de l’Académie, & en ſon abſence Buon Matei, auraient pu en conſcience faire couper la langue à tous les Vénitiens & à tous les Bergamaſques qui auraient perſiſté dans leur patois ? »
L’inquiſiteur me répond ; « Il y a bien de la différence, il s’agit ici du ſalut de votre âme ; c’eſt pour votre bien que le Directoire de l’Inquiſition ordonne qu’on vous ſaiſiſſe ſur la dépoſition d’une ſeule perſonne, fût-elle infâme & repriſe de Juſtice ; que vous n’ayez point d’Avocat pour vous défendre, que le nom de votre accuſateur ne vous ſoit pas ſeulement connu ; que l’Inquiſiteur vous promette grâce, & enſuite vous condamne ; qu’il vous applique à cinq tortures différentes, & qu’enſuite vous ſoyez ou fouetté, ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie[1] : Le Père Ivonet, le Docteur Chucalon, Zanchinus, Campegius, Royas, Felinus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus, y ſont formels, & cette pieuſe pratique ne peut ſouffrir de contradiction. »
Je prendrais la liberté de lui répondre : « Mon Frère, peut-être avez-vous raiſon, je ſuis convaincu du bien que vous voulez me faire, mais ne pourrais-je pas être ſauvé ſans tout cela ? »
Il eſt vrai que ces horreurs abſurdes ne ſouillent pas tous les jours la face de la terre ; mais elles ont été fréquentes, & on en compoſerait aiſément un volume beaucoup plus gros que les Évangiles qui les réprouvent. Non-ſeulement il eſt bien cruel de perſécuter, dans cette courte vie, ceux qui ne penſent pas comme nous ; mais je ne ſais s’il n’eſt pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me ſemble qu’il n’appartient guère à des atomes d’un moment, tels que nous ſommes, de prévenir ainſi les arrêts du Créateur. Je ſuis bien loin de combattre cette ſentence, hors de l’Égliſe point de ſalut : je la reſpecte, ainſi que tout ce qu’elle enſeigne ; mais en vérité, connaiſſons-nous toutes les voyes de Dieu, & toute l’étendue de ſes miſéricordes ? n’eſt-il pas permis d’eſpérer en lui autant que de le craindre ? N’eſt-ce pas aſſez d’être fidèles à l’Égliſe ? faudra-t-il que chaque Particulier uſurpe les droits de la Divinité, & décide avant elle du ſort éternel de tous les hommes ?
Quand nous portons le deuil d’un Roi de Suède, ou de Dannemark, ou d’Angleterre, ou de Pruſſe, diſons-nous que nous portons le deuil d’un Réprouvé qui brûle éternellement en Enfer ? Il y a dans l’Europe quarante millions d’Habitants qui ne ſont pas de l’Égliſe de Rome : dirons-nous à chacun d’eux, « Monſieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converſer avec vous ? »
Quel eſt l’Ambaſſadeur de France, qui, étant préſenté à l’audience du Grand Seigneur, ſe dira dans le fond de ſon cœur : Sa Hauteſſe ſera infailliblement brûlée pendant toute l’éternité, parce qu’elle s’eſt ſoumiſe à la circonciſion ? S’il croyait réellement que le Grand Seigneur eſt l’ennemi mortel de Dieu, & l’objet de ſa vengeance, pourrait-il lui parler ? devrait-il être envoyé vers lui ? Avec quel homme pourrait-on commercer ? quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir, ſi en effet on était convaincu de cette idée que l’on converſe avec des Réprouvés ?
Ô ſectateurs d’un Dieu clément ! ſi vous aviez un cœur cruel, ſi en adorant celui dont toute la Loi conſiſtait en ces paroles, Aimez Dieu & votre Prochain, vous aviez ſurchargé cette Loi pure & ſainte, de ſophiſmes & de diſputes incompréhenſibles ; ſi vous aviez allumé la diſcorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une ſeule lettre de l’alphabet ; ſi vous aviez attaché des peines éternelles à l’omiſſion de quelques paroles, de quelques cérémonies que d’autres Peuples ne pouvaient connaître, je vous dirais, en répandant des larmes ſur le Genre-humain : « Tranſportez-vous avec moi au jour où tous les hommes ſeront jugés, & où Dieu rendra à chacun ſelon ſes œuvres. »
« Je vois tous les morts des ſiècles paſſés & du nôtre, comparaître en ſa préſence. Êtes-vous bien ſûrs que notre Créateur & notre Père dira au ſage & vertueux Confucius, au Légiſlateur Solon, à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate, à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus les délices du Genre-humain, à Épictète, à tant d’autres hommes, les modèles des hommes : Allez, monſtres ! allez ſubir des châtiments infinis, en intenſité & en durée ; que votre ſupplice ſoit éternel comme moi. Et vous, mes bien-aimés, Jean Chatel, Ravaillac, Damiens, Cartouche, &c. qui êtes morts avec les formules preſcrites, partagez à jamais à ma droite mon Empire & ma félicité ? »
Vous reculez d’horreur à ces paroles ; & après qu’elles me ſont échappées, je n’ai plus rien à vous dire.
- ↑ Voyez l’excellent Livre, intitulé : Le Manuel de l’Inquiſition.