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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879/14

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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879
Traité sur la toléranceGarnierŒuvres complètes, tome 25 (p. 83-89).
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CHAPITRE XIV.


SI L’INTOLÉRANCE A ÉTÉ ENSEIGNÉE PAR JÉSUS-CHRIST.


Voyons maintenant si Jésus-Christ a établi des lois sanguinaires, s’il a ordonné l’intolérance, s’il fit bâtir les cachots de l’Inquisition, s’il institua les bourreaux des auto-da-fé.

Il n’y a, si je ne me trompe, que peu de passages dans les Évangiles dont l’esprit persécuteur ait pu inférer que l’intolérance, la contrainte, sont légitimes. L’un est la parabole dans laquelle le royaume des cieux est comparé à un roi qui invite des convives aux noces de son fils ; ce monarque leur fait dire par ses serviteurs[1] : « J’ai tué mes bœufs et mes volailles ; tout est prêt, venez aux noces. » Les uns, sans se soucier de l’invitation, vont à leurs maisons de campagne, les autres à leur négoce ; d’autres outragent les domestiques du roi, et les tuent. Le roi fait marcher ses armées contre ces meurtriers, et détruit leur ville ; il envoie sur les grands chemins convier au festin tous ceux qu’on trouve : un d’eux s’étant mis à table sans avoir mis la robe nuptiale est chargé de fers, et jeté dans les ténèbres extérieures.

Il est clair que cette allégorie ne regardant que le royaume des cieux, nul homme assurément ne doit en prendre le droit de garrotter ou de mettre au cachot son voisin qui serait venu souper chez lui sans avoir un habit de noces convenable, et je ne connais dans l’histoire aucun prince qui ait fait pendre un courtisan pour un pareil sujet ; il n’est pas non plus à craindre que, quand l’empereur, ayant tué ses volailles, enverra des pages à des princes de l’empire pour les prier à souper, ces princes tuent ces pages. L’invitation au festin signifie la prédication du salut ; le meurtre des envoyés du prince figure la persécution contre ceux qui prêchent la sagesse et la vertu.

L’autre[2] parabole est celle d’un particulier qui invite ses amis à un grand souper, et lorsqu’il est prêt de se mettre à table, il envoie son domestique les avertir. L’un s’excuse sur ce qu’il a acheté une terre, et qu’il va la visiter : cette excuse ne paraît pas valable, ce n’est pas pendant la nuit qu’on va voir sa terre ; un autre dit qu’il a acheté cinq paires de bœufs, et qu’il les doit éprouver : il a le même tort que l’autre, on n’essaye pas des bœufs à l’heure du souper ; un troisième répond qu’il vient de se marier, et assurément son excuse est très-recevable. Le père de famille, en colère, fait venir à son festin les aveugles et les boiteux, et, voyant qu’il reste encore des places vides, il dit à son valet[3] : « Allez dans les grands chemins et le long des haies, et contraignez les gens d’entrer. »

Il est vrai qu’il n’est pas dit expressément que cette parabole soit une figure du royaume des cieux. On n’a que trop abusé de ces paroles : Contrains-les d’entrer ; mais il est visible qu’un seul valet ne peut contraindre par la force tous les gens qu’il rencontre à venir souper chez son maître ; et d’ailleurs, des convives ainsi forcés ne rendraient pas le repas fort agréable. Contrains-les d’entrer ne veut dire autre chose, selon les commentateurs les plus accrédités, sinon : priez, conjurez, pressez, obtenez. Quel rapport, je vous prie, de cette prière et de ce souper à la persécution ?

Si on prend les choses à la lettre, faudra-t-il être aveugle, boiteux, et conduit par force, pour être dans le sein de l’Église ? Jésus dit dans la même parabole[4] : « Ne donnez à dîner ni à vos amis ni à vos parents riches » ; en a-t-on jamais inféré qu’on ne dût point en effet dîner avec ses parents et ses amis dès qu’ils ont un peu de fortune ?

Jésus-Christ, après la parabole du festin, dit[5] : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, et même sa propre âme, il ne peut être mon disciple, etc. Car qui est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne suppute pas auparavant la dépense ? » Y a-t-il quelqu’un, dans le monde, assez dénaturé pour conclure qu’il faut haïr son père et sa mère ? Et ne comprend-on pas aisément que ces paroles signifient : Ne balancez pas entre moi et vos plus chères affections ?

On cite le passage de saint Matthieu[6] : « Qui n’écoute point l’Église soit comme un païen et comme un receveur de la douane » ; cela ne dit pas absolument qu’on doive persécuter les païens et les fermiers des droits du roi : ils sont maudits, il est vrai, mais ils ne sont point livrés au bras séculier. Loin d’ôter à ces fermiers aucune prérogative de citoyen, on leur a donné les plus grands priviléges ; c’est la seule profession qui soit condamnée dans l’Écriture, et c’est la plus favorisée par les gouvernements. Pourquoi donc n’aurions-nous pas pour nos frères errants autant d’indulgence que nous prodiguons de considération à nos frères les traitants ?

Un autre passage dont on a fait un abus grossier est celui de saint Matthieu[7] et de saint Marc[8], où il est dit que Jésus, ayant faim le matin, approcha d’un figuier où il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas le temps des figues : il maudit le figuier, qui se sécha aussitôt.

On donne plusieurs explications différentes de ce miracle ; mais y en a-t-il une seule qui puisse autoriser la persécution ? Un figuier n’a pu donner des figues vers le commencement de mars, on l’a séché : est-ce une raison pour faire sécher nos frères de douleur dans tous les temps de l’année ? Respectons dans l’Écriture tout ce qui peut faire naître des difficultés dans nos esprits curieux et vains, mais n’en abusons pas pour être durs et implacables.

L’esprit persécuteur, qui abuse de tout, cherche encore sa justification dans l’expulsion des marchands chassés du temple, et dans la légion de démons envoyée du corps d’un possédé dans le corps de deux mille animaux immondes. Mais qui ne voit que ces deux exemples ne sont autre chose qu’une justice que Dieu daigne faire lui-même d’une contravention à la loi ? C’était manquer de respect à la maison du Seigneur que de changer son parvis en une boutique de marchands. En vain le sanhédrin et les prêtres permettaient ce négoce pour la commodité des sacrifices : le Dieu auquel on sacrifiait pouvait sans doute, quoique caché sous la figure humaine, détruire cette profanation ; il pouvait de même punir ceux qui introduisaient dans le pays des troupeaux entiers défendus par une loi dont il daignait lui-même être l’observateur. Ces exemples n’ont pas le moindre rapport aux persécutions sur le dogme. Il faut que l’esprit d’intolérance soit appuyé sur de bien mauvaises raisons, puisqu’il cherche partout les plus vains prétextes.

Presque tout le reste des paroles et des actions de Jésus-Christ prêche la douceur, la patience, l’indulgence. C’est le père de famille qui reçoit l’enfant prodigue[9] ; c’est l’ouvrier qui vient à la dernière heure[10] et qui est payé comme les autres ; c’est le samaritain charitable[11] ; lui-même justifie ses disciples de ne pas jeûner[12] ; il pardonne à la pécheresse[13] ; il se contente de recommander la fidélité à la femme adultère[14] ; il daigne même condescendre à l’innocente joie des convives de Cana[15], qui, étant déjà échauffés de vin, en demandent encore : il veut bien faire un miracle en leur faveur, il change pour eux l’eau en vin.

Il n’éclate pas même contre Judas, qui doit le trahir ; il ordonne à Pierre de ne se jamais servir de l’épée[16] ; il réprimande[17] les enfants de Zébédée, qui, à l’exemple d’Élie, voulaient faire descendre le feu du ciel sur une ville qui n’avait pas voulu le loger.

Enfin il meurt victime de l’envie. Si l’on ose comparer le sacré avec le profane, et un Dieu avec un homme, sa mort, humainement parlant, a beaucoup de rapport avec celle de Socrate. Le philosophe grec périt par la haine des sophistes, des prêtres, et des premiers du peuple : le législateur des chrétiens succomba sous la haine des scribes, des pharisiens, et des prêtres. Socrate pouvait éviter la mort, et il ne le voulut pas : Jésus-Christ s’offrit volontairement. Le philosophe grec pardonna non-seulement à ses calomniateurs et à ses juges iniques, mais il les pria de traiter un jour ses enfants comme lui-même, s’ils étaient assez heureux pour mériter leur haine comme lui : le législateur des chrétiens, infiniment supérieur, pria son père de pardonner à ses ennemis[18].

Si Jésus-Christ sembla craindre la mort, si l’angoisse qu’il ressentit fut si extrême qu’il en eut une sueur mêlée de sang[19], ce qui est le symptôme le plus violent et le plus rare, c’est qu’il daigna s’abaisser à toute la faiblesse du corps humain, qu’il avait revêtu. Son corps tremblait, et son âme était inébranlable ; il nous apprenait que la vraie force, la vraie grandeur, consistent à supporter des maux sous lesquels notre nature succombe. Il y a un extrême courage à courir à la mort en la redoutant.

Socrate avait traité les sophistes d’ignorants, et les avait convaincus de mauvaise foi : Jésus, usant de ses droits divins, traita les scribes[20] et les pharisiens d’hypocrites, d’insensés, d’aveugles, de méchants, de serpents, de race de vipères.

Socrate ne fut point accusé de vouloir fonder une secte nouvelle : on n’accusa point Jésus-Christ d’en avoir voulu introduire une[21]. Il est dit que les princes des prêtres et tout le conseil cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire périr.

Or, s’ils cherchaient un faux témoignage, ils ne lui reprochaient donc pas d’avoir prêché publiquement contre la loi. Il fut en effet soumis à la loi de Moïse depuis son enfance jusqu’à sa mort. On le circoncit le huitième jour, comme tous les autres enfants. S’il fut depuis baptisé dans le Jourdain, c’était une cérémonie consacrée chez les Juifs, comme chez tous les peuples de l’Orient. Toutes les souillures légales se nettoyaient par le baptême ; c’est ainsi qu’on consacrait les prêtres : on se plongeait dans l’eau à la fête de l’expiation solennelle, on baptisait les prosélytes.

Jésus observa tous les points de la loi : il fêta tous les jours de sabbat ; il s’abstint des viandes défendues ; il célébra toutes les fêtes, et même, avant sa mort, il avait célébré la pâque ; on ne l’accusa ni d’aucune opinion nouvelle, ni d’avoir observé aucun rite étranger. Né Israélite, il vécut constamment en Israélite.

Deux témoins qui se présentèrent l’accusèrent d’avoir dit[22] « qu’il pourrait détruire le temple et le rebâtir en trois jours ».

Un tel discours était incompréhensible pour les Juifs charnels ; mais ce n’était pas une accusation de vouloir fonder une nouvelle secte.

Le grand prêtre l’interrogea, et lui dit[23] : « Je vous commande par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ fils de Dieu. » On ne nous apprend point ce que le grand prêtre entendait par fils de Dieu. On se servait quelquefois de cette expression pour signifier un juste[24], comme on employait les mots de fils de Bélial pour signifier un méchant. Les Juifs grossiers n’avaient aucune idée du mystère sacré d’un fils de Dieu, Dieu lui-même, venant sur la terre.

Jésus lui répondit[25] : « Vous l’avez dit ; mais je vous dis que vous verrez bientôt le fils de l’homme assis à la droite de la vertu de Dieu, venant sur les nuées du ciel. »

Cette réponse fut regardée par le sanhédrin irrité comme un blasphème. Le sanhédrin n’avait plus le droit du glaive ; ils traduisirent Jésus devant le gouverneur romain de la province, et l’accusèrent calomnieusement d’être un perturbateur du repos public, qui disait qu’il ne fallait pas payer le tribut à César, et qui de plus se disait roi des Juifs. Il est donc de la plus grande évidence qu’il fut accusé d’un crime d’État.

Le gouverneur Pilate, ayant appris qu’il était Galiléen, le renvoya d’abord à Hérode, tétrarque de Galilée. Hérode crut qu’il était impossible que Jésus pût aspirer à se faire chef de parti, et prétendre à la royauté ; il le traita avec mépris, et le renvoya à Pilate, qui eut l’indigne faiblesse de le condamner pour apaiser le tumulte excité contre lui-même, d’autant plus qu’il avait essuyé déjà une révolte des Juifs, à ce que nous apprend Josèphe. Pilate n’eut pas la même générosité qu’eut depuis le gouverneur Festus[26].

Je demande à présent si c’est la tolérance ou l’intolérance qui est de droit divin ? Si vous voulez ressembler à Jésus-Christ, soyez martyrs, et non pas bourreaux.



  1. Saint Matthieu, chap. xxii, v. 4. (Id.)
  2. Saint Luc, chap. xiv. (Note de Voltaire.)
  3. Verset 23.
  4. Luc, xiv, 12.
  5. Saint Luc, chap. xiv, v. 26 et suiv. (Note de Voltaire.)
  6. Saint Matthieu, chap. xviii, v. 17. (Id.)
  7. Matthieu, xi, 19.
  8. Marc, xi, 13.
  9. Luc, xv.
  10. Matthieu, xx.
  11. Luc, x.
  12. Matthieu, ix, 15.
  13. Luc, vii, 48.
  14. Jean, viii, 11.
  15. Jean, ii, 9.
  16. Matthieu, xxvi, 52 ; Jean, xviii, 11.
  17. Luc, ix, 55.
  18. Luc, xxiii, 34.
  19. Luc, xxii, 44.
  20. Saint Matthieu, chap. xxiii. (Note de Voltaire.)
  21. Ibid., chap. xxvi, v. 59. (Id.)
  22. Matthieu, chap. xxvi, v. 61 (Id.)
  23. Matthieu, chap. xxvi, v. 63.
  24. Il était en effet très-difficile aux Juifs, pour ne pas dire impossible, de comprendre, sans une révélation particulière, ce mystère ineffable de l’incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La Genèse (chap. vi) appelle fils de Dieu les fils des hommes puissants : de même, les grands cèdres, dans les psaumes [lxxix, 11], sont appelés les cèdres de Dieu. Samuel [I. Rois, xvi, 15] dit qu’une frayeur de Dieu tomba sur le peuple, c’est-à-dire une grande frayeur ; un grand vent, un vent de Dieu ; la maladie de Saül, mélancolie de Dieu. Cependant il paraît que les Juifs entendirent à la lettre que Jésus se dit fils de Dieu dans le sens propre ; mais s’ils regardèrent ces mots comme un blasphème, c’est peut-être encore une preuve de l’ignorance où ils étaient du mystère de l’incarnation, et de Dieu, fils de Dieu, envoyé sur la terre pour le salut des hommes. (Note de Voltaire.)
  25. Matthieu, xxvi, 64.
  26. Acta apost., xxv, 16.