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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879/21

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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879
Traité sur la toléranceGarnierŒuvres complètes, tome 25 (p. 102-104).
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CHAPITRE XXI.


VERTU VAUT MIEUX QUE SCIENCE.


Moins de dogmes, moins de disputes ; et moins de disputes, moins de malheurs : si cela n’est pas vrai, j’ai tort.

La religion est instituée pour nous rendre heureux dans cette vie et dans l’autre. Que faut-il pour être heureux dans la vie à venir ? être juste.

Pour être heureux dans celle-ci, autant que le permet la misère de notre nature, que faut-il ? être indulgent.

Ce serait le comble de la folie de prétendre amener tous les hommes à penser d’une manière uniforme sur la métaphysique. On pourrait beaucoup plus aisément subjuguer l’univers entier par les armes que subjuguer tous les esprits d’une seule ville.

Euclide est venu aisément à bout de persuader à tous les hommes les vérités de la géométrie : pourquoi ? parce qu’il n’y en a pas une qui ne soit un corollaire évident de ce petit axiome : deux et deux font quatre. Il n’en est pas tout à fait de même dans le mélange de la métaphysique et de la théologie.

Lorsque l’évêque Alexandre et le prêtre Arios ou Arius commencèrent à disputer sur la manière dont le Logos était une émanation du Père, l’empereur Constantin leur écrivit d’abord ces paroles rapportées par Eusèbe et par Socrate : « Vous êtes de grands fous de disputer sur des choses que vous ne pouvez entendre. »

Si les deux partis avaient été assez sages pour convenir que l’empereur avait raison, le monde chrétien n’aurait pas été ensanglanté pendant trois cents années.

Qu’y a-t-il en effet de plus fou et de plus horrible que de dire aux hommes : « Mes amis, ce n’est pas assez d’être des sujets fidèles, des enfants soumis, des pères tendres, des voisins équitables, de pratiquer toutes les vertus, de cultiver l’amitié, de fuir l’ingratitude, d’adorer Jésus-Christ en paix : il faut encore que vous sachiez comment on est engendré de toute éternité ; et si vous ne savez pas distinguer l’omousion dans l’hypostase, nous vous dénonçons que vous serez brûlés à jamais ; et, en attendant, nous allons commencer par vous égorger ? »

Si on avait présenté une telle décision à un Archimède, à un Posidonius, à un Varron, à un Caton, à un Cicéron, qu’auraient-ils répondu ?

Constantin ne persévéra point dans sa résolution d’imposer silence aux deux partis : il pouvait faire venir les chefs de l’ergotisme dans son palais ; il pouvait leur demander par quelle autorité ils troublaient le monde : « Avez-vous les titres de la famille divine ? Que vous importe que le Logos soit fait ou engendré, pourvu qu’on lui soit fidèle, pourvu qu’on prêche une bonne morale, et qu’on la pratique si on peut ? J’ai commis bien des fautes dans ma vie, et vous aussi ; vous êtes ambitieux, et moi aussi ; l’empire m’a coûté des fourberies et des cruautés ; j’ai assassiné presque tous mes proches ; je m’en repens : je veux expier mes crimes en rendant l’empire romain tranquille, ne m’empêchez pas de faire le seul bien qui puisse faire oublier mes anciennes barbaries ; aidez-moi à finir mes jours en paix. » Peut-être n’aurait-il rien gagné sur les disputeurs ; peut-être fut-il flatté de présider à un concile en long habit rouge, la tête chargée de pierreries.

Voilà pourtant ce qui ouvrit la porte à tous ces fléaux qui vinrent de l’Asie inonder l’Occident. Il sortit de chaque verset contesté une furie armée d’un sophisme et d’un poignard, qui rendit tous les hommes insensés et cruels. Les Huns, les Hérules, les Goths et les Vandales, qui survinrent, firent infiniment moins de mal, et le plus grand qu’ils firent fut de se prêter enfin eux-mêmes à ces disputes fatales.