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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879/Avertissement

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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879
Traité sur la toléranceGarnierŒuvres complètes, tome 25 (p. 13-18).
Chap. I.  ►

AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL[1].

Nous osons croire, à l’honneur du siècle où nous vivons, qu’il n’y a point dans toute l’Europe un seul homme éclairé qui ne regarde la tolérance comme un droit de justice, un devoir prescrit par l’humanité, la conscience, la religion ; une loi nécessaire à la paix et à la prospérité des États.

Si, dans cette classe d’hommes qui déshonorent les lettres par leur vie comme par leurs ouvrages, quelques-uns osent encore s’élever contre cette opinion, on peut leur opposer avec trop d’avantage les maximes et la conduite des États-Unis de l’Amérique septentrionale, des deux parlements de la Grande-Bretagne[2], des États-Généraux, de l’empereur des Romains, de l’impératrice des Russes, du roi de Prusse, du roi de Suède, de la république de Pologne. Du cercle polaire au 50e degré de latitude, du Kamtschatka aux rives du Mississipi, la tolérance s’est établie sans trouble. À la vérité, les confédérés polonais mêlèrent quelques pratiques de dévotion au projet d’assassiner leur roi[3], et à leur alliance avec les Turcs ; mais cet abus de la religion est une preuve de plus de la nécessité d’être tolérant si l’on veut être paisible.

Tout législateur qui professe une religion, qui connaît les droits de la conscience, doit être tolérant ; il doit sentir combien il est injuste et barbare de placer un homme entre le supplice et des actions qu’il regarde comme des crimes. Il voit que toutes les religions s’appuient sur des faits, sont établies sur le même genre de preuves, sur l’interprétation de certains livres, sur la même idée de l’insuffisance de la raison humaine ; que toutes ont été suivies par des hommes éclairés et vertueux ; que les opinions contradictoires ont été soutenues par des gens de bonne foi, qui avaient médité toute leur vie sur ces objets.

Comment se croira-t-il donc assez sûr de sa croyance pour traiter comme ennemis de Dieu ceux qui pensent autrement que lui ? Regardera-t-il le sentiment intérieur qui le détermine comme une preuve juridique qui lui donne des droits sur la vie ou sur la liberté de ceux qui ont d’autres opinions ? Comment ne sentirait-il pas que ceux qui professent une autre doctrine ont contre lui un droit aussi légitime que celui qu’il exerce contre eux ?

Supposons maintenant un homme qui, n’ayant aucune religion, les regarde toutes comme des fables absurdes ; cet homme sera-t-il intolérant ? Non sans doute. À la vérité, comme ses preuves sont d’un autre genre, comme les fondements de ses opinions sont appuyés sur des principes d’une autre nature, le devoir d’être tolérant est fondé, pour lui, sur d’autres motifs. S’il regarde comme des insensés les sectateurs des différentes religions, se croira-t-il en droit de traiter comme un crime une folie qui ne trouble pas l’ordre de la société, de priver de leurs droits des hommes que l’espèce de démence dont ils sont atteints ne met pas hors d’état de les exercer ? Peut-il ne pas les supposer de bonne foi ? car l’existence même des fourbes qui professent une croyance qu’ils n’ont pas suppose celle des dupes aux dépens de qui ces fourbes vivent et s’enrichissent. Il faudrait qu’il y eût un moyen

de prouver juridiquement que tel homme qui professe une opinion absurde ne la croit pas ; et l’on sent que ce moyen ne peut exister. L’idée même qu’une telle opinion particulière peut être dangereuse par ses conséquences n’autoriserait pas une loi d’intolérance. Une opinion qui prescrirait indirectement la sédition ou l’assassinat comme un devoir pourrait seule être traitée comme un délit ; mais, dans ce cas, ce n’est plus d’intolérance religieuse qu’il s’agit, mais de l’ordre et du repos de la société.

Si maintenant nous considérons la justice et le maintien des droits des hommes, nous trouverons que la liberté des opinions, celle de les professer publiquement, et de s’y conformer dans sa conduite en tout ce qui ne donne point atteinte aux droits d’un autre homme, est un droit aussi réel que la liberté personnelle ou la propriété des biens. Ainsi toute limitation apportée à l’exercice de ce droit est contraire à la justice, et toute loi d’intolérance est une loi injuste.

À la vérité, il ne faut ici entendre par loi qu’une loi permanente, parce qu’il est possible que l’espèce de fièvre que cause le zèle religieux exige pour un temps, dans un certain pays, un autre régime que l’état de santé ; mais alors la sûreté et le repos de ceux que l’on prive de leurs droits sont le seul motif légitime que puissent avoir des lois de cette espèce.

L’intérêt général de l’humanité, ce premier objet de tous les cœurs vertueux, demande la liberté d’opinions, de conscience, de culte : d’abord, parce qu’elle est le seul moyen d’établir entre les hommes une véritable fraternité ; car puisqu’il est impossible de les réunir dans les mêmes opinions religieuses, il faut leur apprendre à regarder, à traiter comme leurs frères ceux qui ont des opinions contraires aux leurs. Cette liberté est encore le moyen le plus sûr de donner aux esprits toute l’activité que comporte la nature humaine, de parvenir à connaître la vérité sur tous ces objets liés intimement avec la morale, et de la faire adopter à tous les esprits ; or l’on ne peut nier que la connaissance de la vérité ne soit pour les hommes le premier des biens. En effet, il est impossible qu’il s’établisse dans un pays ou qu’il y subsiste une loi permanente contraire à ce que l’opinion générale des hommes qui ont reçu une éducation libérale regardera comme opposé ou aux droits des citoyens ou à l’intérêt général. Il est impossible qu’une vérité aussi reconnue s’efface jamais de la mémoire, ou que l’erreur puisse l’emporter sur elle. C’est là, dans toutes les constitutions politiques, la seule barrière solide qu’on puisse opposer à l’oppression arbitraire, à l’abus de la force.

La politique pourrait-elle avoir d’autres vues ? La force réelle, la richesse, et surtout la félicité d’un pays, ne dépendent-elles pas de la paix qui règne dans l’intérieur de ce pays. Tous ces objets, liés entre eux, le sont avec la tolérance des opinions, et surtout des opinions religieuses, les seules qui puissent agiter le peuple.

La tolérance, dans les grands États, est nécessaire à la stabilité du gouvernement : en effet le gouvernement, disposant de la force publique, n’a rien à craindre tant que les particuliers qui chercheraient à le troubler ne pourront réunir assez d’hommes pour former une résistance capable de

balancer cette force publique, ou tant qu’ils ne pourront enlever au gouvernement la force dont il dispose. Or il est aisé de voir que les opinions religieuses, que l’intolérance oblige de se réunir en un plus petit nombre de classes, peuvent seules donner à des particuliers ce pouvoir dangereux. La tolérance, au contraire, ne peut produire aucun trouble, et enlève tout prétexte ; son effet nécessaire est de désunir les opinions : dans un pays partagé entre un grand nombre de sectes, aucune ne peut prétendre à dominer, et par conséquent toutes sont tranquilles.

Les partisans de l’intolérance politique ont dit, dans les pays protestants, qu’il ne fallait pas tolérer le papisme, parce qu’il tend à établir la puissance ecclésiastique sur les ruines de l’autorité du monarque ; et dans les pays catholiques, qu’il ne faut pas tolérer les communions protestantes, parce qu’elles sont ennemies du pouvoir absolu. Cette contradiction ne suffit-elle pas à un homme de bon sens pour en conclure qu’il faut les tolérer toutes, afin qu’aucune n’ayant de pouvoir, aucune ne puisse être dangereuse ?

Quelques personnes prétendent que la liberté de penser étant une suite naturelle de la tolérance, et la liberté de penser conduisant à la destruction de la morale, l’intolérance est nécessaire au bonheur des hommes : c’est calomnier la nature humaine. Quoi ! du moment où les hommes se mêlent de raisonner, ils deviennent des scélérats ! Quoi ! la vertu, la probité, ne peuvent s’appuyer que sur des sophismes qui disparaîtront dès qu’on sera libre de les attaquer ! Cette opinion est contredite par les faits. Parmi les hommes qui commettent des crimes, il y a beaucoup plus de gens crédules que de libres penseurs ; et il faut se garder de confondre la liberté de penser, produite par l’usage de la raison, avec ces maximes immorales qui sont depuis tous les temps à la bouche de la canaille de tous les pays : elles sont le fruit d’un instinct grossier, et non celui de la raison ; elles ne peuvent être attaquées et détruites que par elle.

Vous voulez, dites-vous, que les hommes aiment et pratiquent la vertu : préférez ceux qui veulent les rendre raisonnables à ceux qui s’occupent d’ajouter des erreurs étrangères aux erreurs où l’instinct peut entraîner.

Les hommes qui croient vraie la religion qu’ils professent doivent désirer la tolérance : d’abord, pour avoir le droit d’être tolérés eux-mêmes dans le pays où leur religion ne domine pas ; ensuite, pour que leur religion puisse subjuguer tous les esprits. Toutes les fois que les hommes ont la liberté de discuter, la vérité finit par triompher seule. Voyez comme, depuis le peu de temps où il a été permis de parler raison sur la magie, cette erreur si générale et si ancienne a disparu presque absolument. Croyez-vous donc qu’il faille des bourreaux et des assassins pour dégoûter les hommes de croire au dieu Fô, à Sammonocodom, etc. ?

Tandis que la nature, la raison, la politique, la vraie piété, prêchent la tolérance, quelques hommes voudraient bien persécuter : et si les gouvernements, plus éclairés, plus humains, ne leur immolent plus de victimes, on leur abandonne les livres ; on défend, sous des peines graves, d’écrire avec liberté. Qu’en arrive-t-il ? On porte dans les livres clandestins la liberté jusqu’à la licence ; et si l’on avance dans ces livres des principes dangereux,

aucun homme qui a de la morale ou de l’honneur ne veut les réfuter, pour peu que le nom de l’auteur soit soupçonné, et que sa personne puisse être compromise. Cette persécution sert donc seulement à ne laisser pour défenseurs à la cause de ceux qui les suscitent que des hommes méprisés.

D’autres fois, des corps très-respectables demandent hautement qu’on empêche de laisser entrer dans un royaume les livres où l’on combat leurs opinions. Ils ignorent apparemment que ces deux phrases : « Je vous prie d’employer votre crédit pour empêcher mon adversaire de combattre mes raisons, » ou bien : « Je ne crois pas aux opinions que je professe, » sont rigoureusement synonymes.

Que dirait-on d’un homme qui ne voudrait pas que son juge entendît les raisons de chaque partie ? Or, de quelque religion que vous soyez prêtres, quand il s’agit de vérité vous n’êtes que parties. La raison, la conscience de chaque homme est votre juge. Quel droit auriez-vous de l’empêcher de s’instruire ? Quel droit auriez-vous de l’empêcher d’instruire ses semblables ? Si votre croyance est susceptible de preuves, pourquoi craignez-vous qu’on l’examine ? Si elle ne l’est pas, si une grâce particulière d’un Dieu peut seule la persuader, pourquoi voulez-vous joindre une tyrannie humaine à cette force bienfaisante ?

Il existe en France un livre qui contient l’objection la plus terrible qu’on puisse faire contre la religion : c’est le tableau des revenus du clergé ; tableau trop bien connu, quoique les évêques aient refusé au roi de lui en donner un exemplaire. C’est là une de ces objections qui frappent le peuple comme le philosophe, et à laquelle il n’y a qu’une réponse : rendre à l’État ce que le clergé en a reçu, et rétablir la religion en vivant comme on prétend qu’ont vécu ceux qui l’ont établie. Écouteriez-vous un professeur de physique qui serait payé pour enseigner un système, et qui perdrait sa fortune s’il en enseignait un autre ? Écouteriez-vous un homme qui prêche l’humanité en se faisant appeler monseigneur, et la pauvreté volontaire en accumulant les bénéfices ?

On demande encore pourquoi le clergé, qui jouit d’environ un cinquième des biens de l’État, veut faire la guerre aux dépens du peuple ? S’il trouve certains livres dangereux pour lui, qu’il les fasse réfuter, et qu’il paye un peu plus cher ses écrivains. D’ailleurs, il n’en coûterait pas plus d’un ou deux millions par an pour retirer tous les exemplaires des livres irréligieux qui s’impriment en Europe ; cette dépense ne ferait pas un impôt d’un cinquantième sur les biens ecclésiastiques : aucune nation ne fait la guerre à si bon marché.

On a dit dans quelques brochures que les libres penseurs étaient intolérants : ce qui est absurde, puisque liberté de penser et tolérance sont synonymes. La preuve en était plaisante : c’est qu’ils se moquaient, disait-on, de leurs adversaires, et qu’ils se plaignaient des prérogatives odieuses ou nuisibles usurpées par le clergé. Il n’y a point d’intolérance à tourner en ridicule de mauvais raisonneurs. Si ces mauvais raisonneurs étaient tolérants et honnêtes, cela serait dur ; s’ils sont insolents et persécuteurs, c’est un acte de justice, c’est un service rendu au genre humain, mais ce

n’est jamais intolérance : se moquer d’un homme, ou le persécuter, sont deux choses bien distinctes.

Si les prérogatives qu’on attaque sont mal fondées, celui qui s’élève contre elles ne fait que réclamer des droits usurpés sur lui. Est-ce donc être intolérant que de faire un procès à celui qui a usurpé nos biens ? Le procès peut être injuste, mais il n’y a point là d’intolérance.

On a dit aussi que les libres penseurs étaient dangereux parce qu’ils formaient une secte : cela est encore absurde. Ils ne peuvent former de secte, puisque leur premier principe est que chacun doit être libre de penser et de professer ce qu’il veut ; mais ils se réunissent contre les persécuteurs, et ce n’est point faire secte que de s’accorder à défendre le droit le plus noble et le plus sacré que l’homme ait reçu de la nature[4].



  1. Voltaire, dans une note du chapitre xvii, dit avoir écrit cet ouvrage en 1762. Mais ce Traité ne fut achevé qu’en 1763, puisque, dans le chapitre x, l’auteur parle de la dernière guerre à laquelle mit fin le traité de paix du 10 février 1763. Au commencement du chapitre xxv, il parle même du 7 mars ; l’impression n’eut lieu que quelques mois plus tard. Des exemplaires étaient parvenus à Paris au commencement de décembre (voyez la lettre de d’Alembert, du 8 décembre). En reproduisant, en 1765, le Traité sur la Tolérance dans la seconde partie des Nouveaux Mélanges, Voltaire ajouta l’article qui le termine.

    Les Prestiges du Traité de la Tolérance, imprimés en 1763, sont en 24 pages petit in-8°. On reproche à l’auteur d’avoir écrit en polisson. L’abbé Nonotte avait, comme on sait, publié en 1762 les Erreurs de Voltaire. L’abbé Loisson, né en 1711, mort en 1783, est auteur du Supplément aux Erreurs de Voltaire, ou Réfutation complète de son Traité sur la Tolérance, 1779, in-12. C’est sur la note relative au veau d’or, dans le chapitre xii, que porte la Lettre du rabbin Aaron Mathathaï à Guillaume Vadé, traduite du hollandais par le lévite Joseph Ben-Jonathan, et accompagnée de notes plus utiles ; 1765, in-8° de 24 pages, qui doit être de l’abbé Guenée, car il se retrouve presque textuellement dans la cinquième des Lettres de quelques Juifs.

    Dans plusieurs éditions des Œuvres de Voltaire, on avait supprimé quatre notes de notes du Traité de la Tolérance. Je les ai rétablies (page 62) ; mais, pour ne pas employer un trop petit caractère, je les ai mises dans la note même, et entre parenthèses. Les additions que j’ai faites dans les notes sont entre deux crochets. (B.) — Voyez d’autres pièces sur les Calas, tome XXIV, pages 365-412.

  2. La réunion du parlement d’Irlande et du parlement d’Angleterre en un seul date de 1800. (B.)
  3. Voyez dans les Fragments sur l’Histoire, l’Essai sur les Dissensions des Églises de Pologne.
  4. Entre cet avertissement et le Traité sur la Tolérance, qui suit, l’édition de Kehl contenait une lettre à M. Chardon, maître des requêtes, etc., sur l’affaire de Sirven, que d’après le conseil de feu Decroix, l’un des éditeurs de Kehl, j’ai placée dans la Correspondance, au mois de février 1768. (B.)