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Traité sur les apparitions des esprits/II/39

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CHAPITRE XXXIX.

Extrait des Ouvrages politiques de M. l’Abbé
de S. Pierre, tome 4. pag. 57.

ON me dit derniérement à Valogne, qu’un bon Prêtre de la Ville qui apprend à lire aux enfans, nommé M. Bezuel, avoit eu une apparition en plein jour, il y a dix ou douze ans ; comme cela avoit fait d’abord beaucoup de bruit à cauſe de ſa réputation de probité & de ſincérité, j’eus la curioſité de l’entendre conter lui-même ſon avanture. Une Dame de mes parentes qui le connoiſſoit, l’envoya prier à diner hier 7 Janvier 1708. & comme d’un côté je lui marquai du déſir de ſavoir la choſe de lui-même, & que de l’autre c’étoit pour lui une ſorte de diſtinction honorable, d’avoir eu en plein jour une apparition d’un de ſes camarades, il nous la conta avant diner ſans ſe faire prier, & d’une maniére aſſez naïve.


FAIT.

En 1695. nous dit M. Bezuel, étant jeune Ecolier d’environ 15 ans, je fis connoiſſance avec les deux enfans d’Abaquene Procureur, Ecoliers comme moi. L’aîné étoit de mon âge, le cadet avoit dix-huit mois de moins ; il s’appelloit Desfontaines : nous faiſions nos promenades & toutes nos parties de plaiſir enſemble, & ſoit que Desfontaines eût plus d’amitié pour moi, ſoit qu’il fût plus gai, plus complaiſant, plus ſpirituel que ſon frere, je l’aimois auſſi davantage.

En 1696. nous promenants tous deux dans le cloître des Capucins, il me conta qu’il avoit lû depuis peu une hiſtoire de deux amis qui s’étoient promis, que celui qui mourroit le premier viendroit dire des nouvelles de ſon état au vivant ; que le mort revint, & lui dit des choſes ſurprenantes. Sur cela Desfontaines me dit qu’il avoit une grace à me demander, qu’il me la demandoit inſtamment : c’étoit de lui faire une pareille promeſſe, & que de ſon côté il me la feroit ; je lui dis que je ne voulois point. Il fut pluſieurs mois à m’en parler ſouvent & très ſérieuſement ; je réſiſtois toujours. Enfin vers le mois d’Août 1696. comme il devoit partir pour aller étudier à Caen, il me preſſa tant les larmes aux yeux, que j’y conſentis : il tira dans le moment deux petits papiers qu’il avoit écrits tout prêts, l’un ſigné de ſon ſang, où il me promettoit en cas de mort de me venir dire des nouvelles de ſon état, l’autre où je lui promettois pareille choſe. Je me piquai au doigt, il en ſortit une goutte de ſang, avec lequel je ſignai mon nom ; il fut ravi d’avoir mon billet, & en m’embraſſant il me fit mille remercimens.

Quelque tems après il partit avec ſon frere. Notre ſéparation nous cauſa bien du chagrin : nous nous écrivions de tems en tems de nos nouvelles, & il n’y avoit que ſix ſemaines que j’avois reçu de ſes lettres, lorſqu’il m’arriva ce que je m’en vais vous conter.

Le 31 Juillet 1697. un Jeudi, il m’en ſouviendra toute ma vie, feu M. de Sortoville, auprès de qui je logeois & qui avoit eu de la bonté pour moi, me pria d’aller à un pré, près des Cordeliers, & d’aider à preſſer ſes gens qui faiſoient du foin ; je n’y fus pas un quart d’heure, que vers les deux heures & demie je me ſentis tout d’un coup étourdi, & pris d’une foibleſſe : je m’appuyai envain ſur ma fourche à foin, il fallut que je me miſſe ſur un peu de foin, où je fus environ une demi-heure à reprendre mes eſprits. Cela ſe paſſa ; mais comme jamais rien de ſemblable ne m’étoit arrivé, j’en fus ſurpris, & je craignis le commencement d’une maladie : il ne m’en reſta cependant que peu d’impreſſion le reſte du jour ; il eſt vrai que la nuit je dormis moins qu’à l’ordinaire.

Le lendemain à pareille heure, comme je menois au pré M. de S. Simon petit fils de M. de Sortoville, qui avoit alors dix ans, je me trouvai en chemin attaqué d’une pareille foibleſſe ; je m’aſſis ſur une pierre à l’ombre. Cela ſe paſſa, & nous, continuames notre chemin : il ne m’arriva rien de plus ce jour là ; & la nuit je ne dormis guére.

Enfin le lendemain deuxiéme jour d’Août, étant dans le grenier où on ſerroit le foin que l’on apportoit du pré, préciſément à la même heure, je fus pris d’un pareil étourdiſſement & d’une pareille foibleſſe, mais plus grande que les autres : je m’évanouis & perdis connoiſſance ; un des laquais s’en apperçut : on m’a dit qu’on me demanda alors qu’eſt-ce que j’avois, & que je répondis : J’ai vû ce que je n’aurois jamais crû ; mais il ne me ſouvient ni de la demande ni de la réponſe : cela cependant s’accorde à ce qu’il me ſouvient avoir vû alors comme une perſonne nue à mi-corps, mais que je ne reconnus cependant point. On m’aida à deſcendre de l’échelle : je me tenois bien aux échelons ; mais comme je vis Desfontaines mon camarade au bas de l’échelle, la foibleſſe me reprit, ma tête s’en alla entre deux échelons, & je perdis encore connoiſſance : on me deſcendit, & on me mit ſur une groſſe poutre, qui ſervoit de ſiége dans la grande place des Capucins ; je m’y aſſis : je n’y vis plus alors M. de Sortoville, ni ſes Domeſtiques, quoique préſens ; mais appercevant Desfontaines vers le pied de l’échelle, qui me faiſoit ſigne de venir à lui, je me reculai ſur mon ſiége comme pour lui faire place, & ceux qui me voyoient & que je ne voyois point, quoique j’euſſe les yeux ouverts, remarquerent ce mouvement.

Comme il ne venoit point, je me levai pour aller à lui : il s’avança vers moi, me prit le bras gauche de ſon bras droit, & me conduiſit à trente pas de-là dans une rue écartée, me tenant ainſi accroché. Les domeſtiques croyant que mon étourdiſſement étoit paſſé, & que j’allois à quelques néceſſités, s’en allerent chacun à leur beſogne, excepté un petit laquais qui vint dire à M. de Sortoville que je parlois tout ſeul. M. de Sortoville crut que j’étois ivre ; il s’approcha, & m’entendit faire quelques queſtions & quelques réponſes qu’il m’a dit depuis.

Je fus là près de trois quarts d’heure à cauſer avec Desfontaines. Je vous ai promis, me dit-il, que ſi je mourois avant vous, je viendrois vous le dire. Je me noyai avant-hier à la riviére de Caen, à peu près à cette heure ci : j’étois à la promenade avec tels & tels, il faiſoit grand chaud, il nous prit envie de nous baigner, il me vint une foibleſſe dans la riviére, & je tombai au fond. L’Abbé de Menil-Jean mon camarade plongea pour me reprendre, je ſaiſis ſon pied ; mais ſoit qu’il eût peur que ce ne fût un Saumon, par ce que je le ſerrois bien fort, ſoit qu’il voulût promptement remonter ſur l’eau, il ſecoua ſi rudement le jaret, qu’il me donna un grand coup ſur la poitrine, & me jetta au fond de la riviére, qui eſt là fort profonde.

Desfontaines me conta enſuite tout ce qui leur étoit arrivé dans la promenade, & de quoi ils s’étoient entretenus. J’avois beau lui faire des queſtions s’il étoit ſauvé, s’il étoit damné, s’il étoit en purgatoire, ſi j’étois en état de grace, & ſi je le ſuivrois de près, il continua ſon diſcours comme s’il ne m’avoit point entendu, & comme s’il n’eût point voulu m’entendre.

Je m’approchai pluſieurs fois pour l’embraſſer ; mais il me parut que je n’embraſſois rien : je ſentois pourtant bien qu’il me tenoit fortement par le bras, & que lorſque je tâchois de détourner ma tête pour ne le plus voir, parce que je ne le voyois qu’en m’affligeant, il me ſecouoit le bras, comme pour m’obliger à le regarder & à l’écouter.

Il me parut toujours plus grand que je ne l’avois vû, & plus grand même qu’il n’étoit lors de ſa mort, quoiqu’il eût grandi depuis 18 mois que nous ne nous étions vûs : je le vis toujours à mi-corps & nud, la tête nue avec ſes beaux cheveux blonds, & un écriteau blanc entortillé dans ſes cheveux ſur ſon front, ſur lequel il y avoit de l’écriture, où je ne pus lire que ces mots, In &c.

C’étoit ſon même ſon de voix : il ne me parut ni gai ni triſte ; mais, dans une ſituation calme & tranquille ; il me pria quand ſon frere ſeroit revenu, de lui dire certaines choſes pour dire à ſon pere & à ſa mere ; il me pria de dire les ſept pſeaumes qu’il avoit eu en pénitence le Dimanche précédent, qu’il n’avoit pas encore récités ; enſuite il me recommanda encore de parler à ſon frere, & puis me dit adieu, s’éloigna de moi en me diſant, juſques, juſques, qui étoit le terme ordinaire dont il ſe ſervoit quand nous nous quittions à la promenade pour aller chacun chez nous.

Il me dit que lorſqu’il ſe noyoit, ſon frere en écrivant une traduction, s’étoit repenti de l’avoir laiſſé aller ſans l’accompagner, craignant quelques accidens ; il me peignit ſi bien où il s’étoit noyé, & l’arbre de l’avenue de Louvigni où il avoit écrit quelques mots, que deux ans après me trouvant avec le feu Chevalier de Gotot, un de ceux qui étoient avec lui lorſqu’il ſe noya, je lui marquai l’endroit même, & qu’en comptant les arbres d’un certain côté que Desfontaines m’avoit ſpécifié, j’allois droit à l’arbre, & je trouvois ſon écriture : il me dit auſſi que l’article des ſept pſeaumes étoit vrai, & qu’au ſortir de confeſſion ils s’étoient dit leur pénitence ; ſon frere me dit depuis qu’il étoit vrai qu’à cette heure là il écrivoit ſa verſion, & qu’il ſe reprocha de n’avoir pas accompagné ſon frere.

Comme je paſſai près d’un mois ſans pouvoir faire ce que m’avoit dit Deſfontaines à l’égard de ſon frere, il m’apparut encore deux ſois avant diner, à une maiſon de campagne où j’étois allé dîner à une lieuë d’ici. Je me trouvai mal ; je dis qu’on me laiſſât, que ce n’étoit rien, que j’allois revenir : j’allai dans le coin du jardin. Desfontaines m’ayant apparu, il me fit des reproches de ce que je n’avois pas encore parlé à ſon frere, & m’entretint encore un quart d’heure ſans vouloir répondre à mes queſtions.

En allant le matin à Notre-Dame de la Victoire, il m’apparut encore, mais pour moins de tems, & me preſſa toujours de parler à ſon frere, & me quitta en me diſant toujours juſques, juſques, & ſans vouloir répondre à mes queſtions.

C’eſt une choſe remarquable, que j’eus toujours une douleur à l’endroit du bras qu’il m’avoit ſaiſi la premiére fois, juſqu’à ce que j’euſſe parlé à ſon frere ; je fus trois jours que je ne dormois pas de l’étonnement où j’étois. Au ſortir de la premiére converſation, je dis à M. de Varouville mon voiſin & mon camarade d’école, que Desfontaines avoit été noyé, qu’il venoit lui-même de m’apparoître & de me le dire : il s’en alla toujours courant chez les parens pour ſçavoir ſi cela étoit vrai ; on en venoit de recevoir la nouvelle, mais par un mal entendu il comprit que c’étoit l’aîné. Il m’aſſura qu’il avoit lû la lettre de Desfontaines, & il le croyoit ainſi ; je lui ſoutins toujours que cela ne pouvoit pas être, & que Desfontaines lui-même m’étoit apparu : il retourna, revint, & me dit en pleurant, cela n’eſt que trop vrai.

Il ne m’eſt rien arrivé depuis, & voilà mon avanture au naturel : on l’a contée diverſement ; mais je ne l’ai contée que comme je viens de vous le dire. Le feu Chevalier de Gotot m’a dit que Desfontaines eſt auſſi apparu à M. de Menil-Jean. Mais je ne le connois point ; il demeure à vingt lieues d’ici du côté d’Argentan, & je ne puis en rien dire de plus.

Voilà un récit bien ſingulier & bien circonſtancié rapporté par M. l’Abbé de S. Pierre, qui n’eſt nullement crédule, & qui met tout ſon eſprit & toute ſa philoſophie à expliquer les évenemens les plus extraordinaires par des raiſonnemens phyſiques, par le concours des atômes, des corpuſcules, les écoulemens des eſprits inſenſibles & de la tranſpiration. Mais tout cela eſt tiré de ſi loin, & fait une violence ſi ſenſible aux ſujets & à leurs circonſtances, que les plus crédules ne ſauroient s’y rendre.

Il eſt ſurprenant que ces Meſſieurs qui ſe piquent de force d’eſprit, & qui rejettent avec tant de hauteur tout ce qui paroît ſurnaturel, ſoient ſi faciles à admettre des ſyſtêmes philoſophiques beaucoup plus incroyables, que les faits mêmes qu’ils combattent. Ils ſe forment des doutes ſouvent très-mal fondés, & les attaquent par des principes encore plus incertains. Cela s’appelle réfuter une difficulté par une autre, réſoudre un doute par des principes encore plus douteux.

Mais, dira-t-on, d’où vient que tant d’autres perſonnes, qui s’étoient engagées de venir dire des nouvelles de l’immortalité de l’Ame après leur mort, ne ſont pas revenues ? Sénéque parle d’un Philoſophe Stoïcien, nommé Julius Canus, qui ayant été condamné à mort par Jules-Céſar, dit hautement, qu’il alloit apprendre la vérité de cette queſtion qui les partageoit, ſçavoir ſi l’Ame étoit immortelle ou non. Et on ne lit pas qu’il ſoit revenu. La Motte le Vayer étoit convenu avec ſon ami Baranzan Barnabite, que le premier d’entr’eux qui mourroit, avertiroit l’autre de l’état où il ſe trouveroit. Baranzan mourut, & ne revint point.

De ce que les morts reviennent quelquefois, il ſeroit imprudent de conclure qu’ils reviennent toujours. Et de même ce ſeroit mal raiſonner que de dire qu’ils ne reviennent jamais, parce qu’ayant promis de revenir, ils ne ſont pas revenus. Il faudroit pour cela ſuppoſer, qu’il eſt au pouvoir des Ames de revenir & d’apparoître quand elles veulent, & ſi elles veulent ; mais il paroît indubitable au contraire que cela n’eſt point en leur pouvoir, & que ce n’eſt que par une permiſſion très-particuliére de Dieu, que les Ames ſéparées du corps paroiſſent quelquefois aux vivans.

On voit dans l’Hiſtoire du mauvais Riche, que Dieu ne voulut pas lui accorder la grace qu’il lui demandoit de renvoyer ſur la terre quelques-uns de ceux qui étoient avec lui dans l’Enfer. De pareilles raiſons tirées de l’endurciſſement ou de l’incrédulité des mortels, ont pû empêcher de même le retour de Julius Canus, ou de Baranzan. Le retour des Ames & leur apparition n’eſt pas une choſe naturelle, ni qui ſoit du choix des Trépaſſés. C’eſt un effet ſurnaturel & qui tient du miracle.

Saint Auguſtin[1], dit à ce ſujet, que ſi les morts s’intéreſſent à ce qui regarde les vivans, & s’il eſt en leur pouvoir de revenir viſiter les vivans, ſainte Monique ſa Mere qui l’aimoit ſi tendrement, & qui le ſuivoit par mer & par terre pendant ſa vie, ne manqueroit pas de le viſiter toutes les nuits, & de le venir conſoler dans ſes peines ; car il ne faut pas s’imaginer qu’elle ſoit devenue moins compatiſſante depuis qu’elle eſt devenue bienheureuſe : abſit ut facta ſit vitâ feliciore crudelis.

Le Retour des Ames, leurs apparitions, l’exécution des promeſſes que quelques perſonnes ſe ſont faites de venir dire à leurs amis des nouvelles de ce qui ſe paſſe en l’autre monde, n’eſt pas en leur pouvoir. Tout cela eſt entre les mains de Dieu.


  1. Aug. de curâ gerend. pro mortuis, c. 13. pag. 526.