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Traité sur les apparitions des esprits/II/51

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CHAPITRE LI.

Application de ces Exemples aux Vampires.

EN ſuppoſant ces faits, que je crois inconteſtables, ne pourra-t-on pas croire, que les Vampires de Hongrie, de Siléſie & de Moravie, ſont de ces hommes qui ſont morts de maladies chaudes, & qui ont conſervé dans leurs tombeaux un reſte de vie à peu près comme ces animaux dont nous avons parlé, & comme ces oiſeaux qui s’enfoncent pendant l’hiver dans les lacs ou les marais de la Pologne & des pays Septentrionnaux ? Ils ſont ſans reſpiration & ſans mouvement, mais non toutefois ſans vie. Ils reprennent leur mouvement & leur activité, lorſqu’au retour du printems le Soleil échauffe les eaux, ou lorſqu’on les approche d’un feu modéré, ou qu’on les apporte dans un poële échauffé d’une chaleur temperée : alors on les voit revivre & faire leurs fonctions ordinaires, que le froid avoit ſuſpendues.

Ainſi les Vampires dans leurs tombeaux reprennent la vie après un certain tems, & leur ame ne les abandonne abſolument qu’après l’entiere diſſolution & la décompoſition des parties de leur corps, & lorſque les organes étant abſolument briſés, corrompus & dérangés, elle ne peut plus faire par leur moyen aucunes fonctions vitales ; d’où vient que les peuples des pays dont nous avons parlé, les empalent, leur coupent la tête, les brûlent, pour ôter à leurs ames toute eſpérance de les animer de nouveau, & de s’en ſervir pour moleſter les vivans.

Pline parlant[1] de l’ame d’Hermotime de Clazoméne, qui s’abſentoit de ſon corps, & racontoit diverſes choſes éloignées, qu’elle diſoit avoir vûes, & qui en effet ne pouvoient être connues que d’une perſonne qui y avoit été préſente, dit que les ennemis d’Hermotime nommés Cantandes, brûlerent ce corps, qui ne donnoit preſqu’aucun ſigne de vie, & ôterent ainſi à l’ame le moyen de revenir loger dans ſon étui : donec cremato corpore interim ſemianimi, remeanti animæ velut vaginam ademerint.

Origene avoit ſans doute puiſé dans les Anciens ce qu’il enſeigne[2] que les Ames qui de leur nature ſont ſpirituelles, prennent au ſortir de leur corps terreſtre un autre corps ſubtil, d’une forme toute ſemblable au corps groſſier qu’elles viennent de quitter, qui eſt à leur égard comme une eſpéce de fourreau ou d’étui, & que c’eſt avec ce corps ſubtil qu’elles apparoiſſent quelquefois autour de leur tombeau. Il fonde ſon ſentiment ſur ce qui eſt dit dans l’Evangile du Lazare & du mauvais Riche[3], qui ont tous deux des corps, puiſqu’ils ſe parlent, & ſe voient, & que le mauvais Riche demande une goute d’eau pour rafraichir ſa langue.

Je ne défends pas ce raiſonnement d’Origene ; mais ce qu’il dit d’un corps ſubtil, qui a la forme du corps terreſtre dont l’ame étoit revêtue avant ſa mort, eſt tout-à-fait ſemblable au ſentiment des Anciens dont nous avons parlé art. IV.

Que les corps qui ſont morts de maladie violente, ou qui ont été exécutés pleins de ſanté, ou qui ſont ſimplement évanouis, végetent ſous la terre & dans leurs tombeaux ; que leurs barbes, leurs cheveux & leurs ongles croiſſent ; qu’ils rendent du ſang ; qu’ils ſoient ſouples & maniables ; qu’ils ne ſentent point mauvais ; qu’ils rendent des excremens, ou choſes ſemblables, ce n’eſt pas ce qui nous embarraſſe : la végétation du corps humain peut produire tous ces effets ; qu’ils mangent même & qu’ils dévorent ce qui eſt autour d’eux : la rage dont un homme enterré tout vivant eſt tranſporté, lorſqu’il ſe reveille de ſon engourdiſſement, ou de ſa ſyncope, doit naturellement le porter à ces excès de violence. Mais la grande difficulté eſt d’expliquer comment les Vampires ſortent de leurs tombeaux pour venir infeſter les vivans, & comment ils y rentrent : car toutes les relations que nous voyons, ſuppoſent la choſe comme certaine, ſans nous en raconter ni la maniere, ni les circonſtances, qui ſeroient pourtant ce qu’il y auroit de plus intéreſſant dans ce récit.

Comment un corps couvert de quatre ou cinq pieds de terre, n’ayant aucun jeu pour ſe mouvoir & ſe débarraſſer, enveloppé de linges, couvert d’ais, peut-il ſe faire jour & revenir ſur la terre, & y cauſer les effets que l’on en raconte ; & comment après cela retourne-t-il en ſon premier état, & rentre-t-il ſous la terre, où on le trouve ſain, entier, plein de ſang & dans la ſituation d’un corps vivant ? Dira-t-on que ces corps pénétrent les terres ſans les ouvrir, comme l’eau & les vapeurs qui entrent dans la terre, ou qui en ſortent, ſans en déranger ſenſiblement les parties ? Il ſeroit à ſouhaiter que les relations que l’on nous a données du Retour des Vampires, ſe fuſſent mieux expliquées ſur ce ſujet.

En ſuppoſant que leurs corps ne bougent de leurs tombeaux, que ce ſont ſeulement leurs Fantômes qui apparoiſſent aux vivans, qu’elle ſera la cauſe qui produira ces Fantômes, qui les animera ? Sera-ce l’ame de ces défunts, qui ne les a pas encore abandonnés, ou quelque Démon, qui les fera paroitre ſous un corps emprunté & fantaſtique ; & ſi ce ſont des corps fantaſtiques, comment viennent-ils ſucer le ſang des vivans ? Nous retombons toujours dans l’embarras, ſavoir ſi ces apparitions ſont naturelles ou miraculeuſes.

Un Prêtre de bon eſprit m’a raconté il y a peu de tems, que voyageant dans la Moravie, il fut invité par M. Jeanin Chanoine de la Cathédrale d’Olmuz de l’accompagner à leur village nommé Liebava, où il étoit nommé Commiſſaire par le Conſiſtoire de l’Evêché, pour informer ſur le fait d’un certain fameux Vampire, qui avoit cauſé beaucoup de déſordre dans ce village de Liebava quelques années auparavant.

L’on procéda, l’on ouit des témoins, on obſerva les regles ordinaires de Droit : les témoins dépoſerent qu’un certain habitant notable du lieu de Liebava avoit ſouvent inquiété les vivans dudit lieu pendant la nuit ; qu’il étoit ſorti du cimetiere, & avoit paru dans pluſieurs maiſons il y avoit environ trois ou quatre ans ; que ſes viſites importunes étoient ceſſées, parce qu’un étranger Hongrois paſſant par le village dans le tems de ces bruits, s’étoit vanté de les faire paſſer, & de faire diſparoître le Vampire. Pour ſatisfaire à ſa promeſſe, il monta ſur le clocher de l’Egliſe, & obſerva le moment auquel le Vampire ſortoit de ſon tombeau, laiſſant auprès de la foſſe les linges dans leſquels il étoit enſéveli, puis alloit par le village inquiéter les habitans.

Le Hongrois l’ayant donc vû ſortir de ſa foſſe, deſcend promptement du clocher, enleve les linges du Vampire, & les emporte avec lui ſur la tour. Le Vampire étant revenu de faire ſes tours, & ne trouvant plus ſes habits, crie beaucoup contre le Hongrois, qui lui fait ſigne du haut de la tour, s’il veut ravoir ſes habits, qu’il vienne les chercher : le Vampire ſe met en devoir de monter au clocher ; mais le Hongrois le renverſe de l’échelle, & lui coupe la tête avec une bêche : telle fut la fin de cette tragédie.

Celui qui m’a raconté cette hiſtoire, n’a rien vû, ni lui, ni ce Seigneur qui étoit envoyé pour Commiſſaire : ils ouirent ſeulement le rapport des payſans du lieu, gens fort ignorans, fort ſuperſtitieux, fort crédules, & infiniment prévenus ſur le fait du Vampiriſme.

Comme nous tenons tout ce qu’on dit ſur ce fait pour vain & frivole, plus il y a d’abſurdité & de contradiction dans les différens récits qu’on en fait, plus il y aura de preuves pour nous confirmer dans le jugement que nous en portons.

Mais ſuppoſant qu’il y ait quelque réalité dans le fait de ces Apparitions des Vampires, les attribuera-t-on à Dieu, aux Anges, aux Ames de ces Revenans, ou au Démon ? Dans cette derniere ſuppoſition, dira-t-on que le Démon ſubtiliſera ces corps, & leur donnera la puiſſance de pénétrer les terres ſans les déranger ; de ſe gliſſer à travers les fentes & les joints d’une porte, de paſſer par le trou d’une ſerrure, de s’allonger, de s’appetiſſer, de ſe réduire à la nature de l’air ou de l’eau pour pénétrer les terres ; enfin de les mettre en l’état où nous croyons que ſeront les corps des Bienheureux après la réſurrection, & où étoit celui de notre Sauveur après ſa réſurrection, qui ne ſe laiſſoit voir qu’à ceux à qui il jugeoit à propos, & qui ſans ouvrir les portes[4] parut tout à coup au milieu de ſes Diſciples : Jeſus venit januis clauſis.

Mais quand on avoueroit que le Démon pourroit ranimer ces corps, & leur donner le mouvement pour quelque tems, pourroit-il auſſi allonger, diminuer, raréfier, ſubtiliſer les corps de ces Revenans, & leur donner la faculté de pénétrer la terre, les portes, les fenêtres ? Il n’y a nulle apparence qu’il ait reçu de Dieu ce pouvoir, & l’on ne conçoit pas même qu’un corps terreſtre, matériel & groſſier puiſſe être réduit en cet état de ſubtilité & de ſpiritualité ſans détruire la configuration de ſes parties, & ſans ruiner l’œconomie de ſa ſtructure ; ce qui ſeroit contre l’intention du Démon, & mettroit ce corps hors d’état d’apparoître, de ſe faire voir, d’agir & de parler, & enfin d’être mis en pieces & brûlé, comme il ſe voit & ſe pratique communément dans la Moravie, dans la Pologne, & dans la Siléſie. Ces difficultés ſubſiſtent envers ceux dont nous avons parlé, qui étant excommuniés, ſe levoient de leurs tombeaux, & ſortoient de l’Egliſe à la vûe de tout le monde.

Il faut donc demeurer dans le ſilence ſur cet article, puiſqu’il n’a pas plû à Dieu de nous révéler, ni quelle eſt l’étendue du pouvoir du Démon, ni la maniere dont ces choſes ſe peuvent faire. Il y a même beaucoup d’apparence, que tout ce qu’on en dit n’eſt qu’une illuſion ; & quand il y auroit en cela quelque réalité, nous pourrions bien nous conſoler de notre ignorance à cet égard, puiſqu’il y a tant de choſes naturelles, qui ſe paſſent dans nos corps & autour de nous, dont la cauſe & la maniere nous ſont inconnues.


  1. Plin. Hiſt natur. lib. 7. c. 52.
  2. Orig. de Reſurrect. fragment lib. I. p. 35. nov. Edit. Et contra Celſum, lib. 7. pag. 679.
  3. Luc. xvj. 22. 23.
  4. Joan. xx. 26.