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Traité sur les apparitions des esprits/II/52

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CHAPITRE LII.

Examen du ſentiment qui veut, que le Démon
faſcine les yeux de ceux à qui les
Vampires apparoiſſent.

CEux qui ont recours à la faſcination des ſens pour expliquer ce qu’on raconte des Apparitions des Vampires, ſe jettent dans un plus grand embarras, que ceux qui reconnoiſſent de bonne foi la réalité de ces événemens : car la faſcination conſiſte ou dans la ſuſpenſion des ſens, qui ne peuvent voir ce qui ſe paſſe à leur vûe, comme celle dont furent frappés ceux de Sodôme[1], qui ne pouvoient découvrir la porte de Loth, quoiqu’elle fût devant leurs yeux ; ou celle des Diſciples d’Emaüs, dont il eſt dit[2] que leurs yeux étoient retenus pour ne pas reconnoître Jeſus-Chriſt, qui leur parloit en chemin, & qu’ils ne reconnurent qu’a la fraction du pain : ou elle conſiſte dans un objet repréſenté aux ſens d’une façon différente de ce qu’il eſt en lui-même, comme celle des Moabites[3] qui crurent voir les eaux teintes du ſang des Iſraélites, quoiqu’il n’y eût que de ſimples eaux, ſur leſquelles les rayons du Soleil étoient réfléchis, & les faiſoient paroître rougeâtres ; ou celle des Soldats Syriens envoyés pour prendre Eliſée[4] que ce Prophéte conduiſit juſques dans Samarie, ſans qu’ils reconnuſſent, ni le Prophéte, ni cette ville.

Cette faſcination de quelque maniere qu’on la conçoive, eſt certainement au deſſus des forces ordinaires & connues des hommes : par conſéquent aucun homme ne peut naturellement la produire ; mais eſt-elle au-deſſus des forces naturelles d’un Ange ou d’un Démon ? C’eſt ce qui nous eſt inconnu, & qui nous oblige de ſuſpendre notre jugement ſur cette queſtion.

Il y a une autre ſorte de faſcination, qui conſiſte en ce que la vûe d’une perſonne, ou d’une choſe, la louange qu’on lui donne, l’envie qu’on lui porte, produiſent dans l’objet cerains mauvais effets, contre leſquels les Anciens avoient grand ſoin de ſe prémunir, & de précautionner leurs enfans, en leur faiſant porter au col des préſervatifs, ou amulétes.

On pourroit ſur cela apporter un grand nombre de paſſages des Grecs & des Latins, & j’apprends qu’encore aujourd’hui en pluſieurs endroits de la Chrétienté, l’on eſt dans la perſuaſion de l’efficace de ces faſcinations. Mais il faut avouer trois choſes : la premiere, que l’effet de ces faſcinations prétendues eſt très-douteux : la ſeconde, que quand il ſeroit certain, il eſt très-difficile, pour ne pas dire impoſſible de l’expliquer ; & la troiſiéme enfin, qu’il ne peut raiſonnablement s’appliquer à la matiere des Apparitions, ni des Vampires.

Si les Vampires ou les Revenans ne ſont pas réellement reſſuſcités, ni leurs corps ſpiritualiſés & ſubtiliſés, comme nous croyons l’avoir prouvé, & ſi nos ſens ne ſont pas trompés par la faſcination, comme nous venons de le voir ; je doute qu’il y ait d’autre parti à prendre dans cette queſtion que de nier abſolument le Retour de ces Vampires, ou de croire qu’ils ne ſont qu’endormis, ou engourdis : car s’ils ſont véritablement reſſuſcités, & ſi tout ce qu’on nous raconte de leur Retour eſt véritable ; s’ils parlent, s’ils agiſſent, s’ils raiſonnent, s’ils ſucent le ſang des vivans, ils doivent ſavoir ce qui ſe paſſe en l’autre vie, & ils devroient en inſtruire leurs parens & leurs amis ; ce qu’ils ne font pas. Au contraire ils les traitent en ennemis ; ils les tourmentent, leur ôtent la vie, leur ſucent le ſang, les font périr de langueur.

Si ce ſont des prédeſtinés & des bienheureux, d’où vient qu’ils inquiétent & tourmentent les vivans, leurs plus proches parens, leurs enfans, & cela à propos de rien, & ſimplement pour mal faire ? Si ce ſont des perſonnes à qui il reſte quelque choſe à expier dans le Purgatoire, & qui ayent beſoin des prieres des vivans, que ne s’expliquent-ils ſur leur état ? Si ce ſont des réprouvés & des damnés, que viennent-ils faire ſur la terre ? Peut-on comprendre que Dieu leur permette de venir ainſi ſans raiſon, ſans néceſſité moleſter leurs familles, & leur cauſer la mort ?

Si ces Revenans ſont réellement morts, en quelque état qu’ils ſoient dans l’autre monde, ils jouent un fort mauvais perſonnage, & le ſoutiennent encore plus mal.


  1. Geneſ. xix ij.
  2. Luc. xxiv. 16.
  3. III. Reg. iij. 23.
  4. IV. Reg. iv. 19. 20.