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Traité sur les apparitions des esprits/II/63

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CHAPITRE LXIII.

DISSERTATION
d’un Anonyme,
Sur ce qu’on doit penſer de l’Apparition
des Eſprits, à l’occaſion de l’aventure
arrivée à S. Maur en 1706.

VOus m’avez prévenu, Monſieur, au ſujet de l’Eſprit de S. Maur qui fait tant de bruit à Paris : car j’étois dans la réſolution de vous envoyer un petit détail de cet évenemens, afin que vous me fiſſiez part de vos réflexions ſur une matiére ſi délicate, & qui intéreſſe ſi fort tout le Public. Mais puiſque vous avez lû la relation, je ne puis comprendre que vous ayez héſité un moment à vous déterminer ſur ce que vous en deviez penſer. Ce que vous me faites l’honneur de me dire, que vous avez ſuſpendu votre jugement juſqu’à ce que je vous euſſe fait part du mien, m’eſt trop glorieux pour que je puiſſe me le perſuader, & je trouve plus d’apparence à croire, que c’eſt un tour que vous me voulez jouer, pour voir de quelle maniére je me tirerai d’un pas ſi gliſſant. Cependant je ne puis réſiſter aux priéres ou plutôt aux ordres dont eſt remplie votre lettre ; & j’aime mieux m’expoſer aux plaiſanteries des Eſprits forts, ou aux reproches des crédules, qu’à la colére des perſonnes dont vous me menacez.

Vous demandez ſi je crois qu’il revienne des Eſprits, & ſi le fait arrivé à S. Maur peut être attribué à quelqu’une de ces ſubſtances incorporelles.

Pour répondre à vos deux queſtions dans le même ordre que vous me les propoſez, je vous dirai d’abord, que les anciens Payens reconnoiſſoient pluſieurs ſortes d’Eſprits, qu’ils nommoient Lares, Lamies, Larves, Lemures, Genies, Manes.

Pour nous, ſans nous arrêter à la folie de nos Philoſophes cabaliſtes, qui imaginent des Eſprits dans tous les Elemens, appellant Sylphes ceux qu’ils prétendent habiter dans l’air, Gnômes ceux qu’ils feignent être dans la terre, On- dains ceux de l’eau, & Salamandres ceux du feu ; nous ne reconnoiſſons que trois ſortes d’Eſprits créés, ſavoir les Anges, les Démons, & les Ames que Dieu a unies à nos corps, & qui en ſont ſéparées par la mort.

L’Ecriture ſainte parle en trop d’endroits des Apparitions des Anges à Abraham, à Jacob, à Tobie, & à pluſieurs autres ſaints Patriarches & Prophétes, pour que nous en puiſſions douter. D’ailleurs comme leur nom ſignifie leur miniſtére, étant créés de Dieu pour être ſes Meſſagers & les Exécuteurs de ſes ordres, il eſt aiſé de croire qu’ils ont ſouvent apparu viſiblement aux hommes, pour leur annoncer les volontés du Tout-Puiſſant. Preſque tous les Théologiens conviennent, que les Anges apparoiſſent ſous des corps aëriens dont ils ſe revêtiſſent.

Pour faire comprendre de quelle maniére ils prennent & ſe pétriſſent ces corps pour ſe rendre viſibles aux hommes, & s’en faire entendre, il ſaut d’abord expliquer comment ſe fait la viſion, qui n’eſt que le rapport de l’eſpéce dans l’organe de la vûe. Cette eſpéce eſt le rayon de la lumiére rompu & modifié ſur un corps, ſur lequel formant différens angles, cette lumiére ſe convertit en couleurs. Car un angle de certaine maniére fait du rouge, un autre du verd, du bleu ou du jaune, & ainſi de toutes les couleurs, comme nous les appercevons dans le verre triangulaire, ſur lequel le rayon du Soleil réfléchi forme les différentes couleurs de l’Arc-en-Ciel ; l’eſpéce viſible n’eſt donc autre choſe que le rayon de la lumiére, qui rejaillit depuis l’objet ſur lequel il s’eſt rompu juſques dans l’œil.

Or la lumiére ne tombe, que ſur trois ſortes d’objets ou de corps, dont les uns ſont diaphanes, les autres opaques, & les autres participent des deux qualités, étant en partie diaphanes, & en partie opaques. Lorſque la lumiére tombe ſur un corps diaphane qui eſt rempli d’une infinité de petits pores, comme l’air, elle paſſe au travers, & ne fait point de réflexion. Lorſque la lumiére tombe ſur un corps entiérement opaque, comme eſt une fleur, ne pouvant le pénétrer, ſon rayon ſe réfléchit deſſus & retourne de la fleur à l’œil, où elle porte l’eſpéce, & fait diſtinguer les couleurs, ſelon les angles formés par cette réflexion. Si le corps ſur lequel tombe la lumiére eſt en partie opaque & en partie diaphane, comme eſt le verre, elle paſſe au travers par le diaphane, c’eſt-à-dire, par les pores du verre qu’elle pénétre, & fait reflexion ſur les parties opaques, c’eſt-à-dire qui ne ſont pas poreuſes. Ainſi l’air eſt inviſible, parce qu’il eſt abſolument pénétré par la lumiére. La fleur renvoie à l’œil une couleur, parce qu’étant impénétrable à la lumiére, elle l’oblige de réfléchir ; & le verre n’eſt viſible, que parce qu’il contient quelques parties opaques, qui ſelon la diverſité des angles que forme le rayon de la lumiére qui donne deſſus, réfléchit différentes couleurs.

Voilà la manière dont ſe forme la viſion, deſorte que l’air étant inviſible à cauſe de ſa grande diaphanéité, un Ange ne peut s’en revêtir & ſe faire voir, qu’en épaiſſiſſant tellement l’air, que de diaphane il le rende opaque, & capable de réfléchir le rayon de la lumiére juſqu’à l’œil de celui qui l’apperçoit. Or comme les Anges ont des connoiſſances & des puiſſances bien au-delà de ce que nous pouvons imaginer, il ne faut pas s’étonner s’ils peuvent ſe former des corps aëriens, qui ſeront viſibles par l’opacité qu’ils leur donneront. A l’égard des organes néceſſaires à ces corps aëriens pour former des ſons, & ſe faire entendre, ſans avoir recours à la diſpoſition de la matiére, il les faut attribuer entiérement au miracle.

C’eſt ainſi que les Anges ont apparu aux ſaints Patriarches. C’eſt ainſi que les Ames glorieuſes qui participent à la nature des Anges, ſe peuvent revêtir d’un corps aërien pour ſe rendre viſibles, & que les Démons mêmes peuvent en épaiſſiſſant & condenſant l’air, s’en former des corps pour ſe rendre viſibles aux hommes par une permiſſion toute particuliére de Dieu, & pour accomplir les ſecrets de ſa Providence ; comme on dit qu’ils ont apparu à S. Antoine le ſolitaire, & à d’autres Saints pour les tenter.

Pardonnez-moi, Monſieur, cette petite digreſſion phyſique, dont je n’ai pû me diſpenſer pour faire comprendre la maniére dont les Anges, qui ſont des ſubſtances purement ſpirituelles, peuvent tomber ſous nos ſens charnels.

La ſeule choſe dont les ſaints Docteurs ne ſont point d’accord ſur ce ſujet, c’eſt de ſçavoir ſi les Anges apparoiſſent aux hommes de leur propre mouvement, ou ils ne le peuvent faire que par un ordre exprès de Dieu ? Il me ſemble que rien ne peut contribuer à décider cette difficulté, que de déterminer la maniére dont les Anges connoiſſent toutes les choſes d’ici-bas : car ſi c’eſt par le moyen des eſpéces que Dieu leur communique tous les jours, comme le croit S. Auguſtin, il n’y a pas lieu de douter qu’ils ne connoiſſent tous les beſoins des hommes, & qu’ils ne puiſſent pour les conſoler & les fortifier ſe rendre ſenſibles à eux par la permiſſion de Dieu, ſans en recevoir toujours un ordre exprès : ce qu’on peut conclure de ce que dit S. Ambroiſe au ſujet de l’Apparition des Anges, que leur nature les rend inviſibles, & que leur volonté les rend viſibles ; hujus naturæ eſt non videri, voluntatis, videri[1].

Pour ce qui eſt des Démons, il eſt certain que leur pouvoir étoit bien grand avant la venue de J. C. puiſqu’il les nomme lui-même les Puiſſances des ténèbres, & les Princes du monde. On ne peut douter qu’ils n’ayent long-tems trompé les hommes par les prodiges qu’ils faiſoient opérer à ceux qui ſe dévouoient plus particuliérement à eux ; que pluſieurs Oracles n’ayent été un effet de leur puiſſance & de leurs connoiſſances, quoi qu’une partie ſe doive attribuer à la ſubtilité des hommes ; & qu’ils n’ayent apparu ſous des figures phantaſtiques, qu’ils prenoient de la même maniére que les prennent les Anges, c’eſt-à-dire, ſous des corps aëriens qu’ils organiſoient. L’Ecriture ſainte nous aſſure même, qu’ils s’emparoient des corps de perſonnes vivantes. Mais J. C. dit trop préciſément, qu’il a détruit l’empire des Démons & nous a affranchis de leur tyrannie, pour qu’on puiſſe raiſonnablement penſer qu’ils ayent encore ſur nous la puiſſance qu’ils avoient autrefois, juſqu’à opérer des choſes qui paroiſſoient miraculeuſes ; comme on le raconte de cette Veſtale, qui porta de l’eau dans un crible pour prouver ſa virginité, & de celle qui avec ſa ſimple ceinture fit remonter ſur le Tibre un bateau qui étoit tellement engravé, que toute la force humaine ne le pouvoit ébranler : preſque tous les Saints Docteurs conviennent, qu’il ne leur reſte d’autre moyen de nous tromper, que par la ſuggeſtion que Dieu leur a voulu laiſſer pour exercer notre vertu.

Je ne m’amuſerai point à combattre toutes les impoſtures qu’on a publiées des Démons incubes & ſuccubes, dont quelques Auteurs ont ſali leurs écrits, non plus qu’à répondre aux prétendues Poſſeſſions des filles de Loudun, & de Marthe Broſſier[2], qui ont fait tant de bruit à Paris au commencement du dernier ſiécle, parce que pluſieurs Savans qui nous ont donné leurs réflexions ſur ces aventures, ont aſſez fait voir que les Démons n’y ont eu aucune part ; & la derniére ſur tout eſt parfaitement détruite par le rapport de Mareſcot célébre Médecin, qui fut député par la Faculté de Théologie, pour examiner cette fille qui faiſoit tant de merveilles. Voici ſes propres paroles, qui peuvent ſervir d’une réponſe générale à toutes ces ſortes d’aventures : à naturâ multa, plura ficta, à Dœmone nulla. C’eſt-à-dire que le tempérament de Marthe Broſſier qui étoit apparemment fort mélancolique & hypocondriaque, contribuoit beaucoup à ſes Enthouſiaſmes, qu’elle en feignoit encore plus, & que le Démon n’y avoit aucune part.

Si quelques Peres, comme S. Thomas, croyent que les Démons opérent quelquefois des effets ſenſibles, ils ajoutent toujours que ce ne peut être que par une permiſſion toute particuliére de Dieu, pour ſa gloire & le ſalut des Hommes.

A l’égard de tous ces prodiges & de ces maléfices ſi ordinaires, que le Peuple attribue aux Sortileges ou au commerce avec les Démons, il eſt conſtant qu’ils ne peuvent être opérés que par la Magie naturelle qui eſt la connoiſſance des effets ſecrets des cauſes naturelles, & pluſieurs par la ſeule ſubtilité de l’art. C’eſt le ſentiment de la plûpart des Peres de l’Egliſe qui en ont parlé ; & ſans en chercher des témoignages dans les Auteurs du Paganiſme, comme Xenophon, Athénée & Pline, dont les ouvrages ſont remplis d’une infinité de merveilles toutes naturelles, nous voyons de notre tems des effets ſi ſurprenans de la nature, comme ceux de l’aiman, de l’acier, du mercure, que nous les attribuerions aux Sortiléges comme ont fait les Anciens, ſi nous n’en avions des démonſtrations toutes ſenſibles. Nous voyons auſſi des bâteleurs & joueurs de gibeciere faire des choſes ſi extraordinaires, & qui ſemblent ſi oppoſées à la nature, que nous regarderions ces charlatans comme des Magiciens, ſi nous ne ſçavions par expérience, que leur ſeule adreſſe jointe à la force de l’habitude leur fait opérer tant de choſes, qui nous paroiſſent merveilleuſes.

Toute la part qu’ont les Démons dans les pratiques criminelles de ceux qu’on nomme communément des Sorciers, eſt la ſuggeſtion, par laquelle ils les invitent à la recherche abominable de toutes les cauſes naturelles qui peuvent nuire au prochain.

Me voici enfin, Monſieur, au point le plus délicat de votre queſtion, qui eſt de ſçavoir ſi nos Ames peuvent revenir ſur la terre, après qu’elles ſont ſéparées de nos corps.

Comme les anciens Philoſophes erroient ſi fort ſur la nature des Ames, les uns croyant que ce n’étoit qu’un feu qui nous animoit, les autres un air ſubtil, & d’autres aſſurant que ce n’étoit rien autre choſe que le bon arrangement de toute la machine du corps, ce qui n’étoit point à admettre, non plus que dans les bêtes ; il ne faut pas s’étonner qu’ils ayent eu des idées ſi groſſiéres ſur leur état après la mort.

L’erreur des Grecs, qu’ils ont communiquée aux Romains, & ceux-ci à nos anciens Gaulois, étoit que les Ames dont les corps n’étoient pas ſolennellement enſévelis par le miniſtére des Prêtres de la Religion, erroient hors des enfers ſans trouver de repos, juſqu’à ce qu’on eût brûlé leurs corps & recueilli leurs cendres. Homére fait apparoître Patrocle tué par Hector à ſon mi Achille pendant la nuit, pour lui demander la ſépulture, ſans laquelle il eſt privé, dit-il, de la douceur de paſſer le fleuve Acheron. Il n’y avoit que les Ames de ceux qui avoient été noyés, qu’ils croyoient ne pouvoir revenir après leur mort ; dont l’on trouve une plaiſante raiſon dans Servius interpréte de Virgile, qui dit que la plûpart des Sçavans du tems de Virgile, & Virgile lui-même, croyant que l’Ame n’étoit autre choſe qu’un feu qui anime & fait agir le corps ; ils étoient perſuadés que le feu étoit entiérement éteint par l’eau, comme ſi le matériel pouvoit agir ſur le ſpirituel. Virgile explique clairement ſon ſentiment au ſujet des Ames dans ces vers :

Igneus eſt ollis vigor & cœleſtis origo.

Et peu a près… totos infſuſa per artus

Mens agitat molem, & toto ſe corporemiſcet ; pour marquer l’Ame univerſelle du monde, qu’il croyoit avec la plûpart des Philoſophes de ſon tems.

C’étoit encore une erreur commune parmi les Payens, de croire que les Ames de ceux qui étoient morts avant leur juſte âge, qu’ils mettoient à l’extrémité de la croiſſance, erroient vagabondes juſqu’à ce que le tems fût venu auquel elles devoient naturellement être ſéparées de leurs corps. Platon plus pénétrant & mieux inſtruit que les autres, quoique dans l’erreur comme eux, diſoit que les Ames des Juſtes qui avoient ſuivi la vertu montoient au Ciel, & que celles qui avoient été impies, retenant encore la contagion de la matiére terreſtre du corps, erroient ſans ceſſe autour des ſépulchres, apparoiſſant comme des Ombres & des Fantômes.

Pour nous à qui la Religion apprend, que nos Ames ſont des ſubſtances ſpirituelles créées de Dieu, & unies pour quelque tems à des corps, nous ſavons qu’il y a pour elles après la mort trois différens états.

Celles qui jouiſſent de la béatitude éternelle, toutes abîmées, comme parlent les ſaints Docteurs, dans la contemplation de la gloire de Dieu, ne laiſſent pas de s’intéreſſer encore à ce qui regarde les hommes, dont elles ont éprouvé les miſéres ; & comme elles ſont parvenues au bonheur des Anges, tous les Ecrivains ſacrés leur attribuent le même privilége, de pouvoir ſous des corps aëriens ſe rendre viſibles à leurs Freres qui ſont encore ſur la terre, pour les conſoler, & leur apprendre les volontés divines, & ils nous en rapportent pluſieurs Apparitions qui ſont toujours arrivées par une permiſſion particuliére de Dieu.

Les Ames que l’abomination de leurs crimes a plongées dans ce goufre de tourmens que l’Ecriture appelle Enfer, étant condamnées à y être éternellement retenues, ſans pouvoir eſpérer aucun ſoulagement, n’ont garde d’avoir la permiſſion de venir parler aux hommes ſous des corps phantaſtiques. L’Ecriture nous marque aſſez l’impoſſibilité de ce retour par le diſcours qu’elle met dans la bouche du mauvais Riche dans l’Enfer, qu’elle introduit parlant à Abraham : il ne demande pas la permiſſion d’aller lui-même avertir ſes freres qui ſont ſur la terre, d’éviter les tourmens qu’il ſouffre, parce qu’il fait que cela n’eſt pas poſſible ; mais il prie Abraham d’y envoyer le Lazare qui étoit dans la gloire ; & pour marquer en paſſant combien les Apparitions des Ames bien-heureuſes & des Anges ſont rares, Abraham lui répond, que cela ſeroit inutile, puiſque ceux qui ſont ſur la terre ont des Prophétes & une Loi, qu’ils n’ont qu’à ſuivre.

L’Hiſtoire du Chanoine de Reims dans l’onziéme ſiécle, qui au milieu du ſervice ſolennel qu’on faiſoit pour le repos de ſon Ame, parla hautement, & dit qu’il étoit jugé & condamné, a été réfutée par tant[3] de Sçavans, qui ont fait remarquer viſiblement la ſuppoſition de ce fait qui ne ſe trouve dans aucun Auteur contemporain, que je ne penſe pas qu’aucune perſonne éclairée me la puiſſe objecter. Mais quand elle ſeroit auſſi inconteſtable qu’elle eſt apocryphe, il me ſeroit aiſé de répondre, que la converſion de S. Bruno qui a fait gagner tant d’Ames à Dieu, étoit un aſſez grand motif pour donner lieu à la divine Providence de faire un miracle auſſi éclatant.

Il me reſte à examiner ſi les Ames qui ſont dans le Purgatoire, où elles expient le reſte de leurs crimes avant de paſſer au ſéjour bienheureux, peuvent venir converſer avec les hommes, & leur demander des priéres pour leur ſoulagement.

Quoique ceux qui ont voulu ſoutenir cette erreur populaire, ayent fait leurs efforts pour l’appuyer ſur differens paſſages tirés de S. Auguſtin, de S. Jerôme, & de S. Thomas, il eſt conſtant que tous ces Peres ne parlent que du retour des Ames bien-heureuſes pour manifeſter la gloire de Dieu, & que S. Auguſtin dit préciſément, que s’il étoit poſſible que les Ames des morts apparuſſent aux hommes, il n’y auroit point de jour qu’il ne fût viſité de ſa Mere Monique.

Tertullien dans ſon traité de l’Ame ſe moque de ceux de ſon tems qui croyoient les Apparitions. S. Jean Chriſoſtome parlant au ſujet de Lazare, les nie formellement, auſſi bien que le Gloſſateur du Droit Canon Jean Andreas, qui appelle Fantômes de l’imagination malade & vaines Apparitions ce qu’on publie des Ames qu’on croit voir ou entendre. Le ſeptiéme Chapitre de Job & le Cantique du Roi Ezéchias rapporté au Chapitre 38 d’Iſaïe, ſont tous remplis de témoignages que le S. Eſprit ſemble nous avoir voulu donner de cette vérité, que nos Ames ne peuvent revenir ſur la terre après notre mort, juſqu’à ce que Dieu en ait fait des Anges.

Mais pour mieux l’établir encore, il faut répondre aux plus fortes objections de ceux qui la combattent. Ils rapportent le ſentiment des Juifs, qu’ils prétendent prouver par le témoignage de Joſephe & des Rabins ; les paroles de J. C. à ſes Apôtres, lorſqu’il leur apparut après ſa Réſurrection ; l’autorité du Concile[4] Eliberitain ; quelques paſſages de S. Jerôme dans ſon traité contre Vigilance ; des Arrêts rendus en différens Parlemens, par leſquels les baux de pluſieurs maiſons ont été réſolus à cauſe des Eſprits qui y revenoient journellement & tourmentoient les Locataires ; enfin un nombre infini d’exemples qui ſont répandus dans toutes les Hiſtoires.

Pour détruire en peu de mots toutes ces autorités, je dis d’abord, qu’on ne peut pas conclure que les Juifs cruſſent le retour des Ames après la mort, de ce que Joſephe aſſure que l’Eſprit que la Pythoniſſe fit apparoître à Saül, étoit le véritable eſprit de Samüel : car outre que la ſainteté de ce Prophète l’avoit mis au nombre des bienheureux, il y a dans cette Apparition des circonſtances, qui font que la plûpart des ſaints Docteurs[5] ont douté, que ce fût l’Eſprit de Samuel, croyant que ce pouvoit être un preſtige dont la Pythoniſſe trompoit Saül, & lui faiſoit croire qu’il voyoit ce qu’il avoit envie de voir.

Ce que pluſieurs Rabins[6] rapportent des Patriarches, des Prophétes & des Rois qu’ils ont vûs ſur la montagne de Gariſim, ne prouve pas non plus que les Juifs cruſſent que les Ames des morts pouvoient revenir, puiſqu’outre que ce n’étoit qu’une viſion procédant de l’eſprit extaſié qui croyoit voir ce qu’il ne voyoit pas véritablement, tous ceux qui compoſoient cette Apparition étoient des perſonnes de la ſainteté deſquelles les Juifs étoient perſuadés. Ce que dit J. C. à ſes Apôtres, que les Eſprits n’ont ni chair, ni os, loin de faire croire que les Eſprits puiſſent revenir, prouve au contraire évidemment, qu’ils ne peuvent ſans miracle ſe rendre ſenſibles aux hommes, puiſqu’il faut abſolument une ſubſtance corporelle & des organes pour ſe faire entendre ; ce qui ne convient point aux Ames, qui étant des ſubſtances pures & exemptes de toute matiére, ſont inviſibles, & ne peuvent naturellement être ſoumiſes à nos ſens.

Le Concile Provincial Eliberitain tenu en Eſpagne ſous le Pontificat de Sylveſtre I. lequel défend d’allumer de jour des cierges dans les cimetiéres des Martyrs, ajoutant pour raiſon, qu’il ne faut pas inquiéter les eſprits des Saints, n’eſt d’aucune conſidération ; parce qu’outre que ces paroles ſont ſujettes à différentes interprétations, & peuvent même avoir été inſérees par un Copiſte, comme le croyent quelques Sçavans, elles ne regardent que les Martyrs, dont on ne peut pas douter, que les Ames ne ſoient bienheureuſes.

Je réponds la même choſe au paſſage de S. Jérôme ; parce que combattant l’Héréſiarque Vigilance, qui traitoit d’illuſions tous les miracles qui ſe faiſoient aux tombeaux des Martyrs, il s’efforce de lui prouver, que les Saints qui ſont dans le Ciel prennent toujours part aux miſéres des hommes, & leur apparoiſſent même quelquefois viſiblement pour les fortifier & les conſoler.

Pour ce qui eſt des Arrêts qui ont annullé les baux de pluſieurs maiſons à cauſe des incommodités que les Eſprits y cauſoient aux Locataires, il ſuffit d’examiner les moyens & les raiſons ſur leſquels ils ont été obtenus, pour comprendre ou que les Juges ont été induits en erreur par les préjugés de leur enfance, ou que comme ils ſont obligés de déférer aux preuves qui ſont produites, ſouvent même contre leurs propres connoiſſances, ils ont été trompés par l’impoſture ou par la ſimplicité des témoins.

A l’égard des Apparitions dont toutes les Hiſtoires ſont remplies, une des plus fortes qu’on me puiſſe objecter, & à laquelle je me crois le plus obligé de répondre, eſt celle qu’on prétend être arrivée à Paris dans le dernier ſiécle, & dont on cite plus de cinq-cens témoins, qui ont examiné la vérité du fait avec une attention particuliére. Voici l’aventure telle que la rapportent ceux qui ont écrit dans le tems qu’elle s’eſt paſſée.

Le Marquis de Rambouillet, frere aîné de Madame la Ducheſſe de Montauzier, & le Marquis de Précy, aîné de la maiſon de Nantouillet, tous deux âgés de 25 à 30 ans, étoient intimes amis & alloient à la guerre, comme y vont en France toutes les perſonnes de qualité. Comme ils s’entretenoient un jour enſemble des affaires de l’autre monde, aprés pluſieurs diſcours qui témoignoient aſſez qu’ils n’étoient pas trop perſuadés de tout ce qui s’en dit, ils ſe promirent l’un à l’autre, que le premier qui mourroit en viendroit apporter des nouvelles à ſon compagnon : au bout de trois mois le Marquis de Rambouillet partit pour la Flandre, où la guerre étoit pour lors ; & de Précy arrêté par une groſſe fiévre, demeura à Paris. Six ſemaines après de Précy entendit ſur les ſix heures du matin tirer les rideaux de ſon lit, & ſe tournant pour voir qui c’étoit, il apperçut le Marquis de Rambouillet en bufle & en bottes : il ſortit de ſon lit, & voulut ſauter à ſon col, pour lui témoigner la joie qu’il avoit de ſon retour ; mais Rambouillet reculant quelques pas en arriére, lui dit que ces careſſes n’étoient plus de ſaiſon ; qu’il ne venoit que pour s’acquitter de la parole qu’il lui avoit donnée ; qu’il avoit été tué la veille en telle occaſion ; que tout ce que l’on diſoit de l’autre monde étoit très-certain ; qu’il devoit ſonger à vivre d’une autre maniére ; & qu’il n’avoit point de tems à perdre, parce qu’il ſeroit tué dans la premiére occaſion où il ſe trouveroit.

On ne peut exprimer la ſurpriſe ou fut le Marquis de Précy à ce diſcours : ne pouvant croire ce qu’il entendoit, il fit de nouveaux efforts pour embraſſer ſon ami qu’il croyoit le vouloir abuſer ; mais il n’embraſſa que du vent, & Rambouillet voyant qu’il étoit incrédule, lui montra l’endroit où il avoit reçu le coup, qui étoit dans les reins, d’où le ſang paroiſſoit encore couler. Après cela le Fantôme diſparut, & laiſſa de Précy dans une frayeur plus aiſée à comprendre qu’à décrire ; il appella en même tems ſon valet de chambre, & réveilla toute la maiſon par ſes cris : pluſieurs perſonnes accoururent, à qui il conta ce qu’il venoit de voir. Tout le monde attribua cette viſion à l’ardeur de ſa fiévre, qui pouvoit altérer ſon imagination ; on le pria de ſe recoucher, lui remontrant qu’il falloit qu’il eût rêvé ce qu’il diſoit. Le Marquis au déſeſpoir de voir qu’on le prenoit pour un viſionnaire, raconta toutes les circonſtances que je viens de dire ; mais il eut beau proteſter qu’il avoit vû & entendu ſon ami en veillant, on demeura toujours dans la même penſée juſqu’à l’arrivée de la poſte de Flandre, par laquelle on apprit la mort du Marquis de Rambouillet.

Cette premiére circonſtance s’étant trouvée véritable & de la maniére que l’avoit dit Précy, ceux à qui il avoit conté l’aventure commencerent à croire qu’il en pouvoit être quelque choſe, parce que Rambouillet ayant été tué préciſément la veille du jour qu’il l’avoit dit, il étoit impoſſible qu’il l’eût apprit naturellement. Cet évenement s’étant répandu dans Paris, on crut que c’étoit l’effet d’une imagination troublée, ou un conte fait à plaiſir, & quoi que puſſent dire les perſonnes qui examinoient la choſe ſérieuſement, il reſta toujours dans les eſprits un ſoupçon, qu’il n’y avoit que le tems qui pût diſſiper. Cela dépendoit de ce qui arriveroit au Marquis de Précy, lequel étoit menacé de périr à la premiére occaſion : ainſi chacun regardoit ſon ſort comme le dénouement de la piéce ; mais il confirma bientôt tout ce dont on doutoit : car dès qu’il fut guéri de ſa maladie, les guerres civiles étant ſurvenues, il voulut aller au combat de S. Antoine, quoique ſon pere & ſa mere qui craignoient la Prophétie, diſſent tout ce qu’ils purent pour l’en empêcher ; il y fut tué au grand regret de toute ſa famille.

En ſuppoſant la vérité de toutes les circonſtances de ce fait, voici ce que je dirai pour détruire les conſéquences qu’on en veut tirer.

Il n’eſt pas difficile de comprendre que l’imagination du Marquis de Précy échauffée par la fiévre, & troublée par le ſouvenir de la promeſſe que le Marquis de Rambouillet & lui s’étoient faite, lui ait repréſenté le Fantôme de ſon ami, qu’il ſçavoit être aux coups, & à tout moment en danger d’être tué. Les circonſtances de la bleſſure du Marquis de Rambouillet & la prédiction de la mort de Précy qui ſe trouva accomplie, ont quelque choſe de plus grave : cependant ceux qui ont éprouvé quelle eſt la force des préſſentimens, dont les effets ſont tous les jours ſi ordinaires, n’auront pas de peine à concevoir que le Marquis de Précy, dont l’eſprit agité par l’ardeur de ſon mal ſuivoit ſon ami dans tous les hazards de la guerre, & s’attendoit toujours à ſe voir annoncer par ſon Fantôme ce qui lui devoit arriver à lui même, ait prévû que le Marquis de Rambouillet avoit été tué d’un coup de mouſquet dans les reins, & que l’ardeur qu’il ſe ſentoit lui-même pour ſe battre le feroit périr à la premiere occaſion. On verra par les paroles de S. Auguſtin que je rapporterai dans la ſuite, combien ce Docteur de l’Egliſe étoit perſuadé de la force de l’imagination, à laquelle il attribue la connoiſſance des choſes à venir. J’établirai encore l’autorité des préſentimens par un exemple des plus ſinguliers.

Une Dame d’eſprit que je connois particuliérement, étant à Chartres où elle faiſoit ſon ſéjour, ſongea la nuit dans ſon ſommeil qu’elle voyoit le Paradis, qu’elle ſe repréſentoit comme une ſale magnifique, autour de laquelle étoient en différens dégrés, les Anges, les Eſprits bienheureux, & Dieu qui préſidoit au milieu dans un Trône éclatant : elle entendit frapper à la porte de ce lieu plein de délices, & S. Pierre l’ayant ouverte, elle vit paroître deux très-petits enfans, dont l’un étoit vêtu d’une robe blanche, & l’autre étoit tout nud. S. Pierre prit le premier par la main & le conduiſit au pied du Trône, & laiſſa l’autre à la porte qui pleuroit amérement ; elle ſe réveilla en ce moment, & raconta ſon rêve à pluſieurs perſonnes, qui le trouverent tout-à-fait particulier. Une lettre qu’elle reçut de Paris l’après-midi lui apprit, qu’une de ſes filles étoit accouchée de deux enfans qui étoient morts, & dont il n’y en avoit qu’un qui eût reçu le Baptême.

De quoi ne peut-on pas croire l’imagination capable après une ſi forte preuve de ſon pouvoir ? Peut-on douter que parmi toutes les prétendues Apparitions qu’on raconte, elle n’opére ſeule toutes celles qui ne viennent pas des Anges & des Ames bienheureuſes, ou qui ne ſont pas l’effet de la malice des hommes ?

Pour expliquer plus au long ce qui a donné lieu aux Fantômes, dont on a publié les Apparitions dans tous les tems, ſans me prévaloir du ſentiment ridicule des Sceptiques qui doutent de tout, & avancent que nos ſens, quelque ſains qu’ils ſoient, ne ſçauroient rien imaginer que fauſſement ; je remarquerai que les plus ſages d’entre les Philoſophes ſoûtiennent, que la mélancolie abondante, la colére, la frénéſie, la fiévre, les ſens dépravés ou débilités, ſoit naturellement, ſoit par accident, peuvent faire imaginer, voir & entendre beaucoup de choſes qui n’ont nul fondement.

Ariſtote dit[7], qu’en dormant, les ſens intérieurs agiſſent par le mouvement local des humeurs & du ſang, & que cette action deſcend quelquefois juſqu’aux organes ſenſitifs, de ſorte qu’au réveil les perſonnes les plus ſages penſent voir, les images qu’elles ont ſongées.

Plutarque en la vie de Brutus rapporte, que Caſſius perſuada à Brutus, qu’un Spectre que ce dernier publioit avoir vû en veillant, étoit un effet de ſon imagination ; voici le raiſonnement qu’il lui met en la bouche.

» L’eſprit de l’homme étant de ſa nature extrêmement actif & dans un mouvement continuel, qui produit toujours quelque fantaiſie : ſur-tout les perſonnes mélancoliques comme vous, Brutus, ſont plus ſujettes à ſe former dans l’imagination des eſpéces, qui paſſent ſouvent juſqu’à leurs ſens extérieurs. »

Galien ſi habile dans la connoiſſance de tous les reſſorts du corps humain, attribue les Spectres à l’extrême ſubtilité de la vue & de l’ouie.

Ce que j’ai lû dans Cardan ſemble établir le ſentiment de Galien. Il dit qu’étant dans la ville de Milan, le bruit ſe répandit qu’il y avoit un Ange en l’air qui paroiſſoit viſiblement, & qu’étant accouru ſur la place, il le vit lui-même avec plus de deux mille perſonnes. Comme les plus ſçavans étoient dans l’admiration de ce prodige, un habile Juriſconſulte qui ſurvint ayant examiné la choſe avec attention, leur fit remarquer ſenſiblement, que ce qu’ils voyoient n’étoit pas un Ange, mais la figure d’un Ange de pierre qui étoit ſur le haut du clocher de S. Gothard, laquelle imprimée dans une nuée épaiſſe par le moyen d’un rayon de Soleil qui donnoit deſſus, ſe réfléchiſſoit aux yeux de ceux qui avoient la vûe plus perçante. Si ce fait n’avoit été éclairci ſur le champ par un homme exempt de toute prévention, il auroit paſſé pour conſtant que c’eût été un véritable Ange, puiſqu’il avoit été vû par les plus éclairés de la Ville au nombre de plus de deux mille perſonnes.

Le célébre du Laurent, dans le traité qu’il a fait de la mélancolie, lui attribue les effets les plus ſurprenans, dont il rapporte une infinité d’exemples, qui ſemblent ſurpaſſer le pouvoir de la nature.

Saint Auguſtin conſulté par Evode Evêque d’Upzal ſur le ſujet que je traite, lui répond en ces termes : A l’égard des viſions, même de celles où l’on apprend quelque choſe de l’avenir, il n’eſt pas poſſible d’expliquer comment elles ſe font, moins de ſçavoir auparavant par où ſe fait tout ce qui ſe paſſe en nous quand, nous penſons : car nous voyons clairement, qu’il s’excite dans notre ame un nombre infini d’images, qui nous repréſentent ce qui a frappé nos yeux ou nos autres ſens ; nous l’expérimentons tous les jours & à toute heure. Et peu après il ajoute pour exemple : » Dans le moment que je dicte cette lettre, je vous vois des yeux de mon eſprit ſans que vous ſoyez préſent, ni que vous en ſachiez rien, & je me repréſente par la connoiſſance que j’ai de vous, l’impreſſion que mes paroles feront ſur votre eſprit, ſans ſavoir néanmoins & ſans pouvoir comprendre comment tout cela ſe paſſe en moi. »

Je ne crois pas, Monſieur, que vous me demandiez rien de plus précis que ces paroles de S. Auguſtin pour vous perſuader qu’il faut attribuer à la force de l’imagination la plus grande partie des Apparitions, même de celles où l’on apprend des choſes qui ſemblent ne pouvoir être connues naturellement ; & vous me diſpenſerez bien d’entreprendre de vous expliquer, comment l’imagination opére toutes ces merveilles, puiſque ce S. Docteur avoue, qu’il ne peut pas lui-même le comprendre, quoiqu’il en ſoit convaincu.

Je vous dirai ſeulement, que le ſang qui circule ſans ceſſe dans nos artères & dans nos veines, s’étant purifié & échauffé dans le cœur, jette des vapeurs délicates qui ſont ſes parties les plus ſubtiles, qu’on appelle eſprits animaux, leſquelles étant portées dans les cavités du cerveau, mettent en mouvement la petite glande qui eſt, dit-on, le ſiége de l’ame, & par ce moyen réveillent & reſſuſcitent les eſpéces des choſes qu’on a vûes ou entendues autrefois, qui y ſont comme enſévelies, & forment le raiſonnement intérieur, que nous appellons la penſée. D’où vient que les animaux ont auſſi bien que nous la mémoire, mais non pas les réflexions qui l’accompagnent, qui ne partent que de l’ame qu’ils n’ont point.

Si ce que M. Digby ſçavant Anglois & Chancelier d’Henriette Reine d’Angleterre, le P. Kircher célébre Jéſuite, & le P. Schott de la même Compagnie, Gaffarel & Vallemont publient de l’admirable ſecret de la Palingénéſie ou réſurrection des plantes a quelque fondement, on pourroit rendre raiſon des ombres & des Fantômes, que pluſieurs perſonnes ont aſſuré avoir vûs dans des cimetiéres.

Voici la maniére dont ces Curieux parviennent à la merveilleuſe opération de la Palingénéſie.

Ils prennent une fleur, la brûlent & en ramaſſent toutes les cendres, dont ils tirent les ſels par le moyen de la calcination : ils mettent ces ſels dans une phiole de verre, où ayant mêlé certaines compoſitions capables de les mettre en mouvement lorſqu’on les échauffe, toute cette matiére forme une pouſſiére dont la couleur tire ſur le bleu ; de cette pouſſiére excitée par une chaleur douce il s’éleve un tronc, des feuilles & une fleur : en un mot on apperçoit l’Apparition d’une plante, qui ſort du milieu de ſes cendres. Dès que la chaleur ceſſe, tout le ſpectacle s’évanouit, la matiére ſe dérange & ſe précipite dans le fond du vaiſſeau, pour y former un nouveau cahos. Le retour de la chaleur reſſuſcite toujours ce phœnix végétatif caché dans ſes cendres ; & comme la préſence de la chaleur lui donne la vie, ſon abſence lui cauſe la mort.

Le P. Kircher qui tâche de rendre raiſon de cet admirable Phénoméne, dit que la vertu ſéminale de chaque mixte eſt concentrée dans ſes ſels, & que dès-que la chaleur les met en mouvement, ils s’élevent auſſi-tôt, & circulent comme un tourbillon dans le vaiſſeau de verre. Ces ſels dans cette ſuſpenſion qui les met en liberté de s’arranger, prennent la même ſituation & forment la même figure que la nature leur avoit donnée primitivement : conſervant le penchant à devenir ce qu’ils étoient, ils retournent à leur premiére deſtination, & s’allignent comme ils étoient dans la plante vivante. Chaque corpuſcule de ſel rentrant dans la premiére deſtination qu’il tenoit de la nature, ceux qui étoient au pied de la plante, s’y arrangent : de même ceux qui compoſoient le haut de la tige, les branches, les feuilles & les fleurs, reprennent leur premiére place, & forment ainſi une parfaite Apparition de la plante entiére.

On prétend que cette opération a été faite[8] ſur un moineau ; & M. M. de l’Académie Royale d’Angleterre qui en font des expériences, eſpérent parvenir à la faire auſſi ſur les hommes.

Or ſelon le principe du P. Kircher & des plus ſçavans Chymiſtes, qui prétendent que la forme ſubſtantielle des corps réſide dans les ſels, & que ces ſels mis en mouvement par la chaleur forment la même figure que la nature leur avoit donnée, il n’eſt pas difficile de comprendre, que les corps morts étant conſommés dans la terre, les ſels qui s’en exhalent avec les vapeurs par le moyen des fermentations qui ſe font ſi ſouvent dans cet élément, peuvent bien en s’arrangeant ſur la ſurface de la terre, former ces ombres & ces Fantômes qui ont effrayé tant de perſonnes ; ainſi l’on voit aſſez combien il y a peu de raiſon de les attribuer au retour des Ames ou aux Démons, comme ont fait quelques ignorans.

A toutes les autorités par leſquelles j’ai combattu les Apparitions des Ames qui ſont dans le Purgatoire, j’ajouterai encore quelques réflexions toutes naturelles. Si les Ames qui ſont dans le Purgatoire pouvoient revenir ici demander des priéres pour paſſer plutôt au ſéjour de la gloire, il n’y auroit perſonne qui ne reçût de pareilles inſtances de la part de ſes parens & de ſes amis, puiſque toutes les Ames étant dans la même diſpoſition, il y a bien de l’apparence que Dieu leur accorderoit la même permiſſion. D’ailleurs ſi elles avoient cette liberté, toutes les perſonnes de bon ſens ne comprennent pas, pourquoi elles accompagneroient leurs Apparitions de toutes les folies dont on les circonſtancie dans les Hiſtoires, comme de rouler un lit, d’ouvrir des rideaux, de tirer une couverture, de renverſer des meubles & de faire un bruit épouvantable. Enfin ſi ces Apparitions avoient quelque réalité, il eſt moralement impoſſible, que depuis tant de ſiécles il ne s’en trouvât pas quelqu’une ſi bien avérée, qu’on ne pourroit pas en douter.

Après avoir ſuffiſamment établi que toutes les Apparitions qui ne peuvent pas être attribuées à des Anges ou à des Ames bien-heureuſes, ne ſont produites que par l’une de ces trois cauſes, la force de l’imagination, l’extrême ſubtilité des ſens & la dépravation des organes, tels qu’ils ſont dans la folie & dans & fiévre chaude, voyons ce qu’on doit penſer du fait arrivé à S..

Quoique vous ayez déja vû la relation qui en a été faite, je crois, Monſieur, que vous ne me ſaurez pas mauvais gré d’en rapporter ici avec quelque détail les circonſtances les plus particuliéres ; je tâcherai de ne rien omettre de tout ce qu’on a employé pour établir la vérité du fait, & je me ſervirai même le plus que je pourrai des propres termes de l’Auteur, afin qu’on ne m’accuſe pas d’avoir affoibli l’aventure.

M. de S. à qui elle eſt arrivée, eſt un jeune homme de petite ſtature, bien-fait dans ſa taille, âgé de 24 à 25 ans. Après avoir entendu pluſieurs fois, étant couché, donner de grands coups à ſa porte, ſans que ſa ſervante qui y couroit auſſi-tôt, y trouvât perſonne, & tirer les rideaux de ſon lit, quoiqu’il n’y eût que lui dans la chambre, le 22 Mars dernier ſur les onze heures du ſoir étant à contrôler des rôles d’ouvrages dans ſon cabinet avec trois jeunes garçons qui ſont ſes domeſtiques, ils entendirent tous diſtinctement feuilleter des papiers ſur la table : le chat fut ſoupçonné de cet ouvrage ; mais le ſieur de S. ayant pris un flambeau, & cherché avec attention, ne trouva rien. S’étant mis au lit peu après, & ayant envoyé coucher ceux qui étoient avec lui dans ſa cuiſine qui eſt à côté de ſa chambre, il entendit encore le même bruit dans ſon cabinet : il ſe leva pour voir ce que c’étoit, & n’ayant rien trouvé non plus que la premiére fois, il voulut en fermer la porte ; mais il y ſentit quelque réſiſtance : il entra donc pour voir d’où pouvoit venir cet obſtacle. Il entendit en même tems un bruit en l’air vers le coin, comme d’un grand coup donné ſur la muraille, ce qui lui fit faire un cri auquel ſes gens accoururent ; il tâcha de les raſſurer, quoique effrayé lui-même, & n’ayant rien trouvé, il s’alla recoucher & s’endormit. A peine les garçons avoient éteint la lumiére, que le ſieur de S. fut réveillé ſubitement par une ſecouſſe telle que pourroit être celle d’un bateau qui échoueroit contre l’arche d’un pont : il en fut ſi émû, qu’il appella ſes domeſtiques ; & lorſqu’ils eurent apporté de la lumiére, il fut étrangement ſurpris de voir ſon lit déplacé au moins de quatre pieds, & il connut que le choc qu’il avoit ſenti, étoit celui qu’avoit fait ſon lit contre la muraille. Ses gens ayant replacé le lit, virent avec autant d’étonnement que de frayeur tous les rideaux s’ouvrit au même tems, & le lit courir vers la cheminée ; le ſieur de S. ſe leva auſſi-tôt, & paſſa le reſte de la nuit auprès du feu. Sur les ſix heures du matin ayant fait une nouvelle tentative pour dormir, il ne fut pas ſi-tôt couché, que le lit fit encore le même mouvement juſqu’à deux fois, en préſence de ſes gens qui tenoient les quenouilles du lit, pour l’empêcher de ſe déplacer : enfin étant obligé de quitter la partie, il s’alla promener juſqu’au dîné, après lequel ayant eſſayé de repoſer, & ſon lit ayant encore par deux fois changé de place, il envoya querir un homme qui logeoit dans la même maiſon, tant pour ſe raſſurer avec lui, que pour le rendre témoin d’un fait ſi ſurprenant ; mais la ſecouſſe qui ſe paſſa devant cet homme fut ſi violente, que le pied gauche du chevet du lit en fut caſſé, ce qui le ſurprit ſi ſort, qu’aux offres qu’on lui fit de lui en faire voir une ſeconde, il répondit, que ce qu’il avoit vû, avec le bruit effroyable qu’il avoit entendu toute la nuit, étoient ſuffiſans pour le convaincre de la vérité du fait.

Ce fut ainſi que la choſe qui étoit demeurée juſques-là entre le ſieur de S. & ſes domeſtiques, devint publique. Ce bruit s’étant répandu auſſi-tôt, & étant venu aux oreilles d’un très-grand Prince qui venoit d’arriver à S. Maur, ſon Alteſſe fut curieuſe de s’en éclaircir, & ſe donna la peine d’examiner avec ſoin la qualité des faits qui lui furent rapportés. Comme cette aventure étoit le ſujet de toutes les converſations, on n’entendit bien-tôt qu’Hiſtoires d’Eſprits rapportées par les plus crédules, & que plaiſanteries de la part des Eſprits forts. Cependant le ſieur de S. tâchoit de ſe raſſûrer, pour ſe mettre la nuit ſuivante dans ſon lit, & ſe rendre digne de la converſation de l’Eſprit, qu’il ne doutoit pas qui n’eût quelque choſe à lui dire : il dormit juſqu’au lendemain neuf heures du matin, ſans avoir ſenti autre choſe que de petits ſoulevemens, comme ſi les matelas s’étoient élevés en l’air, ce qui n’avoit ſervi qu’a le bercer & à provoquer le ſommeil. Le lendemain ſe paſſa aſſez tranquillement ; mais le 26. l’Eſprit qui paroiſſoit être devenu ſage, reprit ſon humeur badine, & commença le matin par faire un grand bruit dans la cuiſine : on lui auroit pardonné ce jeu, s’il en étoit demeuré là ; mais ce fut bien pis l’après-midi. Le ſieur de S. qui avoue qu’il ſe ſentoit un attrait particulier pour ſon cabinet, auquel pourtant il ne laiſſoit pas de répugner, y étant entré ſur les ſix heures, y fit un tour juſqu’au fond, & revenant vers la porte pour rentrer dans ſa chambre, fut fort ſurpris de la voir ſe fermer toute ſeule, & ſe barricader avec les deux verroux. En même tems les deux volets d’une grande armoire s’ouvrirent derriére lui, & rendirent ſon cabinet un peu obſcur, parce que la fenêtre qui étoit ouverte, ſe trouvoit derriére l’un des volets.

Ce ſpectacle jetta le ſieur de S. dans une frayeur plus aiſée à imaginer qu’à décrire ; cependant il lui reſta aſſez de ſang froid pour entendre à ſon oreille gauche une voix diſtincte, qui venoit d’un coin du cabinet, & qui lui ſembloit un pied environ au-deſſus de ſa tête, laquelle lui parla en fort bons termes pendant l’eſpace d’un demi-miſerere, & lui ordonna en le tutoyant de faire certaine choſe, ſur quoi elle lui a recommandé le ſecret. Ce qu’il a publié, c’eſt qu’elle lui a donné quatorze jours pour l’accomplir ; qu’elle lui a commandé d’aller en un endroit, où il trouveroit des gens qui l’inſtruiroient ſur ce qu’il devoir faire ; & qu’elle l’a menacé de revenir le tourmenter, s’il manquoit à lui obéir : ſa converſation finit par un adieu.

Après cela le ſieur de S. ſe ſouvient d’être tombé évanoui ſur le bord d’un coffre, dont il a reſſenti de la douleur dans le côté. Le grand bruit, & les cris qu’il fit enſuite, firent accourir pluſieurs perſonnes, qui ayant fait des efforts inutiles pour ouvrir les portes du cabinet, alloient l’enfoncer avec une hache, lorſqu’ils entendirent le ſieur de S. ſe traîner vers la porte, qu’il ouvrit avec beaucoup de peine. Dans le déſordre où il parut, & hors d’état de parler, on le porta près du feu, & enſuite ſur ſon lit, où il éprouva toute la compaſſion du grand Prince dont j’ai déja parlé, qui accourut au premier bruit de cet évènement. Son Alteſſe ayant fait viſiter tous ſes coins & recoins de la maiſon, où l’on ne trouva perſonne, voulut faire ſaigner le ſieur de S. mais ſon Chirurgien ne lui ayant point trouvé de pouls, ne crut pas qu’il le pût ſans danger.

Lorſqu’il fut revenu de ſon évanouiſſement, ſon Alteſſe qui vouloit découvrir ſa vérité, l’interrogea ſur ſon aventure ; mais elle n’apprit que les circonſtances dont j’ai parlé, le ſieur de S. lui ayant proteſté qu’il ne pouvoit ſans courir riſque de la vie lui en dire davantage. L’Eſprit n’a point fait parler de lui pendant quinze jours ; mais ce terme expiré, ſoit que ſes ordres n’euſſent pas été fidelement exécutés, ou qu’il fût bien-aiſe de venir remercier le ſieur de S. de ſon exactitude, comme il étoit pendant la nuit couché dans un petit lit près d’une fenêtre de ſa chambre, Madame ſa Mere dans le grand lit, & un de ſes amis dans un fauteuil auprès du feu, ils entendirent tous trois frapper pluſieurs fois contre la muraille, & donner un ſi grand coup contre la fenêtre, qu’ils crurent toutes les vîtres caſſées. Le ſieur de S. ſe leva dans le moment, & s’en alla dans ſon cabinet, pour voir ſi cet Eſprit importun auroit encore quelque choſe à lui dire ; mais il n’y trouva ni n’entendit rien. C’eſt ainſi que finit cette aventure qui a fait tant de bruit, & qui a attiré à S. Maur tant de Curieux.

Faiſons préſentement quelques réflexions ſur les circonſtances les plus fortes & les plus capables de faire impreſſion.

Le bruit qui a été entendu pluſieurs fois pendant la nuit par le maître, la ſervante & les voiſins, eſt tout-à-fait équivoque ; & les perſonnes les plus prévenues ne ſçauroient diſconvenir, qu’il a pû être produit par différentes cauſes toutes naturelles.

On peut répondre la même choſe aux papiers qu’on a entendu feuilleter, puiſqu’un petit vent ou une ſouris ont pû les agiter.

Le mouvement du lit a quelque choſe de plus grave, parce qu’on en rapporte pluſieurs témoins ; mais j’eſpére qu’une réflexion nous diſpenſera d’avoir recours à des bras phantaſtiques pour l’expliquer.

Repréſentons-nous un lit ſous les pieds duquel il y a des roulétes ; une perſonne dont l’imagination eſt frappée, ou qui a envie de ſe réjouir en effrayant ſes domeſtiques, eſt couchée deſſus, & s’agite beaucoup, en ſe plaignant qu’elle eſt tourmentée ! eſt-il ſurprenant qu’on voie remuer ce lit, ſur-tout le plancher de la chambre étant frotté ? Mais, dit-on, il y a des témoins qui ont même fait des efforts inutiles pour empêcher ce mouvement. Qui ſont ces témoins ? Deux ſont de jeunes gens aux gages du patient, auxquels la frayeur cauſoit un tremblement univerſel, & qui n’étoient pas capables d’examiner les reſſorts ſecrets qui cauſoient ce mouvement ; & l’autre, qu’on peut regarder comme le plus conſidérable, a dit depuis à pluſieurs perſonnes, qu’il voudroit pour dix piſtoles n’avoir pas aſſûré qu’il avoit vû ce lit remuer tout ſeul.

A l’égard de la voix dont on a conſervé le ſecret avec tant de ſoin, comme il n’y en a aucun témoin, nous n’en ſaurions juger, que par l’état où l’on trouva dans ce moment celui qui avoit été favoriſé de cette prétendue révélation.

Des cris redoublés d’un homme, qui entendant enfoncer la porte de ſon cabinet, ouvre les verroux qu’il avoit apparemment fermés lui-même, ſes yeux égarés, & le déſordre extraordinaire qui parut dans toute ſa perſonne, l’auroient fait prendre par les anciens Payens pour une Sibylle pleine de ſon enthouſiaſme, & nous doivent paroître plûtôt des ſuites de quelques mouvemens convulſifs, que de l’entretien d’une ſubſtance ſpirituelle.

Enfin les coups donnés ſur la muraille & ſur les vitres, & avec une extrême violence pendant la nuit en préſence de deux témoins pourroient faire quelque impreſſion, ſi l’on étoit ſûr que le patient, qui étoit couché directement ſous la fenêtre dans un petit lit, n’y eût eu aucune part : car des deux témoins qui ont entendu ce bruit, l’un étoit la Mere, & l’autre un ami particulier, qui même faiſant réflexion ſur ce qu’il a vû & entendu, publie que ce ne peut être que l’effet d’un maléfice.

Quelque bien que vous vouliez à ce pays-ci, je ne crois pas, Monſieur, que ce que je viens de remarquer ſur les circonſtances de l’aventure, vous engage à croire qu’il a été honoré d’une Apparition Angélique ; je crains bien plûtôt que l’attribuant au dérangement de l’imagination, vous n’accuſiez la ſubtilité de l’air qui y regne d’avoir cauſé ce déſordre. Comme j’ai intérêt que vous ne faſſiez pas cette injure au climat de S. Maur, je me trouve obligé d’ajoûter quelque choſe à ce que j’ai dit de la perſonne dont il s’agit, afin de vous en faire connoître le caractére.

Il ne faut pas être fort expert en l’art de la Phyſionomie, pour remarquer ſur ſon viſage que la mélancolie domine dans ſon tempérament. Cette humeur noire, jointe à la fiévre qui le tourmentoit depuis quelque tems, portoit dans ſon cerveau des vapeurs, qui pouvoient bien lui faire croire qu’il entendoit tout ce qu’il a publié, outre que l’envie de ſe donner un divertiſſement en effrayant ſes domeſtiques, peut bien l’avoir engagé à feindre pluſieurs choſes, lorſqu’il a vû que l’aventure étoit venue aux oreilles d’un Prince, duquel il appréhendoit que ſon badinage ne lui fit tort. Ainſi je penſe, Monſieur, que vous jugerez comme moi, que le rapport du célébre Médecin Mareſcot au ſujet de la fameuſe Marthe Broſſier, convient parfaitement à notre mélancolique, & explique bien ſon aventure : à naturâ multa, plura ficta, à Dæmone nulla.

Son tempérament lui a fait imaginer, voir & entendre beaucoup de choſes ; il en a feint encore davantage, pour ſoûtenir ce que ſon égarement ou ſon jeu lui avoient fait avancer & aucune ſorte d’Eſprit n’a eu part à ſon aventure. Sans m’arrêter à rapporter pluſieurs effets de ſa mélancolie, je remarquerai ſeulement, qu’un embarquement qu’il fit l’un des jours gras derniers, partant à dix heures du ſoir pour faire ſur la riviére le tour de la preſqu’iſle de S. Maur, dans un bateau où il s’étoit empaillé à cauſe du froid, a paru ſi ſingulier au grand Prince dont j’ai parlé, qu’il s’eſt donné la peine de l’interroger ſur les motifs d’un pareil voyage à une heure ſi indue.

J’ajoûterai, que le diſcernement de ſon Alteſſe lui a fait aiſément juger d’où procédoit ſon aventure, & que la conduite qu’elle a tenue en cette occaſion, a bien fait connoître qu’il n’eſt pas facile de la tromper. Je ne crois pas qu’il me ſoit permis d’omettre le jugement que M. de S. le Pere, qui eſt un homme d’un mérite diſtingué, porta de l’aventure de ſon fils, lorſqu’il en apprit à Paris les circonſtances par une lettre de ſon Epouſe qui étoit à S. Maur : il dit à pluſieurs perſonnes, qu’il étoit perſuadé que l’eſprit qui agiſſoit en cette occaſion, étoit celui de ſa femme & de ſon fils. L’Auteur de la relation a eu raiſon de faire ſes efforts pour affoiblir un pareil témoignage ; mais je ne ſai s’il ſe flatte d’y avoir réuſſi, en diſant que celui qui l’a rendu eſt un eſprit fort, & qui ſe fait honneur d’être de l’opinion à la mode ſur le fait des Eſprits.

Enfin pour fixer votre jugement, & terminer agréablement cette petite Diſſertation dans laquelle vous m’avez engagé, je ne ſai rien de meilleur, que de vous rapporter les paroles d’une Princeſſe[9] qui n’eſt pas moins diſtinguée à la Cour par la délicateſſe de ſon eſprit, que par la grandeur de ſon rang & par les charmes de ſa perſonne. Comme on s’entretenoit en ſa préſence de la ſingularité de l’aventure qui ſe paſſoit à S. Maur : pourquoi vous étonner ſi fort, dit-elle, avec cet air gracieux qui lui eſt ſi naturel ? Eſt-il ſurprenant que le fils ait commerce avec des Eſprits, puiſque la Mere voit trois fois toutes les ſemaines le Pere éternel ? Cette femme eſt bienheureuſe, ajoûta cette ſpirituelle Princeſſe ; pour moi je ne demanderois d’autre faveur, que de le voir une ſeule fois en ma vie.

Riez avec vos amis de cette agréable réflexion ; mais ſur-tout gardez-vous bien, Monſieur, de rendre ma lettre publique : c’eſt la ſeule récompenſe que je vous demande de l’exactitude avec laquelle je vous ai obéi dans une occaſion ſi délicate. Je ſuis, Monſieur, votre très-humble, &c.

A Saint Maur ce 8 Mai 1706.
FIN.

APPROBATION

J’Ai lû par ordre de Monſeigneur le Chancelier cette Diſſertation ſur ce qu’on doit penſer des Eſprits en général, & de celui de S. Maur en particulier ; & je n’y ai rien trouvé qui en doive empêcher l’impreſſion. Fait à Paris le 17 Octobre 1706. Signé,

LA MARQUE TILLADET.


Le Privilége du Roi eſt du 21 Novembre 1706.
  1. S. Ambroiſe, Com. ſur S. Luc. I. c. I.
  2. Marthe Broſſier fille d’un Tiſſerand de Romorantin fut produite comme Démoniaque en 1578. Voyez à ce ſujet l’Hiſtoire de M. de Thou livre cxxiii. & le tom V. du Journal de Henri III. Edition de 1744. page 206. &c. L’affaire de Loudun parut ſous Louis XIII. & l’on accuſa le Cardinal de Richelieu d’avoir fait jouer cette Tragédie pour perdre Urbain Grandier Curé de Loudun, pour avoir écrit une Satyre ſanglante contre lui.
  3. M. de Launay en a fait une Diſſertation particuliére, de cauſa ſeceſſûs S. Brunonis, où il réfute ſolidement cette fable. Cependant cet évènement ſe trouve peint dans les beaux Tableaux du petit Cloître des Chartreux de Paris.
  4. Concile Eliberit, An. 305. ou 313. dans le Royaume de Grenade. D’autres ont crû que c’étoit Collioure dans le Rouſſillon, mais à tort.
  5. Jeſus fils de Sirac Auteur de l’Eccléſiaſtique croit cette Apparition véritable Eccli. xlvj. 23.
  6. Je ne ſçai d’où cet Auteur a pris cette Hiſtoire.
  7. Ariſtot. traité du ſonge & des veilles.
  8. M. l’Abbé de Vallemont en ſon livre des ſingularités de la végétation, in-12. Paris I. vol.
  9. Madame la Ducheſſe Mere, fille du feu Roi Louis XIV. & mere de M. le Duc dernier mort, de M. le Comte de Charolois, & de M. le Comte de Clermont.