Traité de la théologie mystique
ARGUMENT GÉNÉRAL DU LIVRE.
La théologie mystique est la science expérimentale, affective, infuse de Dieu et des choses divines. En elle-même et dans ses moyens elle est surnaturelle ; car ce n’est pas l’homme qui, de sa force propre, peut faire invasion dans le sanctuaire inaccessible de la Divinité : c’est Dieu, source de sagesse et de vie, qui laisse tomber sur l’homme les rayons de la vérité sacrée, le touche, l’enlève jusqu’au sein de ces splendeurs infinies que l’esprit ne comprend pas, mais que le cœur goûte, aime et révère. La prière seule, quand elle part de lèvres pures, peut incliner Dieu vers nous et nous mériter la participation aux dons célestes. Le but de la théologie mystique, comme de toute grâce divine, est de nous unir à Dieu, notre principe et notre fin : voilà pourquoi le premier devoir de quiconque aspire à cette science est de se purifier de toute souillure, de toute affection aux choses créées ; de s’appliquer à la contemplation des adorables perfections de Dieu, et, autant qu’il est possible, d’exprimer en lui la vive image de celui qui, étant souverainement parfait, n’a pas dédaigné de se nommer notre modèle.
Quand l’âme, fidèle à sa vocation, atteint enfin Dieu par ce goût intime et ce sentiment ineffable que ceux-là peuvent apprécier, qui l’ont connu et expérimenté, alors elle se tient calme et paisible dans la suave union dont Dieu la gratifie. Rien ne saurait donner une idée de cet état : c’est la déification de la nature.
CHAPITRE I.
CE QUE C’EST QUE L’OBSCURITÉ DIVINE.
Argument. — I. Après une invocation à la Trinité, on fait voir qu’il est nécessaire de s’abdiquer soi-même pour arriver à la contemplation mystique ; II, qu’on peut tout nier et tout affirmer de Dieu. III. Ce que c’est que la divine obscurité, et comment on y pénètre.
I. Trinité suprà-essentielle, très-divine, souverainement bonne, guide des chrétiens dans la sagesse sacrée, conduisez-nous à cette sublime hauteur des Écritures, qui échappe à toute démonstration et surpasse toute lumière. Là, sans voiles, en eux-mêmes et dans leur immutabilité, les mystères de la théologie apparaissent parmi l’obscurité très-lumineuse d’un silence plein d’enseignements profonds : obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne pouvant être ni vue ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits saintement aveuglés. Telle est la prière que je fais. Pour vous, ô bien-aimé Timothée, exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques ; laissez de côté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d’un essor surnaturel, allez vous unir, aussi intimement qu’il est possible, à celui qui est élevé par delà toute essence et toute notion. Car c’est par ce sincère, spontané et total abandon de vous-même et de toutes choses, que libre et dégagé d’entraves vous vous précipiterez dans l’éclat mystérieux de la divine obscurité.
II. Veillez à ce que ces choses ne soient pas entendues par les indignes : je veux parler de ceux qui se fixent dans la créature, qui n’imaginent au-dessus du monde de la nature aucune réalité supérieure, et qui estiment pouvoir connaître par la force de leur propre esprit celui qui a pris les ténèbres pour retraite[1]. Mais si la doctrine des divins mystères dépasse la portée de ces hommes, que dira-t-on des profanes qui désignant la cause sublime de tout précisément par les plus viles substances de l’univers, et soutiennent qu’elle n’a rien de plus excellent que ces simulacres impies et de formes multiples que leurs mains ont façonnés ? tandis qu’on doit lui attribuer et affirmer d’elle ce qu’il y a de positif dans les êtres, puisqu’elle en est la cause ; ou mieux encore, le nier radicalement, puisqu’elle leur est infiniment supérieure ; tandis encore qu’ici la négation ne contredit pas l’affirmation et que cette nature suprême s’élève au-dessus de tout, au-dessus de toute négation comme de toute affirmation.
III. C’est en ce sens que le divin apôtre Barthélemi disait que la théologie est tout ensemble développée et briève, l’Évangile ample, abondant et néanmoins concis. Par là il me semble avoir excellemment compris que la bienfaisante cause de tout s’exprime en de nombreuses et en de courtes paroles, s’exprime même sans discours, n’y ayant pour elle ni discours ni pensée, parce qu’elle est essentiellement supérieure au reste des êtres, et qu’elle se manifeste dans sa vérité et sans voile à ceux-là seuls qui traversent le monde matériel et intellectuel, franchissent les hauteurs de la plus sublime sainteté, et, laissant de côté désormais toute lumière, tout accent mystérieux, toute parole qui vient du ciel, se plongent dans les ténèbres où habite, comme dit l’Écriture, celui qui règne sur l’univers[2]. Et ici l’on peut observer qu’il fut enjoint au divin Moïse de se purifier d’abord[3] et de se séparer ainsi des profanes ; que, la purification achevée, il entendit les sons variés des trompettes, et vit divers feux qui s’épanouissaient en purs et innombrables rayons ; et qu’enfin, laissant la multitude, il monta en la société de quelques prêtres choisis jusqu’au sommet de la montagne sainte. Toutefois, il ne jouit pas encore de la familiarité de Dieu ; seulement il contemple non pas la divinité qui est invisible, mais le lieu où elle apparaît[4]. Ceci veut faire entendre, à mon avis, que les choses les plus divines et les plus élevées qu’il nous soit donné de voir et de connaître, sont, en quelque sorte, l’expression symbolique de tout ce que renferme la souveraine nature de Dieu : expression qui nous révèle la présence de celui qui échappe à toute pensée et qui siége par delà les hauteurs du céleste séjour. Alors, délivrée du monde sensible et du monde intellectuel, l’âme entre dans la mystérieuse obscurité d’une sainte ignorance, et, renonçant à toute donnée scientifique, elle se perd en celui qui ne peut être ni vu ni saisi ; tout entière à ce souverain objet, sans appartenir à elle-même ni à d’autres ; unie à l’inconnu par la plus noble portion d’elle-même, et en raison de son renoncement à la science ; enfin, puisant dans cette ignorance absolue une connaissance que l’entendement ne saurait conquérir.
CHAPITRE II.
COMME IL FAUT S’UNIR ET PAYER TRIBUT DE LOUANGES AU CRÉATEUR ET SOUVERAIN MAÎTRE DE TOUTES CHOSES.
Argument. — On exprime le désir d’être admis dans l’obscurité divine, de connaître Dieu par cet acte de sublime ignorance, qui consiste à savoir que Dieu n’est absolument rien de tout ce qui est.
Nous ambitionnons d’entrer dans cette obscurité trans-lumineuse, et de voir et de connaître précisément par l’effet de notre aveuglement et de notre ignorance mystique, celui qui échappe à toute contemplation et à toute connaissance. Car c’est véritablement voir et connaître, c’est louer l’infini d’une façon suréminente, de dire qu’il n’est rien de ce qui existe. Ainsi, celui qui façonne de la matière brute en une noble image, enlève les parties extérieures qui dérobaient la vue des formes internes, et dégage la beauté latente par le seul fait de ce retranchement. Mais je pense qu’on doit suivre une voie toute différente, selon qu’on parle de Dieu par affirmation ou par négation. Pour les affirmations, débutant par les plus sublimes, puis, descendant peu à peu, nous sommes arrivé jusqu’aux plus humbles. Ici, au contraire, nous partons des négations les plus modérées pour monter aux plus fortes ; et nous osons tout nier de Dieu, afin de pénétrer dans cette sublime ignorance, qui nous est voilée par ce que nous connaissons du reste des êtres, et de contempler cette surnaturelle obscurité, qui est dissimulée à nos regards par ce que nous trouvons de lumineux dans le reste des êtres.
CHAPITRE III.
QUELLES AFFIRMATIONS ET QUELLES NÉGATIONS CONVIENNENT À LA DIVINITÉ.
Argument. — L’auteur rappelle qu’il a expliqué dans les Institutions théologiques ce qui concerne l’unité de nature et la trinité des personnes en Dieu ; qu’il a traité dans le Livre des Noms divins ce qui regarde les divers attributs de la divinité ; qu’il a dans la Théologie symbolique rendu raison des figures sensibles qu’on prête métaphoriquement à Dieu, et qu’ainsi il sera brief dans le présent écrit. Il enseigne comment on procède dans les affirmations et négations qu’on emploie dans la théologie.
Dans notre livre des Institutions théologiques, nous avons traité des principales affirmations qui conviennent à la divinité. Nous avons dit que Dieu très-bon a une nature unique et une triple personnalité ; ce qu’est en lui la paternité, et la filiation, et ce que signifie le nom du Saint-Esprit ; comment du cœur de Dieu, source immatérielle et indivisible, ont jailli des lumières pleines de suave bonté, et comment ces douces émanations ne se séparent pas de leur principe, persévèrent dans leur identité personnelle, et demeurent l’une en l’autre par une manière d’être aussi éternelle que leur éternelle production ; que le suprême Seigneur Jésus a réellement et substantiellement pris la nature humaine ; enfin tout ce que nos Écritures enseignent et que l’on a pu lire dans l’ouvrage cité. Dans le traité des Noms divins, nous avons expliqué pourquoi Dieu se nomme bon ; pourquoi il se nomme l’être, la vie, la sagesse, la force ; pourquoi il reçoit une foule d’autres qualifications analogues. Dans la Théologie symbolique, on a vu comment les choses divines portent des noms empruntés aux choses sensibles ; comment Dieu a forme et figure, membres et organes ; comment il habite des lieux et revêt des ornements ; pourquoi enfin on lui prête du courage, des tristesses et de la colère, les transports de l’ivresse, des serments et des malédictions, et le sommeil et le réveil, et les autres symboles et pieuses images sous lesquels nous est représentée la divinité.
Or, vous aurez remarqué, je pense, que nos locutions sont d’autant plus abondantes qu’elles conviennent moins à Dieu : c’est pour cela que nous avons dû être plus bref dans les Institutions théologiques et dans l’explication des Noms divins que dans la Théologie symbolique. Car à mesure que l’homme s’élève vers les cieux, le coup d’œil qu’il jette sur le monde spirituel se simplifie, et ses discours s’abrégent : comme aussi en pénétrant dans l’obscurité mystique, non-seulement nos paroles seront plus concises, mais le langage, mais la pensée même nous feront défaut. Ainsi dans les traités antérieurs, procédant de haut en bas, notre discours allait s’étendant en proportion de la hauteur d’où il descendait ; ici au contraire, procédant de bas en haut, il devra se raccourcir en s’élevant, et parvenu au dernier terme il cessera tout à fait, et s’ira confondre avec l’ineffable.
Mais vous me demanderez sans doute d’où vient qu’en faisant des affirmations sur Dieu, nous débuttons par les plus sublimes, en qu’en faisant des négations, nous commençons par les plus humbles ? C’est que voulant affirmer la chose qui est au-dessus de toute affirmation, ce qui a plus d’affinité avec elle devait être émis d’abord comme assertion fondamentale des assertions ultérieures ; et voulant nier une chose qui est au-dessus de toute négation, ce qui a moins de conformité avec elle devait être éliminé en premier lieu. Car ne dira-t-on pas que Dieu est vie et bonté, avant de dire qu’il est ou air ou pierre ? Et ne dira-t-on pas que Dieu ni ne s’enivre, ni ne s’emporte avant de dire qu’on ne peut ni le nommer, ni le comprendre ?
CHAPITRE IV.
QUE LE SUPRÊME AUTEUR DES CHOSES SENSIBLES N’EST ABSOLUMENT RIEN DE TOUT CE QUI TOMBE SOUS LES SENS.
Argument. — On donne quelques exemples de théologie négative, et l’on montre que rien de ce qui est sensible ne convient à Dieu.
Voici donc ce que nous disons touchant la cause de tous les êtres, et qui est si élevée au-dessus d’eux : elle n’est pas dépourvue d’existence, ni de vie, ni de raison, ni d’entendement ; elle n’est point un corps ; elle n’a ni figure, ni forme, ni qualité, ni quantité, ni grosseur ; elle n’occupe aucun lieu, et n’est point visible, et n’a pas le sens du toucher ; elle n’a pas de sensibilité et ne tombe point sous les sens ; on ne trouve jamais en elle le désordre et le trouble qui naissent des passions grossières, ni cette faiblesse que déterminent les accidents matériels ; elle n’est pas indigente de lumière ; elle n’éprouve pas de changement, de corruption, de partage, de disette ou de ruine ; enfin, ni elle n’est, ni elle ne possède rien de corporel.
CHAPITRE V.
QUE LE SUPRÊME AUTEUR DES CHOSES INTELLIGIBLES N’EST ABSOLUMENT RIEN DE CE QUI SE CONÇOIT PAR L’ENTENDEMENT.
Argument. — On enseigne que Dieu n’est rien de ce que nous connaissons, mais qu’il surpasse tout ce qui, en quelque façon que ce soit, peut être perçu par notre entendement.
Voici encore ce que nous disons en élevant notre langage : Dieu n’est ni âme, ni intelligence ; il n’a ni imagination, ni opinion, ni raison, ni entendement ; il n’est point parole ou pensée, et il ne peut être ni nommé, ni compris : il n’est pas nombre, ni ordre, grandeur, ni petitesse, égalité, ni inégalité, similitude, ni dissemblance. Il n’est pas immobile, pas en mouvement, pas en repos. Il n’a pas la puissance, et n’est ni puissance, ni lumière. Il ne vit point, il n’est point la vie. Il n’est ni essence, ni éternité, ni temps. Il n’y a pas en lui perception. Il n’est pas science, vérité, empire, sagesse ; il n’est ni un, ni unité, ni divinité, ni bonté. Il n’est pas esprit, comme nous connaissons les esprits ; il n’est pas filiation, ou paternité, ni aucune des choses qui puissent être comprises par nous, ou par d’autres. Il n’est rien de ce qui n’est pas, rien même de ce qui est. Nulle des choses qui existent ne le connaissent tel qu’il est, et il ne connaît aucune des choses qui existent, telle qu’elle est. Il n’y a en lui ni parole, ni nom, ni science ; il n’est point ténèbres, ni lumière, erreur, ni vérité. On ne doit faire de lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en affirmant, ou en niant les choses qui lui sont inférieures, nous ne saurions l’affirmer ou le nier lui-même, parce que cette parfaite et unique cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et que celui qui est pleinement indépendant, et supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos négations.