Travail (Zola)/Livre III/Chapitre II

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Charpentier (p. 472-523).


Et, tandis que l’évolution emportait Beauclair à son nouveau destin, que la Cité se fondait sous une force bienfaisante, sans cesse accrue, l’amour intervenait, d’un élan irrésistible, jeune, gai et victorieux, des mariages se concluaient de toutes parts, continuellement, rapprochant les classes, hâtant l’harmonie, la paix finale. Le victorieux amour renversait les obstacles, triomphait des pires résistances, et cela dans une passion heureuse de la vie, dans un éclat d’allégresse qui sonnait, au grand soleil, le bonheur d’être, d’aimer, d’enfanter toujours davantage.

Luc et Josine avaient donné l’exemple. Pendant les six ans qui venaient de s’écouler, toute une famille était poussée d’eux, trois garçons et deux filles. L’aîné, Hilaire, né avant la chute de l’Abîme avait onze ans déjà. Puis, de deux années en deux années, les autres suivaient  : Charles âgé de neuf ans, Thérèse de sept, Pauline de cinq, Jules de trois. Dans l’ancien pavillon agrandi de tout un corps de bâtiment, cette enfance s’ébattait, mettait ses rires et son espoir, grandissait pour les unions futures. Comme Luc ravi le disait à Josine souriante, leur constante tendresse était faite de cette fécondité triomphante, car elle devenait plus sienne à chaque enfant qu’elle lui donnait. L’amoureuse dont le désir l’avait autrefois jeté dans la lutte, en héros de conquête, faisait place aujourd’hui à la mère, entourée de ses petits, tout ce foyer pour lequel il combattait maintenant, en pacificateur des terres conquises. Et, quand même, ils s’aimaient toujours en amants, l’amour ne vieillit pas, il reste l’éternelle flamme, le brasier immortel où s’alimente l’existence des mondes. Jamais maison n’avait retenti d’une joie si claire, pleine d’enfants et de fleurs. On s’y aimait si fort, avec une telle gaieté sonnante, que le malheur n’entrait plus. Et, lorsqu’un souvenir du douloureux passé revenait, lorsque Josine se rappelait ses souffrances, la chute où elle aurait achevé de périr, sans la main secourable de Luc, c’était pour se jeter à son cou, d’un élan d’inépuisable gratitude, tandis que lui, ému, la sentait lui devenir plus chère, de tout cet opprobre inique dont il l’avait sauvée.

«  Ah  ! que je t’aime, mon bon Luc  ! et comment te remercierai-je jamais assez de m’avoir faite si digne, si heureuse  ?

— Chère, chère Josine  ! c’est moi qui dois t’aimer de toute ma reconnaissance  ; car, sans toi, rien de ce que j’ai fait n’aurait pu être.  »

Et ils étaient comme épurés l’un et l’autre par cette création de justice et de paix qui sortait d’eux, ils disaient encore  :

«  Il faut aimer les autres comme nous nous aimons, c’est la même flamme qui rapproche tous les êtres, notre bonheur d’amants et d’époux ne saurait durer que dans le bonheur de tous. Divin amour, puisque rien ne peut vivre que par toi, aide-nous donc à finir notre œuvre, embrase les cœurs, fais que tous les couples de la Cité aiment et enfantent, dans l’universelle direction qui doit tous nous unir  !   »

C’était ce qu’ils appelaient en riant l’oraison de la nouvelle religion de l’humanité. Et, chez eux à ce foyer parfumé de tendresse, la fleur d’amour avait déjà fleuri délicieusement pendant les premières années qui suivirent l’incendie de l’Abîme. Nanet, le petit Nanet, qui devenait un homme, logeait chez Luc avec sa grande, comme il nommait toujours Josine. D’une intelligence vive, d’une bravoure d’entreprise toujours en éveil, il achevait de séduire Luc, au point que celui-ci en faisait son élève le plus cher, un disciple jeune encore, tout imprégné des leçons du maître. Et, pendant ce temps, chez les Jordan, dont la maison était voisine, Nise, la petite Nise, grandissait de son côté, dans la bonne affection de Sœurette, qui l’avait recueillie au lendemain de la catastrophe, heureuse de cette enfant adoptive, trouvant en elle une compagne et une aide d’un charme infini. De sorte que les jeunes gens, continuant à se voir chaque jour, finirent par ne plus vivre que l’un pour l’autre. Leurs fiançailles ne dataient-elles pas de l’enfance, des jours lointains où l’amour enfant, le divin ingénu les enflammait du besoin de se voir, de jouer ensemble, leur faisait braver les punitions et franchir les murailles pour se retrouver  ? Ils étaient alors blonds et frisés comme des petits moutons. Ils riaient du même rire argentin, en tombant dans les bras l’un de l’autre, à chaque rencontre, sans savoir que des mondes les séparaient, elle la bourgeoise, la fillette du patron, lui le gamin des rues, le fils pauvre du misérable travail manuel. Puis, il y avait eu l’effroyable tempête de flammes, l’incendie les renouvelant, les fondant en une même chair, Nise sauvée au cou de Nanet, tous les deux couverts de brûlures, un moment en danger de mort. Et ils étaient, aujourd’hui encore, blonds et frisés, ils riaient toujours d’un rire clair, l’air semblable, comme appareillés. Mais elle était devenue une grande fille, lui un grand garçon, et ils s’adoraient. L’idylle se prolongea près de sept ans, pendant que Luc faisait de Nanet un homme et que Sœurette aidait Nise à grandir en beauté et en bonté. Elle était âgée de treize ans, lors de l’épouvantable fin de son père et de sa mère, dont les corps, réduits en cendres, n’avaient pas même été retrouvés sous les décombres. Longtemps, elle en garda le frisson, et rien ne pressait, on voulut attendre, pour décider le mariage, qu’elle eût vingt ans, afin que la décision fût prise par elle-même, en toute raison et en toute libre volonté. D’ailleurs, Nanet était bien jeune, son aîné de trois années à peine, encore en apprentissage, sous l’affectueuse direction du maître. Et puis, ils étaient si rieurs, si joueurs, qu’ils n’éprouvaient pas de hâte, ravis simplement d’être gais ensemble, de passer les jours à se rire dans les yeux l’un de l’autre. Ils se retrouvaient chaque soir, s’amusaient follement à se conter leur journée, des choses très ordinaires, des riens, toujours les mêmes. Ils se prenaient les mains, se les gardaient pendant des heures, ce qui était la grande récréation, après laquelle il n’y avait plus que le gros baiser, échangé en se séparant. Du reste, cette bonne entente, si vive et si tendre, n’allait pas sans de petites querelles d’amoureux. Nanet trouvait parfois Nise trop orgueilleuse et trop autoritaire, elle faisait la princesse, comme il le disait. Elle était aussi trop coquette, aimant les belles robes, les fêtes où elle avait l’occasion de les promener. Et ce n’était certes pas défendu d’être belle, au contraire  ! Il fallait toujours être le plus beau qu’on pouvait. Mais ce qui n’était pas bien, c’était de gâter sa beauté par des airs de mépris pour le pauvre monde. Nise, en qui revivait un peu de sa mère jouisseuse et de son père despotique, se fâchait d’abord, entendait prouver qu’elle était la perfection même. Puis, comme elle adorait Nanet, elle se confiait à lui, l’écoutait, désireuse de lui être agréable, en devenant la meilleure possible, la plus simple et la plus douce des petites femmes. Et, quand elle n’y réussissait pas, ce qui était fréquent encore, elle disait en riant que sa fille, si elle en avait une, ferait certainement beaucoup mieux, parce qu’il fallait laisser au sang des princes de ce monde le temps de se démocratiser en une descendance de plus en plus fraternelle.

Enfin, lorsque Nise eut vingt ans, et Nanet vingt-trois, les noces se firent. Elles étaient souhaitées, prévues, attendues. Depuis sept années, il ne s’était point passé un jour, sans qu’un pas fût fait vers ce dénouement de la longue et heureuse idylle. Et comme ce mariage, la fille des Delaveau épousant le frère de Josine, devenue la femme de Luc, éteignait toutes les haines, consommait le pacte d’alliance, on voulut le glorifier, en faire une fête qui célébrât le pardon du passé, l’entrée radieuse dans l’avenir. Et l’on décida que des chants et des danses auraient lieu sur le terrain même de l’ancien Abîme, dans une des halles de la nouvelle usine reconstruite, en prolongement de la Crêcherie, toute cette ville industrielle qui, maintenant, tenait des hectares et des hectares grandissant toujours.

Gaiement, Luc et Sœurette furent les organisateurs, les ordonnateurs de la fête du mariage, ainsi que les témoins, lui de Nanet, elle de Nise. Ils y voulaient un éclat de triomphe, une allégresse d’espoir enfin réalisé, la victoire même de la Cité de travail et de paix, fondée désormais et prospère. Il est bon que les peuples aient de grandes réjouissances, la vie publique a besoin de nombreux jours de beauté, de joie et d’exaltation. Luc et Sœurette choisirent donc la halle de la grande fonderie, une halle immense, avec ses marteaux monstrueux, ses gigantesques ponts roulants, ses grues puissance prodigieuse. Les nouvelles constructions, légères, toutes de briques et d’acier, étaient d’une propreté saine, d’une clarté joyeuse, avec leurs grands vitrages qui versaient à flots l’air et la lumière. Aussi laissa-t-on l’outillage en place car on n’aurait pu imaginer, pour cette cérémonie du travail triomphant, un décor plus beau que ces outils géants, dressant leur profil aux lignes puissantes, d’une beauté souveraine, faite de logique, de force et de certitude. Seulement, on les orna de feuillages, on les couronna de fleurs, en hommage, ainsi que les anciens autels. Les murs de briques furent décorés de guirlandes, on sema les dalles du sol de roses et de genêts effeuillés. C’était comme la floraison même de l’effort humain, tout le séculaire effort vers le bonheur qui finissait par fleurir là, et qui embaumait la besogne de l’ouvrier, autrefois injuste et si dure, libre à présent, attrayante et ne faisant plus que des heureux.

Les deux cortèges partirent, l’un de la maison du fiancé, l’autre de la maison de la fiancée. C’était Luc qui amenait le héros Nanet, suivi de sa femme Josine et de leurs enfants. C’était Sœurette qui de son côté, amenait l’héroïne Nise, leur fille adoptive à elle et à son frère Jordan. Ce jour-là, Jordan avait quitté son laboratoire, dans lequel il passait des années, comme des heures, occupé à d’infatigables recherches. Le peuple entier de la Cité nouvelle, où tous les travaux chômaient en signe d’allégresse, attendait sur le parcours pour acclamer le couple. Le beau soleil luisait, les maisons gaies étaient pavoisées de couleurs vives, les verdures étaient pleines de fleurs et d’oiseaux. Et derrière les deux cortèges, la foule des travailleurs suivait, un grand concours de peuple joyeux dont le flot envahit peu à peu les vastes halles de l’usine, larges et hautes comme des nefs d’anciennes cathédrales. Mais ce fut dans l’aile de la grande fonderie que les fiancés se rendirent, et tout de suite elle se trouva trop étroite, malgré son immensité. En dehors de Luc, des siens et des Jordan, il y avait là les Boisgelin, Paul, le petit-cousin de la mariée, qui n’avait pas encore épousé Antoinette, car leur mariage ne devait se faire que quatre ans plus tard. Puis, les Bonnaire étaient là, les Bourron, les Fauchard eux-mêmes, tous les ouvriers dont les bras avaient aidé à cette victoire du travail. Ils avaient pullulé, ces hommes de bonne volonté et de foi, ces ouvriers de la première heure  : la foule des camarades présents n’était-elle pas leur famille agrandie, des frères dont le nombre s’augmentait encore tous les jours  ? On était cinq mille, on serait dix mille, cent mille, un million, l’humanité entière. Et la cérémonie, au milieu des puissantes machines, fleuries et enguirlandées, fut d’une simplicité touchante et souveraine.

Souriants, Luc et Suzanne mirent les mains de Nanet et de Nise l’une dans l’autre.

«  Aimez-vous de tout votre cœur, de toute votre chair, et ayez de beaux enfants, qui s’aimeront comme vous vous serez aimés.  »

La foule acclama, cria le mot d’amour, c’était l’amour roi qui seul pouvait féconder le travail, en faisant la race toujours plus nombreuse et en l’enflammant du désir, éternel foyer de la vie.

Mais il y avait déjà là trop de solennité pour Nanet et pour Nise, qui s’étaient aimés en jouant, dès l’enfance. Les deux petits moutons frisés avaient eu beau grandir, ils restaient deux joujoux, dans leurs habits de fête, tous les deux en blanc, délicieux et tendres. Aussi ne se contentèrent-ils pas de cette cérémonieuse poignée de main qu’on leur faisait se donner. Ils se jetèrent au cou l’un de l’autre.

«  Ah  ! ma petite Nise, que je suis content de t’avoir, moi qui t’attends depuis des années et des années  !

— Ah  ! mon petit Nanet, que je suis heureuse d’être enfin à toi, car c’est la vérité pure, tu m’as bien gagnée  !

— Et, petite Nise, te souviens-tu, lorsque je te tirais par les bras, pour t’aider à sauter les murs, ou bien que je te portais à califourchon, en faisant le cheval qui se cabre  ?

— Et, petit Nanet, te souviens-tu, lorsque nous jouions à cache-cache, et que tu finissais par me trouver parmi les rosiers, si bien cachée, que c’était à en mourir de rire  ?

— Petite Nise, petite Nise, nous allons nous aimer comme nous avons joué, très fort, très fort, de toute la force de notre santé et de notre gaieté  !

— Petit Nanet, petit Nanet, nous avons tant joué, nous nous aimerons tant, que nous nous aimerons dans nos enfants encore et que nous jouerons encore avec les enfants de nos enfants  !   »

Et ils s’embrassaient, et ils riaient, jouaient, au comble de la félicité. Enthousiasmée à ce spectacle, soulevée par une houle de gaieté sonore, la foule battit des mains, cria l’amour, l’amour tout-puissant, qui fait sans cesse davantage de vie et de bonheur. L’amour fondait la Cité, l’ensemençait d’une moisson d’hommes meilleurs, pour les prochaines récoltes de justice et de paix.

Et tout de suite, les chants commencèrent, des chœurs ou les voix répondaient, où les vieillards chantaient leur repos bien gagné, les hommes l’effort vainqueur de leur travail, les femmes la douceur secourable de leur tendresse, les enfants l’allégresse confiante de leur espoir. Puis, il y eut les danses, toute une population en joie, une grande ronde finale qui mit ce petit peuple fraternel la main dans la main, qui s’allongea sans fin et qui tourna pendant des heures, au son de musiques claires, par les halles de l’usine immense. Elle s’engagea dans la halle des fours à puddler et des laminoirs passa dans la halle des fours à creusets, traversa la halle des tours revint par la halle des moulages d’acier, emplissant de la turbulence de son rythme, de la gaieté de ses refrains les hautes nefs, où ne retentissait d’ordinaire que le souffle héroïque du travail. Autrefois, on avait tant peiné, tant souffert, dans le bagne noir sale et malsain, qui se dressait là et que la flamme avait emporté  ! Maintenant, le soleil, le plein air, la vie entraient librement. Et la ronde des noces allait et venait toujours autour des grands outils, les presses colossales, les formidables marteaux-pilons, les raboteuses géantes, d’aspect souriant sous leur décor de feuillages et de fleurs, tandis que les deux enfants qu’on mariait menaient le branle, comme s’ils étaient l’âme de ces choses, le lendemain de plus d’équité et de plus de fraternité, assuré par la victoire de leur longue tendresse.

Luc ménageait une surprise à Jordan, voulant le fêter lui aussi dont les travaux de savant allaient plus faire pour le bonheur de la Cité que cent années de politique. Quand la nuit fut noire, l’usine entière s’embrasa, des milliers de lampes l’inondèrent d’une gaie clarté de plein jour. C’était que les recherches de Jordan avaient enfin abouti, il venait de trouver, après bien des défaites, le transport de la force électrique, sans perte aucune, grâce à de nouveaux appareils, d’ingénieux moyens de transmission. Désormais, le charroi du charbon était économisé, on le brûlait au sortir même du puits, et les machines qui transformaient l’énergie calorifique en énergie électrique, l’envoyaient ensuite à la Crêcherie par des câbles spéciaux où la déperdition était nulle, ce qui, d’un coup, abaissait de moitié le prix de revient. Aussi était-ce une première grande victoire, la Crêcherie éclairée à profusion, la force repartie en abondance aux grands et aux petits outils, le bien-être augmente, le travail facilité, la fortune élargie. Et c’était en somme un pas nouveau vers le bonheur.

Lorsque Jordan, devant cette illumination de fête, eut compris l’intention affectueuse de Luc, il se mit à rire comme un enfant.

«  Ah  ! mon ami, vous me donnez aussi mon bouquet, et c’est bien vrai, je l’ai un peu mérité, car vous devez vous en souvenir, voici plus de dix ans que je m’acharne à trouver la solution du problème. À quels obstacles je me suis heurté, et que de déroutes, quand je croyais le succès certain  ! N’importe, sur les ruines de mes expériences manquées, je me remettais le lendemain à la besogne. On réussit toujours, lorsqu’on travaille.  »

Luc riait avec lui, plein de son courage et de sa foi.

«  Je le sais bien, vous en êtes le vivant exemple. Je ne connais pas de plus grand, de plus haut maître d’énergie que vous, et je me suis fait à votre école… Alors, voilà donc la nuit vaincue, vous avez mis en fuite les ténèbres, nous pourrions désormais, avec ce flot d’électricité peu coûteuse, allumer au-dessus de la Crêcherie, dès le crépuscule, un astre, pour remplacer le soleil. Et vous avez également épargné l’effort humain, un homme suffit à présent, où il en fallait deux, grâce à cette prodigalité de la force mécanique, qui supprimera peu à peu la douleur… Nous vous fêtons comme le maître de la lumière, de la chaleur et de la force.  »

Jordan, que Sœurette avait enveloppé dans une couverture, par crainte de la fraîcheur du soir, regardait toujours l’usine immense étinceler comme un palais de féerie. Petit et chétif, avec son teint blême, son air d’être à chaque heure sur le point de rendre l’âme, il se promenait dans ces halles braisillantes, d’une splendeur d’apothéose. Et depuis dix années qu’il sortait à peine de son laboratoire, qu’il y vivait absorbé dans sa tâche, ignorant presque les événements du dehors, s’en remettant à sa sœur et à son ami pour la direction du vaste domaine, agrandi sans cesse, il arrivait là un peu en homme d’une autre planète, il s’émerveillait des résultat obtenus, du succès de cette œuvre dont il était l’artisan le plu ignoré et le plus actif.

«  Oui, oui, murmura-t-il, c’est déjà bien, voilà pas mal de terrain gagné. Nous marchons, l’avenir rêvé se rapproche… Et je vous dois des excuses, mon cher Luc, car je ne vous ai point caché, au début, que je ne croyais guère en votre mission. Est-ce singulier, la peine que nous avons à partager la foi des autres, lorsqu’ils travaillent sur un autre terrain que nous  ! … Enfin, vous m’avez converti, vous hâterez sûrement le bonheur, puisque vous voilà réalisant chaque jour plus de solidarité et plus de justice. Mais vous avez encore beaucoup à faire, et moi-même, hélas  ! je n’ai rien fait, à côté de ce que je voudrais faire encore.  »

Il était devenu grave, l’air soucieux.

«  Ce prix de revient que nous avons diminué de moitié environ, il reste de beaucoup trop élevé. Et puis, ces installations compliquées et coûteuses, à l’orifice des puits, ces machines à vapeur, ces chaudières, sans compter ces kilomètres de câbles, d’un si gros entretien, tout cela est barbare, tout cela mange du temps et de l’argent… Et il faudrait autre chose, une autre chose plus pratique plus simple, plus directe. Ah  ! je sais bien dans quel sens je dois chercher, mais une telle recherche semble une folie, je n’ose dire à personne l’œuvre que j’ai entreprise, car je ne puis moi-même l’énoncer avec la clarté désirable… Oui, il faudrait supprimer la machine à vapeur, la chaudière, qui est l’intermédiaire gênant entre la houille extraite et l’électricité produite. Il faudrait, en un mot, transformer directement l’énergie calorifique contenue dans le charbon, en énergie électrique, sans passer par l’énergie mécanique… Comment  ? Je ne sais pas encore. Si je le savais, le nouveau problème serait résolu. Mais je me suis mis à la besogne, j’espère, je trouverai sans doute. Et vous verriez, vous verriez alors l’électricité ne coûterait presque plus rien, nous pourrions la donner à tous, la répandre, en faire le victorieux agent du bien-être universel.  »

Il s’enthousiasmait, il se grandissait sur ses petits pieds, avec des gestes passionnés, lui si muet, si réfléchi d’ordinaire.

«  Le jour doit venir où l’électricité sera à tout le monde, comme l’eau des fleuves, comme le vent du ciel. Il faudra non seulement la donner, mais la prodiguer, laisser les hommes en disposer à leur guise, ainsi que de l’air qu’ils respirent. Elle circulera dans les villes telle que le sang même de la vie sociale. Dans chaque maison, il y aura de simples robinets à tourner, pour qu’on ait à profusion la force, la chaleur, la lumière, aussi aisément qu’on a aujourd’hui l’eau de source. Et, la nuit, dans le ciel noir, elle allumera un autre soleil, qui éteindra les étoiles. Et elle supprimera l’hiver, elle fera naître l’éternel été, en réchauffant le vieux monde, en montant fondre la neige, jusque dans les nuages… C’est pourquoi je ne suis pas très fier de ce que j’ai fait, un bien petit résultat, à côté de ce qu’il reste à conquérir  » Et il conclut, d’un air de tranquille dédain  :

«  Je ne peux pas même encore mettre en œuvre, pratiquement mes fours électriques pour la fonte du fer. Ils sont toujours des fours de laboratoire, des fours d’expérience. L’électricité reste trop chère, il faut attendre que l’emploi en soit rémunérateur, et pour cela, je le répète, elle doit ne pas plus coûter que l’eau des fleuves et l’air du ciel… Quand je la pourrai donner à flots, sans compter mes fours transformeront la métallurgie. Et je connais bien l’unique chemin, je me suis remis au travail.  »

La fête de nuit fut merveilleuse. Les danses et les chants avaient repris, dans les halles étincelantes, où tout le peuple célébrait les noces. Ce qui éclatait dans la joie de tous, c’était le travail délivré, remis en honneur, devenu la gaieté, la santé  ; c’était la misère vaincue, la fortune publique rendue peu à peu à la communauté, au nom du droit sacré que chacun à de vivre et d’être heureux  ; et c’était aussi l’espoir d’un avenir de paix et d’équité plus hautes, absolues, où se réaliserait le rêve fraternel d’une société solidaire et libre. L’amour accomplirait ce miracle, et l’on reconduisit Nanet et Nise, à leur maison nuptiale, en acclamant l’amour qui les avait unis, l’amour qui allait faire naître d’eux d’autres amours sans fin.

Vers ce temps, l’amour révolutionna également la bourgeoisie de Beauclair, et ce fut chez les paisibles Mazelle, les rentiers, les bons paresseux que souffla la tempête. Leur fille Louise les avait toujours surpris et bousculés, tellement elle différait d’eux, très active, très entreprenante, s’occupant sans cesse dans la maison, en disant que la paresse la tuerait. Le ménage, qui mettait sa parfaite félicité à ne rien faire, très raisonnable d’ailleurs, heureux de la grande aisance gagnée autrefois, ayant la sagesse d’en jouir sans courir aucun risque d’ambition, n’arrivait pas à comprendre comment Louise pouvait gâter ses journées par une agitation inutile. Elle était fille unique, elle aurait une très belle fortune, placée en rentes solides sur l’État, et n’était-elle pas des lors déraisonnable, en ne s’enfermant pas dans son coin de paix, à l’abri des ennuis de l’existence  ? Eux se contentaient si bien de leur bonheur égoïste, sans fenêtre sur le malheur des autres, très honnêtes, très affectueux, très pitoyables pour eux sinon pour autrui, s’adorant se soignant, se dorlotant en tendres et fidèles époux  ! Pourquoi leur fillette s’inquiétait-elle du mendiant qui passait, des idées qui changeaient le monde, des événements qui troublaient la rue  ? Elle était toujours frémissante, vivante, tout la passionnait, elle donnait un peu de son existence à tous. Aussi, dans l’adoration profonde qu’ils avaient pour elle, entrait-il beaucoup de la stupeur d’avoir fait une fille où ils ne retrouvaient rien d’eux-mêmes. Et voilà qu’elle achevait de les bouleverser par un coup de passion, dont ils avaient d’abord haussé les épaules croyant à une amourette, mais qui s’était aggravé, au point de leur faire croire que la fin des temps était proche  !

Louise Mazelle, qui était restée la grande amie de Nise Delaveau, continuait à la voir fréquemment chez les Boisgelin, depuis que ceux-ci se trouvaient installés à la Crêcherie. Et là, elle avait rencontré de nouveau Lucien Bonnaire, son camarade d’autrefois, au temps où elle s’échappait si ardemment, pour jouer avec les gamins des rues. Eux deux aussi étaient de la partie, le fameux où le petit bateau de Lucien avait marché tout seul sur l’eau de la mare  ; et ils en étaient encore, lorsqu’on se rejoignait en cachette, en sautant par-dessus les murs. Mais, à présent, Lucien avait grandi, c’était un beau et fort garçon de vingt-trois ans, tandis qu’elle-même en avait vingt. S’il ne faisait plus des petits bateaux qui marchaient sur l’eau, il était devenu, sous la conduite de Luc, ouvrier mécanicien très intelligent, très inventif, destiné à rendre de grands services à la Crêcherie, où il s’occupait déjà du montage des machines. Ce n’était point un monsieur, il apportait une sorte de fierté brave à rester un simple ouvrier, ainsi que son père, qu’il vénérait. Et, sans doute, dans la passion dont Louise s’était mise à brûler pour lui, entrait un peu de la naturelle révolte qui la poussait à choquer les idées bourgeoises, à ne pas agir comme les gens du monde dont elle faisait partie. La camaraderie ancienne était vite devenue chez elle un amour passionné, s’irritant des obstacles. Lui, le cœur touché de la tendresse vive de cette jolie fille, si alerte, si souriante, avait fini par se laisser aller à l’aimer aussi profondément. Mais, des deux, il était à coup sûr le plus sage ne voulant heurter personne, souffrant à l’idée qu’elle était bien trop fine, bleu trop riche pour lui, parlant seulement de ne se marier jamais, s’il la perdait  ; tandis qu’elle, à la seule pensée qu’on pouvait s’opposer à leur mariage, entrait dans des rébellions folles, parlait tout bonnement de planter là situation et fortune, pour aller vivre avec lui.  »

Alors, pendant près de six mois, ce fut la lutte. Chez les parents de Lucien, un tel mariage, qui aurait dû être un honneur, ne soulevait pourtant qu’une sourde défiance. Bonnaire, surtout, avec sa grande raison, aurait mieux aimé que Lucien épousât la fille d’un camarade. Les temps avaient marché déjà, il n’y avait plus à être fier de voir un de ses fils monter d’une classe, au bras d’une fille de la bourgeoisie agonisante. Bientôt, le profit serait pour la bourgeoisie, lorsqu’elle se referait du sang rouge de la santé et de la force, en s’alliant au peuple. Des querelles éclataient à ce sujet dans le ménage de Bonnaire, car sa femme, la Toupe terrible, en personne orgueilleuse, aurait sans doute consenti, mais à la condition de devenir elle aussi une dame, avec de belles robes et des bijoux. Rien de l’évolution qui se passait autour d’elle n’avait pu entamer son besoin de dominer et de paraître, elle gardait son caractère exécrable, même dans l’aisance assurée où ils vivaient maintenant, reprochant à son mari de ne pas avoir fait fortune par exemple comme M. Mazelle, un malin qui ne travaillait plus depuis longtemps. Elle aurait porté des chapeaux, elle se serait prélassée sur les promenades, en rentière jouissant délicieusement de la paresse. Et, lorsqu’elle entendit Lucien déclarer que, s’il épousait Louise, il était bien résolu à ce que pas un sou des Mazelle n’entrât dans son ménage, elle acheva de perdre la tête, elle partit à son tour en guerre contre une union qui ne lui paraissait plus profitable. À quoi bon épouser cette fille si mince, pas jolie, l’air drôle, si ce n’était pour son argent  ? Ce serait le comble à toutes les extraordinaires choses dont le spectacle l’ahurissait, et auxquelles, depuis longtemps, elle avait cessé de rien comprendre.

Un soir surtout, il y eut une explication orageuse entre la Toupe, Bonnaire et leur fils Lucien, en présence du père Lunot, qui vivait encore, à plus de soixante-dix ans. C’était à la fin du dîner, dans la petite salle à manger si propre et si gaie, dont la fenêtre ouvrait sur les verdures du jardin. Il y avait même des fleurs sur la table, toujours abondamment servie. Et le père Lunot, qui avait maintenant du tabac à discrétion, venait d’allumer sa pipe, lorsque la Toupe devint aigre, au dessert, à propos de rien, pour le plaisir de se fâcher, ainsi qu’elle en avait gardé l’habitude.

«  Alors, dit-elle à Lucien, c’est décidé, tu veux toujours l’épouser, cette demoiselle  ? Je t’ai encore aperçu avec elle aujourd’hui, devant la porte des Boisgelin. Si tu nous aimais un peu, il me semble que tu aurais déjà cessé de la voir, puisque tu sais que ton père et moi, nous ne sommes pas si enchantés de ce mariage.  »

Lucien, en bon fils, évitait de discuter, ce qu’il savait d’ailleurs inutile. Il se tourna vers Bonnaire.

«  Mais, répondit-il simplement, mon père est prêt à consentir, je crois.  »

Ce fut, pour la Toupe, comme un coup de fouet qui la jeta sur son mari.

«  Quoi donc  ? voilà que tu donnes ton consentement, sans me prévenir  ! Il n’y a pas quinze jours, tu me disais qu’une telle union ne te semblait guère raisonnable et que tu n’étais pas sans crainte pour le bonheur de notre enfant, s’il faisait cette folie. Tu tournes donc comme une girouette  ?   »

Tranquillement, Bonnaire s’expliqua.

«  J’aurais préféré que le garçon fît un autre choix. Mais il a près de vingt-quatre ans, je ne vais pas, dans une affaire de cœur, lui imposer ma volonté. Il sait ce que je pense, il agira pour le mieux.

— Ah  ! bien  ! reprit violemment la Toupe, tu es de facile composition, tu as beau te croire un homme libre, tu finis toujours par dire comme les autres. Depuis bientôt vingt ans que tu es ici, avec ton M. Luc, tu répètes qu’il n’a pas tes idées, qu’il aurait fallu commencer par s’emparer des outils du travail, sans accepter l’argent des bourgeois  ; mais tu n’en cèdes pas moins aux moindres désirs de ton M. Luc, tu en es peut-être même aujourd’hui à trouver très bien tout ce que vous avez fait ensemble.  »

Et elle continua, elle tâcha de le blesser dans sa foi dans sa fierté, sachant où était le point sensible. Souvent, elle l’avait exaspéré, en s’efforçant de le mettre en contradiction avec lui-même. Cette fois, il se contenta de hausser les épaules.

«  Sans doute, ce que nous avons fait ensemble est très bien. Je puis regretter encore qu’il n’ait pas suivi mes idées. Seulement, tu devrais être la dernière à te plaindre de ce qui existe ici, car nous ne savons plus ce que c’est que la misère, nous sommes heureux, pas un de ces rentiers dont tu rêves n’a autant de bonheur.  »

Elle ne céda pas, elle s’irrita davantage.

«  Ce qui existe ici, tu serais bien aimable de me l’expliquer, car tu sais, je n’y ai jamais rien compris. Si tu es si heureux, tant mieux  ! moi, je ne suis pas heureuse. Le bonheur, vois-tu, c’est quand on a beaucoup d’argent, qu’on se retire et qu’on ne plus rien. Avec toutes vos histoires, vos partages des bénéfices, vos magasins où l’on se fournit au rabais, vos bons et vos caisses, Ça ne fera jamais que j’aie cent mille francs à moi, dans ma poche, pour les dépenser à ma guise, en choses qui me plaisent… Je suis malheureuse, très malheureuse  !   »

Elle exagérait, voulant lui être désagréable, mais elle disait vrai pourtant, elle ne s’était pas acclimatée à la Crêcherie, elle y souffrait dans un atavisme de femme coquette et dépensière, dont la solidarité communiste blessait tous les instincts. Ménagère propre et active, caractère exécrable, têtue, bornée, quand ce n’était pas son plaisir de comprendre, elle continuait à changer en enfer son ménage, malgré ses qualités, malgré le grand bien-être où la maison aurait dû s’épanouir maintenant.

Bonnaire se laissa emporter à lui dire  :

«  Tu es folle, c’est toi qui fais ton malheur et le nôtre  !   »

Alors, elle sanglota. Lucien, gêné, lorsqu’une de ces disputes éclatait entre ses parents, dut sortir de son silence et l’embrasser en lui jurant qu’il l’aimait, qu’il la respectait. Mais elle s’acharnait quand même, elle cria encore à son mari  :

«  Tiens  ! demande-le à mon père, ce qu’il en pense, de votre usine en actions, de cette fameuse justice et de ce fameux bonheur qui vont régénérer le monde. Lui est un ancien ouvrier, tu ne l’accuseras pas de dire des bêtises comme une femme, et il a soixante-dix ans, tu dois en croire sa sagesse.  »

Puis, se tournant vers le père Lunot, qui suçait le tuyau de sa pipe, d’un air de béate enfance  :

«  N’est-ce pas, père, qu’ils sont idiots, avec toutes leurs machines pour se passer des patrons, et que c’est encore eux qui s’en mordront les doigts  ?   »

Le vieillard, ahuri, la regarda, avant de répondre d’une voix sourde  :

«  Bien sûr… Les Ragu et les Qurignon, ah  ! c’étaient des camarades autrefois  ! Il y a eu M. Michel, qui était mon aîné de cinq ans. Moi, c’est sous M. Jérôme, son père, que je suis entré à l’usine. Mais, avant ces deux-là, il y avait eu M. Blaise, avec lequel mon père, Jean Ragu, et mon grand-père, Pierre Ragu, ont travaillé. Pierre Ragu et Blaise Qurignon, c’étaient deux compagnons, deux ouvriers étireurs qui tapaient à la même enclume. Et voilà, et les Qurignon sont des patrons archimillionnaires, et les Ragu sont restés de pauvres bougres… Toujours on recommence, les choses ne peuvent pas changer, il faut donc croire qu’elles sont bien ainsi.  »

Il divaguait un peu, dans sa somnolence de très vieille bête éclopée, oubliée, échappée par miracle à l’abattoir commun. Souvent, il ne se rappelait pas le lendemain les événements de la veille.

«  Mais, père Lunot, dit Bonnaire, c’est justement que les choses changent beaucoup depuis quelque temps… M. Jérôme, dont vous parlez, est mort, et il a rendu tout ce qu’il lui restait de sa fortune.

— Comment, il a rendu  ?

— Oui, il a rendu aux camarades la richesse qu’il devait à leur effort, à leur longue souffrance… Souvenez-vous, il y a longtemps déjà.  »

Le vieillard fouillait dans sa mémoire obscure.

«  Ah  ! bon, bon  ! ça me revient, cette drôle d’histoire  ! … Eh bien  ! s’il a rendu, c’est un imbécile  !   »

Le mot tomba avec une netteté méprisante, car le rêve du père Lunot n’avait jamais été que de faire une grosse fortune, comme les Qurignon, pour jouir ensuite de la vie en patron triomphant, en monsieur oisif, s’amusant du matin au soir. Il en était resté là, avec toute la génération des vieux esclaves exploités et fourbus, résignés à leurs chaînes, qui gardaient l’unique regret de n’être pas nés parmi les exploiteurs.

La Toupe éclata d’un rire insultant.

«  Tu vois  ! le père n’est pas si bête que vous autres, il ne va pas chercher midi à quatorze heures. L’argent, c’est l’argent, et quand on a l’argent, on est le maître, voilà  !   »

Bonnaire haussa ses fortes épaules, tandis que Lucien silencieux regardait par la fenêtre les rosiers fleuris du jardin. À quoi bon discuter  ? Elle était le passé têtu, elle mourrait dans le paradis communiste, au sein du bonheur fraternel, en le niant, en regrettant le temps de misère noire, où elle attendait d’avoir économisé dix sous pour courir s’acheter un ruban.

Babette Bourron, justement, entra, et elle, toujours gaie, était au contraire dans un continuel ravissement de sa situation nouvelle. Elle avait, par le réconfort de son optimisme souriant, aidé à sauver son homme, Bourron le simple, du gouffre où devait culbuter Ragu. Toujours elle s’était montrée confiante dans l’avenir, certaine que les choses s’arrangeraient très bien, inventant parfois, pour remplacer le pain absent, des histoires d’extraordinaires bonheurs, tombés du ciel. Et, comme elle le disait en plaisantant, cette Crêcherie où le travail devenait propre, aimable et honorifique, où l’on vivait au milieu de toutes les douceurs, réservées jadis aux bourgeois seuls, n’était-ce pas son paradis qui se réalisait  ? Aussi sa figure poupine, restée fraîche, sous un gros chignon noué à la diable, rayonnait-elle de la joie d’avoir un homme guéri de la boisson, avec deux beaux enfants qu’elle marierait bientôt, dans une maison à elle, belle et joueuse comme une maison de riches.

«  Eh bien  ! c’est donc décidé, cria-t-elle, Lucien va l’épouser, sa Louise Mazelle, cette petite bourgeoise si charmante, qui n’a pas honte de nous  ?

— Qui vous a dit ça  ? demanda rudement la Toupe.

— Mais c’est Mme  Luc, c’est Josine, que j’ai rencontrée ce matin.  »

La Toupe devint blanche de colère contenue. Dans son irritation inapaisée, sans fin possible, contre la Crêcherie, il y avait surtout beaucoup de la haine dont elle poursuivait Josine. Jamais elle n’avait pardonné à «  cette fille  » son union avec Luc, l’exaltation de chance heureuse où elle la voyait, femme du héros aime de tous, mère de beaux enfants qui grandissaient pour le bonheur. Et dire qu’elle se souvenait des jours où la misérable créature mourait de faim, jetée à la rue par son frère  ! Maintenant, elle se croyait écrasée par elle, quand elle la rencontrait coiffée d’un chapeau, comme une dame. Et c’était là ce bonheur d’une autre qu’elle n’accepterait jamais.

«  Josine, dit-elle avec brutalité, au lieu de s’occuper des mariages qui ne la regardent pas, ferait mieux de faire oublier les siens célébrés la semaine des quatre jeudis… Et puis, vous m’agacez tous, fichez-moi la paix  !   »

Elle quitta la pièce, fit claquer la porte, les laissant dans un silence embarrassé. Ce fut Babette qui se mit à rire la première habituée aux façons de son amie, qu’elle avait l’indulgence sereine de trouver brave femme, quoique mauvaise tête. Des larmes étaient montées aux yeux de Lucien, car c’était sa vie dont on disputait ainsi, au milieu de tant de méchante humeur. Mais son père lui serra la main amicalement, comme pour lui promettre d’arranger les choses. Il n’en restait pas moins très triste lui-même, bouleversé de voir le bonheur, même dans plus de justice et plus de paix, à la merci des querelles du foyer. Suffirait-il donc toujours d’un exécrable caractère pour gâter les fruits de la fraternité  ? Et seul le père Lunot garda son inconscience béate, endormi à moitié sa pipe à la bouche.

Cependant, si Lucien ne doutait point du consentement final de ses parents, Louise sentait, chez les siens, une résistance plus grande, et la lutte s’aggravait chaque jour. Les Mazelle adorant leur fille, c’était au nom de cette adoration qu’ils s’entêtaient à ne pas céder, non dans des explications violentes, mais par leur inertie bonasse, une sorte de vague ensommeillement, qui, croyaient-ils, lasserait son caprice. Elle avait beau emplir la maison du vol de ses jupes, taper fiévreusement sur son piano, jeter les bouquets encore frais par les fenêtres, donner les signes du trouble le plus passionné  : ils lui souriaient paisiblement, affectaient de ne rien comprendre, s’efforçaient de la bourrer de friandises et de cadeaux. Et elle s’enrageait d’être ainsi comblée de douceurs lorsqu’on lui refusait l’unique chose qui lui serait délicieuse, si bien qu’elle finit par menacer ses parents de tomber malade. Elle prit même le lit, se tourna contre le mur, ne voulut plus leur répondre. Novarre, appelé, déclara que ces maladies-là n’étaient pas du domaine de sa science. La seule guérison des filles en mal d’amour, c’était de les laisser libres d’aimer. Alors, éperdus comprenant que le cas devenait sérieux, les Mazelle tinrent conseil passèrent une nuit blanche, dans l’alcôve conjugale, à se demander s’ils devaient céder. L’affaire leur parut si grave, si grosse de conséquences, qu’ils n’osèrent prendre une décision, en s’en tenant à leurs propres lumières  ; et ils résolurent de réunir leurs amis pour leur soumettre le cas. N’était-ce pas une désertion, ce don de leur fille à un ouvrier, dans les circonstances révolutionnaires où Beauclair se débattait  ? Ils sentaient cette union décisive, une abdication dernière de la bourgeoisie, du négoce et de la rente. Et il était naturel que les autorités, les têtes de la classe possédante et dirigeante, fussent consultées. Un bel après-midi, ils invitèrent donc le sous-préfet Châtelard, le maire Gourier, le président Gaume et l’abbé Marle, prendre une tasse de thé, dans leur jardin fleuri, où ils avaient passé tant de paresseuses journées, allongés au fond de grands fauteuils berceurs, face à face, regardant pousser les roses, sans même se donner la fatigue de causer entre eux.

«  Tu comprends, dit Mazelle, nous ferons ce que ces messieurs nous conseilleront de faire. Ils en savent plus long que nous, et personne ne pourra nous blâmer de suivre leurs avis… Moi, je commence à ne plus sentir ma tête, avec toute cette histoire qui m’emplit le cerveau du matin au soir.

— Moi aussi, dit Mme  Mazelle. Ce n’est pas une existence, de toujours réfléchir. Rien n’est plus mauvais pour ma maladie, je le sens bien.  »

Le thé fut servi dans le jardin, sous un berceau de roses, par ce bel après-midi ensoleillé. Et ce fut le sous-préfet Châtelard et le maire Gourier qui se rendirent les premiers à l’invitation. Ils étaient restés inséparables, un lien plus fort semblait même s’être noué entre eux, depuis qu’ils avaient perdu Mme  Gourier, la toujours belle Léonore. Pendant cinq ans, ils venaient de la garder infirme, clouée dans un fauteuil par une paralysie des jambes, entourée de petits soins, le bon ami suppléant le mari, la veillant, lui faisant des lectures, aux heures où ce dernier s’absentait. Jamais liaison plus paisible ne s’était prolongée ainsi, jusqu’au bout. Et c’était dans les bras de Châtelard que Léonore était morte, tout d’un coup, un soir qu’il l’aidait à prendre une tasse de tilleul pendant que Gourier fumait dehors un cigare. Lorsque celui-ci était rentré, tous deux l’avaient pleurée ensemble. Maintenant, ils ne se quittaient guère, dans les loisirs que l’administration de la ville leur laissait, car ils ne l’administraient plus que théoriquement, après de mûres et sages délibérations, au cours desquelles le sous-préfet avait décidé le maire à suivre son exemple, fermer les yeux, laisser aller les choses, ne pas se gâter la vie en se mettant en travers de l’évolution, dont personne au monde n’arrêterait la marche pourtant. Gourier, que la peur travaillait parfois, jetait à des idées cruelles, avait quelque peine à se faire une si aimable philosophie. Il s’était réconcilié avec son fils Achille, qui avait eu de Ma-Bleue dans leur nid d’amour si vaillamment conquis et défendu, une délicieuse fillette, Léonie, aux yeux bleus de lac bleu immense, de ciel bleu infini, les yeux de sa mère adorable  ; et, à présent, grande fille de vingt ans bientôt, bonne à marier, elle avait séduit le grand-père. Aussi se résignait-il à ouvrir sa porte au ménage irrégulier, ce fils révolté contre son autorité jadis, cette Ma-Bleue dont il parlait encore parfois comme d’une sauvagesse. Ainsi qu’il le disait, c’était dur pour un maire, le magistrat légal du mariage, d’accepter à son foyer un ménage révolutionnaire, marié sous les étoiles, par une nuit chaude, où la terre sentait bon Mais les temps étaient si étranges, il se passait de si extraordinaires choses, qu’une petite-fille charmante, née du libre amour impénitent, devenait un cadeau très acceptable.

Gaiement, Châtelard avait exigé la réconciliation, et Gourier, depuis que son fils lui amenait Léonie, était acquis un peu plus chaque jour à cette Crêcherie, demeurée quand même pour lui un foyer de catastrophes, malgré la nécessité où il s’était trouvé de mettre, lui aussi, sa grande cordonnerie en actions, et de syndiquer autour d’elle toutes les industries du vêtement.

Le président Gaume se fit attendre, ainsi que l’abbé Marle, et les Mazelle ne purent se tenir d’expliquer tout de suite leur cas au sous-préfet et au maire. Devaient-ils se résigner, devant le caprice déraisonnable de leur fille Louise  ?

«  Vous comprenez, monsieur le sous-préfet, dit Mazelle d’un air d’importance inquiète, en dehors du chagrin que nous causerait un pareil mariage, il y a le déplorable effet social, la responsabilité dont nous sentons tout le poids vis-à-vis des personnes distinguées de notre classe… Nous allons aux abîmes.  »

On était assis dans une ombre tiède, que parfumaient les roses grimpantes, devant une table au gai linge de couleur, chargée de petits gâteaux  ; et Châtelard, toujours correct et portant beau, malgré son âge, eut un de ses sourires d’ironie discrète.

«  Mais nous y sommes, aux abîmes, cher monsieur Mazelle. Vous auriez bien tort de vous gêner pour le gouvernement, pour l’Administration, et même pour le beau monde  ; car, voyez-vous, tout cela n’existe désormais qu’en apparence… Sans doute, je suis toujours sous-préfet, et mon ami Gourier est toujours maire. Seulement, comme il n’y a plus derrière nous d’État réel et solide, nous ne sommes guère que des fantômes… Et il en va également des puissants et des riches dont le pouvoir et la fortune sont emportés un peu chaque jour par la nouvelle organisation du travail. Aussi, ne vous donnez donc pas la peine de les défendre, puisque eux-mêmes, cédant au vertige, deviennent les ouvriers actifs de la révolution… Allez, allez  ! ne résistez pas, abandonnez-vous  !   »

Il aimait ce genre de plaisanterie, qui terrifiait les derniers bourgeois de Beauclair. C’était d’ailleurs une façon aimable de dire la vérité en plaisantant, dans la conviction où il était que le vieux monde était fini et qu’un monde nouveau naissait des décombres. À Paris, les plus graves événements s’accomplissaient, le vieil édifice tombait pierre à pierre, faisant place à toute une construction transitoire, où s’indiquait nettement déjà la Cité future de justice et de paix. Et ces choses lui donnaient raison, il était heureux de s’être fait oublier dans ce coin de province, en y gouvernant le moins possible, certain maintenant d’y mourir de sa belle mort, avec le régime qu’il portait depuis de longues années en terre, d’un air souriant de philosophe et d’homme du monde.

Les Mazelle avaient pâli. Tandis que la femme se pâmait au fond de son fauteuil, les yeux sur les gâteaux, le mari s’écria  :

«  Vraiment, le croyez-vous, sommes-nous menacés à ce point  ? … Je sais bien qu’on parle de réduire la rente.

— La rente, reprit tranquillement Châtelard, elle sera supprimée avant vingt ans  ; ou, du moins, on trouvera une combinaison, qui, progressivement, dépossédera les rentiers. Le projet en est à l’étude.  »

Mme  Mazelle soupira, comme si elle rendait l’âme.

«  Oh  ! nous serons morts, je l’espère bien, nous n’aurons pas la douleur de voir ces infamies. C’est notre pauvre fille qui en souffrira, et raison de plus pour la forcer à faire un beau mariage.  »

Châtelard, impitoyable, dit encore  :

«  Mais il n’y a plus de beaux mariages, puisque l’héritage va disparaître. C’est chose à peu près résolue. Désormais chaque ménage sera forcé de faire lui-même son bonheur. Et que votre Louise épouse un fils de bourgeois ou un fils d’ouvrier, la mise de fonds sera bientôt la même, de l’amour s’ils ont la chance de s’aimer, et de l’activité à la besogne, s’ils ont l’intelligence de n’être pas des paresseux.  »

Il y eut un grand silence, on entendit le petit bruit d’ailes d’une fauvette qui voletait dans les rosiers.

«  Alors, finit par demander Mazelle anéanti, c’est donc le conseil que vous nous donnez, monsieur le sous-préfet. Selon vous, nous pouvons accepter pour gendre ce Lucien Bonnaire  ?

— Oh  ! mon Dieu, oui  ! La terre n’en tournera pas moins en paix, croyez-moi. Et, du moment que les deux enfants s’adorent, vous êtes toujours sûrs de faire au moins deux heureux.  »

Gourier n’avait encore rien dit. Il était mal à l’aise, d’être appelé à trancher une question pareille, lui dont le fils s’en était allé vivre avec Ma-Bleue, cette libre fille des rochers, qu’il recevait maintenant dans sa très bourgeoise demeure. Et l’aveu de sa gêne lui échappa.

«  C’est bien vrai, le mieux est encore de les marier. Lorsque les parents ne les marient pas, ils filent et se Marient tout seuls… Ah  ! dans quels temps vivons-nous  ?   »

Il levait les bras au ciel, il fallait tout l’ascendant de Châtelard, pour qu’il ne tombât pas à la mélancolie noire. Son goût d’autrefois, sa passion des petites ouvrières, lui faisait aujourd’hui, disait-on, une vieillesse hébétée, coupée de continuels petits sommes. Il s’endormait partout, à table, au milieu d’une conversation, dehors même en se promenant. Et il conclut de son air résigné d’ancien patron terrible, vaincu par les faits  :

«  Enfin, que voulez-vous  ? après nous le déluge, comme disent beaucoup des nôtres. Nous sommes finis.  »

Ce fut sur cette parole que le président Gaume arriva, très en retard. Ses jambes avaient enflé, il marchait avec peine, en s’aidant d’une canne. Il allait avoir soixante-dix ans et il attendait sa retraite, dans le dégoût caché de cette justice humaine qu’il avait rendue pendant de si longues années, en s’en remettant à la stricte application de la loi écrite, comme un prêtre qui ne croit plus et que seul le dogme soutient. Mais, à son foyer, le drame d’amour et de trahison avait continué son œuvre têtue, impitoyable. Après la mort de sa femme, qui s’était suicidée jadis sous ses yeux, et confessant sa faute, le désastre venait d’être achevé par sa fille Lucile, mariée au capitaine Jollivet, qu’elle avait fait tuer par un amant, avant de s’enfuir avec celui-ci. C’était toute une affreuse histoire, la fille coquette et sensuelle recommençant la trahison de la mère, acculant plus tard son mari à un duel, une sorte d’assassinat. Le capitaine appelé par une lettre anonyme, était tombé sur un flagrant délit, sa femme demi-nue aux bras d’un grand gaillard, qui lui avait jeté un couteau, pour que la querelle fût vidée sur-le-champ. Selon d’autres, le capitaine avait cherché la mort, ne s’était pas même défendu, pris d’horreur, désertant ce monde nouveau où il n’y avait pour lui que des amertumes et des hontes. Depuis quelque temps, en effet, on le rencontrait la tête basse, anéanti de voir crouler tout ce qu’il avait aimé. Il ne discutait plus, ne combattait plus, laissait le travail et là paix triompher, comprenant sans doute que le rôle de l’épée était fini. Et peut-être avait-il eu le courage dernier de vouloir partir sous le couteau dont sa femme adorée, exécrée, tenait le manche. L’orage affreux avait passé sur le président Gaume, sa fille était en fuite, traquée par la police, son gendre n’était plus, retrouvé dans une mare de sang, enterré avec son trou au cœur, et lui restait seul, n’ayant désormais auprès de lui que le fils de Lucile André âgé déjà de seize ans, un garçon délicat et affectueux, le triste héritage du couple tragique, dont son cœur de grand-père s’occupait avec une tendresse inquiète. C’était assez, il ne fallait pas que la destinée vengeresse, punissant quelque ancien crime ignoré s’acharnât davantage. Et il se demandait à quelle force bonne, à quel avenir de vraie justice et d’amour fidèle il donnerait ce jeune homme, pour que sa race fût renouvelée et enfin heureuse.

Mis au courant, questionné par Mazelle sur l’opportunité d’un mariage entre Louise et Lucien Bonnaire, le président Gaume s’écria tout de suite  :

«  Mariez-les, mariez-les, s’ils ont l’un pour l’autre le grand amour qui les fait ainsi entrer en lutte avec leurs familles et passer par-dessus tous les obstacles. Seul, l’amour décide du bonheur.  »

Puis, il regretta, comme un aveu, ce cri que lui arrachait l’amertume de sa vie entière, car il achevait de mourir dans le mensonge de son attitude rigide, de son visage austère et froid. Il reprit  :

«  N’attendez pas l’abbé Marle. Je viens de le rencontrer, et il m’a chargé de vous présenter ses excuses. Il courait à l’église chercher les saintes huiles, pour porter l’extrême-onction à la vieille Mme  Jollivet, une tante de mon gendre, qui vient d’entrer en agonie… Le pauvre abbé, il perd là une de ses dernières pénitentes, il en avait des larmes dans les yeux.

— Oh  ! ça, que les curés soient balayés, c’est ce qu’il y a de bon dans l’affaire, dit Gourier, qui était resté un mangeur de prêtres. La République serait encore à nous, s’ils n’avaient pas voulu nous la prendre. Ils ont fini par pousser le peuple à tout bousculer et à être le maître.

— Pauvre abbé Marle  ! répéta pitoyablement Châtelard, il me fait de la peine dans son église vide, et vous avez bien raison madame Mazelle, de lui envoyer encore des bouquets pour la Vierge.  »

Il y eut un nouveau silence, l’ombre douloureuse du prêtre passa dans le clair soleil, dans l’odeur des roses. Il avait perdu, avec Léonore, sa paroissienne la plus fidèle, la plus chère. Sans doute, Mme  Mazelle lui restait  ; mais elle n’était pas une croyante au fond, elle ne demandait à la religion que l’ornement, le certificat de bourgeoise bien-pensante. Et l’abbé n’ignorait pas son destin, on le trouverait mort à l’autel, un jour, sous les décombres de la voûte de son église, qui menaçait ruine, et qu’il ne pouvait faire réparer, faute d’argent. À la mairie comme à la sous-préfecture, on n’avait plus de fonds pour un tel travail. Il s’était adressé aux fidèles, en avait obtenu, à grand-peine, une somme dérisoire. Maintenant, il était résigné, il attendait la chute, en continuant à célébrer le culte, sans paraître savoir la menace d’écrasement, là-haut, sur sa tête. Son église se vidait, son Dieu semblait mourir un peu chaque jour, et il mourrait avec lui, lorsque la vieille maison divine se fendrait de toutes parts et le broierait, sous le poids du grand christ, attaché au mur. Et ils auraient le même tombeau, dans la terre où tout retourne.

D’ailleurs, Mme  Mazelle était bien trop bouleversée par ses soucis personnels, pour s’intéresser en ce moment au sort douloureux de l’abbé Marle. Si une solution n’intervenait pas, elle craignait d’en tomber sérieusement malade, elle qui avait tiré tant d’heures cajolées et tendres de la maladie innommée, dont s’était embellie son existence. Tous ses invités se trouvant là, elle avait quitté son fauteuil pour servir le thé, qui fumait dans la claire porcelaine, tandis qu’un rayon de soleil dorait les petits gâteaux, sur leurs assiettes de cristal, à profusion. Et elle hochait sa grosse tête placide, elle n’était point convaincue.

«  Vous avez beau dire, mes amis, c’est vraiment la fin du monde, ce mariage, et je ne puis m’y décider.

— Nous attendrons encore, déclara Mazelle, nous lasserons la patience de Louise.  »

Mais le ménage resta saisi, Louise en personne était debout devant eux, à l’entrée du berceau, parmi les roses ensoleillées. Ils la croyaient dans sa chambre, sur sa chaise longue, souffrante de ce mal sans nom, que le mari aimé et désiré pouvait seul guérir, selon l’ordonnance du docteur Novarre. Elle devait s’être doutée qu’on décidait de son sort, et elle avait simplement passé un peignoir à petites fleurs rouges, en se contentant de nouer ses beaux cheveux noirs. Descendue ainsi à la hâte, toute vibrante de la continuelle passion qui l’animait, elle était charmante, avec sa figure mince, où luisaient ses yeux un peu obliques, dont le chagrin lui-même ne pouvait éteindre la gaie lumière. Elle avait entendu les dernières paroles de ses parents.

«  Ah  ! maman, ah  ! papa, que dites-vous donc tous les deux  ? Croyez-vous qu’il s’agisse simplement d’un caprice de petite fille  ? … Je vous l’ai déclaré, je veux Lucien pour mari, et Lucien sera mon mari.  »

Mazelle, à demi vaincu par cette brusque apparition, se débattit encore.

«  Mais malheureuse enfant, songe donc  ! notre fortune, dont tu devais hériter, est déjà compromise, et tu te trouveras sans argent un jour.

— Comprends donc la situation, insista Mme  Mazelle. Avec notre argent, même compromis, tu pourrais faire encore un mariage raisonnable.  »

Alors, Louise éclata, d’une véhémence joyeuse et superbe.

«  Votre argent, je m’en moque bien  ! Vous pouvez le garder, votre argent  ! Si vous me le donniez, votre argent, Lucien ne voudrait plus de moi… De l’argent, mais pour quoi faire  ? À quoi ça sert-il, l’argent  ? pas à aimer, pas à être heureux  ? Lucien me gagnera mon pain, et moi aussi, je le gagnerai, s’il est nécessaire. Ce sera délicieux.  »

Elle clamait cela avec une telle force de jeunesse et d’espoir, que les Mazelle, inquiets pour sa raison, voulurent la calmer, en cédant enfin. Ils n’étaient point d’ailleurs gens à résister davantage, désireux de sauver leur tranquillité dernière. Tout en buvant leur thé, le sous-préfet Châtelard, le maire Gourier et le président Gaume souriaient avec quelque embarras, car ils sentaient le libre amour de cette gamine les balayer comme des brins de paille. Il fallait bien consentir à ce qu’on ne pouvait empêcher.

Ce fut Châtelard qui conclut, de son air de moquerie aimable, à peine sensible.

«  Notre ami Gourier a raison, nous sommes finis, puisque ce sont les enfants qui font la loi.  »

Le mariage de Lucien Bonnaire et de Louise Mazelle eut lieu un mois plus tard. Châtelard, pour son amusement personnel, décida son ami Gourier à donner, le soir des noces, un bal à la mairie, comme pour honorer leurs amis, les Mazelle. Au fond, il trouvait plaisant de faire danser la bourgeoisie de Beauclair à ce mariage, transformé en un symbole de l’avènement du peuple. On danserait sur les ruines de l’autorité, dans cette mairie qui devenait peu à peu la vraie maison commune, où le rôle du maire n’était déjà plus que d’être un lien fraternel, entre les divers groupes sociaux. La salle fut décorée très luxueusement, il y eut des musiques et des chants, comme au mariage de Nanet et de Nise. Et ce furent aussi des acclamations, lorsque les mariés parurent, Lucien si solide et si fort, avec tous les camarades de la Crêcherie, Louise si passionnée et si fine, suivie de tout le beau monde, dont ses parents avaient voulu la présence, par une sorte de protestation suprême. Seulement, il arriva que le beau monde fut noyé dans le flot populaire, gagné à la joie peu à peu débordante, conquis et perdu, au point qu’il en résulta beaucoup d’autres mariages, entre les garçons et les filles des deux classes différentes. De nouveau, l’amour triomphait, le tout-puissant amour qui enflamme l’univers vivant, qui l’emporte à sa destinée heureuse.

Et la jeunesse fleurissait partout, des alliances encore se conclurent, des couples que des mondes semblaient séparer se mirent en marche pour la Cité future, rapprochés par l’éternel désir. À son tour, l’ancien commerce de Beauclair, près de disparaître, donna ses filles et ses garçons aux ouvriers de la Crêcherie, aux paysans des Combettes. Et les Laboque commencèrent, en laissant leur fils Auguste épouser Marthe Bourron, et leur fille Eulalie épouser Arsène Lenfant. Eux, depuis quelques années, ne luttaient plus, vaincus, car ils sentaient mourir l’ancien négoce, rouage inutile, mangeur d’énergie et de richesse.

D’abord, ils avaient dû accepter que leur boutique de la rue de Brias devînt un simple dépôt des produits  ; de la Crêcherie et des autres usines syndiquées. Ensuite, faisant un nouveau pas, ils avaient consenti à fermer cette boutique, qui s’était comme fondue dans les magasins généraux, où l’indulgence de Luc leur avait assuré une sorte de retraite, un emploi de surveillance. D’ailleurs, l’âge était venu, ils vivaient maintenant dans la retraite, amers, effarés de ce monde qui n’avait plus leur passion du lucre, emportés par les générations nouvelles, grandies pour d’autres activités et d’autres joies. Et c’était ainsi que leurs deux enfants, Auguste et Eulalie, obéissant à l’amour, le grand ouvrier d’harmonie et de paix, se mariaient à leur gré, sans trouver d’autre obstacle chez leurs parents que la sourde désapprobation des vieilles gens qui pleurent le passé. Les deux mariages devaient avoir lieu le même jour, aux Combettes, devenues un gros bourg, le faubourg même de Beauclair, avec de gais et vastes bâtiments, où se sentait la richesse inépuisable de la terre. Et la double cérémonie se célébra au moment de la moisson, le dernier jour, lorsque, de toutes parts, les meules énormes se dressèrent, dans l’immense plaine blonde.

Déjà Feuillat, l’ancien fermier de la Guerdache, avait marié son fils Léon à Eugénie, la fille d’Yvonnot, l’adjoint, qu’il avait réconcilié autrefois avec Lenfant, le maire, réconciliation initiale d’où était née la bonne entente de tous les habitants de la commune, ce large mouvement d’association qui avait fait du pauvre village haineux un bourg fraternel si florissant. Aujourd’hui, Feuillat, très âgé, était comme le patriarche de cette société agricole commençante, car il l’avait rêvée, voulue secrètement, autrefois, lorsqu’il combattait le système meurtrier du fermage, avec la sourde prescience de l’incalculable fortune que les cultivateurs tireraient de la terre, quand ils se mettraient d’accord pour l’aimer en hommes de science et de méthode. Chez ce simple fermier, d’abord dur et rapace comme tous ceux de sa classe, l’amour vrai de cette terre, qui, depuis des siècles, usait si douloureusement ses ancêtres, semblait avoir suffi pour l’éclairer enfin, lui faire entrevoir le salut, la paix entre les paysans de bonne volonté, l’effort mis en commun, la terre redevenue une mère unique, labourée  ; ensemencée, moissonnée par une même famille. Et il avait assisté à la réalisation de son rêve, il avait vu les champs des voisins se joindre aux champs des voisins, la ferme de la Guerdache se fondre dans la commune des Combettes, d’autres petites communes se réunir à celle-ci, tout un domaine vaste se créer, se mettre en marche, en s’augmentant ainsi de proche en proche, pour la conquête totale de la plaine immense de la Roumagne. Avec Lenfant et Yvonnot, les fondateurs de l’association, Feuillat, qui en était resté l’âme, formait une sorte de conseil des anciens, que l’on consultait sur toutes choses, et dont on se trouvait bien de suivre les avis. Aussi, lorsque le mariage du fils de Lenfant, Arsène, avec Eulalie Laboque, fut décidé, et que le frère de cette dernière, Auguste, voulut célébrer en même temps son propre mariage, avec Marthe Bourron, Feuillat eut l’idée, acceptée, acclamée par tous, de faire une grande et belle fête, qui serait comme la fête même des Combettes pacifiées, enrichies, triomphantes. On y boirait à la fraternité du paysan et de l’ouvrier industriel, qu’on opposait jadis si criminellement l’un à l’autre, et dont l’alliance pouvait seule fonder la richesse, la paix sociales. On y boirait aussi à la fin de tous les antagonismes, à la disparition de ce commerce barbare perpétuant la lutte haineuse entre le marchand qui vend l’outil le paysan qui fait pousser le blé, et le boulanger qui revend le pain renchéri par le vol de tant d’intermédiaires. Et quel meilleur jour choisir, pour fêter la réconciliation, le jour où les ennemis d’autrefois, les castes acharnées à se dévorer et à se détruire, finissaient par échanger leurs garçons et leurs filles, en des unions qui hâteraient l’avenir  ! Puisque la vie bienfaisante, grâce à sa continuelle évolution, rapprochait ainsi les cœurs, des réjouissances publiques devaient dire l’étape heureuse où l’on était arrivé, et cela dans l’allégresse des prodigieuses récoltes qui allaient emplir les greniers des Combettes. Il fut résolu que la fête aurait lieu en plein air près du bourg, dans un vaste champ, où se dressaient, pareilles aux colonnes symétriques d’un temple géant, de hautes meules couleur d’or sous le clair soleil. À l’infini, jusqu’au lointain horizon, la colonnade se prolongeait, d’autres meules, d’autres meules encore, disant la fécondité inépuisable de la terre. Et ce fut là qu’on chanta, qu’on dansa, dans la bonne odeur du blé mûr, au milieu de l’immense plaine fertile, dont le travail des hommes enfin réconciliés, tirait assez de pain pour le bonheur de tous.

Les Laboque amenèrent tout l’ancien commerce de Beauclair tandis que les Bourron amenaient toute la Crêcherie. Les Lenfant étaient la, chez eux, et jamais encore on n’avait fraternisé si largement, les divers groupes mêlés, confondus en une seule famille. Sans doute, les Laboque restaient graves, l’air gêné. Mais, si les l’enfant s’égayaient de bon cœur, la grande joie fut Babette Bourron, qui triomphait avec son éternelle belle humeur, sa certitude de voir, au travers des pires tourments, les choses finir quand même très bien. Elle était l’espérance, elle rayonnait derrière les deux couples, et lorsque ceux-ci arrivèrent, Marthe Bourron au bras d’Auguste Laboque, Eulalie Laboque au bras d’Arsène Lenfant, ils apportèrent un tel éclat de jeunesse, de force et de joie, qu’une acclamation sans fin roula, d’un bout à l’autre des chaumes. On leur criait des tendresses, on les aimait, on les célébrait, parce qu’ils étaient l’amour souverain et victorieux, cet amour dont la flamme avait rapproché déjà ce peuple, en lui donnant la virilité de ces moissons débordantes, au sein desquelles il pullulerait désormais, un peuple uni, libre, ignorant la haine et la faim.

Ce jour-là, d’autres mariages se décidèrent, comme il était arrivé aux noces de Lucien Bonnaire et de Louise Mazelle. Mme  Mitaine, l’ancienne boulangère, qui, malgré ses soixante-cinq ans, était restée la belle Mme  Mitaine, embrassa Olympe Lenfant, la sœur de l’un des mariés, en lui disant qu’elle serait heureuse de l’appeler sa fille, car son fils Évariste lui avait confessé qu’il l’adorait. Depuis une dizaine d’années, la belle boulangère avait perdu son mari et ne tenait plus la boutique, fondue elle aussi dans les magasins généraux de la Crêcherie, à l’exemple de presque tout le commerce de détail de la ville. Elle vivait en bonne travailleuse retraitée, avec son Évariste, très fière de ce que Luc leur avait confié la direction des pétrins électriques, d’où sortait maintenant en abondance un pain léger et blanc, pour le peuple entier. Et, comme Évariste à son tour embrassait Olympe rose de plaisir, en guise de fiançailles, Mme  Mitaine reconnut en une petite vieille, maigre et noire, assise au pied d’une meule, son ancienne voisine, Mme  Dacheux, la bouchère. Elle vint s’asseoir près d’elle.

«  N’est-ce pas  ? lui dit-elle gaiement, il faut bien que ça finisse par des mariages, puisque tout ce petit monde, autrefois, jouait ensemble.  »

Mais Mme  Dacheux restait muette et sombre. Elle aussi avait perdu son mari, mort, à la suite d’un coup maladroit de couperet, qui lui avait abattu la main droite. Selon certaines gens, la maladresse n’y était pour rien, le boucher s’était volontairement coupé le poing, dans un accès de furieuse colère, plutôt que de signer la cession de sa boutique à la Crêcherie. Les derniers événements, l’idée que la viande sainte, la viande des riches allait être mise à la portée de tous et paraître sur les tables les plus pauvres, devaient avoir bouleversé sa conception sociale de gros homme tyrannique, violent et réactionnaire, au point de le rendre fou. Et il était mort d’une gangrène mal soignée, en laissant sa veuve sous la terreur des derniers jurons, dont il l’avait accablée dans son agonie.

«  Et votre Julienne  ? demanda encore Mme  Mitaine de son air aimable. Je l’ai rencontrée l’autre jour, elle est superbe.  »

L’ancienne bouchère dut finir par répondre. Elle désigna du geste un couple, dans un quadrille.

«  Elle est là qui danse. Je la surveille.  »

Julienne, en effet, dansait aux bras d’un grand et beau garçon, Louis Fauchard, le fils de l’ouvrier arracheur. Elle, forte, la chair blanche, la face rayonnante de santé, s’épanouissait d’aise, dans l’étreinte passionnée de ce gaillard vigoureux, au visage tendre, un des meilleurs forgerons de la Crêcherie.

«  Alors, c’est un mariage encore  ?   » reprit en riant la belle Mme  Mitaine.

Mais Mme  Dacheux se récria, avec un frisson.

«  Oh  ! non, oh  ! non, comment pouvez-vous dire cela  ? Vous connaissiez bien les idées de mon mari, il sortirait de sa tombe, si je mariais sa fille à cet ouvrier, le fils de ces pauvres gens, de cette Natalie pitoyable, toujours en quête d’un pot-au-feu à crédit, et qu’il a tant de fois chassée, parce qu’elle ne payait pas.  »

Elle continua, conta sa torture, d’une voix basse et tremblante. Son mari la visitait la nuit. Même mort, il la courbait sous son autorité despotique, la querellait et la brutalisait en rêve, avec des diaboliques menaces. La triste femme insignifiante, toujours ahurie avait cette malchance dernière de ne pas même trouver un peu de paix dans son veuvage.

«  Si je mariais Julienne contre son gré, conclut-elle, il reviendrait pour sûr chaque nuit m’injurier et me battre.  »

Elle pleurait, et Mme  Mitaine la réconforta en lui affirmant que ses cauchemars, au contraire, s’en iraient, si elle faisait du bonheur autour d’elle. Justement, Natalie, la plaintive Mme  Fauchard, sans cesse à la recherche autrefois des quatre litres de son homme, s’était approchée, de son pas hésitant. Elle ne souffrait plus à cette heure de la misère noire, elle occupait une des petites maisons claires de la Crêcherie, avec Fauchard, qui venait de cesser tout travail, infirme, hébété. Elle logeait aussi chez elle son frère Fortuné, âgé de quarante-cinq ans à peine, et dont la besogne de brute, machinale, uniforme, dès l’âge de quinze ans, à l’Abîme, avait fait un vieillard précoce, à demi aveugle et sourd. Aussi, malgré le bien-être qu’elle devait au système nouveau de pensions et d’aide mutuelle, était-elle restée dolente, lamentable débris du passé, avec ses deux hommes, ses deux enfants sur les bras, comme elle disait. C’était la leçon, l’exemple des hontes et des douleurs du salariat, légué aux générations jeunes.

«  Vous n’avez pas vu mes hommes  ? demanda-t-elle à Mme  Mitaine. Je les ai perdus dans la foule… Ah  ! les voici.  »

Et l’on vit passer, au bras l’un de l’autre, soutenant leur marche tremblante, les deux beaux-frères, Fauchard ruiné, fini, tel que le revenant du travail déshonoré et douloureux, Fortuné moins âgé, tout aussi anéanti, comme frappé d’imbécillité. Et, dans la foule si vigoureuse, si débordante de vie nouvelle et d’espoir, au milieu de ces meules odorantes qui entassaient le blé de tout un peuple, ils allaient doucement, promenant leur décrépitude, sans comprendre, sans répondre aux saluts.

«  Laissez-les donc au soleil, ça leur fait du bien, reprit Mme  Mitaine. Et votre fils, il est solide et joyeux  ?

— Oh  ! sûrement, Louis se porte à merveille, répondit Mme  Fauchard. Dans ce temps-ci, les fils ne ressemblent guère aux pères. Voyez comme il danse  ! Jamais il ne connaîtra le froid et la faim.  »

Alors, la boulangère, avec sa bonne âme d’ancienne belle femme entreprit de rendre heureux le couple qui riait si tendrement, en dansant devant elle. Elle rapprocha les deux mères, elle fit asseoir cote à côte Mme  Fauchard et Mme  Dacheux, puis elle attendrit tellement celle-ci, qu’elle finit par l’ébranler, par la convaincre. Elle souffrait seulement de sa solitude, il lui fallait des petits-enfants qui grimperaient sur ses genoux et qui mettraient en fuite les fantômes. Et la petite vieille s’écria enfin  :

«  Ah  ! mon Dieu  ! je veux bien tout de même, à la condition qu’on ne me laissera pas seule. Moi, je n’ai jamais dit non à personne, c’est lui qui ne voulait pas. Mais, si vous vous y mettez tous, et si vous promettez de me défendre, faites, faites  !   »

Lorsque Louis et Julienne surent que leurs mères consentaient ils accoururent, se jetèrent dans leurs bras, avec des larmes et des rires. Et ce fut, parmi tant d’allégresse, une allégresse nouvelle.

«  Voyons, répétait Mme  Mitaine, comment voulez-vous séparer ces jeunes gens, qui semblent tous avoir grandi les uns pour les autres  ? Je viens de donner mon Évariste à Olympe Lenfant, et je me rappelle encore celle-ci venant toute petite dans ma boulangerie, où mon gamin lui offrait des gâteaux. C’est comme ce Louis Fauchard, que de fois je l’ai vu rôder devant votre boucherie, Mme  Dacheux, et jouer avec votre Julienne  ! Les Laboque, les Bourron, les Lenfant, les Yvonnot, dont on célèbre maintenant les mariages, mais tout cela poussait ensemble, aux heures mêmes où les parents se déchiraient, et c’est aujourd’hui la grande et tendre moisson  !   »

Et elle riait plus haut, et elle avait son air d’infinie bonté, ayant gardé comme un parfum du bon pain tiède, au milieu duquel elle avait vécu, en belle boulangère blonde. Et, autour d’elle, la joie montait, on vint dire que d’autres fiançailles s’étaient faites, celles de Sébastien Bourron et d’Agathe Fauchard, celles de Nicolas Yvonnot et de Zoé Bonnaire. L’amour, le souverain amour élargissait sans cesse la réconciliation, achevait de fondre toutes les classes. C’était lui qui avait fécondé cette plaine, chargé les arbres d’une telle quantité de fruits que les arbres en cassaient, couvert les sillons d’une telle abondance de blé que les meules, d’un bout à l’autre de l’horizon, dressaient le temple de la paix. Il volait dans l’odeur puissante de cette fertilité, il présidait à ces noces heureuses d’où allait naître un pullulement de générations plus libres et plus justes. Et, jusqu’au soir, sous les étoiles, la fête dura, tout un triomphe de l’amour, rapprochant les cœurs, les fondant les uns dans les autres, parmi les danses et les chants de ce petit peuple joyeux, en marche pour l’unité et l’harmonie futures.

Mais, dans cette fraternité envahissante, il était un homme, un ancêtre, le maître fondeur Morfain, qui restait debout à l’écart, muet et sauvage, sans pouvoir, sans vouloir comprendre. Il demeurait toujours, comme un des Vulcains préhistoriques, dans son trou de rochers, près du haut fourneau dont il avait la surveillance  ; et il y vivait seul maintenant, en solitaire désireux de se mettre hors des temps, ayant rompu tout rapport avec les générations naissantes. Déjà, quand sa fille Ma-Bleue était partie, pour aller vivre son rêve de tendresse avec Achille Tourier, le Prince Charmant de ses nuits bleues, il avait bien senti que les temps nouveaux lui prenaient le meilleur de lui-même. Puis, une autre aventure tendre lui avait enlevé son fils, Petit-Da, le grand garçon, le bon géant vigoureux, qui s’était tout d’un coup passionné pour la fille des Caffiaux, les épiciers-cabaretiers, Honorine, une petite brune vive et alerte. Il avait d’abord refusé violemment de consentir au mariage, plein de mépris pour cette famille d’emploi sonneurs, gens louches, lesquels d’ailleurs lui rendaient son dédain, en disant leur répugnance vaniteuse à laisser leur enfant épouser un ouvrier. Pourtant, Caffiaux avait cédé le premier, car il se montrait très habile, très souple. Il venait de se faire, après avoir fermé son débit de boisson, une belle situation de gardien-chef dans les magasins généraux de la Crêcherie, et les anciennes vilaines histoires s’oubliaient, il affectait désormais trop de dévouement aux idées de solidarité, pour s’entêter à un refus qui aurait pu lui nuire. Alors, Petit-Da, emporté par le désir, avait passé outre aux volontés de son père. Il s’en était suivi une terrible querelle, une rupture affreuse entre les deux hommes. Et, depuis ce temps, le maître fondeur, muré dans son roc, ne vivait plus, ne parlait plus que pour diriger son haut fourneau, en spectre immobile et farouche des âges morts.

Des années et des années s’écoulèrent, sans que le vieux Morfain parût même vieillir. Il était toujours le vainqueur du feu, le colosse à l’énorme tête roussie, au nez en bec d’aigle, aux yeux de flammes, entre des joues que des laves semblaient avoir dévastées. Sa bouche torturée, qui ne s’ouvrait plus  ; gardait son rouge fauve de brûlure. Et rien d’humain ne paraissait plus devoir le toucher, au fond de la solitude implacable où il s’était enfermé, quand il s’était aperçu que sa fille et son fils pactisaient avec les autres, ceux de demain. Ma-Bleue avait eu d’Achille une fillette délicieuse, Léonie, qui grandissait en grâce et en tendresse. Petit-Da venait d’avoir d’Honorine un garçon fort et charmant, Raymond, un intelligent petit homme qui bientôt serait en âge d’être à son tour marié. Mais le grand-père ne se laissait pas attendrir, il repoussait les enfants, il s’obstinait même à ne pas les voir. C’étaient des choses, pour lui, se passant dans l’autre monde, et il n’en était point ému. Au contraire, sous l’écroulement de ses affections humaines, la sorte de passion paternelle qu’il avait toujours eue pour son haut fourneau, semblait grandir. Il voyait en lui son enfant géant, le monstre grondant d’un perpétuel incendie, dont il soignait nuit et jour, heure par heure, les digestions de flammes. Les moindres dérangements, lorsque les coulées perdaient de leur éclat, le jetaient à des angoisses tendres  ; et il passait les nuits blanches, surveillait le bon fonctionnement des tuyères, se dévouait comme un jeune homme amoureux, au milieu des braises, dont sa peau ne paraissait plus craindre l’atroce cuisson. Luc, après avoir parlé de le mettre à la retraite, inquiet de son grand âge, n’avait pas eu la force de prendre cette mesure, devant la révolte frémissante, le chagrin inconsolable de ce héros du travail douloureux, si fier de s’être usé et brûlé les muscles dans sa tâche obscure de conquérant du feu. L’heure de la retraite allait sonner d’elle-même, par l’inévitable évolution des progrès en marche, et Luc eut la bonté compatissante d’attendre.

Déjà, Morfain s’était senti menacé. Il n’ignorait point les recherches savantes que faisait le maître Jordan, afin de remplacer le haut fourneau, si lourd, si lent, si barbare en son enfer peu maniable, par des batteries légères et promptes de fours électriques. L’idée qu’on pouvait éteindre et démolir le colosse qui flambait pendant des sept et huit années le bouleversait. Aussi se renseignait-il, et il s’était inquiété, lorsque Jordan avait réalisé un premier progrès en brûlant le charbon au sortir de la mine, sous les chaudières des machines, puis en amenant l’électricité à la Crêcherie par des câbles, sans déperdition aucune. Mais, comme le prix de revient restait beaucoup trop élevé, pour permettre d’employer la force électrique à la fonte du minerai de fer, il avait pu se réjouir de l’inutilité de cette victoire. Pendant dix années encore, chacun des échecs nouveaux de Jordan l’avait trouvé heureux, sourdement ironique, convaincu que le feu se défendrait, ne se laisserait jamais vaincre par cette puissance, ce tonnerre mystérieux dont on ne voyait pas même l’éclair. Il souhaitait la défaite du maître, l’anéantissement des appareils sans cesse construits, perfectionnés de jour en jour. Et voilà que, tout d’un coup, la menace s’aggrava, le bruit courut que Jordan venait enfin de réaliser sa grande œuvre  : il avait trouvé le moyen de transformer directement l’énergie calorifique contenue dans le charbon, en énergie électrique, sans passer par l’énergie mécanique, c’est-à-dire en supprimant la machine à vapeur, cet intermédiaire si encombrant, si coûteux. De sorte que le problème était résolu, le prix de revient de l’électricité allait être si réduit, qu’on pourrait l’employer utilement à la fonte du minerai de fer. Des appareils de production fonctionnaient déjà, on installait une première batterie de fours électriques, et Morfain, désespéré, rôdait autour de son haut fourneau, de son air farouche et têtu, comme s’il eût voulu le défendre.

Cependant, Luc ne donna pas tout de suite l’ordre d’éteindre le haut fourneau, désireux de procéder d’abord à des expériences concluantes, avec la batterie. Pendant près de six mois, les deux fontes marchèrent parallèlement, et ce furent, pour le vieux maître fondeur, d’abominables jours, car maintenant il sentait condamné le monstre aimé dont il avait la garde. Il le voyait délaissé de tous, personne ne montait plus, les curiosités heureuses s’empressaient, en bas, autour de ces fours électriques, qui tenaient si peu de place, et qui faisaient, disait-on, de si bonne et de si prompte besogne. Lui, plein de rancune violente, n’avait pas voulu descendre les voir, ces inventions qu’il traitait dédaigneusement de joujoux bons pour des enfants. Est-ce que l’ancienne méthode, le feu libre et clair, qui avait donné à l’homme l’empire du monde, pouvait être détrôné  ? On y reviendrait, à ces fourneaux géants, dont la fournaise avait brûlé pendant des siècles, sans jamais s’éteindre. Et, dans sa solitude, avec les quelques hommes de son équipe, silencieux comme lui, il se contentait de regarder de très haut le hangar sous lequel fonctionnaient les fours électriques, heureux encore, la nuit, lorsqu’il incendiait l’horizon de ses grandes coulées éclatantes.

Mais le jour vint pourtant où Luc condamna le haut fourneau, dont il avait constaté par l’expérience le rendement si pénible et plus onéreux désormais. Il fut résolu qu’on le laisserait s’éteindre, pour le démolir, après avoir tiré de lui une dernière coulée. Prévenu, Morfain ne répondit rien, impassible, avec sa face de bronze, qui ne disait même plus les tumultes de son âme. On eut peur de ce beau calme, Ma-Bleue monta voir son père, accompagnée de sa grande fille Léonie, tandis que Petit-Da eut lui aussi cette tendre pensée, en amenant son grand fils Raymond. Un instant, ainsi qu’autrefois, la famille se trouva réunie dans le trou de rochers, le père géant, entre la fille, toute bleue de ses yeux bleus, et le fils, bon colosse attendri par les souffles de demain  ; et il y avait en outre là, maintenant, la petite-fille d’aimable beauté, le petit-fils d’intelligence vive, en qui s’incarnait la génération nouvelle, active ouvrière de bonheur. Le grand-père consentit à ce qu’on le baisât, qu’on le caressât, sans repousser les enfants, comme il faisait à l’ordinaire. Bien qu’il eût juré de ne jamais les voir, il se laissa cette fois envahir. Mais il ne rendait pas les caresses, l’air déjà hors des temps, tel qu’un héros des époques abolies, chez lequel toute humanité était morte. Cela se passait par un jour d’automne sombre et froid, au crépuscule hâtif, dont le voile de crêpe tombait du ciel blafard, enveloppant la terre noire. Et il se leva, il ne rompit son éternel silence que pour dire  :

«  Allons  ! on m’attend, il y a une coulée encore.  »

C’était la dernière. Tous le suivirent devant le haut fourneau. Les hommes de l’équipe étaient là, noyés d’ombre, attendant, et ce fut l’habituelle besogne, le ringard enfoncé dans le tampon de terre réfractaire, le trou de coulée agrandi, enfin le flot tumultueux du métal en fusion roulant le long des rigoles son ruisseau de flammes, allant emplir les moules de mares embrasées. Une fois encore, de ce sillon, de ces champs de feu, se leva une moisson incessante d’étincelles, des étincelles bleues d’une légèreté délicate, des fusées d’or d’une délicieuse finesse, toute une floraison de bluets parmi des épis d’or. Une clarté aveuglante, dans le crépuscule morne, ensoleilla le haut fourneau, les constructions voisines, les toitures de Beauclair au loin, l’horizon immense. Puis, tout s’éteignit, la nuit profonde régna, et ce fut la fin, le haut fourneau avait vécu.

Morfain, qui avait regardé, sans une parole, ne bougeait pas, restait dans l’ombre, comme une de ces roches d’alentour que la nuit venait de reprendre.

«  Père, dit doucement Ma-Bleue, maintenant qu’il n’y aura plus d’ouvrage ici, il va falloir descendre chez nous. Depuis longtemps, ta chambre est prête.  »

Et Petit-Da dit à son tour  :

«  Père, cette fois-ci, c’est bien le repos pour toi, et tu as aussi ta chambre chez nous. Tu te partageras, tu te donneras un peu à chacun de tes deux enfants.  »

Mais le vieux maître fondeur ne répondait point. Un soupir finit par soulever sa poitrine d’un grondement douloureux, et il dit  :

«  C’est ça, je descendrai, j’irai voir… Allez-vous-en.  »

Pendant quinze jours encore, on ne put décider Morfain à quitter le haut fourneau. Il en suivait le lent refroidissement, comme une agonie. Il restait là le dernier, il le tâtait chaque soir, pour s’assurer s’il n’était pas tout à fait mort. Et, tant qu’il sentit en lui un peu de chaleur, il s’entêta, le veilla ainsi qu’un ami dont on n’abandonne les restes qu’au néant. Mais les démolisseurs arrivèrent, et on le vit un soir, dans un arrachement suprême, quitter son trou de rochers, descendre à la Crêcherie, pour se rendre directement, de son pas encore solide de grand vieillard vaincu, au vaste hangar vitré, sous lequel fonctionnait la batterie de fours électriques.

Justement, Jordan et Luc s’y trouvaient, avec Petit-Da, chargé par eux de diriger la fonte, aidé de son fils Raymond, déjà bon ouvrier électricien. Le fonctionnement se réglait encore de jour en jour et c’était pourquoi Jordan ne quittait guère le hangar, dans le désir de rendre parfaite la méthode nouvelle, qui lui avait demandé tant d’années de recherches et d’expériences.

«  Ah  ! mon vieux Morfain  ! cria-t-il, joyeux. Vous voilà donc raisonnables  !   »

Impassible, la face couleur de vieille fonte, le héros se contenta de dire  :

«  Oui, monsieur Jordan, j’ai voulu voir votre machine.  »

Luc, un peu inquiet, l’examina, car il l’avait fait surveiller, ayant su qu’on l’avait surpris, penché sur le gueulard du haut fourneau, encore plein de braise, de l’air d’un homme prêt à faire le saut dans cet enfer effroyable. Un ouvrier de son équipe l’avait sauvé de cette mort, le dernier don de sa vieille chair au monstre tout ce qui restait de sa carcasse cuite et recuite cent fois, comme s’il eût mis sa gloire à finir par le feu, tant aimé et servi fidèlement depuis plus d’un demi-siècle.

«  C’est bien, cela, mon brave Morfain, d’être curieux à votre âge, dit Luc, sans le quitter des yeux. Regardez ces joujoux.  »

La batterie des dix fours s’alignait, dix cubes de briques rouges de deux mètres de hauteur sur un mètre cinquante de largeur. Et l’on voyait seulement, au-dessus, l’armature des puissantes électrodes, des épais cylindres de charbon, à laquelle venaient s’attacher les câbles, conducteurs de l’électricité. L’opération était très simple. Une vis sans fin, qui obéissait à un bouton, desservait les dix fours, charriait le minerai et le versait dans chacun d’eux. Un deuxième bouton établissait le courant, l’arc dont l’extraordinaire température de deux mille degrés pouvait fondre deux cents kilogrammes de métal en cinq minutes. Et il suffisait de tourner un troisième bouton pour que la porte de platine fermant chaque four se soulevât, et pour qu’une sorte de trottoir roulant, garni de sable fin, se mît en marche, recevant les dix gueuses de deux cents kilogrammes, qu’il emportait ensuite à l’air froid du dehors.

«  Eh bien  ! mon brave Morfain, reprit Jordan, avec sa joie d’enfant heureux, qu’en dites-vous  ?   »

Et il lui expliqua le rendement. Ces joujoux-là, à deux cents kilogrammes de fonte chacun, toutes les cinq minutes, arrivaient ensemble à un total de deux cent quarante tonnes par jour, en les faisant travailler seulement pendant dix heures. C’était un rendement prodigieux, surtout si l’on songeait que l’ancien haut fourneau, brûlant jour et nuit, n’atteignait pas le tiers de cette production. Aussi les fours électriques marchaient-ils rarement plus de trois ou quatre heures, et là était la commodité, de pouvoir les éteindre et les rallumer, selon les besoins, afin d’en obtenir à l’instant la quantité voulue de matière première. Et quelle aisance, quelle propreté, quelle simplicité  ! Il n’y avait presque plus de poussières, les électrodes fournissant elles-mêmes le carbone nécessaire à la carburation du minerai. Des gaz seuls s’échappaient et les laitiers étaient si peu abondants, qu’on s’en débarrassait sans peine par des nettoyages quotidiens. Plus de colosse barbare, dont la bonne digestion donnait tant d’inquiétudes  ! Plus de ces organes multiples, encombrants, dont il avait fallu l’entourer, les épurateurs, les réchauffeurs, la machine soufflante, le continuel courant d’eau  ! Le ventre n’était plus menacé d’engorgement, de refroidissement. Pour une tuyère qui fonctionnait mal, on ne parlait plus de tout démolir, de vider le monstre en plein feu. Toute une petite armée, les chargeurs veillant au gueulard, les fondeurs tapant sur le tampon, se cuisant aux flammes des coulées, n’étaient plus en perpétuelle alerte, à se succéder en équipe de jour et en équipe de nuit. Sur quinze mètres de long, sur cinq de large, la batterie des dix fours électriques, avec son trottoir roulant, tenait à l’aise, dans le grand hangar vitré, gai et luisant, qui l’abritait. Et trois enfants auraient suffi, pour tout mettre en marche, l’un au bouton de la vis sans fin, l’autre au bouton des électrodes, le troisième au bouton du trottoir.

«  Qu’en dites-vous  ? qu’en dites-vous, mon brave Morfain  ?   » répétait Jordan, qui triomphait.

Le vieux maître fondeur, sans un mot, sans un geste, regardai toujours. La nuit tombait déjà, le hangar s’emplissait d’ombre, et le fonctionnement de la batterie était saisissant, dans sa régularité mécanique et douce. Froids, obscurs, les dix fours semblaient dormir, tandis que les petits chariots de minerai, mus par la vie sans fin, se déversaient un à un. Puis, toutes les cinq minutes, les portes de platine s’ouvraient, les dix jets blancs des dix coulés incendiaient l’ombre, les dix gueuses de fonte, fleuries de bluets parmi des épis d’or, voyageaient, étaient emportées sur le trottoir roulant d’un lent mouvement continu. Et, à la longue, le spectacle devenait extraordinaire, de ces illuminations brusques et comme rythmées, de ces splendeurs d’astres, dont le hangar tout entier flamboyait, à des intervalles égaux.

Petit-Da, jusque-là silencieux, voulut donner des explication. Il désigna, descendant des charpentes, le gros câble qui amenait le courant.

«  Vois-tu, père, l’électricité arrive par là, et c’est d’une force telle, que, si on rompait les fils, tout sauterait, comme dans un coup de tonnerre.  »

Luc, rassuré, en voyant Morfain si calme, se mit à rire.

«  Ne dites donc pas cela, vous feriez peur à notre petit monde. Rien ne sauterait, l’imprudent qui toucherait les fils serait seul en danger. Et puis, le câble est solide.

— Ah  ! ça, oui  ! reprit Petit-Da, il faudrait une fameuse poigne pour le rompre.  » Morfain, toujours impassible, s’était approché, n’avait plus qu’à lever les mains pour atteindre le câble. Il resta là immobile quelques secondes encore, avec sa face desséchée, où rien ne se lisait. Mais, soudainement, une telle flamme s’alluma dans ses yeux, que Luc fut repris d’inquiétude, avec la sourde angoisse de la catastrophe.

«  Tu crois, une rude poigne  ? finit par dire Morfain, se décidant à parler. Voyons donc ça, mon garçon  !   »

Et, avant qu’on eût même le temps d’intervenir, il saisit le câble entre ses mains durcies par le feu, pareilles à des pinces de fer. Et il le tordit, il le rompit, d’un effort surhumain, comme un géant irrité casserait la ficelle d’un jouet d’enfant. Et ce fut la foudre, les fils s’étaient touchés, une étincelle formidable avait jailli, éblouissante. Et tout le hangar fut plongé dans une obscurité profonde, on n’entendit plus, parmi ces ténèbres, que la chute d’un grand corps, le grand vieillard foudroyé qui tombait d’un seul bloc, ainsi qu’un chêne abattu.

On dut courir chercher des lanternes. Jordan et Luc, bouleversés, purent seulement constater la mort, pendant que Petit-Da criait et pleurait. Étendu, la face vers le ciel, le vieux maître fondeur ne semblait pas avoir souffert, colosse intact de vieille fonte, sur lequel le feu ne pouvait plus mordre. Ses vêtements brûlaient, et il fallut les éteindre. Il n’avait sans doute pas voulu survivre au monstre aimé, à ce haut fourneau antique dont il restait le dernier fervent. Avec lui, finissait la lutte première, l’homme dompteur du feu, conquérant des métaux, courbé sous l’esclavage de la douloureuse besogne, fier de se faire une noblesse de ce long labeur écrasant de l’humanité en marche pour le bonheur futur. Il avait même évité de savoir que des temps nouveaux étaient nés apportant à chacun, grâce à la victoire du juste travail, un peu de repos, un peu de la joie libre, de la jouissance heureuse, dont seuls, jusque-là, quelques privilégiés avaient goûté la douceur grâce à l’inique souffrance du plus grand nombre. Et il tombait en héros farouche et têtu de l’ancienne et terrible corvée, en Vulcain enchaîné à sa forge, ennemi aveugle de tout ce qui le libérait mettant sa gloire dans son asservissement, refusant comme une déchéance que la souffrance et l’effort pussent un jour être diminués. La force du nouvel âge, la foudre qu’il était venu nier, insulter, l’avait anéanti, et il dormait.

À quelques années de là, trois mariages encore se conclurent, achevant de mêler les classes, de resserrer les liens, chez le petit peuple de fraternité et de paix, de plus en plus élargi. Le fils aîné de Luc et de Josine, Hilaire Froment, un fort garçon de vingt-six ans déjà, épousa Colette, une délicieuse petite blonde dont les dix-huit ans fleurissaient, la fille de Nanet et de Nise, et, dès lors le sang des Delaveau s’apaisa dans le sang des Froment et de cette Josine misérable, ramassée jadis à demi morte de faim, au seuil de l’Abîme. Puis, ce fut une Froment encore, Thérèse, la troisième née, grande, belle et joyeuse, qui, à dix-sept ans, épousa Raymond son aîné de deux ans, le fils de Petit-Da et d’Honorine Caffiaux et, cette fois, le sang des Froment s’alliait à celui des Morfain les ouvriers épiques, et à celui des Canaux, l’ancien commercé que la Crêcherie était venue détruire. Enfin, ce fut Léonie, aux vingt ans aimables, la fille d’Achille Gourier et de Ma-Bleue, qui épousa un fils de Bonnaire, de même âge qu’elle, Séverin, le cadet de Lucien  ; et la bourgeoisie agonisante s’unissait là au peuple aux rudes travailleurs résignés des âges morts, ainsi qu’aux travailleurs révolutionnaires en train de se libérer.

On donna de grandes fêtes, la descendance heureuse de Luc et de Josine allait fructifier, pulluler, aider à peupler la Cité nouvelle bâtie par Luc pour que Josine, et tout le peuple avec elle, fussent sauvés de l’inique misère. C’était le torrent d’amour, la vie qui s’élargissait sans cesse, décuplant les moissons, faisant toujours pousser plus d’hommes pour plus de vérité et plus de justice. Le victorieux amour, jeune et gai, emportait les couples, les familles, la ville entière, à l’harmonie finale, au bonheur enfin conquis. Et chaque mariage amenant l’éclosion, parmi les verdures, une petite maison de plus, le flot des maisons blanches ne s’arrêtait jamais, achevait d’envahir et de balayer l’ancien Beauclair. Le vieux quartier lépreux, les masures immondes où le travail avait agonisé pendant des siècles, était rasé, assaini depuis longtemps, remplacé par de larges voies, plantées d’arbres, bordées de façades rieuses. Maintenant, le quartier bourgeois se trouvait menacé, des percées de rues nouvelles permettaient d’agrandir et d’affecter à d’autres usages les anciens édifices, la sous-préfecture, la mairie, le tribunal, la prison. Seule, la très vieille église restait lézardée, croulante, au milieu d’une place déserte, pareille à un champ d’orties et de ronces. Partout, les logis héréditaires, les maisons de rapport faisaient place à des constructions plus fraternelles et plus saines, éparses dans l’immense jardin que devenait toute la ville, égayées chacune de lumière vive et d’eaux ruisselantes. Et la Cité se fondait, une très grande et très glorieuse Cité dont les avenues s’allongeaient toujours, et qui débordait déjà dans les champs voisins de la fertile Roumagne.