Travail (Zola)/Livre III/Chapitre III

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Charpentier (p. 524-568).


Il s’écoula dix années encore, et l’amour qui avait uni les couples, l’amour vainqueur et fécond fit naître et grandir dans chaque ménage une floraison d’enfants, dont la poussée nouvelle apportait l’avenir. À chaque génération neuve, un peu plus de vérité, de justice et de paix s’épandrait et régnerait par le monde.

Luc, âgé de soixante-cinq ans déjà, se prenait, à mesure qu’il vieillissait, d’une affection, d’une passion croissante pour les enfants. Maintenant que le bâtisseur de ville, le créateur de peuple, était en lui, voyait se construire la Cité rêvée, il se préoccupait surtout des générations en germe, il allait aux petits enfants, leur donnait toutes ses heures, dans la pensée qu’ils étaient l’avenir. C’étaient eux, c’étaient les enfants de leurs enfants, et c’étaient plus encore les enfants de ceux-ci qui devaient un jour être un peuple intelligent et sage, où s’accomplirait tout ce qu’il avait voulu d’équité et de bonté. On ne peut refaire les hommes mûrs, quand ils ont vécu dans des croyances et des habitudes, où l’atavisme les enchaîne. Mais on agit sur les enfants, en les libérant des idées fausses, en les aidant à croître et à progresser, selon l’évolution naturelle qu’ils apportent avec eux. Et, il le sentait bien, chaque génération doit être ainsi un pas en avant, chacune d’elles crée davantage de certitude, réalise plus de paix et de bonheur. Aussi disait-il d’habitude, avec un bon rire, que les enfants étaient les conquérants les plus forts et les plus victorieux de son petit peuple en marche.

Dans les grandes visites matinales que, deux fois par semaine Luc continuait de faire à son œuvre, il consacrait donc le meilleur de son cœur et de son temps aux écoles, même aux crèches, où l’on gardait les tout-petits. Il commençait généralement par eux avant d’aller aux ateliers et aux magasins, il se donnait la joie de toute cette enfance rieuse et saine, dès le clair lever du soleil. Comme il changeait, chaque semaine, les jours de sa tournée de surveillance et d’encouragement, on ne l’attendait pas, il tombait dans la bonne surprise qu’il faisait à ce petit monde turbulent où tous l’adoraient comme un grand-père très gai et très bon.

Or, ce mardi-là, Luc, ayant résolu de rendre visite à ses chers enfants, ainsi qu’il les nommait tous, se dirigea vers les écoles dès huit heures, par une délicieuse matinée de printemps. Le soleil tombait en pluie d’or parmi les jeunes verdures, et il suivait à petits pas une des avenues, lorsqu’il s’arrêta, en entendant une voix chère qui l’appelait, comme il passait devant la maison habitée par les Boisgelin.

Suzanne, l’ayant vu passer, s’était avancée jusqu’à la porte du jardin.

«  Oh  ! je vous en prie, mon ami, entrez un instant… Ce pauvre homme est repris d’un accès, et il m’inquiète beaucoup.  »

Elle parlait de Boisgelin, son mari. Pendant quelque temps, il avait essayé du travail, mal à l’aise de son oisiveté, au milieu de cette ruche active, bourdonnante du labeur de tous. La paresse finissait par lui être trop lourde, la chasse et le cheval ne suffisaient plus à emplir ses journées. Aussi Luc, sur la prière de Suzanne pour aider à la transformation espérée, lui avait-il confié une sorte d’inspection, une petite besogne de contrôle, dans les magasins généraux. Mais l’homme qui n’a jamais rien fait de ses dix doigts oisif de naissance, ne dispose plus de sa volonté, ne peut plus se plier à une règle, à une méthode. Boisgelin dut constater bientôt qu’il était incapable d’une occupation suivie. Son cerveau fuyait, ses membres cessaient d’obéir, il était pris de somnolence, d’anéantissement. Il souffrait trop de cette impuissance affreuse, il se laissa retomber peu à peu au vide de son existence ancienne, aux journées de fainéantise, toutes passées dans la même inutilité. Seulement, il n’avait plus l’étourdissement du plaisir et du luxe, il fut envahi d’un ennui morne, immense, sans cesse accru, dont rien ne le tirait. Et il acheva de vieillir ainsi dans la stupeur, dans l’hébétement des choses imprévues, extraordinaires, qui se passaient autour de lui, comme s’il était tombé sur une autre planète.

«  Est-ce qu’il a des crises de violence  ? demanda Luc à Suzanne.

— Oh  ! non, répondit-elle. Il est simplement très sombre, très soupçonneux, et mon inquiétude vient de ce que sa folie le reprend.  »

La raison de Boisgelin, en effet, semblait s’être obscurcie, à la suite de la vie oisive qu’il traînait, au travers de cette Cité d’activité et de travail. Du matin au soir, on le rencontrait, tel que le fantôme de la paresse, blême, effaré, errant par les rues vivantes, par les écoles en rumeurs, par les ateliers retentissants, obligé de se garer à chaque pas, sous la menace d’être submergé et emporté. Lui seul ne faisait rien, tandis que tous les autres s’employaient, s’empressaient, débordants de la joie et de la santé de l’action. Il ne s’était pas acclimaté, il s’était détraqué, au milieu de ce monde nouveau, et sa folie fut de croire, peu à peu, en se voyant seul à ne pas travailler, parmi ce peuple de travailleurs, qu’il était le maître, le roi, et que ce peuple était un peuple d’esclaves travaillant à son intention, amassant d’incalculables richesses dont il disposait à sa guise, pour son unique jouissance. Lorsque la vieille société croulait, l’idée du capital, en lui, avait résisté, debout quand même, et il demeurait le capitaliste fou, le capitaliste dieu, qui, possesseur de tous les capitaux de la terre, avait réduit tous les autres hommes à n’être plus que ses esclaves, les misérables artisans de son bonheur égoïste.

Luc trouva Boisgelin sur le seuil de la maison, habillé déjà, avec le soin correct qu’il continuait à prendre de sa personne. À soixante-dix ans, il restait le bellâtre de vaniteuse allure, la face rasée, le monocle à l’œil. Seuls, le regard vacillant, la bouche molle, disaient l’effondrement intérieur. Un jonc à la main, un chapeau luisant posé légèrement sur l’oreille, il voulait sortir.

«  Comment  ! déjà levé, déjà en course  ! s’écria Luc, qui affecta un air de belle humeur.

— Mais il le faut bien, mon cher, répondit Boisgelin, après un silence, en l’examinant d’un regard soupçonneux. Tout le monde me trompe, comment voulez-vous que je dorme tranquille, avec les millions par jour que mon argent me rapporte et que me gagne ce peuple d’ouvriers  ? Je suis forcé de me rendre compte, de voir comment les choses se passent, afin d’éviter le coulage de centaines de mille francs à l’heure.  »

Suzanne fit à Luc un signe désespéré. Puis, elle intervint.

«  Moi, je lui conseillais de ne pas sortir aujourd’hui. À quoi bon tout ce tracas  ?   »

Son mari la fit taire.

«  Ce n’est pas seulement l’argent d’aujourd’hui qui me préoccupe, c’est tout cet argent amassé, ces milliards que les millions quotidiens viennent encore grossir chaque soir. Je finis par ne plus me reconnaître, par ne plus savoir de quelle façon vivre, au milieu de cette fortune colossale. Il faut bien que je la place, n’est-ce pas  ? que je la gère, que je la surveille, pour éviter d’être volé par trop. Oh  ! c’est un travail dont vous n’avez pas la moindre idée, et qui me rend malheureux, oh  ! malheureux à en mourir, plus malheureux que les pauvres sans feu et sans pain.  »

Sa voix s’était mise à trembler d’une indicible douleur, de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il faisait pitié, et Luc, qui souffrait de lui comme d’une anomalie dans sa Cité travailleuse, fut pourtant remué jusqu’au fond du cœur.

«  Bah  ! vous pouvez bien vous reposer un jour, reprit-il. Je suis de l’avis de votre femme, je ne sortirais pas à votre place, je regarderais fleurir les roses de mon jardin.  »

Méfiant, Boisgelin l’examina de nouveau. Puis, comme cédant à un besoin de confidence, vis-à-vis d’un intime auquel il osait se confier  :

«  Non, non, il est indispensable que je sorte… Ce qui me gêne plus encore que la surveillance de mes ouvriers et la bonne administration de ma fortune, c’est de ne pas savoir où mettre mon argent. Pensez donc, des milliards et des milliards  ! Ça finit par encombrer, il n’y a pas de salles assez grandes. Alors, j’ai l’idée d’aller voir, de chercher si je ne trouverai pas un trou assez profond… Seulement, ne dites rien, personne ne doit s’en douter.  »

Et, comme Luc glacé, terrifié, regardait à son tour Suzanne toute pâle, et qui contenait ses larmes, Boisgelin profita de leur Immobilité, pour passer entre eux et s’échapper. D’un pas encore rapide, il gagna l’avenue ensoleillée, il disparut. Luc voulait courir, le ramener de force.

«  Je vous assure, mon amie, vous avez tort de le laisser ainsi errer à sa guise, en liberté. Je ne puis le rencontrer de la sorte, rôdant partout, autour des écoles, au travers des ateliers et des magasins, sans craindre un malheur, quelque douloureuse catastrophe.  »

Depuis longtemps, il éprouvait ce malaise, et l’occasion seule lui donnait le courage de l’avouer à Suzanne. Rien ne lui était plus pénible que le spectacle de ce vieillard éperdu, retombé en enfance promenant sa folie de paresse et de luxe, parmi son petit peuplé en marche. Quand il le rencontrait, tel qu’une protestation dernière du passé, il le suivait des yeux, il emportait l’inquiétude de ce détraqué, fantôme errant de la société morte.

Mais Suzanne s’efforça de le rassurer.

«  Il est inoffensif, je vous le jure. Moi, je tremble uniquement pour lui, car il est des heures où je le vois si sombre, si misérable avec tout cet argent dont il est accablé, que je redoute de sa part un brusque besoin d’en finir. Seulement, comment aurais-je la force de l’enfermer  ? Il n’est heureux que dehors, ce serait une cruauté inutile, du moment où il n’adresse même jamais la parole à personne, sauvage et craintif comme un enfant qui fait l’école buissonnière.  »

Les larmes qu’elle contenait se mirent à couler.

«  Ah  ! le malheureux, j’ai beaucoup souffert par lui, mais il ne m’avait pas encore fait tant de peine  !   »

Puis, quand elle sut que Luc se rendait aux écoles, elle voulut l’accompagner. Le grand âge était venu pour elle aussi, elle avait soixante-huit ans déjà, mais elle était restée saine, légère, très active, ayant le besoin de s’intéresser aux autres, de se dépenser en bonnes œuvres. Et, depuis qu’elle habitait la Crêcherie, depuis que son fils Paul, marié, père de plusieurs enfants, ne l’occupait plus, elle s’était créé une famille élargie, en se faisant institutrice, maîtresse de solfège et de chant pour la classe primaire, les tout-petits. Cela l’aidait à vivre heureuse, la ravissait d’éveiller la musique dans ces âmes pures, où chantait l’enfance. Elle était bonne musicienne, et d’ailleurs son ambition n’était pas de leur donner beaucoup de science, elle voulait simplement leur rendre le chant naturel comme aux oiseaux des bois, comme à toutes les créatures qui vivent libres et gaies. Et elle avait obtenu des résultats merveilleux, sa classe était d’une joie sonnante de volière, toute la jeunesse qui sortait de ses mains emplissait ensuite les autres classes, les ateliers, la ville entière, d’une perpétuelle et gazouillante allégresse.

«  Mais ce n’est pas votre cours aujourd’hui, lui fit remarquer Luc.

— Non, je veux seulement profiter de la récréation pour faire répéter un chœur à mes petits anges. Et puis, nous avons des décisions à prendre, avec Sœurette et Josine.  »

Toutes trois étaient devenues de grandes amies, des inséparables. Sœurette avait gardé la direction de la crèche centrale, où elle veillait sur le tout petit monde, les enfants au berceau et ceux qui marchaient à peine. Quant à Josine, elle dirigeait l’atelier de couture et de ménage, elle faisait, de toutes les filles qui passaient par les écoles, de bonnes épouses, de bonnes mères, capables de conduire une maison. En outre, elles formaient, à elles trois, une sorte de conseil, chargé de discuter les questions graves qui intéressaient la femme, dans la Cité nouvelle.

Luc et Suzanne avaient suivi l’avenue, et ils débouclèrent sur la vaste place, où se trouvait la maison commune, entourée de pelouses, toutes verdoyantes, fleuries d’arbustes et de corbeilles. Ce n’était plus la très modeste bâtisse des premières années, un véritable palais s’était construit, avec une large façade polychrome, dont les grès décorés et les faïences peintes se mariaient au fer apparent, pour la gaieté des yeux. De vastes salles de réunion, de jeux et de spectacles, permettaient au peuple de s’y trouver à l’aise, chez lui, fraternisant en des fêtes fréquentes, dont les réjouissances coupaient les jours de travail. Le plus possible, en dehors de la vie familiale, vécue par chacun à sa guise, au fond de sa petite maison discrète, il était bon que l’existence publique fût mise en commun, tous vivant de la vie de tous, réalisant peu à peu l’harmonie rêvée. Et c’était pourquoi, si les petites maisons étaient modestes, la maison commune éclatait de luxe, toute l’ampleur et toute la beauté de la souveraine demeure du peuple roi. Elle tendait à devenir une ville dans la ville, tellement elle s’élargissait sans cesse, selon les besoins croissants. Derrière, des bâtiments s’ajoutaient, des bibliothèques, des laboratoires, des salles de cours et de conférences, permettant à chacun l’instruction libre, les recherches, les expériences, la diffusion des vérités conquises. Il y avait aussi des préaux, des hangars pour les exercices du corps, sans parler d’une admirable installation de bains gratuits, des baignoires, des piscines inondées d’une eau fraîche et pure, cette eau ruisselante, captée sur les pentes des monts Bleuses, et qui était par son abondance intarissable la propreté, la santé, l’allégresse continuelle de la grande Cité naissante. Mais, surtout, les écoles étaient devenues un monde occupant maintenant des constructions éparses, à côté de la maison commune, car plusieurs milliers d’enfants y suivaient les cours. Pour éviter l’entassement toujours nuisible, on y avait créé des divisions nombreuses, ayant chacune son pavillon dont les baies ouvraient sur les jardins. Et c’était comme une ville de l’enfance et de la jeunesse, depuis les tout-petits au berceau jusqu’aux grands garçons et aux grandes filles qui sortaient d’apprentissage, après avoir passé par les cinq classes, où une instruction et une éducation intégrales leur étaient données.

«  Oh  ! dit Luc avec son bon sourire, je commence par le commencement, j’entre toujours en premier lieu chez mes petits amis qui tètent encore.

— Mais sans doute, répondit Suzanne, s’égayant elle aussi. J’entre avec vous.  »

Dans ce pavillon, le premier à droite, au milieu des roses du jardin, Sœurette régnait sur une centaine de berceaux et sur autant de petites chaises roulantes. Elle surveillait aussi les pavillons du voisinage, mais elle revenait toujours à celui-ci, où étaient trois petites-filles et un petit-fils de Luc, qu’elle adorait. Luc et Josine sachant combien cet élevage en commun était profitable à la Cité donnaient l’exemple, en voulant que les enfants de leurs enfants fussent élevés, dès les premiers pas, avec les enfants des autres.

Josine, justement, se trouvait là, près de Sœurette. Ni l’une ni l’autre n’étaient plus jeunes, la première âgée de cinquante-huit ans, la seconde de soixante-cinq. Mais Josine gardait sa grâce souple, sa délicatesse blonde, sous ses cheveux admirables, dont l’or fin avait simplement pâli  ; tandis que Sœurette, comme il arrive aux filles disgraciées, maigres, brunes, semblait ne pas vieillir, prenait avec l’âge un charme de jeunesse persistante, de bonté active. Suzanne était encore leur aînée à toutes les deux avec ses soixante-huit ans, embellie par l’âge elle aussi, n’ayant jamais eu d’autre beauté que sa douceur affectueuse, sa haute raison attendrie d’indulgence. Et toutes trois entouraient Luc comme trois cœurs fidèles, l’une l’épouse aimante, les deux autres les amies dévouées jusqu’à la passion.

Lorsque Luc entra, en compagnie de Suzanne, Josine tenait sur ses genoux un petit garçon de deux ans à peine, dont Sœurette examinait la menotte droite.

«  Qu’a donc mon petit Olivier  ? demanda-t-il inquiet déjà. Est-ce qu’il s’est blessée  ?   »

C’était le dernier venu, son petit-fils, Olivier Froment, né de son fils aîné Hilaire Froment et de Colette, fille de Nanet et de Nise. Tous les mariages qui s’étaient conclus, portaient maintenant leurs fruits, emplissaient les crèches et les écoles d’un flot sans cesse grossi de têtes blondes et brunes, le petit peuple en train de pousser sans relâche pour demain.

«  Oh  ! dit Sœurette, c’est une simple écharde qui doit venir de la tablette de sa chaise… Là, c’est guéri  !   »

L’enfant avait eu un cri léger, puis il s’était remis à rire. Mais une fillette de quatre ans, lâchée en liberté celle-là, accourut les bras ouverts, comme pour le saisir et l’emporter.

«  Veux-tu bien le laisser tranquille, Mariette  ! cria Josine prise de peur. On ne fait pas une poupée de son petit frère  !   »

Mariette protesta dit qu’elle était sage. Et Josine, en bonne grand-mère radoucie, regarda Luc, et tous deux sourirent, si heureux de ce petit peuple, poussé de leur tendresse. Suzanne, d’ailleurs, leur amenait deux autres blondines, Hélène et Berthe, deux jumelles de quatre ans, leurs petites-filles aussi. Elles étaient nées de leur deuxième fille, Pauline, qui venait d’épouser André Jollivet, dont le grand-père, le président Gaume, avait pris soin, après la disparition de Lucile et la mort tragique du capitaine. Luc et Josine, sur leurs cinq enfants, en avaient déjà marié trois, Hilaire, Thérèse, Pauline, et deux n’étaient encore que fiancés, Charles et Jules.

«  Et ces mignonnes-là vous les oubliez  !   » dit gaiement Suzanne.

Les deux jumelles, Hélène et Berthe, s’étaient jetées au cou de Luc, qu’elles adoraient. Mariette aussi l’envahissait, lui grimpait aux jambes, tandis qu’Olivier lui-même, le tout-petit, tendait ses menottes guéries, criant avec une frénésie de désir, pour que le grand-papa le prît sur ses épaules. Luc, étouffé sous les caresses, plaisanta.

«  C’est cela, chère amie, il ne manque plus que vous alliez chercher Maurice, votre rossignol, comme vous dites. Ils seraient cinq à me manger. Bon Dieu  ! que vais-je devenir, quand ils seront des douzaines  ?   »

Et, remettant par terre les jumelles et Mariette, cette délicieuse enfance aux chairs roses, aux yeux purs, il prit un instant Olivier, le lança en l’air, très haut, ce qui lui fit pousser des cris de ravissement. Puis, l’ayant replacé dans sa chaise  :

«  Allons, soyez raisonnables, on ne peut pas toujours jouer, il faut que je m’occupe des autres.  »

Alors, guidé par Sœurette, suivi de Josine et de Suzanne, il fit le tour des salles. C’était un charme exquis, ces maisons de la toute petite enfance, avec leurs murs blancs, leurs berceaux blancs, leur petit peuple blanc, toute cette blancheur, si gaie dans le plein soleil, dont les rayons entraient par les hautes fenêtres. Là aussi l’eau ruisselait, on en sentait la fraîcheur cristalline, on en entendait le murmure, comme si des ruisseaux clairs entretenaient partout l’excessive propreté qui éclatait dans les plus modestes ustensiles Cela sentait bon la candeur et la santé. Si des cris parfois sortaient des berceaux, on n’entendait le plus souvent que le joli babil les rires argentins des enfants marchant déjà, emplissant les salles de leurs continuelles envolées. Des jouets, autre petit peuple muet vivaient partout leur vie naïve et comique, des poupées, des pantins, des chevaux de bois, des voitures. Et ils étaient la propriété de tous, des garçons comme des filles, confondus les uns et les autres en une même famille, poussant ensemble dès les premiers langes, en sœurs et en frères, en maris et en femmes, qui devaient, jusqu’à la tombe, mener côte à côte une existence commune.

Souvent, Luc s’arrêtait, se récriait. Oh  ! la belle petite fille, oh  ! le beau petit garçon  ! Et il se trompait, et il riait, le petit garçon étant une petite fille, ou bien le contraire.

«  Comment  ! dit-il en s’arrêtant devant un berceau, vous avez encore là deux jumelles  ? Quels amours d’enfants, si semblables d’une beauté si tendre  !

— Mais non, mais non  ! s’écria Sœurette amusée. C’est une fillette à qui le petit garçon du berceau voisin est venu rendre visite. Dès qu’ils peuvent se rejoindre, nous en retrouvons parfois trois ou quatre dans les bras les uns des autres.  »

Et tous s’égayèrent de cette belle moisson d’affection et d’amour en train de germer. Suzanne, qui, d’abord, avait témoigné les plus grandes craintes, même les plus vives répugnances, pour l’éducation et l’instruction en commun des deux sexes, s’émerveillait maintenant des admirables résultats obtenus. Ces garçons et ces filles, que l’on consentait bien autrefois à laisser voisiner jusqu’à l’âge de sept ou huit ans, mais qu’on isolait ensuite, entre lesquels on bâtissait un mur infranchissable, grandissaient alors dans l’ignorance les uns des autres, étaient devenus des étrangers, des ennemis, le soir des noces, où, brutalement, on jetait la femme aux bras de l’homme. Les cerveaux cessaient d’être de la même race, le mystère exaspérait le désir sensuel, c’était la chaude ruée du mâle et l’hypocrite réserve de la femelle, toute la bataille de deux créatures hostiles, aux idées différentes, aux intérêts opposés. Et, aujourd’hui, dans les jeunes ménages, Suzanne pouvait constater l’heureuse paix acquise déjà, une fusion plus étroite d’intelligence et de sentiment, la raison, la bonne entente, la fraternité dans l’amour. Mais, surtout, elle était frappée, dans les écoles mêmes, des bons effets du mélange des sexes, qui éveillait une sorte d’émulation nouvelle, donnant de la douceur aux garçons de la décision aux filles, les préparant par une pénétration intime, une connaissance libre et entière, à se fondre complètement à n’être plus qu’un esprit, qu’un être au foyer familial. L’expérience était faite, on ne constatait pas un cas de l’excitation sensuelle tant redoutée, le niveau moral au contraire se relevait, et c’était merveille de voir ces garçons, ces filles, aller d’eux-mêmes aux études qui devaient leur être les plus utiles, grâce à la grande liberté laissée à chaque écolier de travailler selon son goût, pour les besoins de son avenir. Suzanne dit en plaisantant  :

«  Les fiançailles se font dès le berceau, et ça supprime le divorce, car on se connaît trop pour se prendre à la légère… Allons, mon bon Luc, voici la récréation, et je veux que vous entendiez chanter mes élèves.  »

Sœurette resta parmi son petit peuple, l’heure du bain étant venue, tandis que Josine devait se rendre à son atelier de couture, où des fillettes préféraient passer la récréation, ravies d’apprendre à faire des robes pour leurs poupées. Et Luc seul suivit Suzanne, long de la galerie couverte, sur laquelle ouvraient les cinq classes.

Ces classes étaient devenues tout un monde. Il avait fallu les subdiviser, créer des locaux plus vastes, élargir aussi les dépendances, les gymnases, les ateliers d’apprentissage, les jardins, où les enfants, toutes les deux heures, étaient lâchés en liberté. Après quelques tâtonnements, la méthode d’instruction et d’éducation se trouvait fixée désormais, et ce libre enseignement qui rendait l’étude attrayante, en laissant à l’élève sa personnalité, en lui demandant le seul effort dont il était capable pour les leçons préférées, choisies sans contrainte, donnait d’admirables résultats augmentait chaque année la Cité d’une génération nouvelle capable de plus de vérité et de plus de justice. C’était la bonne, l’unique façon de hâter l’avenir, de faire pousser les hommes chargés de réaliser demain, délivrés des dogmes menteurs, grandis dans les réalités nécessaires, acquis aux faits scientifiques démontrés, dont l’ensemble constitue la certitude inébranlable. Maintenant, rien ne semblait plus logique ni plus profitable que de ne pas courber une classe entière sous la férule d’un maître, s’efforçant d’imposer sa foi personnelle à une cinquantaine d’écoliers, de cervelles et de sensibilités différentes. Il paraissait tout naturel d’éveiller seulement, chez ces écoliers, le désir d’apprendre, puis de les diriger dans leurs découvertes, de favoriser les facultés individuelles qui se manifestaient dans chacun. Les cinq classes étaient devenues ainsi des terrains d’expérience, où les enfants d’une façon graduée, parcouraient le champ des connaissances humaines, non plus pour les engloutir, goulûment, sans rien en digérer, mais pour éveiller chacun à leur contact sa propre énergie intellectuelle, pour se les assimiler selon sa personnelle compréhension, surtout pour décider la spécialité plus étroite où il se sentait entraîné. Jamais l’expression qu’on était là pour apprendre à apprendre n’avait encore été si vraie. C’était le débrouillage des jeunes cerveaux, le choix de chaque enfant parmi l’immensité du savoir, la meilleure façon logique d’utiliser plus tard tout son effort, tout ce qu’il apportait d’intelligence et d’énergie. Et cela grâce à l’attrait de l’étude, à la liberté saine et féconde, aux continuelles récréations de joie et de force dont on coupait les heures de travail.

Un instant encore, Luc et Suzanne durent attendre que les classes fussent terminées. De la galerie couverte, dont ils longeaient le promenoir à petits pas, ils pouvaient jeter un coup d’œil dans les grandes salles, où les élèves avaient chacun sa petite table et sa chaise. On avait renoncé aux tables et aux bancs continus, on leur donnait ainsi la sensation d’être leur maître. Mais quel gai spectacle, ces filles, ces garçons, ainsi mêlés au petit bonheur des places  ! Et quelle attention passionnée ils prêtaient à la parole du professeur, debout parmi eux, allant de l’un à l’autre, causant sa leçon, provoquant les contradictions parfois  ! Comme il n’y avait plus ni punitions ni récompenses, tous satisfaisaient leur besoin naissant de gloire, dans cette lutte à qui montrerait le mieux qu’il avait compris. Souvent le professeur cédait la parole à ceux qu’il sentait pleins du sujet, les cours prenaient ainsi un intérêt de discussion renouvelé sans cesse. Par les moyens les plus variés, le but unique était de rendre les études vivantes, de les tirer de la lettre morte des livres, pour leur donner la vie des choses, la passion des idées. Et le plaisir en naissait, le plaisir d’apprendre de savoir, et les cinq classes déroulaient l’ensemble logique des connaissances humaines, comme le drame émouvant et réel du vaste monde, que chacun de nous doit connaître, s’il veut y agir et y être heureux.

Il y eut une joyeuse clameur, c’était enfin la récréation. Toutes les deux heures, les jardins se trouvaient envahis, et il fallait voir le gai tumulte de la sortie des classes, ce flot de garçons et de filles qui fraternisaient en bons amis  ! On les retrouvait côte à côte partout, des jeux s’organisaient sans distinction de sexe, d’autres préféraient causer gaiement, d’autres se rendaient dans les gymnases ou dans les ateliers d’apprentissage. Les rires montaient très francs et très purs. Un seul jeu était tombé en désuétude, on avait cessé de jouer au petit mari et à la petite femme, car on n’était plus là qu’entre camarades. Dans la vie, on aurait bien le temps, puisque désormais on ne se quittait pas et qu’on poussait ensemble, pour se mieux connaître et s’aimer davantage.

Mais un garçon de neuf ans, très beau, très fort, vint se jeter dans les bras de Luc, en criant  :

«  Bonjour, grand-père  !   »

C’était Maurice, le fils de Thérèse Froment, qui avait épousé un Morfain, Raymond, né de Petit-Da, le bon géant, et d’Honorine Caffiaux.

«  Ah  ! dit Suzanne heureuse, voilà mon rossignol… Hein  ! voulez-vous  ? mes enfants, nous allons répéter notre chœur si joli sur cette pelouse, entre ces grands marronniers.  » Déjà toute une bande l’entourait. Parmi les beaux enfants rieurs, il y avait là deux garçons et une fille que Luc embrassa. Ludovic Boisgelin, âgé de onze ans, était né de Paul Boisgelin et d’Antoinette Bonnaire, ce mariage d’amour vainqueur, qui, après tant d’autres, avait achevé la fusion des classes. Félicien Bonnaire, âgé de quatorze ans, était né de Séverin Bonnaire et de Léonie, la fille d’Achille Gourier et de Ma-Bleue, le couple de libre tendresse qui avait fleuri parmi les roches sauvages et embaumées des monts Bleuses. Germaine Yvonnot, âgée de seize ans, était la petite-fille d’Auguste Laboque et de Marthe Bourron, la fille de leur fils Adolphe et de Zoé Bonnaire, belle enfant brune et rieuse en qui s’unissait, se réconciliait le sang fraternel, si longtemps en guerre, de l’ouvrier, du paysan et du petit commerçant. Et Luc s’amusait à débrouiller l’écheveau compliqué de ces alliances, de ces croisements continuels, et il se reconnaissait très bien au milieu de ces jeunes têtes, il était ravi de cette végétation sans fin, pullulant avec les mariages, peuplant sa ville.

«  Vous allez les entendre, dit Suzanne. C’est un hymne au soleil levant, un salut de l’enfance à l’astre qui va mûrir les moissons.  »

Sur la pelouse, au milieu des grands marronniers, une cinquantaine d’enfants se trouvaient réunis. Et le chant s’éleva, très frais, très pur et très gai. Cela était sans grande science musicale, une simple suite de couplets alternés dits par une fillette et par un petit garçon, que le chœur appuyait. Mais l’allégresse était si vive, le sentiment si plein d’une naïve foi en l’astre de bonté et de lumière, que ces voix grêles, un peu aigres, prenaient un charme attendrissant. Le petit garçon, Maurice Morfain, qui donnait la réplique à la fillette, Germaine Yvonnot, avait en effet, comme le disait Suzanne, une voix d’ange, d’une légèreté cristalline, filant à l’aigu des sons délicieux de flûte. Puis, c’était le gazouillis du chœur, un ramage d’oiseaux lâchés et caquetant parmi les branches. Rien n’était plus amusant que de les entendre.

Luc riait, en bon grand-père ravi, et Maurice, tout glorieux, vint se jeter de nouveau entre ses bras.

«  Mais c’est vrai, mon petit homme, tu chantes comme un rossignol des bois  ! Voilà qui est joliment bon, parce que, dans la vie, vois-tu, tu chanteras, aux heures de souci, et ça te donnera du courage. Il ne faut jamais pleurer, il faut chanter toujours.

— Eh  ! c’est ce que je leur dis, s’écria Suzanne, avec sa tendre bravoure. Il faut que tout le monde chante, je leur apprends à chanter pour qu’ils chantent ici, à l’école, et plus tard dans les ateliers, et plus tard dans l’existence entière. Un peuple qui chante est un peuple de santé et de joie.  »

Elle s’égayait, elle ne mettait aucune rudesse ni aucune vanité dans son enseignement, donnant ainsi ses leçons parmi les verdures du jardin, simplement satisfaite d’ouvrir ces petites âmes à la belle humeur du chant fraternel, à la beauté claire de l’harmonie. Comme elle le disait, la Cité heureuse, au jour de la justice et de la paix, chanterait tout entière sous le soleil.

«  Allons, mes petits amis, encore une fois, et bien en mesure ne vous pressez pas, nous avons le temps.  »

De nouveau, le chant s’éleva. Mais, vers la fin du morceau, un trouble se produisit. Derrière les marronniers, dans un massif d’arbustes, un homme avait paru, l’air furtif, tournant le dos, se cachant. Luc pourtant avait reconnu Boisgelin, et il fut surpris de son singulier manège, quand il le vit se baisser, fouiller des yeux les herbes, comme s’il y cherchait une cachette, un trou ignoré  ; Puis, il crut comprendre, le pauvre homme devait s’inquiéter, dans sa folie, d’un coin discret, où il pourrait entasser ses incalculables richesses, pour qu’on ne les lui volât pas. Souvent on le rencontrait éperdu, tremblant de peur, ne sachant au fond de quel gouffre enterrer ce trop de fortune, dont le poids l’écrasait. Et Luc en eut un frisson de grande pitié, surtout lorsqu’il vit les enfants s’effrayer de l’inquiétante apparition, comme une bande de gais pinsons que le vol effaré d’un oiseau de nuit met en fuite.

Suzanne, un peu pâle, répéta très haut  :

«  En mesure, en mesure, mes chéris  ! Enlevez la phrase finale de tout votre bon petit cœur  !   »

Boisgelin, soupçonneux, hagard, avait disparu, ainsi qu’une ombre noire parmi les arbustes en fleur. Et, dès que les enfants rassurés eurent salué le soleil souverain d’un dernier cri d’allégresse, Luc et Suzanne les félicitèrent, les renvoyèrent à leurs jeux. Puis, restés seuls, tous deux se dirigèrent vers les ateliers d’apprentissage, de l’autre côté du jardin.

«  Vous l’avez vu, dit-elle très bas, après un silence. Ah  ! le malheureux, quelle inquiétude il me donne  !   »

Et, comme Luc regrettait de n’avoir pu rejoindre Boisgelin pour le ramener chez lui, elle se récria de nouveau  :

«  Mais il ne vous aurait pas suivi, il aurait fallu lutter, tout un scandale. Je vous le répète, mon unique crainte est qu’on ne le retrouve un jour fracassé, au fond de quelque trou.  »

Ils retombèrent dans le silence, ils arrivèrent aux ateliers d’apprentissage. Beaucoup des élèves venaient y passer une partie de la récréation, à raboter du bois, à limer du fer, à coudre ou à broder, pendant que d’autres, maîtres d’un terrain voisin, s’occupaient à bêcher, à semer, à sarcler. Et ils retrouvèrent Josine dans une vaste salle, où des machines à coudre, des métiers à tricoter et à tisser fonctionnaient côte à côte, dirigés par des filles et des garçons, car, au sortir des écoles, les deux sexes restaient mêlés, continuaient la vie en commun, partageant les travaux et les plaisirs, les devoirs et les droits, comme ils avaient partagé les études. Des chants retentissaient, une émulation joyeuse animait cet atelier d’apprentissage.

«  Vous entendez, ils chantent, dit Suzanne, reprise de gaieté. Ils chanteront toujours, mes oiseaux chanteurs.  »

Josine montrait à une grande fillette de seize ans, Clémentine Bourron, comment il fallait conduire une machine à coudre pour obtenir un certain point de broderie. Et une autre fillette, plus jeune, âgée de neuf ans, Aline Boisgelin, attendait, pour qu’elle lui enseignât de quelle façon on rabattait à la main une couture. Clémentine, qui était la fille de Sébastien Bourron et d’Agathe Fauchard, avait pour grand-père maternel l’arracheur Fauchard et pour grand-père paternel le puddleur Bourron. Aline, la sœur cadette de Ludovic, née de Paul Boisgelin et d’Antoinette Bonnaire, eut un rire tendre, lorsqu’elle aperçut sa grand-mère Suzanne, dont elle était adorée.

«  Oh  ! tu sais, grand-mère, je ne peux pas encore très bien les rabattre, les coutures, mais je les fais déjà joliment droites… N’est-ce pas, amie Josine  ?   »

Suzanne l’embrassa, puis regarda Josine lui rabattre un bout de couture, comme modèle. Luc lui-même s’intéressait à ces menus travaux, sachant bien qu’il n’y a rien d’indifférent, que la vie heureuse est faite de l’heureux emploi des heures, de l’être tout entier utilisé, employant toutes ses énergies physiques et intellectuelles à vivre logiquement, normalement, toute la vie. Et Sœurette les ayant rejoints au moment où il quittait Josine et Suzanne, pour se rendre à l’usine, il se retrouva un instant dans le jardin fleuri avec les trois femmes, les trois cœurs passionnés et dévoués, qui l’aidaient si puissamment à réaliser son rêve de bonté et de justice.

Ils causèrent encore sous les ombrages, se distribuant la besogne, examinant les résolutions à prendre. Si leur petit monde poussait si gaillardement, sans trop de heurts, donnant une si belle moisson de bons résultats, c’était grâce à ce principe des éducateurs, des instructeurs  : il n’y a pas de passions mauvaises dans l’être humain, il n’y a que des énergies, car les passions sont toutes des forces admirables, et il s’agit uniquement de les utiliser pour le bonheur des individus et de la communauté. Est-ce que le désir, condamné par les religions, le désir que des siècles d’ascétisme se sont efforcés de détruire comme une bête mauvaise, le désir traqué, écrasé dans l’homme et dans la femme, victorieux quand même, n’est pas la flamme vivante du monde, le levier qui met les astres en branle la vie en marche dont la disparition éteindrait le soleil, replongerait la terre aux ténèbres glacées du néant  ? Il n’y a pas de concupiscents, il n’y a que des cœurs de flamme qui rêvent d’infini dans la joie d’amour. Il n’y a pas d’homme colère, d’homme avare, d’homme menteur, gourmand, paresseux, envieux, orgueilleux, il n’y a que des hommes dont on n’a pas su diriger les forces intérieures, les énergies déréglées, les besoins d’action, de lutte et de victoire. Avec un avare, on fait un prudent, un économe. Avec un emporté, un envieux, un orgueilleux, on fait un héros se donnant tout entier pour un peu de gloire. Mutiler l’homme d’une passion, c’est comme si on lui coupait un membre  : il n’est plus entier, on en fait un infirme, on lui enlève de son sang de sa puissance. Et c’est merveille que l’humanité ait pu vivre sous ces religions de mort qui, depuis si longtemps, s’acharnent à tuer l’homme dans l’homme, en voulant l’amener à un Dieu de cruauté et de mensonge, dont le règne ne s’établirait que sur de la poussière humaine.

Dans les écoles, dans les ateliers d’apprentissage, et même dès les premiers pas, dès les jeux puérils des crèches, on utilisait donc les passions naissantes des enfants, au lieu de les réprimer. Si les paresseux étaient soignés comme des malades, dont on cherchait à éveiller l’émulation et la volonté, en les faisant s’appliquer aux études librement choisies par eux, comprises et aimées, on usait la force des violents à des travaux plus durs, on tirait des avares tout un bénéfice de logique et de méthode, on obtenait des envieux, des orgueilleux, d’admirables profits d’intelligence vaste triomphant dans les besognes les plus malaisées. Ce qu’une morale de restriction hypocrite a nommé les plus bas instincts de l’homme devenait ainsi l’ardent foyer où la vie puisait son inextinguible flamme. Toutes les forces vivantes se remettaient en leur place toute la création se réglait en son ordre souverain, et elle roulait à pleins bords le flot des êtres, et elle emmenait l’humanité à la Cité heureuse. Au lieu de l’imbécile imagination du péché originel de l’homme mauvais qu’un Dieu d’illogisme punit et doit sauver à chaque pas, entre la menace d’un enfer enfantin et la promesse d’un paradis menteur, il n’y avait plus que l’évolution naturelle d’une espèce d’êtres supérieurs, simplement en lutte contre les forces de la nature, et qui les vaincront, qui les soumettront pour leur bonheur, le jour où, cessant leur guerre fratricide, ils vivront en frères tout-puissants, après avoir douloureusement conquis la vérité la justice et la paix.

«  C’est très bien, finit par dire Luc, lorsqu’il eut réglé la journée avec Josine, Sœurette et Suzanne. Allez, mes bonnes amies, et que votre cœur fasse le reste.  »

Toutes trois l’entouraient, comme l’émanation même de l’affectueuse solidarité, de l’universel amour qu’il rêvait d’épandre parmi les hommes. Elles s’étaient pris les mains, elles lui souriaient, si âgées déjà, avec leurs cheveux blancs, très douces, très belles encore d’une beauté extraordinaire d’infinie bonté. Et quand il les quitta pour se rendre à l’usine, elles le suivirent longtemps de leurs yeux tendres.

À l’usine, les halles, les ateliers s’étaient élargis encore, dans la gaieté saine du plein soleil et du grand air qui les inondaient. De toutes parts, les eaux fraîches, ruisselantes, lavaient les dalles de ciment, emportaient les moindres poussières, de sorte que la maison du travail, autrefois si noire, si boueuse, si empuantie, reluisait partout maintenant d’une admirable propreté. Sous les immenses vitrages clairs, on aurait cru entrer dans une ville de bon ordre, de joie et de richesse. Les machines, désormais, faisaient presque toute la besogne. Actionnées par l’électricité, elles étaient là, superbes, en rangs pressés, telles qu’une armée d’ouvrières dociles, infatigables, sans cesse prêtes à donner leur effort. Si leurs bras de métal finissaient par s’user, on les remplaçait simplement, et elles ignoraient la douleur, elles avaient en partie supprimé la douleur humaine. C’était la machine enfin amie, non plus la machine des débuts, concurrente qui aggravait la faim de l’ouvrier en faisant baisser les salaires, mais la machine libératrice, devenue l’universel outil, peinant pour l’homme, pendant qu’il se reposait. Il n’y avait plus, autour de ces solides travailleuses, que des conducteurs, des surveillants, dont l’unique besogne consistait à manœuvrer des leviers de mise en marche, à s’assurer du bon fonctionnement des mécanismes. La journée ne dépassait pas quatre heures, et jamais un ouvrier ne faisait une tâche pendant plus de deux heures, relayé par un camarade, passant lui-même à un labeur autre, art industriel, culture ou fonction publique. Comme l’emploi général de la force électrique supprimait à peu près l’ancien vacarme dont retentissaient les halles, elles s’égayaient du seul chant des travailleurs, cette allégresse chantante qu’ils apportaient des écoles, comme une floraison d’harmonie embellissant leur vie entière. Et ces hommes qui chantaient, autour de ces machines si douces et si fortes en leur silence, dans l’éclat de leurs aciers et de leurs cuivres, disaient la joie du juste travail, glorieux et sauveur.

Luc, en passant dans la halle des fours à puddler, s’arrêta un instant, pour échanger un mot amical avec un fort garçon d’une vingtaine d’années, qui suffisait à la conduite d’un des fours.

«  Eh bien  ! Adolphe, ça marche, vous êtes content  ?

— Certes oui, monsieur Luc. J’achève ma tâche de deux heures, et voici la boule bonne à être retirée du four.  »

Adolphe était le fils d’Auguste Laboque et de Marthe Bourron. Mais comme autrefois son grand-père maternel, le puddleur Bourron, aujourd’hui à la retraite, il n’avait plus à faire la terrible besogne du brassage, la boule de métal en fusion brassée longuement à l’aide du ringard, dans le flamboiement du feu. Le brassage s’opérait mécaniquement, et même un ingénieux système sortait la boule étincelante, la chargeait sur le chariot roulant, qui l’amenait ensuite sous le marteau-cingleur, sans nécessiter l’intervention de l’ouvrier.

Gaiement, Adolphe reprit  :

«  Vous allez voir, la qualité est supérieure, et c’est si simple, ce bon travail  !   »

Il avait abaissé un levier, il y eut un déclenchement, une porte s’ouvrit, laissa glisser jusqu’au chariot la boule, pareille à un astre incendiant l’horizon d’une traînée lumineuse. Et lui souriait toujours, le teint frais, sans une goutte de sueur, les membres souples et fins, en homme que trop de fatigue ne déformait pas. Déjà le chariot était allé décharger son fardeau sous le marteau-cingleur de modèle récent, actionné par l’électricité, et qui faisait lui aussi toute la besogne, sans que le forgeron chargé de le conduire eût à se casser les bras, à tourner et à retourner le massiau dans tous les sens. La danse en était si aisée, si claire, qu’elle devenait une musique accompagnant la belle humeur des ouvriers.

«  Je me dépêche, dit encore Adolphe, après s’être lavé les mains. J’ai à terminer un modèle de table qui me passionne, et je vais faire deux heures aux ateliers de menuiserie.  »

En effet, il était menuisier, en même temps que puddleur, ayant appris plusieurs métiers, comme tous les jeunes gens de son âge pour ne pas s’abêtir dans une spécialité étroite. Le travail devenait une joie, une récréation, en se variant, en se renouvelant toujours ainsi.

«  Bon plaisir  ! lui cria simplement Luc, joyeux de sa joie.

— Oui, oui, merci, monsieur Luc. C’est le mot, bon travail, bon plaisir  !   »

Mais où Luc passait quelques minutes heureuses, les matins de visites, c’était dans la halle des fours à creusets. Comme il s’y sentait loin de l’ancien enfer, les fours à creusets de l’Abîme, les fosses ardentes grondant ainsi que des volcans, et d’où les misérables ouvriers, dans une réverbération d’incendie, devaient retirer à bout de bras les cent livres de métal en fusion  ! Au lieu de la salle noire, poussiéreuse, d’une saleté immonde, s’étendait une vaste galerie que les grands vitrages ensoleillaient, pavée de larges dalles, entre lesquelles s’ouvraient les batteries de fours symétriques. L’emploi de l’électricité les laissait froids, silencieux d’une propreté claire. Et, là aussi, des machines faisaient toute la besogne, descendaient les creusets, les remontaient embrasés les vidaient dans les moules, sous la simple surveillance des ouvriers conducteurs. Des femmes mêmes se trouvaient là, préposées à la distribution de la force électrique, car on avait remarqué chez elles plus de soin et de justesse dans le maniement des appareils de précision.

Justement, Luc s’approcha d’une grande et belle fille de vingt ans, Laure Fauchard, née de Louis Fauchard et de Julienne Dacheux, et qui debout près d’un appareil, très attentive, donnait le courant à un four, selon les indications d’un jeune ouvrier, en train de surveiller la fusion.

«  Eh bien  ! Laure, demanda-t-il, vous n’êtes pas fatiguée  ?

— Oh  ! non, monsieur Luc, ça m’amuse. Comment voulez-vous que je me fatigue, à tourner ce petit volant  ?   »

Le jeune ouvrier, Hippolyte Mitaine, âgé de vingt-trois ans bientôt, s’était approché. Lui était né d’Évariste Mitaine et d’Olympe Lenfant, et on le disait fiancé à Laure Fauchard.

«  Monsieur Luc, dit-il, si vous voulez voir fondre des lingots, nous sommes prêts.  »

Et, mise en branle, la machine, avec son aisance tranquille, sortit les creusets incandescents, les versa dans des lingotières, qu’un mécanisme amenait à tour de rôle. En cinq minutes, tandis que les ouvriers regardaient, la besogne se trouva proprement faite, le four put recevoir une nouvelle charge.

«  Et voilà  ! dit Laure en riant de son beau rire. Quand je songe à toutes les terribles histoires dont mon pauvre grand-père Fauchard à bercé mon enfance  ! Il n’avait plus trop la tête à lui, il racontait des choses à faire frémir sur son ancien métier d’arracheur, comme s’il avait vécu sa vie dans le feu, le ventre et les membres mangés par la flamme. Tous les anciens nous trouvent bien heureux maintenant.  » Luc était devenu grave, tandis que ses yeux se mouillaient d’émotion.

«  Oui, oui, les grands-pères ont eu beaucoup de souffrances. Et c’est pour cela que les petits-enfants ont la vie meilleure… Travaillez bien, aimez-vous bien, la vie sera meilleure encore à vos fils et à vos filles  !   »

Et Luc continua sa visite, et partout où il se rendit, dans les différentes halles, celle du moulage d’acier, celle de la grosse forge, celle des grands et des petits tours, il trouva la même propreté saine, la même gaieté chantante, le même travail aisé et amusant, grâce à la diversité des tâches et à l’aide souveraine des machines. L’ouvrier, qui n’était plus la bête de somme écrasée, méprisée, redevenait une conscience, une intelligence, désormais libre et glorieux. Et, quand Luc acheva son tour matinal, par la halle des laminoirs, à côté des fours à puddler, il s’y arrêta de nouveau pour dire un mot amical à un garçon d’environ vingt-six ans, Alexandre Feuillat, qui arrivait.

«  Oui, monsieur Luc, je viens des Combettes, où j’aide mon père. Nous avions des semences à finir, j’ai fait deux heures là-bas… Maintenant, je vais faire ici deux heures encore, car il y a une commande de rails qui presse.  »

Il était fils de Léon Feuillat et d’Eugénie Yvonnot. Et, d’imagination vive, il s’amusait, après ses quatre heures réglementaires de travail, à des dessins d’ornement, pour les ateliers du potier Lange. Mais, déjà, il s’était mis à la besogne, surveillant un grand train de laminoirs qui fabriquait des rails. Luc, bienveillant, heureux, regardait. Depuis qu’on employait la force électrique, le vacarme terrible des laminoirs avait disparu, ils fonctionnaient d’un air de douceur huilée, avec le seul bruit argentin de chaque rail qui jaillissait, s’ajoutant aux rails en train de se refroidir. C’était la bonne production incessante des époques de paix, des rails, et encore des rails, pour que toutes les frontières fussent franchies et pour que tous les peuples, rapprochés, fissent un seul peuple, sur la terre entière sillonnée de routes. C’étaient de grands navires en acier, non plus d’abominables navires de guerre, portant la dévastation et la mort, mais des navires de solidarité, de fraternité, échangeant les produits des continents, décuplant la richesse familiale de l’humanité, à ce point qu’une prodigieuse abondance régnait partout. C’étaient des ponts facilitant aussi les communications, des poutres et des charpentes métalliques dressant les innombrables monuments dont les citoyens réconciliés avaient besoin pour la vie publique, les maisons communes, les bibliothèques, les musées, les asiles de protection et de refuge, les magasins généraux immenses, des entrepôts et des greniers capables de contenir la vie et l’entretien des nations fédérées. C’étaient enfin les machines sans nombre, qui, en tous lieux, pour toutes les besognes, remplaçaient les bras de l’homme, celles qui cultivaient la terre, celles qui travaillaient dans les ateliers, celles qui roulaient à l’infini, par les routes, par les flots, par les cieux. Et Luc se réjouissait de tout ce fer devenu pacifique, le métal de conquête dont l’humanité n’avait si longtemps tiré que des épées, pour ses luttes sanglantes, dont elle avait fait plus tard des canons et des obus, aux époques des derniers carnages, et dont elle bâtissait sa maison de fraternité, de justice et de bonheur, maintenant que la paix était conquise.

Avant de rentrer, Luc voulut donner un dernier coup d’œil à la batterie de fours électriques, qui avait remplacé le haut fourneau de Morfain. Justement, sous le hangar aux vitres claires, dans un grand rayon de soleil, la batterie fonctionnait. Toutes les cinq minutes, le mécanisme chargeait les fours, après que le trottoir roulant avait emporté les dix gueuses, dont la gaieté de l’astre faisait pâlir le flamboiement. Et il y avait encore là deux jeunes filles veillant aux appareils électriques, toutes deux d’une vingtaine d’années, l’une d’un blond délicieux, Claudine, née de Lucien Bonnaire et de Louise Mazelle, l’autre d’un noir superbe, Céline, née d’Arsène Lenfant et d’Eulalie Laboque. Attentives à donner et à supprimer le courant, elles ne purent que sourire à Luc. Mais il y eut un repos, et elles s’avancèrent, en apercevant tout un groupe d’enfants, qui s’arrêtaient curieusement au seuil du hangar.

«  Bonjour, mon petit Maurice  ! bonjour, mon petit Ludovic  ! bonjour, ma petite Aline  ! … Les classes sont donc finies, que vous venez nous voir  ?   »

On permettait ainsi aux écoliers, en manière de récréation, de courir librement à travers l’usine, dans l’idée qu’ils s’y familiarisaient avec le travail, tout en y acquérant des notions premières.

Luc, heureux de revoir son petit-fils Maurice, fit entrer toute la bande. Et il répondit aux questions nombreuses, il expliqua le mécanisme des fours, il fit même fonctionner les appareils, pour montrer aux enfants comment il suffisait que Claudine, ou Céline, tournât un petit levier, pour mettre le métal en fusion et le faire couler en un jet éblouissant.

«  Oh  ! je sais, j’ai déjà vu ça, dit Maurice, avec l’importance d’un petit homme, dont les neuf ans avaient appris beaucoup de choses. Grand-père Morfain, un jour, m’a tout montré… Mais, dis-moi, grand-père Froment, c’est donc vrai qu’autrefois il y avait des fourneaux hauts comme des montagnes, et qu’il fallait se brûler la figure jour et nuit, pour en tirer quelque chose  ?   »

Tous se mirent à rire, et ce fut Claudine qui répondit.

«  Bien sûr  ! Grand-père Bonnaire me l’a conté souvent, et tu devrais connaître l’histoire, mon petit Maurice, toi dont le bisaïeul, le grand Morfain, comme on le nomme encore, a été le dernier à se battre en héros avec le feu. Il vivait là-haut dans un trou de roches, il ne descendait jamais à la ville, il veillait d’un bout de l’année à l’autre sur son fourneau géant, le monstre, dont on voit encore les ruines, aux flancs de la montagne, tel qu’un donjon éventré des anciens âges.  »

Maurice, les yeux arrondis par l’étonnement, écoutait avec l’intérêt passionné d’un enfant à qui l’on raconte quelque prodigieux conte de fées.

«  Oh  ! je sais, je sais, grand-père Morfain m’a déjà dit tout ça de son père et du fourneau haut comme une montagne. Mais, tout de même, j’ai cru qu’il inventait ça pour nous amuser, car il en invente d’autres, quand il veut nous faire rire… Alors, c’est vrai  ?

— Mais oui, c’est vrai  ! continua Claudine. Il y avait en haut des ouvriers qui chargeaient le fourneau, en y versant des charretées de minerai et de charbon, et il y avait en bas d’autres ouvriers qui veillaient sans cesse, toujours aux petits soins pour que le monstre n’eût pas une indigestion, dont l’embarras aurait empoché la bonne besogne de se faire.

— Et, reprit à son tour Céline, l’autre jeune fille, ça durait sept ou huit ans, pendant sept ou huit ans le monstre restait allumé, toujours flambant comme un cratère, sans qu’on put seulement le laisser se refroidir un peu, car, s’il se refroidissait, c’était une très grande perte, il fallait lui ouvrir le ventre, le nettoyer et le rebâtir presque à neuf.

— Alors, dit encore Claudine, tu comprends, mon petit Maurice le grand Morfain, ton bisaïeul, avait joliment de la besogne à ne pas quitter ce feu de sept ou huit ans, sans compter que, toutes les cinq heures, il fallait, à coups de ringard, déboucher le trou de coulée, pour vider le creuset du métal fondu, un vrai ruisseau de flammes, dont la chaleur vous rôtissait comme un canard à la broche.  »

Du coup, les trois enfants, stupéfaits jusque-là, partirent d’un éclat de rire. Oh  ! le canard à la broche, le grand Morfain qui rôtissait comme un canard  !

«  Ah  ! bien  ! dit Ludovic Boisgelin, ce n’était pas drôle de travailler dans ce temps-là. Ça devait donner trop de peine.

— Sans doute, dit sa sœur Aline, j’aime mieux être née plus tard, c’est si amusant de travailler aujourd’hui.  »

Mais Maurice était redevenu sérieux, l’air réfléchi, ruminant dans sa petite tête les choses incroyables qu’on lui racontait. Et il finit par conclure  :

«  Ça ne fait rien, il devait être rudement fort, le père de grand-père, et si ça va mieux aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’il s’est donné tant de peine autrefois.  »

Luc, qui s’était contenté d’écouter en souriant, fut ravi de cette bonne réflexion. Il prit Maurice, le souleva, le baisa sur les deux joues.

«  Tu as raison, gamin  ! C’est comme si tu travailles de tout ton cœur maintenant, tes arrière-petits-enfants seront bien plus heureux encore… Et tu vois, déjà, on ne se rôtit plus comme des canards.  »

Sur son ordre, on avait remis en marche la batterie des fours électriques. Claudine et Céline, d’un simple geste, donnaient ou interrompaient le courant. Les fours se chargeaient, la fusion s’opérait, et, toutes les cinq minutes, le trottoir roulant recevait les dix gueuses embrasées, qu’il emportait. Les enfants voulurent faire marcher eux-mêmes le mécanisme, et quelle joie, ce travail si aisé, après le récit déjà légendaire des travaux de Morfain, qui semblaient les travaux d’un géant douloureux, dans un monde disparu  !

Mais il y eut une apparition, et les écoliers en promenade troublés, s’envolèrent. Luc aperçut de nouveau Boisgelin, debout à une porte du hangar, épiant, surveillant le travail d’un regard soupçonneux et courroucé de maître qui s’inquiète, dans la continuelle crainte d’être volé par ses hommes. On le rencontrait souvent ainsi, sur tous les points de l’usine, éperdu de ne pouvoir en inspecter à la fois l’immensité, devenu de plus en plus fou à l’idée des millions qu’il perdait par jour, en n’arrivant pas à contrôler par lui-même la besogne de ce peuple qui lui gagnait des milliards. Ils étaient trop, il ne parvenait pas à les voir tous, il succombait dans la bonne administration d’une fortune démesurée, dont le poids l’écrasait, comme si le ciel lui fût tombé sur la tête. Et il était si hagard, si épuisé de battre inutilement les ateliers des travailleurs, lui qui n’avait jamais rien fait de ses dix doigts, que Luc, pris d’une grande pitié, voulut cette fois le rejoindre, pour tâcher de le calmer et de le ramener doucement à sa demeure. Mais Boisgelin se tenait sur ses gardes, il fit un saut en arrière, il disparut au pas de course, du côté des grandes halles.

Et sa promenade du matin étant finie, Luc rentra chez lui. Il ne pouvait plus tout visiter, depuis que sa ville s’élargissait sans cesse, il ne se promenait plus, au travers des quartiers si nombreux, qu’en créateur reposé et heureux de voir sa création se multiplier d’elle-même, envahir peu à peu toute la plaine. L’après-midi, ce jour-là, parés être retourné donner un coup d’œil aux magasins généraux, il entra passer une heure chez les Jordan, comme le jour allait baisser. Dans le petit salon, ouvrant sur le parc, il trouva Sœurette, avec l’instituteur Hermeline et l’abbé Marle  ; tandis que Jordan allongé sur un canapé, enveloppé d’un grand châle, songeait selon sa coutume, en regardant le soleil se coucher à l’horizon. L’aimable docteur Novarre venait d’être emporté en quelques heures, au milieu des roses de son jardin, avec l’unique regret de ne pas vivre assez longtemps pour assister à la réalisation de tant de belles choses, auxquelles il n’avait guère cru d’abord. Et Sœurette ne recevait donc plus que l’instituteur et le curé, de loin en loin, lorsqu’ils cédaient à la très vieille habitude de se rencontrer chez elle. Hermeline, âgé de soixante-dix ans, maintenant retraité, achevait sa vie, dans une amertume affreuse, dans une colère sans cesse accrue contre tout ce qui se passait sous ses yeux. Et il en était arrivé à trouver tiède l’abbé Marle, son aîné de cinq ans, qui s’enfermait en une douloureuse dignité, en un silence de plus en plus hautain, à mesure qu’il voyait son église se vider et son Dieu mourir.

Justement, comme Luc s’asseyait près de Sœurette, muette, douce et patiente, l’instituteur reprenait ses vieilles accusations de républicain sectaire, autoritaire, en bousculant le prêtre.

«  Voyons, voyons  ! l’abbé, puisque je dis comme vous, aidez-moi… C’est la fin du monde, ces enfants chez lesquels on cultive les passions, les plantes mauvaises que nous avions la mission, nous les éducateurs, d’arracher autrefois. Comment veut-on que l’État ait des citoyens disciplinés, élevés pour le servir, lorsqu’on lâche chez eux la bride à l’individualité anarchique  ? … Si nous, les hommes de méthode et de raison, nous ne sauvons pas la République, elle est perdue.  »

Depuis le jour où il parlait ainsi de sauver la République, contre ceux qu’il appelait les socialistes, les anarchistes, il était passé à la réaction, il avait rejoint le prêtre dans sa haine de tout ce qui se libérait sans lui, en dehors de son étroite formule de jacobin têtu.

Et il continua, avec plus de violence  :

«  Je vous le dis, l’abbé, votre église va être balayée, si vous ne vous défendez pas… Sans doute, votre religion n’a jamais été la mienne. Mais j’ai toujours reconnu la nécessité d’une religion pour le peuple, et certainement le catholicisme était une machine de gouvernement admirable… Agissez donc  ! Nous voilà avec vous, et nous nous expliquerons après, quand nous aurons ensemble reconquis les âmes et les corps.  »

L’abbé Marle n’eut d’abord qu’un long hochement de tête. Il ne répondait plus, il ne se fâchait plus. Puis, il finit par dire de sa voix lente  :

«  Je remplis tout mon devoir, je suis à l’autel chaque matin, même lorsque mon église est vide, et j’implore Dieu pour qu’il fasse un miracle… Il le fera sûrement, s’il le juge nécessaire.  »

Cela mit le comble à l’exaspération de l’instituteur.

«  Allons donc, il faut l’aider, votre Dieu  ! C’est de la lâcheté que de ne pas agir  !   »

Sœurette crut devoir intervenir, en souriant, pleine de tolérance pour ces vaincus de demain.

«  Si le bon docteur était encore là, dit-elle, il vous supplierait de ne pas être à ce point d’accord, puisque votre entente aggrave votre querelle… Vous me désolez, mes amis, j’aurais été très heureuse non pas de vous convertir à nos idées, mais de vous entendre au moins reconnaître, devant l’expérience, un peu du grand bien qu’elles ont réalisé dans ce pays.  »

Tous deux avaient gardé pour elle, si douce, si sainte, une grande déférence, et leur présence dans ce petit salon, au foyer même de la Cité nouvelle, montrait quel ascendant amical elle exerçait toujours sur eux. Ils allaient jusqu’à y supporter le voisinage de Luc, l’adversaire victorieux, qui, d’ailleurs, discrètement, évitait de triompher, devant cette agonie amère et violente du vieux monde. Cette fois-ci encore, il n’intervenait pas, il écoutait Hermeline nier furieusement tout ce qu’il avait créé, parce que tout avait réussi. C’était la révolte dernière du principe d’autorité contre la libération naturelle et sociale de l’homme, l’autre forme de la tyrannie, l’État tout-puissant en face de la toute-puissante Église qui se sont disputé voracement les peuples, quittes à s’entendre, à se liguer pour les reconquérir, le jour où ils les voyaient près d’échapper à la servitude civile comme à la servitude religieuse.

«  Ah  ! cria encore Hermeline, si vous vous avouez vaincu, l’abbé c’est bien fini, je n’ai plus qu’à me taire, comme vous, et à mourir dans mon coin  !   » Le prêtre hocha de nouveau la tête, en son douloureux silence. Pourtant, il déclara, une dernière fois  :

«  Dieu ne peut pas être vaincu, c’est Dieu qui doit agir.  »

Lentement, la nuit tombait sur le parc, le petit salon s’emplissait d’une ombre croissante, et personne ne parla plus, un grand frisson passa, venu du mélancolique passé. L’instituteur se leva, fit ses adieux. Puis, comme le prêtre se levait à son tour, Sœurette voulut lui mettre discrètement dans la main la somme qu’elle lui donnait à chacune de ses visites, pour ses pauvres. Mais cette aumône acceptée depuis plus de quarante ans, il la refusa, il dit, à voix lente et basse  :

«  Non, merci, mademoiselle, gardez cet argent, je ne saurai qu’en faire, il n’y a plus de pauvres.  »

Ah  ! quelle parole pour Luc, il n’y a plus de pauvres  ! Son cœur en avait bondi dans sa poitrine. Plus de pauvres, plus d’affamés, dans ce Beauclair qu’il avait connu si noir, si misérable, avec sa population maudite de travailleurs mourant de faim  ! Toutes les plaies affreuses du salariat allaientelles donc se guérir, la honte et le crime devaient-ils disparaître avec la misère  ? Il avait suffi que le travail fût réorganisé selon la justice, pour que déjà se fût accomplie une meilleure répartition de la richesse. Et, quand le travail serait l’honneur, la santé, la joie, une humanité de paix et de fraternité peuplerait enfin la Cité heureuse.

Jordan, sur le canapé, enveloppé dans son châle, n’avait pas un mouvement, voyageant sans doute à travers les espaces infinis, où se perdait son regard. Lorsque l’abbé Marle et Hermeline furent partis, il finit par s’éveiller. Et, sans quitter des yeux le coucher de l’astre, dont il semblait suivre la lente disparition avec un intérêt passionné, il dit comme en un rêve  :

«  Chaque fois que je vois le soleil se coucher, je suis pris d’une tristesse infinie et d’une cruelle inquiétude. S’il ne revenait pas, s’il ne se relevait plus sur la terre noire et glacée, quelle terrible mort pour toute vie  ! C’est lui le père, c’est lui le fécondateur, l’engendreur, sans lequel les germes se dessécheraient ou pourriraient. Et c’est en lui qu’il faut mettre notre espoir de soulagement et de bonheur futur, car s’il ne nous aidait pas, la vie finirait par se tarir un jour.  »

Luc s’était mis à sourire. Il savait que Jordan, malgré son grand âge, ses soixante-quinze ans bientôt, étudiait depuis plusieurs années l’ardu problème de capter la chaleur solaire, de façon à l’emmagasiner, dans de vastes réservoirs, d’où il la distribuerait ensuite comme l’unique, la grande et éternelle force vivante. Un temps viendrait où le charbon s’épuiserait au fond des mines, et où prendrait-on alors l’énergie nécessaire, le torrent d’électricité devenu indispensable à l’existence  ? Grâce à ses premières découvertes, il était parvenu à donner la force électrique presque pour rien. Mais quelle victoire, s’il réussissait à faire du soleil le moteur universel, s’il puisait directement en lui cette puissance calorifique endormie dans le charbon, s’il l’employait comme le fécondateur unique, le père même de l’immortelle vie  ! Il n’avait plus que cette dernière découverte à réaliser, et son œuvre serait accomplie, il pourrait mourir.

«  Soyez tranquille, dit Luc gaiement, le soleil se lèvera demain, et vous achèverez de lui ravir le feu sacré, la divine flamme, créatrice et travailleuse éternelle.  »

Sœurette, s’inquiétant du petit vent du soir, dont les souffles frais entraient par la fenêtre, vint demander à son frère  :

«  Tu n’as pas froid, veux-tu que je ferme  ?   »

Mais il refusa du geste, il se laissa seulement envelopper jusqu’au menton dans le grand châle. Il semblait ne plus vivre que par un miracle, uniquement parce qu’il voulait vivre, ayant ajourné la mort au soir de son dernier jour de travail, le soir triomphant, où, la tâche faite, l’œuvre debout, il dormirait enfin son bon sommeil d’ouvrier loyal et satisfait. Sa sœur redoublait de précautions, des soins extrêmes le prolongeaient, lui donnaient encore par journée les deux heures d’énergie physique et intellectuelle, dont il utilisait merveilleusement chaque minute, à force de méthode. Et ce pauvre être chétif, très vieux, à demi mort, que le moindre courant d’air menaçait de supprimer, achevait de conquérir et de gouverner le monde, simplement en travailleur têtu, qui ne lâchait pas sa besogne.

«  Vous vivrez cent ans  », dit encore Luc avec son rire affectueux.

À son tour, Jordan s’égaya.

«  Mais sans doute, si cent ans me sont nécessaires.  »

De nouveau, il se fit un grand silence, dans le petit salon d’une intimité attendrie. Cela était délicieux, ce lent crépuscule tiède qui envahissait le parc, dont les allées profondes se noyaient d’une ombre croissante. Une clarté de songe flottait encore au ras des pelouses, tandis que, dans les lointains bleuâtres, les grands arbres s’évanouissaient, en visions tremblantes et légères. Et c’était l’heure des amoureux, le parc de la Crêcherie leur restait ouvert largement, ils y venaient ainsi dès la fin du jour, après le travail et les occupations quotidiennes. Personne ne s’y inquiétait des couples errants, des ombres enlacées, peu à peu fondues, disparues au milieu des verdures. On les y confiait à la garde des vieux chênes amis, on comptait sur le libre amour pour les rendre doux et chastes, en futurs époux dont l’étreinte devient indissoluble, si elle a été mutuellement voulue. Il n’est pour toujours aimer que de savoir pourquoi et comment on aime. Qui s’est choisi, en sachant et en consentant, ne se sépare plus. Et, déjà, par les avenues obscures, par les pelouses envahies d’ambre, des couples erraient, peuplaient d’apparitions lentes le mystère accru des ténèbres, dans le frisson pâmé de la terre, aux odeurs fraîches de printemps.

Puis, des couples encore arrivèrent, et Luc en reconnut plusieurs des garçons et des filles qu’il avait vus le matin, dans les ateliers. N’étaient-ce pas Adolphe Laboque et Germaine Yvonnot, ces deux ombres errantes, si étroitement unies, emportées comme d’un seul vol, à la pointe des herbes  ? Ces deux autres, dont les têtes appuyées, rapprochées, mêlaient leurs chevelures, n’étaient-ce pas Hippolyte Mitaine et Laure Fauchard  ? Ces deux autres encore n’étaient-ce pas Alexandre Feuillat et Clémentine Bourron, dont les bras liés à la taille paraissaient devoir ne se dénouer jamais  ? Et Luc eut au cœur une émotion plus douce, lorsqu’il crut reconnaître deux des siens, son fils Charles, qui serrait contre sa poitrine la brune Céline Lenfant, et son fils Jules, qui emmenait à son cou la blonde Claudine Bonnaire. Ah  ! les beaux jeunes gens les messagers du printemps nouveau, les derniers couples nés à l’amour, chez lesquels se rallumait l’inextinguible désir, la torche de vie que les générations se passent de l’une à l’autre. Ils étaient encore dans le chaste frisson des premiers mots balbutiés, des caresses innocentes, une étreinte où les cœurs ignorants se cherchent, un baiser furtif dont la douceur suffit à ouvrir le ciel.

Mais, bientôt, en sa flamme souveraine, le besoin de l’enfant les unirait, les confondrait, pour que d’autres ouvriers d’amour naquissent d’eux, d’autres couples, qui, plus tard, viendraient dans ce parc promener de même le délicieux éveil de leur tendresse. Toujours, maintenant, il y aurait plus de bonheur, plus de libre passion travaillant à plus d’harmonie. Et des couples, des couples arrivaient sans cesse, le parc achevait de se peupler peu à peu de tous les amoureux de la Cité heureuse, c’était la soirée exquise après la bonne journée de travail, des pelouses et des taillis de songe, noyés de mystère et de parfum, où l’on n’entendait plus que le petit bruit des rires et des baisers.

À ce moment, devant le salon, une ombre s’arrêta. C’était Suzanne inquiète, qui cherchait Luc, pour lui dire son souci. Et, quand elle l’eut enfin retrouvé là, elle lui expliqua combien elle se tourmentait de n’avoir pas encore vu Boisgelin rentrer. Jamais il ne s’était attardé ainsi, jusqu’à la nuit tombée.

«  Vous aviez raison, répétait-elle, j’ai eu tort de le laisser à sa folie… Ah  ! le malheureux, le vieil enfant  !   »

Luc, gagné par ses craintes, la renvoya chez elle.

«  Il peut rentrer d’une minute à l’autre, le mieux est que vous soyez là… Moi, je vais faire battre les environs, et je vous porterai des nouvelles.  »

Tout de suite, il prit deux hommes avec lui, il traversa le parc, dans l’idée de commencer les recherches du côté des ateliers. Mais il avait à peine fait trois cents pas, il se trouvait près du petit lac, sous les saules, en un coin de paradis, lorsqu’un léger cri de terreur, parti d’un bouquet de feuillages voisin, l’arrêta brusquement. Et il vit sortir des feuillages un couple d’amoureux effrayé, dans lequel il crut bien reconnaître son fils Jules et la blonde Claudine Bonnaire.

«  Quoi donc  ? Qu’avez-vous  ?   » leur cria-t-il.

Ils ne répondirent pas, ils fuyaient légèrement, comme sous un vent de terreur, en oiseaux d’amour dont quelque rencontre affreuse avait troublé les caresses. Puis, quand il se fut décide, pour voir, à pénétrer dans le taillis, par l’étroit sentier qui le traversait, lui-même laissa échapper un cri d’épouvante. Il venait de presque se heurter contre un corps, pendu à une branche, barrant le sentier de sa masse noire. Sous la clarté mourante du ciel, où naissaient les étoiles, il avait reconnu Boisgelin.

«  Ah  ! le malheureux, le vieil enfant  !   » murmura-t-il comme Suzanne, bouleversé, désespéré de ce drame atroce, dont elle aurait le gros chagrin.

Vivement, aidé des deux hommes, il décrocha le pendu, il l’allongea sur le sol. Mais le corps était déjà froid, le suicide devait remonter aux premières heures de l’après-midi, tout de suite après la course éperdue du malheureux, au travers de l’usine en travail. Et il crut comprendre, quand il remarqua, au pied de l’arbre, un grand trou que Boisgelin avait dû s’acharner d’abord à creuser avec les mains, avec les ongles, pour y cacher, y enterrer la prodigieuse fortune que lui gagnait son peuple de travailleurs, toute la ville en besogne, et qu’il ne pouvait plus administrer ni même loger quelque part. Ensuite, sans doute, désespérant de faire le trou assez vaste, craignant de ne pouvoir y loger l’amas colossal de son trésor, il avait résolu de mourir là, sous ce monstrueux embarras d’un capital dont la masse démesurée, sans cesse accrue, l’écrasait. Sa journée entière de course éperdue, sa folie maniaque d’oisif ne pouvant plus vivre dans la Cité nouvelle du juste travail, aboutissait à cette mort tragique. Et, dans la tiède nuit nuptiale, le parc s’emplissait d’un frôlement de caresses, d’un chuchotement de voix amoureuses.

Pour ne pas jeter l’épouvante parmi les couples dont les ombres légères glissaient entre les arbres, autour de lui, Luc envoya les deux hommes chercher une civière à la Crêcherie, en les priant de ne dire à personne la lugubre découverte. Puis, lorsqu’ils furent de retour et qu’ils eurent couché le corps sous les petits rideaux de toile grise, le triste cortège se mit en marche, par les sentiers les plus noirs, afin de n’être pas vu. Ainsi, la mort affreuse passa muette, noyée de ténèbres, au travers du délicieux réveil printanier, frissonnant de vie nouvelle.

De partout des amoureux semblaient naître, il en surgissait au coude de chaque avenue, au détour de chaque buisson, dans le pullulement des germes qui soulevaient la terre pâmée. Un parfum de fleurs embaumait l’air, les mains se cherchaient, les lèvres s’unissaient, avec l’imperceptible bruit du bouton en train d’éclore. Et c’était le torrent des êtres élargi d’un flot nouveau, la mort vaincue sans cesse, demain poussant toujours, pour plus de vérité, plus de justice et de bonheur.

Devant la porte de la maison, Suzanne attendait, angoissée, les yeux au loin dans la nuit. Lorsqu’elle aperçut la civière, elle comprit, elle eut une plainte sourde. Et, lorsque Luc, en quelques mots, lui eut conté la fin misérable de l’inutile endormi là, elle ne put que répéter encore, devant l’évocation de toute cette existence, vide, empoisonnée et empoisonneuse, dont elle avait tant souffert  :

«  Ah  ! le malheureux, le vieil enfant  !   »

D’autres catastrophes se produisirent, dans l’écroulement fatal de la vieille société pourrie, condamnée à disparaître. Mais, le mois suivant, la plus retentissante fut l’effondrement des toitures de la vieille église Saint-Vincent, un matin de clair soleil que l’abbé Marle était à l’autel, célébrant la messe pour les seuls moineaux qui voletaient au travers de la nef déserte.

Depuis longtemps, le curé n’ignorait pas que son église lui croulerait un jour sur la tête. Elle datait du seizième siècle, très endommagée, d’une élégance fine, lézardée de partout. On avait bien réparé le clocher, quarante ans plus tôt, seulement, faute des fonds nécessaires, on avait dû remettre la réfection des toitures, dont les charpentes, à moitié mangées, fléchissaient déjà  ; et, depuis cette époque, les demandes de crédits nouveaux étaient restées vaines. L’État, écrasé sous la dette, abandonnait cette église d’un pays perdu. La ville de Beauclair refusait toute contribution, le maire Gourier n’ayant jamais été avec les prêtres. De sorte que le curé, réduit à ses propres ressources, avait dû finir par se mettre personnellement en campagne, pour chercher la grosse somme dont le besoin devenait plus pressant de jour en jour, s’il ne voulait pas recevoir la maison de Dieu sur les épaules. Mais, vainement, il frappa aux portes de ses riches pénitentes, les fidèles devenaient rares, leur zèle se refroidissait. Tant que la femme du maire avait vécu, la belle Léonore dont la grande dévotion compensait l’athéisme de son mari, il avait trouvé chez elle un appui précieux. Ensuite, Mme  Mazelle seule lui était restée, d’une ferveur déclinante, peu généreuse de sa nature. Et, plus tard, lorsque, dans le désarroi de ses rentes compromises, elle était venue de moins en moins à Saint-Vincent, il avait perdu en elle sa dernière paroissienne de luxe, n’y recevant désormais la visite que de quelques pauvresses, dont la misère s’entêtait à l’espoir d’une vie meilleure. Puis, enfin, depuis le jour où il n’y avait plus eu de pauvres, son église achevait de se vider, il y vivait dans la solitude, dans l’abandon définitif où les hommes laissaient son Dieu d’erreur et de misère.

Alors, l’abbé Marle sentit un monde finir et s’anéantir autour de lui. Ses complaisances n’avaient pu sauver la bourgeoisie menteuse, empoisonneuse, rongée du mal d’iniquité. Vainement il avait couvert son agonie du manteau de la religion, elle était morte en un dernier scandale. Et, de même, il avait eu beau se réfugier dans la lettre stricte du dogme, pour ne rien accorder aux vérités de la science dont il sentait le suprême assaut vainqueur en train de détruire le séculaire édifice du catholicisme. La science achevait de faire brèche, le dogme était finalement emporté, le royaume de Dieu allait être remis sur la terre, au nom de la justice triomphante. Une religion nouvelle, la religion de l’homme enfin conscient, libre et maître de son destin, balayait les anciennes mythologies, les symbolismes où s’étaient égarées les angoisses de sa longue lutte contre la nature. Après les temples des anciennes idolâtries, l’Église catholique disparaissait à son tour, aujourd’hui qu’un peuple fraternel mettait son bonheur certain en la seule force vivante de sa solidarité, sans avoir le besoin de tout un système politique de peines et de récompenses. Et le prêtre, depuis que le confessionnal et la sainte table étaient désertés, depuis que la nef se vidait de fidèles, entendait bien chaque jour, à sa messe les lézardes des murs s’agrandir, les charpentes des toits craquer davantage. C’était un continuel émiettement, un travail sourd de destruction, de ruine prochaine, dont il percevait les moindres petits bruits avant-coureurs. Puisqu’il n’avait pas réussi à convoquer les maçons, même pour les réparations urgentes, il lui fallait laisser l’œuvre de mort suivre son cours, aboutir à la fin naturelle de toutes choses  ; et il attendait simplement, il continuait à dire sa messe, en héros de la foi, seul avec son Dieu délaissé tandis que les voûtes se fendaient au-dessus de l’autel.

Ce matin-là, l’abbé Marle remarqua qu’une immense crevasse nouvelle s’était produite, pendant la nuit, à la voûte de la nef. Et certain de l’effondrement attendu depuis des mois, il vint pourtant célébrer sa dernière messe, vêtu de ses habits sacerdotaux les plus riches. Très grand, très fort, avec son nez en bec d’aigle, il se tenait encore droit et ferme, malgré son grand âge. Il se passait de servants, il allait, il venait, disait les paroles sacramentelles, faisait les gestes consacrés, comme si une foule se fût pressée là, docile à sa voix. Et, dans l’abandon croissant, des chaises brisées gisaient seules sur les dalles, pareilles à ces sièges de jardin, lamentables noirs de moisissure, oubliés l’hiver sous la pluie. Des herbes poussaient au pied des colonnes, qui se couvraient de mousse. Tous les vents soufflaient par les vitres cassées, pendant que la grand-porte elle-même, descellée à demi, laissait pénétrer les bêtes du voisinage. Mais, par ce beau jour clair, le soleil surtout entrait en vainqueur, c’était comme un envahissement triomphal de la vie qui prenait possession de cette ruine tragique, où des oiseaux voletaient, où des avoines folles germaient jusque dans les manteaux de pierre des vieux saints. Et, dominant l’autel, un grand christ de bois peint et doré régnait encore, allongeait son corps blême et douloureux de supplicié, éclaboussé d’un sang noir, dont les gouttes ruisselaient comme des larmes.

Pendant l’évangile, l’abbé Marle entendit un craquement plus fort. Des poussières, des débris de plâtre tombèrent sur l’autel.

Puis, au moment de l’offertoire, le bruit recommença, déchirant d’une sécheresse sinistre, et il y eut un vacillement, comme si l’édifice oscillait quelques secondes, avant de s’écraser. Alors le prêtre, réunissant les forces dernières de sa foi, pour l’élévation, mit toute son âme à supplier Dieu de faire le miracle dont il attendait depuis tant de jours le resplendissement glorieux et sauveur. Si Dieu le voulait, l’église allait retrouver sa jeunesse vigoureuse, ses forts piliers soutenant la nef indestructible. Les maçons n’étaient point nécessaires, la toute-puissance divine suffisait, un sanctuaire magnifique renaîtrait, avec des chapelles d’or, des vitraux de pourpre, des boiseries merveilleuses, des marbres éclatants, tandis qu’un peuple de fidèles agenouillés chanterait le cantique de la résurrection, parmi des milliers de cierges, aux volées retentissantes des cloches. O Dieu de souveraineté et d’éternité, rebâtissez d’un geste votre maison auguste, vous seul pouvez la remettre debout, l’emplir de vos adorateurs reconquis, si vous ne voulez pas être anéanti vous-même sous ses décombres  ! Et, au moment ou le prêtre élevait le calice, ce ne fut pas le miracle demandé qui se produisit, ce fut l’anéantissement. Il se tenait là debout, les deux bras levés, dans un geste superbe d’héroïque croyance, provoquant son souverain Maître à mourir avec lui, si la fin du culte était venue. La voûte se fendit comme sous un coup de foudre, la toiture s’écroula dans un tourbillon de débris, avec un effroyable grondement de tonnerre. Ébranlé, le clocher oscilla, s’abattit à son tour achevant d’éventrer la nef, entraînant le reste des murailles disjointes. Et il ne demeura rien sous le clair soleil, qu’un tas énormes de gravats, dans lequel on ne retrouva même pas le corps de l’abbé Marle, dont les poussières de l’autel écrasé semblaient avoir mangé la chair et bu le sang. Et l’on ne retrouva rien non plus du grand christ de bois peint et doré, foudroyé lui aussi, tombé en poudre. Une religion encore était morte, le dernier prêtre disant sa dernière messe, dans la dernière église.

Pendant quelques jours, on aperçut le vieil Hermeline, l’ancien instituteur, qui rôdait autour des décombres, en parlant tout haut, comme font les gens très âgés, lorsqu’une idée fixe les hante. On ne distinguait pas bien ses paroles, il semblait discuter toujours, reprocher à l’abbé de n’avoir pas obtenu de son Dieu le miracle nécessaire. Puis, un matin, on le trouva mort dans son lit. Et, plus tard, lorsqu’on eut déblayé les décombres, un jardin fut créé là, de beaux arbres, des allées ombreuses, au travers de pelouses embaumées. Des amoureux y vinrent, ainsi qu’ils allaient, par les soirées douces, au parc de la Crêcherie. La Cité heureuse s’élargissait toujours, les enfants grandissaient, faisaient de nouveaux couples d’amants, dont les baisers dans l’ombre semaient d’autres enfants, pour de continuelles moissons futures. Après la gaie journée de travail, des roses épanouies montaient de chaque buisson. Et, dans ce jardin délicieux, où dormait la poussière d’une religion de misère et de mort, poussait maintenant l’allégresse humaine, la débordante floraison de la vie.