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Travail (Zola)/Livre II/Chapitre IV

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Charpentier (p. 330-373).


Dès lors, Luc, le constructeur, le fondateur de ville, se retrouva, voulut, agit, et les hommes et les pierres se levèrent à sa voix. On vit l’apôtre dans sa mission, dans sa force, dans sa gaieté. Il était très gai, il menait la lutte de la Crêcherie contre l’Abîme avec une allégresse triomphante, conquérant peu à peu les êtres et les choses, grâce au besoin d’affection et de bonheur qu’il épandait autour de lui Sa ville fondée devait lui rendre Josine. Avec Josine, seraient sauvés les misérables de toute la terre. Il avait mis là sa foi, et il travaillait par et pour l’amour, certain de vaincre.

Justement, un clair jour de ciel bleu, il tomba sur une scène, qui l’égaya encore, en lui remplissant le cœur de tendresse et d’espérance. Comme il faisait le tour des dépendances de l’usine, désireux de tout surveiller, il fut surpris d’entendre des voix légères, de frais éclats de rire, venir d’un coin du domaine, au pied de la rampe des monts Bleuses, à l’endroit où un mur séparait les terrains de la Crêcherie des terrains de l’Abîme. Et, s’étant approché prudemment, voulant voir sans être vu, il eut le spectacle délicieux d’une bande d’enfants, en train de jouer librement sous le soleil, rendus à toute l’innocence fraternelle de la terre.

En deçà du mur, Nanet, qui venait journellement à la Crêcherie retrouver des camarades, était là avec Lucien et Antoinette Bonnaire, qu’il devait avoir débauchés et entraînés en quelque terrible chasse aux lézards. Tous trois, le nez levé, ils riaient, ils criaient, tandis que, de l’autre côté du mur, d’autres enfants, qu’on ne voyait pas, riaient, criaient aussi. Et il n’était point difficile de comprendre qu’il y avait eu, chez Nise Delaveau, un déjeuner de petits amis, lâchés maintenant dans le jardin, accourus aux appels de l’autre bande tous brûlant de se voir, de se réunir, pour bien s’amuser ensemble. Le pis était qu’on avait fini par murer la porte, las de les gronder inutilement, sans parvenir à les empêcher de voisiner. Chez Delaveau, on les punissait, avec la défense formelle d’aller même jusqu’au bout du jardin. À la Crêcherie, on s’efforçait de leur faire comprendre qu’ils seraient la cause d’une fâcheuse aventure, une plainte, un procès peut-être. Et ils passaient outre, en gamins candides qui cédaient aux forces inconnues de l’avenir, ils s’entêtaient à se mêler, à se confondre, fraternisant dans l’oubli total des rancunes et des luttes de classes.

Les voix aiguës, pures et cristallines, montaient toujours pareilles à des chants d’alouette.

«  C’est toi, Nise  ! bonjour, Nise  !

— Bonjour, Nanet  ! tu es seul, Nanet  ?

— Oh  ! non, non, j’ai Lucien et Antoinette  ! et toi, Nise, tu es seule  ?

— Oh  ! non, non, j’ai Louise et Paul  ! … Bonjour, bonjour, Nanet  !

— Bonjour, bonjour, Nise  !   »

Et, à chaque bonjour répété sans fin, n’étaient des rires, des rires encore, tellement cela leur semblait drôle, de causer ainsi sans se voir, comme si leur voix leur tombait du ciel.

«  Dis donc, Nise, tu es toujours là  ?

— Mais oui, Nanet, je suis toujours là  !

— Nise, Nise, écoute, tu ne viens pas  ?

— Oh  ! Nanet, Nanet, comment venir, puisqu’on a bouché la porte  ?

— Saute, saute, Nise, ma petite Nise  !

— Nanet, mon petit Nanet, saute, saute  !

Et, du coup, ce fut du délire, tous les six répétaient  : «  Saute  ! saute  !   » en dansant devant le mur, comme si, en sautant de plus en plus fort, ils finiraient par sauter si haut, qu’ils se verraient et seraient ensemble. Ils tournaient, ils valsaient, ils faisaient des révérences à ce mur impitoyable, ils jouaient à se faire des gestes au travers, avec cette puissance d’imagination enfantine qui supprime les obstacles.

Puis, le clair chant de flûte reprit.

«  Écoute, tu ne sais pas, Nise  ?

— Non, Nanet, je ne sais pas.

— Eh bien  ! je vas monter sur le mur, Nise, et je te tirerai par les épaules, pour te mettre par ici.

— Oh  ! c’est ça, c’est ça Nanet  ! monte, mon petit Nanet  !   »

Tout de suite, Nanet fut en haut du mur, s’agrippant des mains et des pieds, d’une agilité de chat. Et, là-haut, à califourchon, il était drôle, avec sa tête ronde, aux grands yeux bleus, aux cheveux blonds ébouriffés. Il avait quatorze ans déjà, mais il restait petit les reins solides, l’air souriant et résolu.

«  Lucien  ! Antoinette  ! faites le guet, vous autres  !   »

Et, se penchant dans le jardin des Delaveau, tout fier de dominer la situation et de voir les deux côtés à la fois  :

«  Monte, Nise, que je t’empoigne  !

— Ah  ! non, pas moi la première, Nanet  ! C’est moi qui vas faire le guet par ici.

— Alors, qui donc, Nise  ?

— Attends, Nanet, méfie-toi. C’est Paul qui monte. Il y a un treillage. Il va l’essayer pour voir si ça casse.  »

Un silence régna. On n’entendit plus que des craquements de vieux bois, mêlés à des rires étouffés. Et Luc se demandait s’il ne devait pas paraître pour rétablir l’ordre, en faisant envoler les deux bandes, comme des moineaux surpris dans une grange. Que de fois lui-même avait grondé ces enfants, par crainte que leurs jeux obstinés ne fussent la cause de quelque difficulté fâcheuse  ! Mais c’était si charmant, toute cette enfance, cette bravoure et cette allégresse à se rejoindre quand même, par-dessus les obstacles  ! Dans un instant, il sévirait.

Un cri de triomphe retentit, la tête de Paul apparaissait au ras du mur, et l’on vit Nanet qui le hissait, puis qui le passait de l’autre coté, pour le laisser tomber dans les bras de Lucien et d’Antoinette. Paul, bien qu’âgé lui aussi de quatorze ans passés, n’était pas lourd, tant il restait fluet et délicat, un joli enfant blond, très bon, très doux, avec des yeux fins de vive intelligence. Tout de suite dès qu’il fut tombé dans les bras d’Antoinette, il l’embrassa, car il la connaissait bien, il aimait se retrouver avec elle, parce qu’elle était grande et belle pour ses douze ans, et qu’elle avait beaucoup de grâce.

«  Ça y est, Nise  ! en voilà un  ! à qui le tour  ?   »

Mais la voix de Nise s’éleva inquiète, assourdie.

«  Chut  ! chut  ! Nanet. Ça remue là-bas, près du poulailler. Couche toi sur le mur, vite, vite  !   »

Puis, le danger passé  :

«  Nanet, attention  ! c’est le tour de Louise, je vas pousser Louise  !   »

Et, cette fois, en effet, ce fut la tête de Louise qui apparut, une tête de chèvre, aux yeux noirs un peu obliques, au nez mince, au menton aigu, d’une vivacité, d’une gaieté amusantes. À onze ans, elle était déjà une petite femme volontaire et libre, qui bouleversait ses parents, les bons Mazelle, stupéfaits qu’une telle sauvageonne, au cœur débordant, eût pu germer de leur placide égoïsme. Elle n’attendit même pas que Nanet la transbordât, elle sauta d’elle-même, elle tomba au cou de Lucien, le camarade qu’elle adorait, l’aîné d’eux tous, grand et solide à quinze ans comme un homme, et qui, très ingénieux, très inventif, lui fabriquait des jouets extraordinaires.

«  Ça fait deux, Nise  ! N’y a plus que toi, monte vite  ! ça remue encore, là-bas, près du puits.  »

Des bois craquèrent, tout un pan du treillage dut s’abattre.

«  Oh  ! là, là, Nanet, je ne peux pas  ! C’est Louise qui a tapé des pieds et qui a tout jeté par terre.

— Attends, ça ne fait rien, donne-moi tes mains, Nise, et je te tirerai.

— Non, non  ! je ne peux pas  ! tu vois bien, Nanet, que j’ai beau me grandir, je suis trop petite  !

— Et quand je te dis, Nise, que je te tirerai… Encore, encore  ! Moi, je me baisse, et toi, tu te hausses. Houp là  ! tu vois bien que je te tire  !   »

Il s’était mis à plat ventre sur le mur, il ne s’y tenait plus que par un prodige d’équilibre  ; et, d’un vigoureux tour de reins, il enleva Nise, il l’assit à califourchon devant lui. Elle était encore plus ébouriffée que d’habitude, avec sa tête blonde de petit mouton frisé, à la bouche rose, toujours souriante, aux jolis yeux bleus, couleur du temps. Ils faisaient la paire, elle et son bon ami Nanet, tous les deux du même or tendre, de la même toison envolée aux quatre vents du ciel.

Un instant, ils restèrent à califourchon, face à face, dans le triomphe, ravis d’être ainsi en l’air.

«  Ah  ! ce Nanet, il est fort, il m’a tirée tout de même  !

— C’est que tu t’es faite très grande, Nise… J’ai quatorze ans, moi, tu sais.

— Et moi, Nanet, j’en ai onze… Hein, dis  ? c’est comme si on était à cheval, sur un très haut cheval qui serait en pierre.

— Nise, écoute, tu veux que je me mette tout debout  ?

— Oh  ! tout debout  ! je vas m’y mettre avec toi, Nanet  !   »

Mais ça remua de nouveau dans le jardin, cette fois du côté de la cuisine  ; et, saisis d’inquiétude, ils se prirent à bras-le-corps, ils dégringolèrent l’un dans les bras de l’autre, en se serrant de toutes leurs forces. Ils auraient pu se tuer, mais ils riaient comme des fous, et quand ils furent par terre, ils y restèrent à jouer, à rire plus fort, sans le moindre mal, enchantés de leur culbute. Déjà Paul et Antoinette, Lucien et Louise s’amusaient follement à courir parmi les broussailles et les roches éboulées, qui ménageaient là au pied des monts Bleuses, des trous délicieux.

Et Luc, trouvant qu’il était trop tard pour intervenir, prit le parti de s’en aller doucement, sans faire de bruit. Puisqu’on ne l’avait pas vu, on ne saurait pas qu’il avait fermé les yeux. Ah  ! les chers enfants, qu’ils cédassent donc à la flamme de leur jeunesse en se rejoignant ainsi sous le libre ciel, malgré les défenses  ! Ils étaient la floraison de la vie qui savait bien pour quelles moissons futures elle fleurissait ainsi en eux. Ils apportaient peut-être la réconciliation des classes, le demain de justice et de paix. Ce que les pères ne pouvaient faire, eux le feraient, et leurs enfants le feraient plus encore, grâce au continuel devenir de l’évolution qui battait dans leurs veines. Et Luc, en se cachant, pour s’éloigner sans leur causer d’inquiétude, riait gaiement tout seul de les entendre rire, insoucieux de la difficulté qu’ils auraient bientôt à repasser le mur. Jamais un tel espoir ne lui était venu de l’avenir entrevu et si bon, jamais il ne s’était senti un tel courage pour la lutte et pour la victoire.

Alors, ce fut la lutte pendant de longs mois, la lutte acharnée, sans merci, entre la Crêcherie et l’Abîme. Luc, qui avait cru un instant la première ébranlée, près de glisser à la ruine, mit tout son effort à la tenir debout. Il n’espérait pas de longtemps gagner du terrain, il voulait simplement ne pas en perdre  ; et il eut déjà un beau succès à rester stationnaire, vivant quand même, sous les coups qui l’accablaient de toutes parts. Mais quelle besogne formidable, quelle joyeuse bravoure au travail  ! C’était sans cesse l’apôtre d’une idée en son prodige. Il était partout à la fois, enflammant les ouvriers dans les halles de l’usine, resserrant les liens fraternels des grands et des petits dans la maison commune, veillant à la bonne administration dans les magasins. On ne voyait que lui par les avenues ensoleillées de la Cité naissante, au milieu des enfants et des femmes, aimant à jouer et à rire, en jeune père de ce petit peuple qui était le sien. Tout naissait grandissait, s’organisait à son geste, grâce à son génie, à sa fécondité de créateur, dont les deux mains ouvertes faisaient tomber des semences, partout où il passait. Et surtout le miracle, ce fut la conquête qu’il fit de ses ouvriers, parmi lesquels la discorde et la rébellion avaient souillé un moment. Bien que Bonnaire différât toujours d’opinion, il avait conquis l’affection de cet homme très brave, très bon, au point de trouver en lui le lieutenant le plus fidèle, le plus dévoué sans lequel certainement l’œuvre n’aurait pu s’accomplir. De même sa puissance d’amour avait agi sur tous les travailleurs, tous s’étaient peu à peu groupés, serrés autour de sa personne, à le sentir si tendre, si fraternel, ne vivant que pour le bonheur des autres, certain d’y trouver son propre bonheur. Le personnel de la Crêcherie devenait une grande famille, dont le lien se nouait de plus en plus étroit, chacun ayant fini par comprendre que c’était travailler à sa propre joie que de travailler à la joie de tous. En six mois, pas un ouvrier ne quitta la maison  ; et, si ceux qui étaient partis ne revenaient pas encore, ceux qui restaient se dévouaient jusqu’à ne pas toucher la totalité de leurs bénéfices, pour permettre à la maison de constituer un fonds de réserve considérable et solide.

Et, à cette époque critique, ce fut certainement cette solidarité de tous les membres associés, luttant pour l’œuvre commune, sauva la Crêcherie, en l’empêchant de crouler, sous l’exécration égoïste et jalouse de l’ancien Beauclair. Le fonds de réserve, si prudemment amassé, augmenté, fut d’un secours décisif. Il permit de faire face aux heures mauvaises, il évita de recourir, pendant les crises, à des emprunts mortels. Grâce à lui, on put, à deux fois, acheter des machines nouvelles, nécessitées par des changements dans la fabrication, et qui abaissèrent de beaucoup les prix de revient. Puis, quelques chances heureuses se déclarèrent, il y eut vers ce temps de grands travaux de ponts, de constructions métalliques, de voies ferrées, qui absorbèrent des quantités considérables de rails, de poutres et de charpentes. La longue paix où vivait l’Europe développait singulièrement l’industrie du fer dans ce qu’elle peut produire de pacifique et de civilisateur. Jamais encore on n’avait fait entrer à ce point le fer bienfaisant dans la maison des hommes. Et le chiffre de fabrication, à la Crêcherie, avait donc grandi, sans que les gains fussent très forts, car la volonté de Luc était de produire à bon compte, avec la pensée que l’avenir était là. Il fortifiait l’usine par une administration très sage, de continuelles économies, toute cette réserve d’argent en caisse, pouvant entrer en ligne, dès la première menace  ; et le dévouement à la cause commune, l’abnégation solidaires des travailleurs, des associés abandonnant de leur part, faisait le reste, permettait d’attendre le jour du triomphe, sans trop souffrir.

À l’Abîme, la situation paraissait très florissante, le chiffre d’affaires n’avait pas fléchi, il se menait toujours, autour de la fabrication chère des obus et des canons, un gros bruit de succès. Mais, déjà, il n’y avait plus là qu’une apparence, et Delaveau commençait à ressentir, par moments, de sérieuses inquiétudes qu’il n’avouait pas. Il avait bien avec lui tout Beauclair, toute la société bourgeoise et capitaliste menacée. Il restait en outre convaincu qu’il était la vérité, l’autorité, la force, et que sa victoire finale était certaine. Cependant, un doute secret finissait par l’entamer, un trouble lui venait de la vie dure de la Crêcherie, dont il prophétisait la débâcle tous les trois mois. Il ne pouvait lutter sur les fers et les aciers de commerce, sur ces rails, ces poutres, ces fermes, que l’usine voisine produisait à bon marché, dans d’excellentes conditions. Et il ne lui restait donc que les aciers fins, les produits soignés à trois et quatre francs le kilogramme, que deux maisons très importantes fabriquaient aussi dans un département voisin. Elles lui faisaient une terrible concurrence, il sentait que, sur les trois, il y en avait une de trop, et que la question était de savoir quelles seraient les deux qui mangeraient la troisième. Affaibli par la Crêcherie, l’Abîme n’allait-il pas être la maison condamnée à disparaître  ? Ce doute désormais le rongeait bien qu’il redoublât d’activité et qu’il gardât une attitude de sereine confiance en la bonne cause, cette religion du salariat dont il était le défenseur. Mais, plus encore que les concurrences, que les hasards des luttes industrielles, ce qui le hantait, c’était de n’être pas appuyé sur un fonds de réserve, lui permettant de faire face aux nécessités, aux catastrophes imprévues. Qu’une crise se déclarât, un chômage, une grève, simplement une année mauvaise et c’était un désastre, puisque l’usine n’aurait pas de quoi vivre en attendant la reprise des affaires. Déjà, dans un cas pressé, pour un outillage nouveau, il avait fallu emprunter trois cent mille francs, dont les lourds intérêts grevaient maintenant le bilan annuel. Et que serait-ce, s’il fallait emprunter encore et toujours jusqu’au saut final dans le gouffre de la dette  ?

Vers ce temps, Delaveau essaya de faire entendre raison à Boisgelin. Lorsqu’il avait décidé ce dernier à lui confier les débris de sa fortune, il lui avait bien promis, s’il achetait l’Abîme, de lui servir de gros intérêts, qui lui permettraient de continuer sa vie luxueuse. Seulement, depuis que des difficultés se présentaient, il désirait le voir assez raisonnable pour réduire son train pendant quelque temps, avec la certitude de le reprendre et de l’élargir même, dès que la fortune redeviendrait propice. Si Boisgelin avait consenti à ne toucher que la moitié des bénéfices, cela aurait permis de constituer le fameux fonds de réserve, l’Abîme aurait traversé victorieusement les années mauvaises. Mais Delaveau le trouvait intraitable, exigeant tout, refusant de rien retrancher de ses réceptions, de ses chasses, de l’existence qu’il menait de plus en plus coûteuse. Des querelles même éclataient entre les deux cousins. Du moment que le capital menaçait de ne plus suer les intérêts attendus, que la chair à travail, les ouvriers ne suffiraient plus à entretenir l’oisif dans son luxe, le capitaliste accusait le directeur industriel de ne pas tenir ses promesses, s’il projetait de rogner ses rentes. Et Delaveau, irrité, désespéré de cette imbécile âpreté à la jouissance, ne soupçonnait toujours pas sa femme, Fernande derrière son bellâtre de cousin, la corruptrice, la décoratrice, celle pour qui tout l’argent était dépensé, en caprices et en folies. À la Guerdache, ce n’étaient que fêtes, Fernande goûtait là des revanches si délicieuses, se grisait de tels triomphes, qu’un arrêt dans sa joie lui aurait paru une déchéance. Elle exaspérait elle-même Boisgelin, elle lui racontait que son mari déclinait, ne faisait pas rendre à l’usine ce qu’il aurait pu en tirer, et, selon elle, la seule, la façon de l’aiguillonner était de l’accabler de demandes d’argent. L’attitude de Delaveau, homme autoritaire qui ne faisait jamais de confidences aux femmes, même à la sienne, bien qu’il l’adorât, avait fini par la convaincre qu’elle était dans le vrai.

Si elle voulait réaliser plus tard son rêve, retourner à Paris avec les conquis, il fallait harceler son mari sans cesse, et tout dévorer, pour tout centupler.

Une nuit, pourtant, Delaveau s’oublia devant Fernande. Ils revenaient d’une chasse, donnée à la Guerdache, pendant laquelle Fernande, dont le grand plaisir était de galoper à cheval, avait disparu avec Boisgelin. Le soir, il y avait eu un grand dîner, et il était plus de minuit, lorsqu’une voiture ramena le ménage à l’Abîme. La jeune femme, qui semblait brisée de fatigue, comme repue des brûlantes jouissances dont elle faisait sa vie, se hâta de se dévêtir, délicieuse dans sa nudité lasse, puis s’allongea sous les couvertures  ; tandis que le mari, sans se presser, se déshabillait méthodiquement, tournant dans la chambre, d’un air de colère et de préoccupation.

«  Dis donc, finit-il par demander, est-ce que Boisgelin ne t’a rien dit, lorsque vous avez filé ensemble  ?   »

Surprise, Fernande rouvrit ses yeux qui se fermaient déjà.

«  Non, répondit-elle, rien d’intéressant du moins… Que veux-tu qu’il me dise  ?

— Ah  ! reprit Delaveau, c’est qu’auparavant nous avions eu une discussion. Il m’a encore demandé dix mille francs, pour la fin du mois. Et, cette fois, j’ai refusé carrément, c’est impossible, c’est fou.  »

Elle redressa la tête, ses yeux se rallumèrent.

«  Comment  ! c’est fou  ? … Pourquoi ne lui donnes-tu pas ces dix mille francs  ?   »

Justement, c’était elle qui avait soufflé à Boisgelin cette demande de dix mille francs, pour l’achat d’une automobile électrique, dans laquelle elle avait l’ardent caprice de se faire promener, en une folie de vitesse.

«  Mais, cria Delaveau, s’oubliant, parce que cet imbécile finira par ruiner l’usine, avec ses continuelles dépenses. Nous sauterons, s’il ne se décide pas à restreindre son train. Et c’est si bête, la fête qu’il fait, sa stupide vanité à être mangé par tout le monde  !   »

Du coup, elle s’était remise sur son séant, un peu pâle, tandis qu’il aggravait encore sa confidence, en ajoutant, avec sa naïveté rude de mari aveugle  :

«  Il n’y a qu’une personne raisonnable à la Guerdache, la pauvre Suzanne, la seule qui ne s’y amuse pas. Ça fait pitié de la voir si triste, et comme je la suppliais aujourd’hui d’intervenir auprès de son mari, elle m’a répondu, en refoulant des larmes, qu’elle ne voulait se mêler absolument de rien.  »

Cet appel maladroit à la femme légitime, à la sacrifiée, si digne et si haute, dans son renoncement, acheva d’exaspérer Fernande Mais, surtout, l’idée que l’usine pouvait être en péril, la source même de ses plaisirs, l’émotionnait. Elle y revint.

«  Nous sauterons, pourquoi dis-tu ça  ? … Je croyais que les affaires allaient très bien.  »

Elle avait mis une telle passion inquiète dans la question, que Delaveau, pris de méfiance, redoutant de lui voir amplifier les craintes qu’il se cachait à lui-même, retint la vérité totale dont la colère allait lui arracher la confidence.

«  Les affaires vont très bien sans doute. Seulement, elles iraient mieux encore, si Boisgelin ne vidait pas la caisse, pour l’existence idiote qu’il mène. Je te dis qu’il est stupide, avec sa pauvre cervelle de bellâtre  !   »

Rassurée, Fernande s’allongea de nouveau, d’un souple mouvement de son corps adorable, si fin et si mince. Son mari n’était qu’un esprit grossier, qu’un brutal et qu’un avare, rêvant de lâcher le moins possible des sommes considérables encaissées à l’usine  ; et les plaisanteries lourdes, les gros mots dont il poursuivait Boisgelin, étalent pour elle autant d’attaques indirectes dont elle se sentait personnellement blessée.

«  Mon cher, conclut-elle avec sécheresse, tout le monde n’est pas fait pour s’abrutir au travail la journée entière, et ceux qui ont de l’argent ont raison d’en jouir comme ils l’entendent, à goûter les distractions d’une existence supérieure.  »

Delaveau, violemment, voulut répondre. Puis, il réussit, d’un brusque effort, à se calmer. Pourquoi aurait-il tenté de convaincre sa femme  ? Il la traitait en enfant gâtée, la laissait agir à sa guise sans jamais se fâcher, chez elle, des erreurs de conduite, qu’il réprouvait si vivement chez les autres. Même il ne s’apercevait pas de sa vie folle, car elle était sa folie à lui, le joyau qu’il avait voulu dans ses mains épaisses de grand travailleur. Jamais il ne l’avait aimée, désirée davantage, lorsque, le soir, il la retrouvait au lit, d’un charme exquis et d’un parfum grisant, après les dures journées qu’il passait au milieu des fumées âcres, des travaux noirs et assourdissants de l’Abîme. Elle restait son admiration, son adoration, l’idole qu’on met à part dans une abdication superstitieuse de sa dignité et de son bon sens, et qu’on ne peut même soupçonner.

Un silence s’était fait, Delaveau finit par se coucher à son tour sans éteindre encore la petite lampe électrique, posée sur la table de nuit. Un instant, il demeura immobile, les yeux grands ouverts près de lui, il sentait la tiédeur, l’odeur pénétrantes de ce corps de femme, dont les bras nus, la gorge nue avaient une douceur de soie, parmi les dentelles. Mais, déjà, Fernande s’endormait, les yeux clos dans son beau visage, que la grande lassitude pâlissait, plus désirable, au milieu du flot déroulé de ses cheveux.

Le mari se tourna, mit un baiser sur une mèche folle, près de l’oreille. Puis, comme la femme ne bougeait pas, il crut qu’elle boudait, il voulut faire l’aimable, montrer qu’il comprenait les faiblesses du luxe.

«  Mon Dieu  ! ces dix mille francs, je les lui donnerai encore, s’il a une telle envie d’une automobile. Ce que j’en dis, c’est par prudence… La chasse a été fort belle, aujourd’hui.  »

Elle ne répondait toujours pas. De sa petite bouche rouge légèrement entrouverte, laissant voir des dents éclatantes et dures, sortait un souffle chaud, régulier  ; tandis que les seins soulevaient leur pointe rose, en une faible palpitation, comme oppressés d’une longue fatigue d’amour. Elle dormait, abattue, demi-nue, ayant rejeté un coin de la couverture, cuvant l’ivresse de ses plaisirs de la journée.

«  Fernande  ! Fernande  !   » appela doucement Delaveau, en l’effleurant d’un nouveau baiser.

Et, quand il fut convaincu qu’elle était endormie, il se résigna, renonça.

«  Alors, bonsoir, Fernande  !   »

Après avoir éteint la lampe électrique, il se remit sur le dos. Mais lui ne put trouver le sommeil, ses yeux restèrent grands ouverts dans les ténèbres de la chambre. Et, fiévreux, pris d’insomnie près de cette femme si tiède et si odorante, il retomba à ses craintes aux anxiétés que lui causait la crise traversée par l’usine. En cet état douloureux de veille, les difficultés s’aggravaient, il n’avait jamais encore envisagé l’avenir avec une pareille lucidité, sous des points de vue si sombres. Nettement, la cause de la ruine lui apparaissait, cette démence à jouir, ce besoin inepte et maladif de manger l’argent à peine gagné. Il y avait certainement quelque part un gouffre où la fortune coulait, une abominable plaie par laquelle s’échappaient toute la santé et tout le gain du travail. Lui, très franc avec lui-même, faisait son examen de conscience, ne trouvait pourtant aucun reproche à s’adresser. Levé tôt le matin, il était le dernier à quitter les halles, le soir, toujours en surveillance, conduisant son vaste personnel comme il aurait conduit un régiment. Puis, c’était un effort soutenu de toutes ses facultés remarquables, beaucoup de rectitude dans sa rudesse, une puissance rare de méthode et de logique, une loyauté de lutteur qui a promis de vaincre, qui veut vaincre ou périr. Et il soutirait affreusement de se sentir, malgré son héroïsme, glisser au désastre, par une destruction lente de tout ce qu’il créait, par une sorte de ravage quotidien, qui venait il ne savait d’où et que son énergie ne pouvait arrêter. Sans doute les continuelles dépenses ce qu’il appelait la vie imbécile de Boisgelin, ce besoin goulu du plaisir était le chancre qui dévorait l’usine. Mais qui donc l’abêtissait ainsi, d’où soufflait la démence du pauvre homme, qu’il ne parvenait pas raisonnablement à comprendre, en travailleur sage, sobre, continent, qui avait la haine de l’oisiveté et de la jouissance, destructives de toute santé créatrice  ?

Et Delaveau ne se doutait pas que la démolisseuse, l’empoisonneuse, vivait à son côté les journées entières, que c’était sa Fernande adorée, cette femme si jolie, si fine et si souple, endormie là près de lui, et dont le parfum tiède le grisait d’amour. Pendant que, dans les fumées noires, au milieu de la réverbération brûlante des fours, il s’épuisait en efforts pour faire suer l’argent aux ouvriers douloureux, elle promenait des toilettes claires sous les ombrages de la Guerdache, elle jetait l’argent aux quatre vents de sa fantaisie, elle croquait de ses dents blanches, comme des pastilles, ces centaines de mille francs que mille salariés lui forgeaient, au branle retentissant des grands marteaux. Et, cette nuit même, tandis que, les yeux ouverts sur les ténèbres, il se torturait, à la pensée des paiements prochains, se demandant par quel effort nouveau il pourrait produire et donner les sommes promises, elle sommeillait à son flanc, la chair contre sa chair, elle cuvait son ivresse du jour, gonflée, accablée de volupté, si lasse d’avoir joui, qu’il n’y avait plus d’elle que le petit souffle de sa gorge rassasiée. Par moments, son désir d’homme revenait vers cette compagne, qui était à lui, et qu’il ignorait absolument. Il la sentait nue, les membres alanguis, dans un complet abandon, à ce point qu’il aurait pu la prendre, sans qu’elle le sût peut-être. Puis, il retombait aux angoisses de sa bataille industrielle, elle n’était plus qu’une enfant inconsciente, dont il respectait le sommeil, de même qu’il tolérait ses caprices, en ne descendant jamais au fond de ce corps divin, l’idole de son culte. Et il finit par s’endormir, et il rêva que, sous l’Abîme, il y avait des forces perverses et diaboliques qui mangeaient le sol, pour que l’usine tout entière s’engouffrât, par une nuit fulgurante d’orage.

Les jours suivants, Fernande se rappela les craintes que son mari lui avait exprimées. Tout en faisant la part de ce qu’elle croyait son amour de l’argent mis en tas, sa haine des jouissances du luxe, elle eut un frisson, à la pensée de la ruine possible. Boisgelin ruiné, que deviendrait-elle  ? Ce n’était pas là seulement la fin de cette délicieuse vie qu’elle avait toujours voulue, cette revanche de sa misère d’autrefois, traînant des bottines éculées, sous l’exploitation brutale des hommes  ; c’était le retour à Paris en vaincus du sort, un logement de mille francs au fond de quelque quartier excentrique, un petit emploi où Delaveau végéterait, tandis qu’elle retomberait à la grossièreté, à la bassesse de son ménage de travailleurs. Non, non  ! elle ne consentait pas, elle ne se laisserait pas arracher la proie dorée, elle tenait à son triomphe, de toute sa chair, de toutes les forces avides de son être. En elle, dans ce corps si fin, d’un charme délicat, sous cette grâce légère, il y avait une âpreté de louve, aux furieux instincts de carnage. Elle était résolue à ne rien céder sur ses appétits, à se rassasier de son plaisir jusqu’au bout, sans laisser les autres le lui prendre ou simplement le compromettre. Cette usine boueuse et noire, où, nuit et jour, elle entendait les monstrueux marteaux lui forger son plaisir elle en avait le mépris, comme d’une office basse, dans laquelle se cachaient les saletés de la vie  ; ces ouvriers qui se cuisaient la peau aux flammes de cet enfer, pour qu’elle eût une existence de fraîche et heureuse paresse, elle les considérait un peu comme les animaux domestiques qui la nourrissaient, qui lui évitaient toute fatigue. Jamais elle ne risquait ses petits pieds sur le sol raboteux des halles, et jamais elle ne s’intéressait au troupeau humain, défilant devant sa porte, sous l’écrasement du travail maudit. Mais ce troupeau était à elle, cette usine était à elle, l’idée qu’on pouvait tarir sa fortune en ruinant l’usine la révoltait, la mettait en guerre, ainsi qu’un attentat contre sa propre personne. Et c’était pour cela que quiconque nuisait à l’Abîme devenait son propre ennemi, un malfaiteur dangereux dont elle rêvait de se débarrasser par tous les moyens imaginables. Aussi sa haine contre Luc était-elle allée en grandissant, depuis leur première rencontre, à ce déjeuner de la Guerdache, où elle avait deviné en lui, avec son flair subtil de femme, l’homme qui lui barrerait la route. Toujours, en effet, elle s’était heurtée à lui, et voilà maintenant qu’il menaçait de détruire l’Abîme, de la rejeter elle-même au dégoût de la médiocrité. Si elle le laissait agir, c’était fini de son bonheur, il lui volait tout ce qu’elle aimait de la vie. Et, sous sa grâce, prise d’une furie meurtrière, elle ne songea plus qu’à le faire disparaître, imaginant des catastrophes où elle l’anéantissait.

Il y avait bientôt huit mois que Josine, en une dernière nuit de tendresse, était venue faire à Luc ses adieux, remettant à plus tard le bonheur que la vie leur devait, lorsque tout un drame éclata, qui devait fournir à Fernande la catastrophe rêvée attendue. Josine était sortie fécondée des bras de Luc, en cette nuit si triste et si délicieuse. Jusqu’au cinquième mois de sa grossesse, Ragu lui-même ne s’aperçut de rien, et ce fut seulement un soir d’ivresse, qu’ayant voulu la battre, il comprit tout, au geste terrifié qu’elle fit pour protéger son ventre. Une stupeur d’abord, l’immobilisa.

«  Tu es grosse, tu es grosse, saleté  ! … Ah  ! c’est donc ça que tu avais toutes sortes de cachotteries et que tu ne changeais même plus de chemise devant moi… Il faut que je sois aussi bête que tu es menteuse pour n’avoir rien vu  !   »

Mais la certitude lui vint, le traversa comme l’éclair, que cet enfant ne pouvait être de lui. Ainsi qu’il le disait, il ne la touchait jamais que pour le plaisir, très sûr des précautions radicales qu’il prenait. Pas d’enfant, pas de fil à la patte. On s’amusait ensemble et bonjour, bonsoir, on n’encombrait pas sa vie. Alors, d’où venait-il donc, cet enfant  ? Qui l’avait fait  ? Et il serra de nouveau les poings, grondant d’une colère croissante.

«  Eh  ! saleté il ne s’est pas fait tout seul  ? … Tu n’auras pas l’audace de prétendre que c’est moi qui l’ai fait, car tu sais bien que je n’ai jamais voulu en faire… De qui est-il  ? Réponds, réponds, réponds vite, saleté ou je t’écrase  !   »

Josine, toute blanche, ses yeux doux et braves fixés sur l’ivrogne ne répondait pas. Et il y avait de l’étonnement, dans sa crainte, à le voir s’emporter ainsi, car il ne paraissait plus tenir à elle, il la menaçait chaque jour de la jeter à la rue, en répétant qu’il serait bien débarrassé, si un autre homme la ramassait sur le trottoir. Lui-même avait repris sa vie de coureur, débauchait les filles de fabrique qui consentaient à l’écouter, se contentait des rôdeuses en haillons, éparses le soir dans les rues puantes du vieux Beauclair. Alors, puisqu’il mettait une insulte à ne plus vouloir d’elle, pourquoi s’enrageait-il de la sorte, le jour où il la trouvait enceinte  ?

«  Il n’est pas de moi, tu n’oseras pas dire qu’il est de moi  ?   »

Elle finit par répondre, sans le quitter des yeux, d’une voix lasse et profonde  :

«  Non, il n’est pas de toi.  »

D un coup de poing, il voulut l’abattre. Mais elle s’était reculée, il ne lui effleura que l’épaule. Il hurlait  :

«  Tu oses me dire ça, bougre de saleté  ! … Et le nom de l’homme, dis-moi le nom de l’homme, pour que j’aille lui régler son affaire  ?   »

Tranquillement, elle répondit encore  :

«  Le nom, je ne te le dirai pas, tu n’as aucun droit à le savoir, puisque tu m’as dit vingt fois que tu avais assez de moi et que je pouvais chercher ailleurs.  »

Et elle ajouta  :

«  Tu n’as pas voulu un enfant de moi, j’en ai un d’un autre, et c’est celui-là qui est maintenant mon mari, ça ne te regarde pas.  »

Il l’aurait tuée. Elle dut fuir pour éviter les coups de pied dont il essayait, méchamment, par un calcul atroce, de l’atteindre en plein ventre. Ce qui l’enrageait ainsi, c’était ce qu’elle venait de dire, qu’un autre l’avait rendue mère, et que désormais rien ne le regardait plus d’elle, ni de son corps, ni de sa vie. Lui qui n’avait pas voulu d’enfant, il était mordu d’une sourde douleur, à cette idée de n’être pas le père. Il sentait qu’elle n’était plus à lui, qu’elle n’avait jamais été à lui. Un autre la lui avait prise, avant qu’il l’eût faite sienne  ; et, maintenant, jamais plus il ne la ferait sienne. C’était cela qui, confusément, le soulevait d’une jalousie affreuse, dont il ne connaissait point, dont il aurait cru ne pouvoir connaître la torture. Dès lors, cette femme qu’il parlait de jeter à la rue, qu’il délaissait pour des gueuses immondes, il l’enferma, il la surveilla, secoué d’accès de fureur, lorsqu’il la voyait causer avec un homme. La colère de l’irréparable l’emportait en de continuelles violences, la maltraitant, tâchant de la meurtrir dans sa chair, cette chair dont la possession lui échappait par sa faute. Et toujours il revenait, dans son orgueil blessé de mâle, qui n’avait point su faire œuvre de vie, à sa rancune contre l’autre, l’inconnu, celui qui avait fait de cette chair une dépendance même de sa chair.

«  Dis-moi son nom, dis-moi son nom, et je te jure que je te laisserai tranquille.  »

Mais elle ne cédait pas. Elle supportait les injures et les coups, répétant avec sa douce sincérité  :

«  Tu n’as pas besoin de savoir son nom, ça ne te regarde pas.  »

Ragu ne pouvait soupçonner Luc, et une telle supposition ne lui vint même pas à l’esprit, car pas une âme au monde, en dehors de Sœurette, n’avait surpris les visites de Josine. Il cherchait parmi les camarades, croyant à un abandon d’une heure entre les bras de quelque gaillard de son monde, un soir de paie, lorsque le vin chauffe le sang. Aussi toutes ses recherches furent-elles vaines, il eut beau guetter, interroger, il n’arriva qu’à s’exaspérer davantage.

Cependant, Josine se cachait de tous, dans la crainte que Luc eût à souffrir de cette grossesse, si leur secret était découvert.

Lorsqu’elle avait eut la certitude d’être enceinte de lui, elle s’était sentie d’abord pleine d’une joie immense, elle aurait voulu courir lui annoncer la grande, la bonne nouvelle, certaine qu’il partagerait son ravissement. Puis, des inquiétudes lui étaient venues, elle avait pensé qu’elle devait attendre, pour ne pas précipiter quelque catastrophe, dans les heures si difficiles où se trouvait la Crêcherie.

Et un hasard seul finit par apprendre à Luc la venue de ce bien-aimé enfant dont il était le père. Un jour, comme il accompagnait Bonnaire chez lui, en causant, il y tomba sur des voisines, auxquelles la Toupe apprenait que sa belle-sœur était enceinte, ce qu’elle accompagnait de commentaires empoisonnés, laissant entendre d’abominables choses. Il en resta saisi, le cœur battant à grands coups.

Parfois, Josine revenait à la Crêcherie, pour chercher Nanet, qui s’y oubliait des journées entières  ; et, justement, ce jour-là, elle parut au moment où il était question de sa grossesse, elle dut répondre aux questions. Oui, c’était de six mois bientôt et cela se voyait déjà beaucoup. Mais elle avait aperçu Luc, elle le sentait si frémissant, si éperdu, dans son silence, qu’elle était torturée de ne pouvoir parler, de ne savoir comment lui crier ce dont elle avait tant de bonheur. Elle se désespérait du doute affreux où elle le devinait, elle savait bien que d’un seul mot elle l’aurait calmé, enchanté. Ce mot montait de son cœur, l’étouffait  : «  Il est de toi  !   » Et, délicieusement, elle trouva le moyen de le lui dire, en un court répit, où les commères, cessant de la regarder reprenaient leurs bavardages. D’abord, elle porta les deux mains à son ventre de femme féconde  ; puis, d’un geste de remerciement et d’amour, elle les mit sur ses lèvres, elle lui envoya la certitude de sa paternité, dans un baiser discret  ; et il comprit très bien, il fut envahi de l’immense joie qu’elle avait eue à être fécondée par lui, et qu’elle lui apportait.

Ce jour-là, Luc et Josine ne purent échanger une parole, il y eut seulement entre eux ce geste adorable, ce baiser qui achevait de les unir. Mais Luc, plein de cette grande émotion, se renseigna, sut bientôt les terribles colères jalouses de Ragu, ses violences, l’étroite surveillance dans laquelle il enfermait sa femme. Et, s’il avait gardé le moindre doute sur sa paternité, cette jalousie féroce, s’exaspérant de la venue de cet enfant, aurait suffi à lui prouver qu’il en était bien le père. Désormais, Josine était sa femme. Elle était à lui, à lui seul, puisqu’elle était enceinte d’un enfant de lui. Le seul époux était le père, le plaisir qu’on volait à une femme ne laissait rien ne comptait pas. Un seul lien nouait le couple, solide, éternel, l’enfant, la vie propagée, un être nouveau, né de l’indissoluble union de deux êtres. Et c’était pourquoi lui ne se sentait pas jaloux de Ragu, pendant que celui-ci s’enrageait de jalousie, car Ragu n’existait pas, n’était que le voleur qui passe et qu’on oublie. Pour toujours, Josine appartenait à Luc, et elle lui reviendrait, l’enfant serait leur vivante floraison.

Dès lors, cependant, Luc s’inquiéta, souffrit cruellement de savoir Josine injuriée, maltraitée, en continuel danger de quelque mauvais coup. Il lui était insupportable de laisser, aux mains brutales et déshonorantes de Ragu, cette femme adorée, qu’il aurait voulu faire vivre dans un paradis de tendresse, en l’entourant du culte dévot dû à la mère que l’enfant sanctifie. Mais que faire, comment l’avoir toute à lui, lorsqu’elle s’obstinait à rester si discrète, se taisant dans son ombre, pour lui éviter tout embarras  ? Elle refusait même de le voir, par crainte de quelque surprise, qui aurait livré son secret, si tendrement gardé au fond de son être douloureux  ; et il dut la guetter, la surprendre, pour échanger un soir quelques mots avec elle.

Ce fut par une soirée très sombre que Luc, caché dans un angle obscur de la misérable rue des Trois-Lunes, put arrêter Josine un instant au passage.

«  Oh  ! Luc, c’est toi  ! Quelle imprudence, mon ami  ! Je t’en supplie, embrasse-moi, et pars vite  !   »

Mais lui, frémissant, la tenait à la taille, lui parlait à l’oreille, d’une voix ardente.

«  Non, non  ! Josine, je veux te dire… Tu souffres trop, et il est criminel à moi de te laisser dans une telle souffrance, toi si chère, si précieuse… Écoute-moi, Josine, je suis venu te chercher, et tu vas me suivre, pour que je te mette chez moi, chez toi, en femme aimée, vénérée, heureuse.  »

Déjà, elle s’abandonnait, dans cette étreinte d’une douceur consolante. Mais, tout de suite, elle se dégagea.

«  Oh  ! Luc, que dis-tu  ? Es-tu si peu sage  ?.. Te suivre, grand Dieu  ! lorsqu’un tel aveu pourrait attirer sur toi les pires dangers. C’est moi, dans ce cas, qui deviendrais criminelle, d’être un embarras de plus dans l’œuvre que tu accomplis… Va-t’en vite  ! On me tuerait, que je ne dirais pas ton nom.  »

Alors, il essaya de la convaincre de l’inutilité d’un tel sacrifice à l’hypocrisie du monde.

«  Tu es ma femme, puisque je suis le père de ton enfant, et c’est moi que tu dois suivre. Demain, lorsque notre Cité de Justice sera bâtie, il n’y aura pas d’autre loi que la loi d’amour, la libre union sera respectée de tous… Pourquoi nous inquiéter des gens que nous scandaliserions encore aujourd’hui  ?   »

Puis, comme elle s’obstinait à son sacrifice, en disant qu’aujourd’hui seul comptait pour elle, du moment où elle le voulait dégagé de tout obstacle, fort et triomphant, il eut ce cri désolé  :

«  Est-ce donc que tu ne me reviendras jamais, et que cet enfant ne sera jamais mon enfant, devant tous, au grand soleil  ?   »

Elle le reprit dans ses bras de délicatesse et de charme, et murmura doucement, les lèvres sur ses lèvres  :

« Je te reviendrai, le jour où tu auras besoin de moi, quand je ne serai plus un embarras, mais une aide, avec ce cher enfant qui sera pour nous deux une force nouvelle.  »

Et le noir Beauclair, le vieux bourg empesté du travail maudit, agonisait dans les ténèbres, autour d’eux, sous l’écrasement des siècles d’iniquité, pendant qu’ils échangeaient cet espoir en l’avenir de paix et de bonheur.

«  Tu es mon mari, il n’y aura eu que toi dans mon existence, et si tu savais combien cela m’est délicieux de ne pas dire ton nom, même sous les menaces, de le garder comme une fleur secrète et comme une armure  ! Ah  ! ne me plains pas trop, je suis bien forte et je suis bien heureuse  !

— Tu es ma femme, je t’ai aimée, le premier soir ou je t’ai rencontrée, si misérable, si divine, et si tu tais mon nom, je tairai le tien, j’en ferai mon culte et ma force, jusqu’à l’heure où toi-même tu crieras notre amour.

— Oh  ! Luc, que tu es sage, que tu es bon, et quelle félicité nous attends  !

— C’est toi, Josine, qui m’as fait bon et sage, et c’est parce que je t’ai secourue un soir, que nous serons si heureux plus tard dans le bonheur de tous.  »

Sans parler davantage, ils restèrent un instant encore unis en une puissante étreinte. Lui, la sentait frémir toute, avec son ventre sacre de femme féconde, dont les tressaillements lui promettaient la vie future qu’il avait ensemencée en elle  ; et elle, pour se donner plus encore, écrasait sa gorge amoureuse contre sa poitrine d’homme, comme en un besoin d’entrer et de disparaître en lui. Puis, elle se détacha, elle retourna glorieuse et invincible à son martyre, tandis que lui-même se perdait dans les ténèbres, raffermi, allant reprendre sa bataille et sa victoire.

Mais, quelques semaines plus tard, un hasard mit aux mains de Fernande le secret de Josine. Fernande connaissait Ragu, dont le retour à l’Abîme avait fait un éclat, et que, depuis lors, Delaveau affectait d’estimer, de pousser, l’ayant nommé maître puddleur, lui accordant des gratifications, bien que sa conduite fût exécrable. Aussi Fernande était-elle au courant du drame qui ravageait le ménage de Ragu. Celui-ci ne se gênait guère, lâchait tout haut d’immondes injures contre sa femme, la traitait publiquement en fille battant les trottoirs, se laissant engrosser par le premier passant venu. Et cela courait les ateliers, quel était donc le camarade qui avait fait l’enfant à la Josine  ? On en causait même chez le directeur, et Delaveau avait dit devant Fernande son gros ennui de tout cela, tellement Ragu prenait mal la chose, enragé de jalousie ne travaillant plus que comme un fou, tantôt ne touchant pas un outil de trois jours, tantôt se ruant sur la besogne, brassant le métal en fusion avec furie, en homme qui a besoin de taper et de tuer.

Un matin d’hiver, au premier déjeuner, comme Delaveau était parti la veille pour Paris, où il devait passer trois jours Fernande, questionna sa femme de chambre, qui lui servait son thé, avec des rôties. Nise était là, assise bien sagement, buvant sa tasse de lait, jetant des regards de convoitise sur le thé de sa mère, une gourmandise défendue.

«  Est-ce vrai, Félicie, qu’il y a eu encore une querelle chez les Ragu  ? La blanchisseuse m’a dit que Ragu, cette fois, avait à moitié tué sa femme.

— Je ne sais pas, Madame, mais ça pourrait bien être exagéré, parce que j’ai vu tout à l’heure la Josine passer devant la maison, et elle n’avait pas l’air plus abîmée que les autres jours.  »

Il y eut un silence, puis la femme de chambre, en s’en allant, ajouta  :

«  Ça n’empêche qu’il la tuera pour sûr, un de ces jours, car il le dit à tout le monde.  »

Le silence retomba. Fernande mangeait lentement, sans une parole, perdue dans son rêve noir, lorsque Nise, au milieu de ce lourd recueillement de l’hiver, pensa tout haut, en chantonnant à demi-voix.

«  Le vrai mari de Josine, ce n’est pas Ragu, c’est le maître de la Crêcherie, c’est M. Luc, M. Luc, M. Luc  !   »

Stupéfaite, la mère leva les yeux, la regarda fixement.

«  Qu’est-ce que tu dis là, toi  ? Pourquoi dis-tu ça  ?   »

Mais, saisie d’avoir chanté ça, sans le vouloir, Nise fourrait son nez dans sa tasse, tâchait de prendre un air innocent.

«  Moi, pour rien. Je ne sais pas.

— Comment, tu ne sais pas, petite menteuse  ! Ça ne t’est pas venu tout seul, ce que tu chantes là. Il faut bien que quelqu’un te l’ait dit, pour que tu le répètes.  »

De plus en plus troublée, sentant qu’elle s’était mise dans une vilaine histoire, qui allait la mener très loin, Nise s’entêtait contre l’évidence, de son air le plus dégagé possible.

«  Je t’assure, maman, on chante des choses, sans savoir, quand ça vous passe par la tête.  »

Fernande, à la regarder fixement, à la voir si la gamine dans le mensonge, eut une brusque illumination.

«  C’est Nanet qui t’a dit ce que tu chantes, ça ne peut être que Nanet.  »

Les paupières de Nise battirent, c’était bien Nanet. Mais elle eut peur d’être grondée, punie encore, comme le jour ou sa mère l’avait surprise, avec Paul Boisgelin et Louise Mazelle, revenant de la Crêcherie, par-dessus le mur. Et elle crut devoir s’entêter à mentir.

«  Oh  ! Nanet, Nanet  ! puisque je ne le vois plus du tout, depuis que tu me l’as défendu  !   »

La mère, enfiévrée par le besoin de savoir, se fit soudain très douce. Elle était en proie à une telle émotion, qu’elle en oubliait de sévir, les escapades de Nise avec Nanet perdant de leur gravité, devant le fait considérable dont elle désirait être certaine.

«  Écoute, ma petite fille, c’est très laid de ne pas dire la vérité. L’autre fois, quand je t’ai privée de dessert, c’est que tu as voulu me soutenir que vous aviez tous les trois passé par-dessus le tour, pour aller chercher une balle… Aujourd’hui, si tu me dis la vérité, je te promets de ne pas te punir… Voyons, sois franche, c’est Nanet  ?   »

Nise, bonne petite fille au fond, répondit tout de suite  :

«  Oui, maman, c’est Nanet.

— Et il t’a dit que le vrai mari de Josine était M. Luc  ?

— Et qu’en sait-il, pourquoi dit-il que M. Luc est le vrai mari de Josine  ?   »

Alors, Nise se troubla, son innocence de fillette lui fit de nouveau baisser le nez dans sa tasse.

«  Ah  ! pour des choses, pour des choses… Enfin, parce qu’il le sait bien, lui  !   »

Malgré son désir d’être renseignée, Fernande se sentit honteuse des questions qu’elle posait à son enfant. Elle n’insista pas, elle s’efforça de rattraper la curiosité brutale qu’elle avait laissé voir.

«  Nanet ne sait rien du tout, il dit des bêtises, et toi tu es une sotte de les répéter. Tu vas me faire le plaisir de ne plus jamais chanter des bêtises pareilles, si tu tiens à manger du dessert.  »

Et le déjeuner s’acheva dans le silence du grand froid qu’il faisait dehors, sans que d’autres paroles fussent échangées entre la mère et la fille, celle-là possédée par le secret qu’elle venait d’apprendre, celle-ci très heureuse d’en être quitte à si bon compte.

Fernande passa la journée dans sa chambre, réfléchissant, discutant. D’abord, elle se demanda si ce que disait Nanet était bien la vérité certaine. Mais comment douter  ? Il savait, il avait certainement vu, entendu, il aimait trop sa sœur pour mentir sur elle  ; et, d’ailleurs, tous les petits faits réunis rendaient cette histoire vraisemblable, évidente. Puis, Fernande chercha comment elle pouvait utiliser une pareille arme, que le hasard mettait ainsi dans sa main. Confusément encore, elle rêvait d’empoisonner cette arme, de la rendre mortelle. Jamais elle n’avait haï Luc davantage, Delaveau n’était allé à Paris que pour tâcher de négocier un nouvel emprunt, l’Abîme périclitant un peu plus chaque jour, et quelle victoire assurée, si elle parvenait à supprimer le maître exécré de la Crêcherie, l’homme qui compromettait sa vie de luxe et de plaisirs  ! Mort l’ennemi, morte la concurrence, la défaite possible. Avec un jaloux comme Ragu, ivre, furieux, les événements pouvaient se précipiter. Il suffirait sans doute de lui faire sortir son couteau de la poche. Seulement, elle ne recommençait toujours là qu’un rêve, comment le réaliser, comment agir  ? Avertir Ragu, lui nommer l’homme dont il cherchait à connaître le nom depuis trois mois, c’était évidemment le plan indiqué, et la difficulté ne commençait qu’ensuite, lorsqu’elle venait à se demander de quelle façon elle avertirait Ragu, où et par qui. Elle s’arrêta enfin à une lettre anonyme, elle découperait des mots dans un journal, elle les collerait, attendrait la nuit pour aller jeter la lettre à la poste. Même elle avait commencé à découper les mots. Et, brusquement le moyen lui parut peu sûr, d’une efficacité amoindrie, car une lettre est froide, on peut la négliger. Si Ragu n’était pas, d’un coup, pique au sang, exaspéré Jusqu’à la démence, frapperait-il jamais  ? Il fallait qu’on lui entrât la vérité dans la peau, qu’il la reçût en plein visage, et en de telles circonstances, qu’il en devînt fou. Alors, qui lui envoyer, où choisir le délateur, l’empoisonneur  ? Découragée, elle ne trouva personne, et la nuit vint, comme elle cherchait toujours, fiévreuse, la tête malade de cette tragédie dont elle ne savait comment amener le dénouement.

Pourtant lorsqu’elle se coucha, de bonne heure, vers dix heures, elle avait de nouveau pris une décision. Le lendemain, elle ferait venir Ragu, sous le prétexte de lui demander s’il consentait à ce que sa femme fît des journées de couture chez elle  ; et, quand il serait là, seul, à causer, peut-être elle-même trouverait-elle une occasion de tout lui dire. Mais cela ne la satisfaisait pas encore, en l’emplissant d’inquiétudes sur les conséquences d’une telle révélation, faite en bas, dans le cabinet de son mari absent. Elle était heureuse de cette absence, elle tenait tout le grand lit de son corps souple, allongeant ses membres brisés de fièvre. Et elle finit par s’endormir, reprise de doute, ne sachant plus ce qu’elle ferait, si accablée de lassitude, que, jusqu’à cinq heures du matin, elle ne bougea pas, souffla seulement d’un petit souffle d’enfant. Comme cinq heures sonnaient à la pendule, elle s’éveilla tout d’un coup, et, restée sur le dos, les yeux grands ouverts, dans les ténèbres de la chambre, elle reprit ses réflexions au point où elle les avait quittées, elle résolut le problème immédiatement, avec une audace, avec une netteté extraordinaires. C’était bien simple, elle devait se rendre elle-même à l’usine, sous le prétexte déjà imaginé, puis laisser tomber le mot irréparable, au courant de la conversation. Justement, elle s’était renseignée, elle savait que Ragu travaillait cette nuit-là  ; de sorte qu’au jour, vers sept heures, elle pourrait descendre, elle le surprendrait au moment où les équipes de jour remplaçaient les équipes de nuit. Dans la fièvre qui l’avait reprise, elle ne discutait plus, elle avait l’absolue certitude de tenir la solution la meilleure, et ce qui la poussait était moins sa raison que sa sensation de femme séductrice et mangeuse d’hommes, comptant sur la complicité des êtres et des choses, sur des circonstances qu’elle n’aurait pu dire, mais qui certainement se produiraient.

Quelle attente, de cinq heures à sept heures, dans le désir du jour, si lent à se lever  ! Elle ne put se rendormir, elle se retournait dans son lit brûlant, avec la hâte de courir à ce rendez-vous qu’elle se donnait  ; et jamais rendez-vous d’amour, espoir d’une volupté nouvelle, inconnue, délirante, ne l’avait ainsi exaspérée de mille aiguillons de feu. Elle ne trouvait plus de places fraîches pour ses membres, elle barrait tout le grand lit de ses nœuds souples de couleuvre mince, sa chemise remontée en sa continuelle agitation, son épaisse chevelure défaite, noyant sa face ardente. Mais elle ne faiblissait pas dans sa résolution, elle ne voulait même plus réfléchir, prévoir comment les choses se passeraient, les organiser à l’avance, afin d’assurer la réussite de son plan. Tout marcherait très bien, elle en était convaincue. Il lui semblait que le destin l’emportait à des événements nécessaires, dont elle était l’ouvrière désignée, qui ne pouvaient se refuser à son action. Et elle ne souffrait que d’attendre si longtemps, ne sachant plus à quoi tuer les minutes, finissant par se caresser elle-même, pour apaiser un peu le feu dont sa peau brûlait. Ses petites mains longues et douces remontaient lentement sur les cuisses, s’arrêtant au ventre, redescendaient, se glissaient partout, en une flatterie légère, à peine appuyée, puis remontaient encore, filais le long des flancs, jusqu’à la gorge dure, où elles s’irritaient tout d’un coup, empoignant les deux seins, les écrasant, dans l’exaspération aiguë de ne pouvoir se calmer.

Enfin, à sept heures moins un quart, à l’heure exacte qu’elle s’était fixée elle sauta du lit. Le froid de la chambre la glaça, elle devint très calme, maîtresse absolue d’elle-même. Bien qu’il fît à peine jour, elle n’alluma pas, n’ouvrit même pas les persiennes. Simplement, elle tordit ses cheveux, les ramena, les attacha avec des épingles  ; et, sans mettre de corset, elle passa un ample peignoir de flanelle blanche, dans lequel elle s’enveloppa toute, chaussée de pantoufles de velours également blanc. Et elle descendit, comme les jours où elle avait à donner quelque ordre matinal, dont le souvenir lui était revenu pendant la nuit.

En bas, les bonnes n’étaient pas levées encore, profitant de l’absence de Monsieur, comptant bien que Madame ferait la grasse matinée. Fernande, avec une précision de mouvements extraordinaire, traversa le cabinet de son mari, ouvrit la porte de l’étroite et courte galerie, qui mettait ce cabinet en communication avec le corps de bâtiment de l’Abîme, où les bureaux administratifs se trouvaient installés. Les employés n’arrivaient qu’à huit heures, et le garçon de bureau, chargé du balayage, flânait dehors sur la route, en compagnie du gardien, qui fumait paisiblement sa pipe. Elle ne fut pas même aperçue, elle put couper au plus droit par la cour, entrer dans la halle des fours à puddler, sans que personne la remarquât. Comme elle en avait la tranquille certitude, les circonstances la servaient, les équipes de nuit venaient de partir, bien que les équipes de jour ne fussent pas encore là. Et, pour comble d’heureuse chance, Ragu, qui s’était attardé dans une rage de travail, demeurait seul, en train de changer de vêtements.

Fernande, tout en connaissant son chemin, ne s’était jamais hasardée ainsi, dans cet empire noir du charbon et du fer. Elle avait le dégoût profond de tant de saleté, unie à tant de bassesse. Aussi resta-t-elle un peu gênée, avec son peignoir blanc, ses pantoufles blanches, lorsqu’il lui fallut entrer dans l’immense trou sombre de la halle du puddlage. Le jour naissant y pénétrait à peine, deux fours seuls, allumés, trouaient les fumées volantes de deux rayons d’astre. Et elle ne savait où risquer le pied, parmi les flaques boueuses, sur le sol noirci de poussières de charbon encombré de lingots de fer. Une odeur âcre, faite des gaz des brasiers et des exhalaisons humaines, la prenait à la gorge. Pourtant, elle entra, et ce fut tout de suite que, dans le vide de la vaste halle, elle aperçut Ragu, qui se dirigeait vers la sorte de baraque en planches, où les ouvriers pendaient leurs vêtements. La nuit entière, le maître puddleur avait brassé l’acier, en un de ces furieux besoins d’anéantissement et d’oubli, qui lui faisaient manier le ringard comme une arme dont il aurait sabré le monde.

Il était encore trempé de sueur, ayant déjà ôté son tablier, n’étant plus vêtu que d’une chemise et d’une simple cotte, et, avant de remettre son vêtement de ville, il achevait son quatrième litre dépassant son habituelle ration de la nuit, buvant au goulot, ivre de vin, de flamme et de rage mal cuvée. Mais, brusquement, du seuil de la baraque, il vit Fernande, une femme toute blanche dans le noir affreux de la halle, si étonné d’une telle apparition, qu’il avança, pour se rendre compte.

Fernande, en le reconnaissant, la bouteille haute, se vidant dans le gosier ce qui restait du litre, s’était arrêtée, gênée davantage. Il était à demi nu, la chemise ouverte sur sa poitrine très blanche, les bras montrant aussi leur peau jusqu’aux épaules, cette peau fine et éclatante des roux, qui tranchait violemment avec le ton du visage congestionné et déjà cuit par le feu. Elle s’était dit que, pour l’aborder, elle attendrait qu’il eût remis ses vêtements. Mais elle ne put l’éviter, puisqu’il venait à elle, et elle dut immédiatement engager l’affaire.

«  C’est moi, Ragu, j’ai quelque chose à vous demander, et comme je vous savais là…  »

Il restait si stupéfait de la voir se déranger ainsi, qu’il continuait à la regarder, béant. Elle-même, alors seulement, sentit l’inexplicable inconvenance de sa démarche, et elle ne s’en inquiéta pas davantage, elle ne s’attarda pas à vouloir l’excuser, allant droit au but.

«  Je désirais vous demander si vous consentiriez à ce que votre femme vînt faire chez moi quelques journées. J’ai besoin de quelqu’un, j’ai songé à elle.  »

Du coup, Ragu oublia l’étrangeté d’une pareille visite. Un flot de colère aveugle fit bourdonner tout son sang dans son crâne.

«  Ma femme  ! vous voulez ma femme  ? Ah  ! tonnerre de Dieu  ! prenez-la donc, et ne me la rendez pas, qu’elle crève  !   »

C’était cette violence que Fernande attendait. Elle feignit la surprise, la pitié, la désolation attendrie.

«  Ça ne va donc pas mieux dans votre ménage  ? Je croyais que vous aviez pardonné, que les choses s’arrangeaient, en attendant le pauvre petit qui va naître.

— Pardonner quoi  ? cria Ragu, sous ce nouveau coup de fouet dont elle le cinglait en pleine blessure jalouse. Pardonner l’enfant que la garce s’est fait faire  ? La garce aurait le plaisir, tandis que, moi, ici, je m’userais le tempérament  !

— Sans doute, votre femme a été légère, elle est si jeune, si jolie, c’est si naturel à son âge d’aimer le plaisir, de céder aux beaux messieurs qui la cajolent  !   »

Il ferma les yeux, devant l’ardente vision qu’elle évoquait, s’affolant, grondant sourdement  :

«  Je lui en donnerai, des messieurs pour la cajoler  ! Et vous voulez madame, que je pardonne, que je le nourrisse, son bâtard, dont elle est revenue pleine, comme une sale chienne qu’elle est  ?

Alors, Fernande affecta un vif étonnement, lâcha tout, d’un air de parfaite innocence.

«  Mais que m’a-t-on dit  ? Je croyais cette question de l’enfant réglée. Est-ce que le père ne doit pas le prendre et subvenir à tous ses besoins  ?

— Comment ça  ?

— Mais oui le maître de la Crêcherie, ce M. Luc, le père enfin  !

— Comment le père  ?   » Ragu, stupide, ne comprenant pas, s’était rapproché, avançait sa face suante, brûlante, tout près de ce visage délicat de femme, de cette bouche fraîche d’où sortaient des choses si étranges.

«  Vraiment, ce n’est pas vrai  ? Vous ne savez rien  ? Oh  ! mon Dieu  ! quel regret d’avoir trop parlé  ! On m’avait dit que vous étiez tombé d’accord avec ce M. Luc, et que vous garderiez la femme, à la condition qu’il prendrait l’enfant, puisque c’est lui qui l’a fait.  »

Un tremblement agitait Ragu, ses yeux devenaient fous, tandis qu’il avançait toujours davantage sa mâchoire convulsée. Et, rageusement, il grogna, perdant tout respect, car il n’y avait plus là qu’une femelle et qu’un mâle.

«  Que me racontes-tu, dis  ? Qu’est-ce que tu es venue me raconter là  ? Tu voulais me mettre ça dans la main, le M. Luc qui a couché avec ma femme  ; et c’est bien possible, c’est même certain, parce que, maintenant, je vois clair, et que tout s’explique. N’aie pas peur, le M. Luc aura son compte, je m’en charge… Mais toi, dis  ? pourquoi es-tu venue, pourquoi as-tu fait ça  ?   »

Il lui soufflait au visage une haleine si terrible, qu’elle s’effraya, sentant bien qu’il devenait son maître, que toute son adresse enveloppante de femme n’aurait plus d’action sur cette brute lâchée. Elle voulut battre en retraite.

«  Vous perdez la raison, Ragu, et vous viendrez, nous causerons si vous le désirez, quand vous serez plus calme.  »

D’un bond il lui barra le chemin.

«  Non, non  ! écoute j’ai à te dire…  »

Dans sa crainte, elle lâchait son peignoir mal attaché, il voyait un peu de sa gorge, d’une finesse de soie. Surtout, il la sentait nue sans corset, sans jupon, à peine enveloppée de ce vêtement flottant, qu’un seul geste de ses mains rudes arracherait. Et elle sentait bon, elle était encore tout odorante et toute moite du lit, et elle achevait de le mettre en démence par l’étrangeté de sa venue cette chair blanche, cette femme toute blanche qui tombait dans son enfer noir, aux rouges flammes.

«  Écoute, c’est toi qui le dis, les beaux messieurs cajolent nos femmes et leur font des enfants… Alors, dis donc, c’est bien juste que nous leur rendions ça et que ce soit, des fois, le tour à leurs femmes d’y passer.  »

Elle avait compris, il la poussait vers la baraque de planches, ce vestiaire immonde, ce trou de ténèbres où des loques étaient jetées, dans un coin. Elle aussi perdit la tête, se débattit, révoltée terrifiée à l’approche de la monstrueuse étreinte.

«  Laissez-moi, je vais crier  !

— Tu ne crieras pas, tu ne feras pas venir le monde, bien sûr. C’est toi qui serais la plus attrapée.  » Et il la poussait toujours, brutalement, avec sa mâchoire en avant, ses mains dures qui la violentaient et déjà la fouillaient. Tout un fumet de fauve s’exhalait de lui, de sa peau claire, qu’elle revoyait par l’écartement de la chemise. Son enragée besogne de la nuit, la sueur dont elle l’avait inondé, le trempait, l’enfiévrait encore, le sang comme cuit par le four, d’une chaleur amassée, brûlante en ses veines. Et elle-même se sentait défaillir dans ce brasier abominable, emportée, subjuguée, n’ayant plus l’audace d’appeler à son secours.

«  Je vous jure que je vais crier, si vous ne me lâchez pas  !   »

Mais il ne parlait plus, les dents serrées, dans une frénésie, où le besoin du sang versé aboutissait à ce rut, à ce besoin du viol.

Et d’une poussée dernière, il la culbuta dans le coin, sur les vieilles hardes entassées, une couche infecte d’ignominie. Des deux mains il avait arraché le peignoir, fendu la chemise  ; et il l’avait nue, il l’écrasait, il tâchait de l’immobiliser, pour éviter les coups d’ongle dont elle lui labourait le corps. Une fureur sombre avait fini par la prendre, elle se battait en fauve elle-même, silencieusement, lui arrachant les cheveux, le mordant à la poitrine, s’efforçant de l’atteindre plus bas et de le mutiler, tandis qu’il grondait encore  :

«  Des garces, des garces, toutes des garces  !   » Tout d’un coup, elle cessa de se débattre. Une onde d’abominable volupté, un flot d’effroyable ivresse était monté dans sa chair, en un frisson éperdu qui submergeait sa volonté, qui la livrait pantelante, délirante. Et cette volupté affreuse était faite de l’abjection même où elle tombait, de cette couche ignoble, de ce réduit obscur, empesté, de cette brute enragée, à l’odeur de fauve, à la peau suante, au sang brûlé par le four, enfin de tout le sombre écrasement de l’Abîme, du monstre mangeur d’existences, dont les ténèbres traversées de flammes lui donnaient un vertige d’enfer. La chercheuse, la perverse qu’elle était, si peu gâtée par son mari et par son bellâtre d’amant, touchait là le fond de la sensation. Elle fut consentante, elle rendit son étreinte à la brute ivre, en un spasme jamais ressenti, qui la fit crier de plaisir fou, comme la femelle qu’un mâle éventre, au fond des bois.

Ragu, tout de suite, s’était remis debout. Ainsi que le sanglier dans sa bauge, il tournait, grognait, en se rhabillant à la hâte. Son veston était tombé sous elle, il la poussa du pied, telle qu’une chose gênante. Et, deux fois encore, il la poussa du pied, cherchant de l’air d’un homme qui a perdu quelque chose  ; et, à chaque coup de pied, il grognait  :

«  Salope  ! salope  ! salope  !   »

Puis, à peine habillé, il trouva enfin. C’était son couteau qui avait glissé de sa poche, et qui était sous une des jambes écartées de la femme. Quand il le tint, il s’en alla en courant, en poussant un dernier grognement  :

«  À l’autre maintenant  ! Je vas lui régler son affaire  !   »

Fernande, parmi les vieilles hardes, était restée pâmée, inerte, anéantie par la violence de la sensation, les deux bras convulsés et rabattus sur la face. Lorsqu’elle fut seule, au bout d’un instant, elle se ramassa avec peine, renoua ses cheveux, s’enveloppa le mieux possible dans les lambeaux de son peignoir. Et elle eut l’extraordinaire chance de s’en aller comme elle était venue, sans rencontrer personne, en se coulant le long des bâtiments, en filant par les salles désertes. Enfin, dans sa chambre, elle se sentit sauvée. Mais que faire des vêtements déchirés, souillés, immondes, qu’elle rapportait  ? Les pantoufles de velours blanc étaient noires de boue, le peignoir de laine blanche avait des taches d’huile et de charbon, la chemise fendue, arrachée, portait des traces ignobles. Elle se décida, fit un paquet de ces linges qu’elle ne pouvait laisser voir, le cacha sous un meuble, en se promettant de le brûler, comme un assassin qui rentre avec ses vêtements couverts de sang. Puis, après avoir passé une chemise fraîche, elle se recoucha, voulut s’anéantir dans son lit, incapable de rester debout, désireuse de sommeil, pour échapper à la minute inouïe qu’elle venait de vivre. Mais elle avait eu beau changer de chemise, l’odeur fauve de l’homme lui était demeurée dans la peau, ses cheveux avaient gardé tout le souffle qui l’avait emportée. Et elle dut revivre la minute, elle remâcha sans fin la volupté terrible, dans ce fumet dont sa chair était imprégnée, et qu’elle avait jusque sous les ongles. Le sommeil ne venait pas, elle était sur le dos, sans un mouvement, enfouie dans les couvertures, fermant les yeux, serrant ses mains nues au-dessous de son ventre nu, en proie au furieux souvenir qui la secouait, qui la brûlait du recommencement continu de ce bonheur ignoré, atroce, dont elle ne pouvait se rassasier. Les heures se passaient, et elle ne bougeait pas, et c’était la chute exécrable et délicieuse d’un vertige sans fin.

Vers dix heures, Félicie, la femme de chambre, finit par frapper et par entrer, surprise que Madame n’eût pas sonné encore, et d’autant plus impatiente, qu’elle venait d’apprendre une grosse nouvelle qui révolutionnait le quartier.

«  Madame n’est pas malade  ?   »

Ne recevant pas de réponse, elle attendit un instant, puis se dirigea vers la fenêtre, pour ouvrir les persiennes, comme elle en avait l’habitude. Mais un murmure, sorti de l’ombre du lit, l’arrêta.

«  Alors, Madame veut se reposer  ?   »

Toujours pas de réponse. Et Félicie, que brûlait le désir d’apprendre à Madame la grosse nouvelle, se décida quand même.

«  Madame ne sait pas  ?   »

Un grand silence frissonnant emplissait la chambre enténébrée. Il ne sortait du lit, vague et perdu, qu’un petit souffle, la vie ardente, décuplée, enfouie là, dans l’étouffement âcre des couvertures.

«  Eh bien  ! Madame, c’est un ouvrier de l’Abîme, c’est ce Ragu, vous savez, qui vient de tuer d’un coup de couteau M. Luc, le maître de la Crêcherie.  »

Fernande, comme sous la détente d’un ressort, se leva sur son séant, toute blanche, échevelée, la gorge nue, au milieu du lit ravagé.

«  Ah  ! dit-elle simplement.

— Oui, Madame, il lui a planté par-derrière le couteau entre les deux épaules. C’est à cause de sa femme, à ce qu’on dit. En voilà une catastrophe  !   »

Les yeux fixes, perdus au loin, comme s’ils voyaient l’invisible, la gorge soulevée, toute la chair tendue dans le spasme qui continuait, Fernande restait immobile, à demi obscure.

«  C’est bien, dit-elle enfin, qu’on me laisse dormir.  »

Et, quand la femme de chambre eut refermé doucement porte, elle retomba dans le lit en désordre, se mit sur le flanc, tourna la face contre le mur, et de nouveau ne bougea plus.

Maintenant, un atroce goût de sang se mêlait à l’odeur de fauve qui l’enveloppait toute  ; et il entra une excitation monstrueuse du crime dans son plaisir. Elle crut en mourir, tellement la sensation était violente, aiguë, pareille à un fer dont la pointe l’aurait labourée aux plis secrets les plus délicats de la volupté. C’était l’inoubliable, le bonheur, l’épouvante, le triomphe, toute la créature nerveuse bandée en un paroxysme d’exaltation, qu’elle n’avait jamais connu qu’elle ne connaîtrait plus jamais. Et elle s’oublia des heures et des heures, au fond des ténèbres du lit ardent, la face contre le mur, comme si elle n’avait pas voulu rentrer dans sa banale vie quotidienne, pour remâcher à l’infini l’exécrable jouissance.

Il était près de neuf heures, dans le petit jour pâle de l’hiver lorsque Luc fut frappé. Ainsi qu’à l’habitude, il venait faire sa visite matinale aux écoles, sa meilleure joie de la journée, et Ragu qui le guettait, caché derrière un massif de fusains, s’élança, lui planta le couteau entre les épaules, comme il était sur le seuil riant avec des fillettes, accourues à sa rencontre. Il poussa un grand cri  ; il tomba, pendant que l’assassin fuyait, gagnait les pentes des monts Bleuses, où il disparut parmi les roches et les broussailles. Justement, Sœurette n’était pas là, occupée à la laiterie, de l’autre côté du parc. Les fillettes présentes, terrifiées s’enfuirent elles aussi, appelant au secours, criant que c’était Ragu qui venait de tuer M Luc. Il s’écoula quelques minutes avant que des ouvriers de l’usine entendissent et pussent relever la victime, évanouie sous la violence du coup. Une mare de sang avait coulé déjà, les marches de l’aile droite de la maison commune ou se trouvaient les écoles, en étaient rouges, comme baptisées. On ne songea même pas à poursuivre Ragu, galopant au loin. Et Luc, que les ouvriers s’apprêtaient à déposer dans une salle voisine, étant sorti de son évanouissement, les supplia, d’une voix faible  :

«  Non, non, chez moi, mes amis.  »

On dut lui obéir, on le transporta sur une civière au pavillon qu’il habitait. Mais ce fut à grand-peine qu’on le déposa enfin sur son lit et il y perdit de nouveau connaissance, sous l’atrocité de la douleur.

À ce moment, Sœurette arrivait. Une des fillettes avait eu la présence d’esprit d’aller la prévenir à la laiterie, pendant qu’un ouvrier courait à Beauclair, pour en ramener le docteur Novarre. Quand elle entra, quand elle vit Luc étendu, blême, couvert de sang, elle le crut mort, elle vint s’abattre à genoux, devant le lit en proie à une douleur si vive, que le secret de son amour lui échappa. Elle avait pris une de ses mains inertes, et elle la baisait, elle sanglotait, elle bégayait toute la passion combattue, enfouit au fond de son être. Elle l’appelait sa tendresse unique, son seul bien. En le perdant, elle perdait son cœur même, elle n’aimerait plus, elle ne vivrait plus. Et, dans son désespoir, elle ne s’apercevait que Luc, trempé de ses larmes, était revenu à lui, et qu’il écoutait, avec une affection infinie, une infinie tristesse.

Puis, il murmura, d’une voix légère comme un souffle  :

«  Vous m’aimez, ah  ! pauvre, pauvre Sœurette  !   »

Mais elle, toute à la surprise heureuse de le voir vivant encore, ne regretta rien de son aveu, plutôt ravie de ne plus lui mentir, dans la certitude où elle était de l’aimer assez, pour qu’il ne souffrît jamais de cet amour.

«  Oui, je vous aime, Luc, mais est-ce que je compte, moi  ? Vous vivez, et cela me suffit, je ne suis pas jalouse de votre bonheur… Oh  ! Luc, vivez, vivez, je serai votre servante.  »

À cette minute tragique, dans la mort qu’il croyait proche, une telle découverte, cet amour si muet, si absolu, l’enveloppant, l’accompagnant en bon ange, le pénétrait d’une douceur immense et douloureuse.

«  Pauvre, pauvre Sœurette, oh  ! ma divine et triste amie  !   » murmura-t-il encore, de sa voix défaillante.

La porte se rouvrit, et ce fut le docteur Novarre qui entra, très émotionné. Tout de suite, il voulut examiner la blessure, aidé de Sœurette, dont il connaissait les qualités de bonne infirmière. Il régna un grand silence, un moment d’angoisse inexprimable. Puis, ce fut un soulagement inespéré, un attendrissement d’espérance. Le couteau avait rencontré l’omoplate, et il avait dévié, n’atteignant aucun organe important, ne déchirant que les chairs. Mais la blessure était affreuse, l’os devait s’être brisé, ce qui pouvait amener des complications. S’il n’y avait aucun danger immédiat, la convalescence serait certainement très longue. Et quelle joie pourtant, de voir la mort écartée  !

Luc avait abandonné sa main à Sœurette, souriant faiblement. Il demanda  :

«  Et mon bon Jordan, sait-il  ?

— Non, il ne sait rien encore, il s’est barricadé depuis trois jours dans son laboratoire. Mais je vais vous l’amener… Ah  ! mon ami  ! combien je suis heureuse de l’assurance que nous donne le docteur  !   »

Ravie, elle lui tenait ainsi la main dans la sienne, lorsque la porte se rouvrit de nouveau. Et, dans ce bonheur, ce fut cette fois Josine qui entra. Elle accourait à la première nouvelle du meurtre, bouleversée, affolée. Ce qu’elle redoutait s’accomplissait donc  ! Quelque misérable avait livré son cher secret, et Ragu venait de tuer Luc, l’époux, le père. Sa vie était finie, elle n’avait plus rien à cacher, elle mourrait là, chez elle.

En la reconnaissant, Luc poussa un cri. Il avait lâché vivement la main de Sœurette, il fit un effort surhumain pour se soulever.

«  Ah  ! Josine, c’est toi, tu me reviens  !   »

Et, comme, chancelante, lourde de sa maternité très avancée déjà, elle s’affaissait sur le bord du lit, à son côté, il comprit son angoisse mortelle, il la rassura.

«  Tu me reviens avec le cher petit, Josine, et ne te désespère pas, je vivrai, le docteur l’assure, je vivrai pour vous deux.  »

Elle l’écoutait, elle eut un grand soupir, comme si l’existence rentrait en elle. Mon Dieu  ! était-ce donc la réalisation de l’espoir invincible, ce qu’elle attendait de la vie qui paraît si dure, et qui fait l’œuvre nécessaire  ? Il vivrait, et voilà que cet abominable coup de couteau les avait réunis à jamais, eux unis déjà pour toujours l’un à l’autre  !

«  Oui, oui, je te reviens, Luc, nous te revenons, et c’est fini, nous ne nous quitterons plus, puisque nous n’avons plus rien à cacher… Rappelle-toi, je te l’avais bien promis de te revenir, le jour où tu aurais besoin de moi, quand je ne serais plus un embarras mais une aide, avec ce cher enfant, dont le lien va être pour deux une force nouvelle… Tous les autres liens sont dénoués, je suis ta femme devant tous, ma place est ici, à ton chevet.  »

Il était si ému, si pénétré de joie, que des larmes parurent dans ses yeux.

«  Ah  ! chère, chère Josine, c’est l’amour et c’est le bonheur qui entrent ici avec toi.  »

Mais, tout d’un coup, il se souvint de Sœurette. Il leva les yeux, il la retrouva toute droite, de l’autre côté de son lit, un peu pâle, souriante pourtant. D’un regard d’affection, il lui sourit de nouveau.

«  Ma bonne Sœurette, c’était un secret que j’avais dû vous cacher.  »

Elle eut un petit frisson, elle dit simplement  :

«  Oh  ! je savais, j’avais vu Josine, un matin, sortir de chez vous.

— Comment, vous saviez  !   »

Et il devina tout, il eut pour elle une pitié, une admiration, une adoration infinies. Son renoncement, cet amour qu’elle lui gardait, qu’elle lui témoignait en une tendresse sans bornes, en un don de sa vie entière, le touchait et l’exaltait comme l’acte du plus haut, du plus pur héroïsme. Doucement, presque à l’oreille elle dit encore  :

«  Soyez sans crainte, Luc, je savais, je ne serai jamais que la plus dévouée et la plus fraternelle des amies.

— Ah  ! Sœurette, répéta-t-il d’un souffle presque indistinct, ah  ! divine et triste amie  !   »

En le voyant si las, le docteur Novarre intervint, lui défendit absolument de parler. Il s’égayait discrètement, l’aimable docteur, de tout ce qu’il apprenait là. C’était très bien que son blessé eût une sœur, une femme, pour le soigner, mais il fallait être raisonnable, ne pas se donner la fièvre par trop d’émotion. Et Luc promit d’être très sage, ne parlant plus, ne jetant plus que des regards attendris sur Josine et sur Sœurette, ses deux anges, l’une à droite, l’autre à gauche de son lit.

Il y eut un long silence. Le sang de l’apôtre avait coulé, et c’était le calvaire, la passion d’où allait sortir le triomphe. Comme les deux femmes s’empressaient doucement autour de lui, le blessé rouvrit les yeux pour les remercier. Puis, il s’endormit, en murmurant  :

«  Enfin l’amour est venu, et maintenant nous sommes vainqueurs.  »