Et, dès lors, ce fut le cri de Luc, à chaque désastre nouveau dont la Crêcherie se trouva frappée, quand les hommes refusaient de le suivre, l’entravaient dans la fondation de sa ville de travail de justice et de paix.
« Mais ils n’aiment pas ! S’ils aimaient, tout serait fécondé, tout pousserait et triompherait sous le soleil ! »
L’œuvre en était à cette heure angoissante et décisive de la régression, du pas en arrière. Dans toute marche en avant, vient cette heure de la lutte, de la halte forcée. On n’avance plus, on recule même, les terrains acquis paraissent crouler, il semble que jamais plus on n’atteindra le but. Et c’est l’heure aussi où les héros s’affirment avec leur fermeté d’âme, leur indomptable foi dans la victoire finale.
Dès le lendemain, Luc tenta de retenir Ragu, qui voulait rompre l’association et quitter la Crêcherie, pour retourner à l’Abîme. Mais il se heurta à une volonté méchante et goguenarde, heureuse de mal faire, au moment où la défection des ouvriers pouvait ruiner l’usine. Puis, c’était quelque chose de plus profond, cette nostalgie du travail d’esclave, le retour au vomissement, à la misère noire, à tout l’affreux passé resté dans le sang. Sous le tiède soleil, dans la propreté gaie de sa petite maison, entourée de verdure, Ragu regrettait les étroites rues puantes du vieux Beauclair, les masures lépreuses au travers desquelles souillait la peste. L’odeur âcre du cabaret de Caffiaux le hantait, lorsqu’il passait une heure dans la grande salle claire de la maison commune, où l’alcool était défendu. Le bel ordre des magasins coopératifs le fâchait également, lui donnait le besoin de dépenser son argent à sa guise, chez des marchands de la rue de Brias, qu’il traitait lui-même de voleurs mais avec lesquels il avait la joie de se quereller. Et plus Luc insista, en lui montrant la déraison de son départ, plus Ragu s’obstina, dans la pensée que, si l’on tenait tellement à lui, c’était donc qu’il nuisait en s’en allant.
« Non, non, monsieur Luc, ça ne peut pas s’arranger. Peut-être bien que je fais une bêtise, je n’en ai pourtant pas l’idée… Vous nous aviez promis monts et merveilles, nous devions devenir tous des richards, et la vérité est que nous ne gagnons pas plus qu’ailleurs, avec des embêtements en plus, selon mon goût. »
C’était vrai, la répartition des gains, à la Crêcherie, n’avait pas atteint jusque-là un chiffre sensiblement supérieur aux salaires de Abîme.
« Nous vivons, répondit vivement Luc, et n’est-ce pas tout de vivre, lorsque l’avenir est certain ? Si je vous ai demandé des sacrifices, c’est dans la conviction que le bonheur de tous est au bout. Mais il faut de la patience et du courage, il faut de la foi dans l’œuvre, et beaucoup de travail aussi. »
Un tel langage ne pouvait toucher Ragu. Une seule expression avait frappé, il ricana.
« Oh ! le bonheur de tous, c’est bien joli. Seulement, je préfère commencer par mon bonheur à moi. »
Luc lui dit alors qu’il était libre, que son compte serait réglé, et qu’il s’en irait quand il voudrait. En somme, il n’avait aucun intérêt à garder un méchant homme, dont la présence finirait par être d’une contagion funeste. Mais le départ de Josine lui déchirait le cœur, et il resta un peu honteux, lorsqu’il découvrit qu’il ne mettait tant de chaleur à retenir Ragu que pour la retenir elle-même. La pensée qu’elle retournait dans ce cloaque du vieux Beauclair, aux mains de cet homme, qui, repris par l’alcool, continuerait à la violenter, lui était insupportable. Il la revoyait rue des Trois-Lunes, dans une chambre immonde, en proie à la misère sordide et meurtrière ; et il n’était plus là pour veiller sur elle, et elle était sienne maintenant, il aurait voulu ne pas la quitter d’une minute, afin d’assurer sa vie heureuse. La nuit suivante, elle revint le voir, il y eut entre eux une scène déchirante, des larmes, des serments, des projets fous. La sagesse pourtant l’emporta, il fallait accepter les faits, s’ils ne voulaient compromettre l’œuvre, qui devenait commune. Josine suivrait Ragu, ce qu’elle ne pouvait refuser de faire, sans soulever un scandale inquiétant ; tandis que Luc à la Crêcherie continuerait sa bataille pour le bonheur de tous, avec la conviction que la victoire, un jour, les réunirait. Ils étaient bien forts, puisqu’ils avaient avec eux l’amour invincible. Elle promit tendrement de revenir le visiter. Mais, quand même, quel déchirement, lorsqu’elle lui fit ses adieux, et que, le lendemain, il la vit quitter la Crêcherie, derrière Ragu, qui, aidé de Bourron, poussait dans une petite voiture le maigre déménagement !
Trois jours plus tard, Bourron suivit Ragu, qu’il retrouvait chaque soir chez Caffiaux. Le camarade le plaisantait tellement, sur l’orgeat de la maison commune, qu’il crut accomplir un acte d’homme libre, en revenant, lui aussi, habiter la rue des Trois-Lunes. Sa femme, Babette, après avoir tenté de se mettre en travers d’une pareille bêtise, finit par s’y résigner, avec sa gaieté habituelle. Bah ! ça irait tout de même très bien, son mari était au fond un brave homme, qui verrait clair tôt ou tard. Et elle riait, et elle déménagea, en disant au revoir aux voisines, car elle ne pouvait pas croire qu’elle ne reviendrait pas dans ces jolis jardins, où elle se plaisait beaucoup. Surtout, elle rêvait d’y ramener sa fille Marthe et son fils Sébastien, qui faisaient de grands progrès à l’école. Et comme Sœurette parla de les y garder, elle y consentit.
Mais ce qui aggrava la situation, ce fut que d’autres ouvriers cédèrent à la contagion du mauvais exemple, en s’en allant, comme s’en étaient allés Bourron et Ragu. La foi leur manquait autant que l’amour, et Luc entrait en lutte avec les mauvaises volontés humaines, les lâchetés, les défections, où l’on se heurte dès qu’on travaille au bonheur des autres. Chez Bonnaire lui-même, si raisonnable, si loyal, il sentit un sourd ébranlement. Le ménage était troublé par les querelles quotidiennes de la Toupe, dont la vanité ne se trouvait pas satisfaite ; car elle n’avait encore pu s’acheter la robe de soie et la montre, son rêve de coquetterie tant caressé. Puis, les idées d’égalité, de communauté, la fâchaient, dans son regret de n’être pas née princesse. Elle emplissait la maison d’un éternel ouragan, rationnait de tabac le père Lunot avec plus d’âpreté, bousculait les enfants, Lucien et Antoinette. Deux autres lui étaient encore venus, Zoé et Séverin, et c’était aussi là un désastre qu’elle ne pardonnait pas à Bonnaire, les lui reprochant sans trêve, comme s’ils étaient les fruits de ses idées subversives, dont elle se disait la victime. Bonnaire gardait un grand calme, habitué à ces tempêtes, qui l’attristaient simplement. Il ne répondait même pas, lorsqu’elle lui criait qu’il était une pauvre bête, une dupe, et qu’il laisserait les os à la Crêcherie.
Pourtant, Luc s’apercevait bien que Bonnaire n’était pas de tout son cœur avec lui. Jamais il ne se permettait un blâme, il restait l’ouvrier actif, exact, consciencieux, qui donnait l’exemple aux camarades. Et il y avait, malgré cela, une désapprobation dans son attitude, presque de la lassitude et du découragement. Luc en souffrait beaucoup, désespéré qu’un tel homme, qu’il avait en grande estime, dont il connaissait l’héroïsme, pût s’écarter si vite. Si celui-là cessait de croire, était-ce donc que l’œuvre fût mauvaise ?
Tous deux s’en expliquèrent un soir, à la porte des ateliers, sur un banc. Ils s’étaient rencontrés, comme le soleil se couchait, dans un grand ciel calme, et ils s’assirent, et ils causèrent.
« C’est bien vrai, monsieur Luc, répondit franchement Bonnaire à une question, j’ai de grands doutes sur votre succès. Vous vous rappelez, d’ailleurs, que je n’ai jamais eu vos idées et que votre tentative m’a toujours paru fâcheuse, au point de vue des concessions. Si je m’y suis prêté, c’est comme à une expérience. Mais plus les choses marchent, plus je vois que je n’avais pas tort. L’expérience est faite, il va falloir tenter autre chose, agir révolutionnairement.
— Comment, l’expérience est faite ! s’écria Luc. Eh ! nous ne faisons que la commencer ! Elle demandera des années, plusieurs vies d’homme peut-être, un effort séculaire de bonne volonté et de courage. Et c’est vous, mon ami, vous l’énergique, le brave, qui doutez si vite ! » Il le regardait, dans sa carrure de colosse, avec sa large face paisible, où se lisait tant de force honnête. Mais l’ouvrier hocha doucement la tête.
« Non, non, la bonne volonté et le courage n’y feront rien. C’est votre méthode qui est trop douce, qui compte trop sur la sagesse des hommes. Votre association du capital, du talent et du travail ira cahin-caha toujours, sans jamais rien fonder de solide et de définitif. Le mal en est arrivé à un tel degré d’abomination, qu’il devient nécessaire de le guérir par le fer rouge.
— Alors, que faut-il donc faire, mon ami ?
— Il faut que le peuple s’empare tout de suite des outils du travail, i1 faut qu’il dépossède la classe bourgeoise, en disposant lui-même du capital, pour réorganiser le travail universel et obligatoire.
Et Bonnaire, une fois de plus, exposa ses idées. Il était resté tout entier au collectivisme, et Luc qui l’écoutait douloureusement, s’étonnait de n’avoir rien gagné sur cet esprit réfléchi, mais un peu obtus. Tel qu’il l’avait entendu parler rue des Trois-Lunes, la nuit où il avait quitté l’Abîme, tel il le retrouvait, avec la même conception révolutionnaire, sans que les cinq années d’expérience communiste, passées à la Crêcherie, eussent modifié sa foi. L’évolution était trop lente, le progrès par la seule association demanderait trop d’années encore, et il se lassait, et il ne croyait qu’en la révolution immédiate et violente.
« On ne nous donnera jamais ce que nous ne prendrons pas, dit-il en concluant. Il faut tout prendre pour tout avoir. »
Il y eut un silence. Le soleil s’était couché, les équipes de nuit avaient repris la besogne, au fond des ateliers retentissants. Et, dans cet effort continu du travail, Luc se sentait envahi d’une indicible tristesse, en voyant que son œuvre allait aussi être compromise par la hâte des meilleurs à réaliser leur idéal social. N’était-ce pas souvent la bataille furieuse des idées qui entravait et retardait la réalisation des faits ?
« Je ne veux pas discuter de nouveau avec vous, mon ami, reprit-il enfin. Je ne crois pas qu’une révolution décisive soit possible et bonne, dans les circonstances où nous sommes. Et je reste convaincu que l’association, la coopération, aidées des syndicats, sont le lent chemin préférable, qui finira par nous conduire à la Cité promise… Nous avons souvent causé de ces choses, sans tout à fait nous entendre. À quoi bon recommencer et nous attrister inutilement ? … Mais ce que j’espère de vous, c’est, dans les difficultés où nous sommes, de vous voir rester fidèle à la maison que nous avons fondée ensemble. »
Bonnaire eut un brusque geste fâché.
« Oh ! monsieur Luc, auriez-vous douté de moi ? Vous savez bien que je ne suis pas un traître, et que, maintenant, puisque vous m’avez un jour sauvé de la faim, je suis prêt à manger mon pain sec avec vous, aussi longtemps qu’il le faudra… N’ayez pas peur, ce que je viens de vous dire, je ne le dis à personne. Ce sont des affaires entre vous et moi. Mais, naturellement, je ne vais pas décourager nos ouvriers, en leur annonçant la ruine prochaine… Nous sommes associés et nous resterons associés, jusqu’à ce que les murs nous tombent sur la tête. »
Luc, très ému, lui serra les deux mains. Et la semaine suivante, il fut plus touché encore, lorsqu’il surprit toute une scène qui se passait dans la halle des laminoirs. On l’avait prévenu que deux ou trois ouvriers mauvaises têtes voulaient faire comme Ragu. en tâchant d’entraîner le plus de camarades possible. Et, comme il arrivait pour rétablir l’ordre, il vit Bonnaire, au milieu des mutins, qui intervenait avec véhémence. Il s’arrêta, il écouta. Bonnaire, vaillamment, disait tout ce qu’il fallait dire, rappelait les bienfaits de la maison, calmait les inquiétudes par la promesse d’un avenir meilleur, si l’on était brave au travail. Il était si grand, si beau, que tous s’apaisaient, à entendre un des leurs dire des choses si raisonnables. Pas un ne parlait plus de rompre l’association, les défections se trouvèrent arrêtées. Et Luc n’oublia plus ce spectacle de Bonnaire, le bon géant, pacifiant les révoltés, d’un geste ample, en héros du travail, respectueux de la besogne acceptée librement, puisqu’on luttait pour le bonheur de tous, il se serait cru un lâche en désertant son poste, même s’il pensait qu’on aurait dû lutter d’une autre façon.
Mais, lorsque Luc le remercia, il eut de nouveau le cœur meurtri par cette tranquille réponse :
« C’est bien simple, j’ai fait ce que je devais faire… N’importe, monsieur Luc, il faudra que je vous amène à mes idées. Autrement, nous finirons tous par crever de faim ici. »
Et, à quelques jours de là, une autre rencontre acheva de l’assombrir. Il descendait justement du haut fourneau, avec Bonnaire lorsque tous deux passèrent devant les fours de Lange. Le potier s’était obstiné à ne pas quitter l’étroit terrain qu’on lui abandonnait, contre la rampe rocheuse, et qu’il avait entouré d’un petit mur en pierres sèches. Vainement, Luc s’était efforcé de le prendre avec lui, en lui offrant de diriger la creuseterie qu’il avait dû créer. Lange voulait rester libre, n’ayant ni Dieu ni maître, comme il disait. Il continuait donc, au fond de son trou sauvage, à fabriquer la poterie commune, les terrines, les marmites, les pots, qu’il promenait ensuite dans une petite voiture, par les marchés et par les foires des villages voisins. Lui tirait, la Nu-Pieds poussait. Et ce soir-là, tous deux rentraient justement d’une de leurs tournées, comme Luc et Bonnaire se trouvaient devant la porte du clos.
« Eh bien ! Lange, demanda cordialement le premier, ça va, le commerce ?
— Toujours assez pour que nous ayons du pain, monsieur Luc. Je n’en demande pas davantage. »
En effet, il ne promenait ses pots que lorsque le pain manquait. Et, le reste du temps, il s’oubliait à des poteries qui n’étaient pas de vente, il restait des heures à les regarder, les yeux remplis de rêve, en poète rustique dont la passion était de donner de la vie aux choses. Même les objets grossiers qu’il fabriquait, les marmites et les terrines, en gardaient une naïveté, une pureté de ligne, une grâce simple et fière. D’instinct, il avait retrouvé, sorti du peuple la primitive beauté populaire, cette beauté de l’humble objet domestique, qui naît des proportions parfaites et de l’adaptation absolue à l’usage qu’on doit en faire.
Luc était frappé de cette beauté, en examinant les quelques bleues non vendues, dans la petite voiture. Et la vue de la Nu-Pieds, cette grande fille brune si belle, avec ses membres fins et nerveux de lutteuse, sa petite gorge dure de guerrière, l’emplissait aussi d’une admiration mêlée d’étonnement.
« Hein ? reprit-il en s’adressant à elle, ça doit être rude, de pousser ça toute une journée. »
Mais elle était une silencieuse, elle se contenta de sourire, de ses grands de yeux de sauvagesse, tandis que le potier répondait pour elle.
« Bah ! on se repose à l’ombre, au bord du chemin, quand on rencontre une source… N’est-ce pas que ça va tout de même, la Nu-pieds, et qu’on est heureux ? »
Elle avait tourné vers lui ses yeux qui s’emplirent d’une adoration sans bornes, comme pour le maître tout-puissant et bon, le sauveur, le dieu. Puis, sans dire une parole, elle acheva de pousser dans le clos la petite voiture, qu’elle alla ranger sous un hangar.
Lange, lui, l’avait suivie d’un regard de tendresse profonde. Il faisait mine parfois de la rudoyer, en bohémienne ramassée sur les routes, dont il voulait rester le dompteur. Mais, à présent, c’était elle la maîtresse, il l’aimait d’une passion qu’il n’avouait pas, qu’il cachait sous son air de fils de paysan mal dégrossi. Ce petit homme trapu, à la tête carrée, embroussaillée de cheveux et de barbe, était, au fond, d’une infinie douceur amoureuse.
Il reprit soudain, avec sa franchise brutale, en se tournant vers Luc, qu’il affectait de traiter en camarade :
« Eh bien ! ça ne marche donc pas, le bonheur de tous ? Ils ne veulent donc pas être heureux à votre façon, ces imbéciles qui consentent à s’enfermer dans votre caserne ? »
Il goguenardait, il plaisantait ainsi Luc à chacune de leurs rencontres, sur la tentative de communisme fouriériste faite à la Crêcherie. Et, comme celui-ci se contentait de sourire, il ajouta : « J’espère bien qu’avant six mois vous viendrez à nous, les anarchistes… Encore une fois, je vous le répète, tout est pourri, il n’y a plus qu’à flanquer la vieille société par terre, à coups de bombe. »
Bonnaire, qui, jusque-là, avait gardé le silence, intervint brusquement.
« Oh ! à coups de bombe, c’est imbécile ! »
Lui, collectiviste pur, n’était pas pour l’attentat, pour la propagande par le fait, tout en croyant à la nécessité d’une révolution générale et violente.
« Comment, imbécile ! s’écria Lange, blessé. Croyez-vous que si l’on n’y prépare pas les bourgeois, votre fameuse socialisation des outils du travail se fera jamais ? C’est votre capitalisme déguisé qui est imbécile. Commencez donc par tout détruire, pour tout reconstruire. »
Ils continuèrent, l’anarchie de l’un aux prises avec le collectivisme de l’autre, et Luc n’eut plus qu’à les écouter. L’écart était aussi grand de Lange à Bonnaire, qu’il l’était de Bonnaire à lui. En les écoutant, on les aurait crus, à l’âpreté, à la méchanceté de la querelle, des hommes de races différentes, ennemis séculaires, prêts à se dévorer, sans aucune entente possible. Et, pourtant, ils voulaient le même bonheur pour tous les êtres, ils se rejoignaient au même but, la justice, la paix, le travail réorganisé, donnant le pain et la joie à tous. Mais quelle fureur encore, quelle haine agressive, meurtrière, dès qu’il s’agissait de s’entendre sur les moyens ! Le long de la route si rude du progrès, c’était, à chaque halte, parmi les frères en marche, enflammés tous du même désir d’affranchissement, des batailles sanglantes, sur la simple question de savoir s’il fallait passer à droite ou à gauche.
« Et puis, chacun est son maître, finit par déclarer Lange. Endormez-vous dans votre niche à bourgeois, si ça vous amuse, camarade. Moi, je sais bien ce que j’ai à faire… Et ça marche, ca marche, les petits cadeaux, les petites marmites que nous irons déposer un beau matin chez le sous-préfet, chez le maire, chez le président, chez le curé, n’est-ce pas, la Nu-Pieds ? Une fameuse tournée, hein ? ce matin-là, et comme on poussera la carriole de bon cœur ! »
La grande belle fille était revenue sur le seuil, où elle se détachait souveraine et sculpturale, parmi les argiles rouges du petit clos. De nouveau, ses yeux flambèrent, elle eut un sourire de servante qui s’est donnée, prête à suivre son maître jusqu’au crime.
« Elle en est, camarade, ajouta simplement Lange, de son air bourru et tendre. Elle m’aide. »
Lorsque Luc et Bonnaire l’eurent quitté, sans fâcherie, malgré leur peu d’entente, ils marchèrent en silence un instant. Puis, le dernier éprouva le besoin de reprendre ses arguments, de prouver une fois de plus qu’il n’y avait pas de salut possible, en dehors de la foi collectiviste. Il damnait les anarchistes, comme il damnait les fouriéristes, ceux-ci parce qu’ils ne s’emparaient pas immédiatement du capital, ceux-là parce qu’ils le supprimaient violemment. Et Luc songeait de nouveau que la réconciliation n’était possible que dans la Cité fondée enfin, lorsque toutes les sectes s’apaiseraient devant le rêve commun réalisé. On ne se querellerait plus sur la meilleure route à suivre, on serait au but désiré de tous, et la paix fraternelle régnerait. Mais quelle inquiétude mortelle lui donnait le long chemin à parcourir encore, et quelle crainte il avait de voir les frères se dévorer, en s’entravant eux-mêmes dans leur marche !
Luc rentra très triste de ces continuels heurts, qui étaient autant d’obstacles à son œuvre. Dés que deux hommes voulaient agir, ils ne s’entendaient plus. Puis, lorsqu’il fut seul, son cri lui échappa, le cri qui sans cesse gonflait son cœur.
« Mais ils n’aiment pas ! S’ils aimaient, tout serait fécondé, tout pousserait et triompherait sous le soleil ! »
Morfain également lui donnait du souci. Il avait en vain essayé de le civiliser un peu, en lui faisant abandonner son trou de roche pour descendre habiter une des petites maisons claires de la Crêcherie. Et le maître fondeur avait toujours refusé avec obstination, sous le prétexte qu’il était là-haut plus près de son travail, en continuelle surveillance. Luc s’en remettait complètement à lui, le laissait conduire le haut fourneau, qui fonctionnait à l’antique mode, dans l’attente des batteries de fours électriques l’œuvre que poursuivait Jordan, sans se lasser jamais. Mais la vraie cause de l’entêtement de Morfain à ne pas descendre parmi les hommes qui peuplaient la Cité nouvelle, c’était le dédain presque la haine où il les tenait. Lui, le Vulcain des temps primitifs le conquérant du feu, l’ouvrier écrasé plus tard sous le long esclavage, donnant son effort en héros résigné, finissant par aimer la grandeur sombre du bagne où le destin le courbait, s’irritait de cette usine dont les ouvriers allaient être des messieurs, avares de leurs bras, remplacés par des machines, que des enfants bientôt conduiraient. Cela lui semblait petit, misérable, ce souci de peiner le moins possible, de ne plus se battre avec le feu et le fer. Il ne comprenait même pas, il haussait les épaules, sans une parole, dans les longs silences qu’il gardait pendant des journées entières. Et, très seul, très orgueilleux, il restait au flanc de sa montagne, régnant sur le haut fourneau, dominant l’usine, que quatre fois en vingt-quatre heures, régulièrement, les coulées éclatantes couronnaient de flammes.
Une autre raison encore fâcha Morfain contre ces temps nouveaux qu’il voulait ignorer, dont le souffle n’avait pas même effleuré sa rude peau tannée par le travail. Et, cette fois, chez ce silencieux, le cœur dut saigner affreusement. Sa fille, Ma-Bleue, dont les yeux bleus étaient le bleu de son ciel, cette belle et grande créature qui était la ménagère aimée, depuis la mort de la mère, devint grosse. Il s’emporta, puis pardonna, car il se disait qu’elle se serait mariée un jour. Mais où il n’eut plus de pardon, ce fut lorsqu’elle lui avoua le nom de l’homme, le fils du maire, Achille Gourier. Depuis des années, la liaison durait, les rencontres par les sentiers des monts Bleuses, les nuits passées sur des couches odorantes de lavande et de thym, aux grands souffles libres des nuits étoilées. Achille, rompant avec sa famille, en jeune bourgeois que sa bourgeoisie dégoûtait et ennuyait, avait prié Luc de l’embaucher à la Crêcherie, où il était devenu dessinateur. Il brisait tous les liens, il aimait où et comment il lui plaisait, résolu à travailler pour la femme librement choisie, évoluant en fils conquis de la vieille société condamnée, allant à l’âge nouveau. Et ce fut là ce qui angoissa Morfain, jusqu’à lui faire chasser Ma-Bleue comme une fille perdue. Elle s’était laissé séduire par un monsieur, il n’y avait plus dans son cas que rébellion et diablerie. Tout l’antique édifice croulait, pour qu’une si belle et si bonne fille en eût ébranlé elle-même une des charpentes, en écoutant, en aguichant peut-être le fils du maire.
Puis, comme Ma-Bleue, mise à la porte, s’était naturellement réfugiée chez Achille, Luc dut intervenir. Les deux jeunes gens ne parlaient même pas de mariage. À quoi bon ? ils étaient bien sûrs de s’aimer et de ne jamais se quitter. Pour se marier, il était nécessaire qu’Achille sommât judiciairement son père ; et cela lui semblait une complication vexatoire, inutile. Vainement, Sœurette insista, dans l’idée que la morale, pour la bonne réputation de la Crêcherie, exigeait encore le mariage légal. Et Luc finit par obtenir d’elle qu’elle fermât les yeux, car il sentait bien qu’avec les générations nouvelles, il faudrait peu à peu tolérer l’union libre.
Mais Morfain n’acceptait point aussi aisément la situation, et Luc dut monter un soir, pour le raisonner. Depuis qu’il avait chassé sa fille, le maître fondeur vivait seul avec son fils, Petit-Da, faisant tous les deux leur ménage et leur cuisine, dans leur trou de roche. Et, ce soir-là, ils avaient achevé de dîner d’une soupe, lis restaient assis sur des escabeaux, devant leur rude table de chêne qu’ils avaient fabriquée eux-mêmes à coups de hache, tandis que la maigre lampe qui les éclairait, projetait sur la pierre enfumée des murs leurs ombres de colosses.
« Pourtant, père, disait Petit-Da, le monde marche, on ne peut rester immobile. »
D’un coup de poing, Morfain ébranla la lourde table.
« J’ai vécu comme mon père a vécu, et votre devoir était de vivre comme je vis. » D’habitude, les deux hommes n’échangeaient pas quatre paroles en un jour. Mais, depuis quelque temps, un malaise grandissait entre eux ; et, bien qu’ils fissent tout pour les éviter, des explications parfois éclataient. Le fils savait lire, écrire, était de plus en plus touché par l’évolution, qui soufflait jusqu’au fond des gorges de la montagne. Et le père, dans son entêtement glorieux de n’être qu’un solide ouvrier, dont l’effort suffisait à dompter le feu et à conquérir le fer, s’emportait douloureusement, en trouvant que sa race s’abâtardissait, par toute cette science et toutes ces idées inutiles.
« Si ta sœur n’avait pas lu des livres et ne s’était pas occupée de ce qui se passait là-bas, elle serait encore avec nous… Ah ! cette ville nouvelle, cette ville maudite qui nous l’a prise ! »
Cette fois, son poing ne s’abattit pas sur la table, il se tendit par la porte ouverte, dans la nuit noire, vers la Crêcherie, dont les lumières braisillaient comme des étoiles, en bas de la rampe rocheuse.
Petit-Da ne répondait plus, respectueux, la conscience troublée d’ailleurs, car il savait son père fâché contre lui, depuis qu’il l’avait rencontré avec Honorine, la fille du cabaretier Caffiaux. Honorine petite, brune et fine, avec un gai visage éveillé, s’était passionnée pour ce géant si doux, qui la trouvait lui-même délicieuse. Entre le père et le fils, dans l’explication de ce soir-là, c’était d’Honorine qu’il s’agissait au fond. Aussi l’attaque directe que celui-ci attendait, finit-elle par se produire.
« Et toi, demanda brusquement Morfain, quand vas-tu me quitter ? »
Cette idée de séparation parut bouleverser Petit-Da.
« Pourquoi donc, père, veux-tu que je te quitte ?
— Oh ! lorsqu’il y a une fille en jeu, il ne peut en résulter que des brouilles et que des ruines… Et puis, laquelle as-tu choisie ? Est-ce qu’on voudra te la donner seulement, est-ce que c’est raisonnable, des mariages pareils, qui confondent les classes, un vrai monde à l’envers, la fin de tout ? … J’ai trop vécu. »
Doucement, tendrement, le fils s’efforça d’apaiser le père. Il ne reniait pas son amour pour Honorine. Seulement, il en parlait en garçon raisonnable, décidé à patienter tant qu’il le faudrait. On verrait plus tard. Quel mal cela faisait-il, lorsqu’ils se rencontraient la jeune fille et lui, qu’ils se dissent un bonjour amical ? Si l’on n’était pas du même monde, cela n’empêchait pas qu’on pût se plaire. Et quand même les mondes se mêleraient un peu, est-ce que cela n’aurait pas le bon côté qu’on en viendrait à se connaître et à s’aimer davantage ?
Mais, débordant de colère et d’amertume, Morfain se leva tout d’un coup, et il dit avec un grand geste tragique, sous le plafond de roche, qu’il touchait presque du front : « Va-t’en, va-t’en, dès que tu le voudras ! … Fais comme ta sœur, crache sur tout ce qui est respectable, santé dans le dévergondage et dans la folie. Vous n’êtes plus mes enfants, je ne vous reconnais plus, quelqu’un vous a changés… Et qu’on me laisse seul dans ce trou sauvage, où j’espère bien que les roches elles-mêmes finiront par crouler et par m’écraser ! »
Luc, qui arrivait, s’était arrêté sur le seuil et avait entendu ces dernières paroles. Il en fut très affecté, car il avait une solide estime pour Morfain. Longuement, il le raisonna. Mais celui-ci, d’ailleurs, depuis que le maître était entré, avait renfoncé son chagrin, pour n’être plus que l’ouvrier, le subordonné soumis, tout à sa tâche. Il ne se permettait même pas de juger Luc, la cause première de ces abominations qui bouleversaient le pays et dont il souffrait. Les patrons restaient les maîtres d’agir à leur guise, c’était aux ouvriers d’être d’honnêtes gens, en faisant leur besogne comme les ancêtres l’avaient faite.
« Ne vous inquiétez pas, monsieur Luc, si j’ai des idées à moi, et si je me fâche, lorsqu’on les contrarie. Ça m’arrive bien rarement, vous savez que je ne cause guère… Et, vous pouvez en êtes sûr, ça ne fait pas de tort au travail, j’ai toujours un œil ouvert, pas une coulée n’a lieu, sans que je sois présent… N’est-ce pas ? quand on a le cœur gros, on n’en travaille que plus dur. »
Puis, comme Luc s’efforçait encore de mettre la paix dans cette famille dévastée par l’évolution dont il s’était fait l’apôtre, le maître fondeur faillit s’emporter de nouveau.
« Non, non ! c’est assez, qu’on me fiche la paix ! … Si vous êtes monté pour me parler de Ma-Bleue, monsieur Luc, vous avez eu tort, parce que c’est le sûr moyen de gâter les choses davantage. Qu’elle reste chez elle, je reste chez moi ! »
Et, voulant rompre la conversation, il parla brusquement d’autre chose, il donna une mauvaise nouvelle, qui entrait pour beaucoup dans son atroce humeur.
« Je serais peut-être descendu tout à l’heure, pour vous dire que je suis allé ce matin à la mine, et que l’espoir d’y retrouver le filon de minerai riche vient encore d’être déçu… Selon moi, on devait le rencontrer infailliblement au fond de la galerie dont j’avais indiqué la direction… Mais, que voulez-vous ? c’est comme un mauvais sort jeté sur tout ce que nous entreprenons depuis quelque temps, rien ne réussit. »
Cette parole retentit chez Luc, tel que le glas de ses grandes espérances. Un instant, il causa encore avec le père et fils, les deux colosses. Morfain le désespérait, comme le dernier témoin d’un monde disparu, avec sa tête énorme, sa face large, ravinée et roussie par le feu, ses yeux de flamme, sa bouche torturée, d’un rouge fauve de brûlure. Puis, il partit, il redescendit accablé d’une tristesse plus amère, en se demandant sur quel amas de ruines géantes, sans cesse accrues, il aurait à fonder sa ville.
À la Crêcherie même, dans l’intimité si calme, si tendre de Sœurette, Luc trouvait des causes de découragement. Elle continuait à recevoir l’abbé Marle, l’instituteur Hermeline et le docteur Novarre, et elle se montrait si heureuse d’avoir aussi, ces jours-là son ami à déjeuner, qu’il n’osait refuser l’invitation, malgré le sourd malaise où le jetaient les continuelles disputes de l’instituteur et du prêtre. L’âme paisible, Sœurette n’en souffrait pas, croyait qu’il s’y intéressait, tandis que Jordan, enveloppé dans ses couvertures, rêvant à quelque expérience commencée, semblait écouter avec un sourire vague.
Et ce fut particulièrement rude, un mardi, dans le petit salon en sortant de table. Hermeline avait entrepris Luc sur l’instruction telle qu’elle était donnée aux enfants de la Crêcherie, dans les cinq classes mixtes, et que coupaient des récréations prolongées et des heures nombreuses passées aux ateliers d’apprentissage. Cette école nouvelle, où l’on suivait une méthode diamétralement opposée à la sienne, lui avait pris des élèves, ce qu’il ne pardonnait pas. Et sa face anguleuse, au front osseux, aux lèvres minces blêmissait de colère contenue, à l’idée qu’on pouvait croire à une autre vérité que la sienne.
« Je consentirais encore à ces garçons et à ces filles instruits en tas, bien que cela ne me paraisse guère propre. Les écoliers ont déjà assez d’instincts mauvais, d’imaginations diaboliques lorsqu’on sépare les sexes, sans qu’on aille concevoir l’extraordinaire idée de les réunir, pour les exciter et les pourrir davantage ensemble. Ça doit être gentil, les petits jeux dans les coins, dès qu’on tourne le dos… Mais ce qui est tout à fait inacceptable c’est l’autorité du maître détruite, c’est la discipline réduite à néant, du moment qu’on fait appel à la personnalité de ces bambins et qu’on les laisse se diriger eux-mêmes, selon leur bon plaisir. Ne m’avez-vous pas dit que chaque élève suit son penchant, se consacre à l’étude qui lui plaît, reste libre de discuter sa leçon ? Vous appelez cela susciter des énergies… Et puis, qu’est-ce que c’est que des études où l’on joue toujours, où les livres sont méprisés, où la parole du maître n’est plus infaillible, où le temps qu’on ne passe pas au jardin on le passe dans des ateliers, à raboter du bois ou à limer du fer ? Certes, un métier manuel est bon à apprendre, mais il y a temps pour tout, et commencez-moi donc par faire entrer, dans le crâne dur de ces paresseux, le plus de grammaire et le plus de calcul possible, à coups de maillet ! »
Luc avait cessé de discuter, las de se heurter à cette intransigeance de sectaire, de catholique à rebours, ayant décrété le dogme du progrès, dont il ne voulait pas sortir. Et, tranquillement, il se contenta de répondre : « Oui, nous croyons qu’il est nécessaire de rendre le travail attrayant, de changer les études classiques en de continuelles leçons de choses, et notre but est de faire avant tout des volontés des hommes. »
Alors, Hermeline éclata.
« Eh bien ! savez-vous ce que vous ferez ? Vous ferez des déclassés, des révoltés. Il n’y a qu’un moyen de donner à l’État des citoyens, c’est de les fabriquer exprès pour lui, tels qu’il les lui faut, afin d’être fort et glorieux. De là, la nécessité d’une instruction disciplinée, identique, préparant au pays, d’après les programmes reconnus les meilleurs, les ouvriers, les professionnels, les fonctionnaires dont il a besoin. En dehors de l’autorité, il n’y a pas de certitude possible… Certes, j’ai fait mes preuves, je suis un républicain de la veille libre penseur et athée. Personne, j’espère, ne s’avisera de voir en moi un esprit rétrograde, et pourtant votre instruction, votre éducation libertaires, comme on dit, me jettent hors de moi, parce qu’avec elles, avant un demi-siècle, il n’y aurait plus de citoyens, plus de soldats, plus de nationaux… Oui, avec vos hommes libres, je vous défie bien de faire des soldats, et comment la patrie se défendrait-elle, en cas de guerre ?
— Sans doute, en cas de guerre, il faudrait la défendre, dit Luc sans s’émouvoir. Mais, un jour, à quoi bon des soldats, si l’on ne se bat plus ? Vous parlez comme le capitaine Jollivet, dans Le Journal de Beauclair, lorsqu’il nous accuse d’être des sans-patrie et des traîtres. »
Cette ironie peu méchante acheva d’exaspérer Hermeline.
« Le capitaine Jollivet est un imbécile que je méprise… Il n’en est pas moins vrai que vous nous préparez une génération déréglée, en rébellion contre l’État, et qui conduirait sûrement la République aux pires catastrophes.
— Toute la liberté, toute la vérité, toute la justice, sont des catastrophes », dit encore Luc en souriant.
Mais Hermeline continuait, en faisant une peinture épouvantable de la société de demain, si les écoles cessaient d’instruire des citoyens tous pareils, tous fabriqués pour le service de sa république autoritaire et centralisée : plus de discipline politique, plus d’administration possible, plus d’État souverain, la licence désordonnée aboutissant à la pire débauche physique et morale. Et tout d’un coup, l’abbé Marle, qui écoutait, en approuvant de la tête, ne put résister au besoin de crier :
« Ah ! que vous avez raison, et que tout cela est bien dit ! »
Sa face large et pleine, aux traits réguliers, au nez solide et fort, rayonnait de cette attaque furieuse contre la société naissante, où il sentait son Dieu condamné, près de n’être plus que l’idole historique d’une religion morte. Lui-même, chaque dimanche au prône portait les mêmes accusations, prophétisait les mêmes désastres. Mais on ne l’écoutait guère, son église se vidait davantage chaque jour, et il en ressentait une grande douleur inavouée, s’enfermant de plus en plus, pour toute consolation dans son étroite doctrine. Jamais il ne s’était montré plus attaché à la lettre, jamais il n’avait courbé ses pénitentes sous une pratique plus sévère, comme s’il eut voulu que ce monde bourgeois, dont il couvrait la pourriture du manteau de la religion, fût au moins englouti dans une attitude brave. Le jour où son église croulerait, il serait à l’autel, il achèverait sous les décombres sa dernière messe.
« C’est bien vrai, que le règne de Satan est proche, ces filles et ces garçons élevés ensemble, toutes les passions mauvaises déchaînées, l’autorité détruite, le royaume de Dieu remis sur la terre, ainsi qu’au temps des païens… Le tableau que vous venez de faire est si juste, que je ne saurais rien y ajouter de plus fort. »
Gêné d’être loué de la sorte par le prêtre, avec lequel il ne s’entendait sur rien, l’instituteur s’était brusquement tu, les yeux au loin, regardant les pelouses du parc, comme s’il n’entendait pas.
« Mais, poursuivit l’abbé Marle, plus encore que cette instruction démoralisante donnée ici, dans vos écoles, il est une chose que je ne puis pardonner, c’est que vous avez mis Dieu à la porte, c’est que volontairement vous avez oublié de bâtir une église, au milieu de votre ville nouvelle, parmi tant de belles et utiles constructions… Prétendez-vous donc vivre sans Dieu ? Jusqu’ici, aucun État n’a pu s’en passer, une religion a toujours été nécessaire au gouvernement des hommes.
— Je ne prétends rien du tout, répondit Luc. Chaque homme est libre de sa foi, et si une église n’a pas été bâtie, c’est qu’aucun de nous ne s’en est encore senti le besoin. Mais on peut en bâtir une, dans le cas où il se trouverait des fidèles pour l’emplir. Il sera toujours loisible à un groupe de citoyens de se réunir pour se donner la satisfaction qui lui plaira. Et quant à la nécessité d’une religion, elle est en effet très réelle, lorsqu’on veut gouverner les hommes. Mais nous ne voulons pas les gouverner, nous voulons au contraire qu’ils vivent libres dans la Cité libre… Voyez-vous, monsieur l’abbé, ce n’est pas nous qui détruisons le catholicisme, il se détruit lui-même, il meurt lentement de sa belle mort, comme meurent nécessairement les religions, après avoir accompli leur tâche historique, à l’heure marquée par l’évolution humaine. La science abolit un à un tous les dogmes, la religion de l’humanité est née et va conquérir le monde. À quoi bon une église catholique à la Crêcherie, puisque la vôtre est déjà trop grande pour Beauclair, qu’elle devient de plus en plus déserte et qu’elle s’écroulera un de ces jours ? »
Très pâle, le prêtre ne comprit pas, ne voulut pas comprendre. Il se contenta de répéter, avec l’entêtement du croyant qui met sa force dans l’affirmation, sans raisonnements ni preuves :
« Si Dieu n’est pas avec vous, votre défaite est certaine. Croyez-moi, bâtissez une église. »
Hermeline ne put se contenir davantage. Les éloges du prêtre le suffoquaient, surtout avec cette conséquence de la nécessité d’une religion. Et il cria :
« Ah ! non, ah ! non, l’abbé, pas d’église ! Certes, je ne cache pas que les choses, ici, ne s’organisent guère selon mon goût. Mais, s’il est une de ces choses que j’approuve, c’est bien l’abandon de ton culte d’État… Gouverner les hommes, eh oui ! mais ce ne sera plus les curés dans leurs églises qui les gouverneront, ce sera nous, les citoyens, dans nos mairies. Les églises, on en fera des grenier publics, des granges pour les récoltes. »
Et, l’abbé Marle se fâchant, disant qu’il ne tolérerait pas en sa présence des paroles sacrilèges, la dispute devint si âpre, que le docteur Novarre dut intervenir, comme d’habitude. Jusque-là, il avait écouté de son air fin, avec ses yeux vifs, en homme très doux et un peu sceptique, qui ne se troublait pas pour des mots échangés même les plus violents du monde. Mais il crut s’apercevoir que Sœurette commençait à souffrir.
« Voyons, voyons, vous voilà presque d’accord, puisque vous utilisez tous les deux les églises. L’abbé pourra toujours y dire sa messe, quitte à en abandonner un coin aux fruits de la terre, les années de grande abondance… Le bon Dieu, de quelque religion qu’il soit, ne dirait pas non. »
Puis, il parla d’une rose nouvelle qu’il avait obtenue, très blanche, très pure, chauffée au cœur d’un flot de carmin. Il en avait apporté une touffe, et Sœurette la regardait sur la table, dans un vase, de nouveau souriante à cette floraison de charme et de parfum, gardant pourtant une lassitude attristée de la virulence que prenaient les querelles, à ses déjeuners du mardi. Bientôt, on ne pourrait plus se voir.
Alors seulement, Jordan sortit de sa songerie. Il n’avait cessé d’avoir l’air attentif, comme s’il écoutait. Mais il dit un mot, qui montra combien son esprit était loin.
« Vous savez qu’en Amérique un savant électricien vient d’emmagasiner assez de chaleur solaire pour produire de l’électricité. »
Lorsque Luc fut resté seul avec les Jordan, il y eut un grand silence. La pensée des pauvres hommes qui se déchiraient, qui s’accablaient, dans leur aveugle poursuite du bonheur, lui oppressait le cœur. À la longue, en voyant avec quelle peine on travaillait au bien commun, parmi les révoltes de ceux mêmes qu’on voulait sauver, il était pris parfois de découragements qu’il n’avouait pas encore, mais qui lui brisaient les membres et l’esprit, comme après les grosses fatigues inutiles. Un instant, sa volonté chavirait, sur le point d’être engloutie.
Et, ce jour-là, il eut encore son cri de détresse sentimentale.
« Mais ils n’aiment pas ! S’ils aimaient, tout serait fécondé, tout pousserait et triompherait sous le soleil ! »
À quelques jours de là, un matin d’automne, de très bonne heure Sœurette reçut au cœur un coup affreux, dont la douleur inattendue lui causa une profonde angoisse. Elle était fort matinale, et elle allait donner des ordres à une vacherie qu’elle avait fait installer pour les enfants de sa crèche, lorsqu’elle eut l’idée, en suivant le mur en terrasse qui aboutissait au pavillon occupé par Luc, de jeter un coup d’œil sur la route des Combettes, que la terrasse dominait. Et, juste à ce moment, la porte du pavillon ouvrant sur la route s’étant entrebâillée à peine, elle vit sortir doucement une femme, une ombre légère de femme, qui s’effaça presque aussitôt dans le brouillard rose du matin. Mais elle l’avait reconnue, si fine, si souple, d’un charme si pénétrant, telle qu’une vision d’infinie tendresse, fuyant au plein jour. C’était Josine qui sortait de chez Luc, et pour qu’elle en sortît de la sorte au lever du soleil, c’était donc qu’elle y avait passé la nuit.
Depuis que Ragu avait quitté la Crêcherie, Josine était ainsi revenue trouver Luc quelquefois, les nuits où elle était libre. Et cette nuit-là, elle était venue lui dire qu’elle ne reviendrait pas, dans la crainte d’être surprise, des voisines l’espionnant, guettant ses sorties. Puis l’idée de mentir, de se cacher, pour se donner à son dieu, finissait par lui être si pénible, qu’elle préférait attendre l’heure où elle clamerait son amour au grand soleil. Luc avait compris, s’était résigné. Mais quelle nuit de caresses, coupées de désespoirs, et quels adieux désolés, aux premières lueurs de l’aube ! Ils s’étaient repris avec des baisers sans fin, ils avaient échangé tant de serments, que le jour était déjà clair, lorsqu’elle avait pu s’arracher de ses bras. Et, seules, les vapeurs matinales l’avaient voilée un peu à son départ.
Josine passant la nuit chez Luc, sortant de chez Luc, au lever du soleil ! Cette brusque révélation retentissait en Sœurette avec un bruit de mortelle catastrophe. Elle s’était soudain arrêtée, clouée sur place, comme si la terre se fût ouverte devant ses pas. Un tel bouleversement l’agitait, un tel bruit d’orage montait à sa tête, que tout n’était plus en elle que confusion, sans une sensation nette, sans un raisonnement possible. Et elle ne continua pas son chemin, elle oublia qu’elle se rendait à la vacherie pour donner un ordre. Tout d’un coup, elle se mit à fuir, elle aussi, elle revint sur ses pas en courant, rentra dans la maison, remonta follement à sa chambre, s’y enferma, se jeta sur son lit défait, les mains aux yeux et aux oreilles, comme pour ne plus voir et ne plus entendre. Elle ne pleurait pas, elle ne savait pas encore, en proie seulement à une immense désolation, mêlée d’un effroi sans bornes.
Pourquoi donc souffrait-elle ainsi, dans un pareil déchirement de tout son être ? Elle ne s’était crue que l’amie très tendre de Luc, son disciple et son aide, passionnément dévouée à l’œuvre de justice et de bonheur humain qu’il rêvait d’accomplir. Près de lui ? elle ne s’imaginait goûter que la délicieuse douceur d’une fraternité d’âme, sans que jamais encore un autre frisson l’eut effleurée. Et voilà qu’elle brûlait toute, qu’elle était secouée d’une ardente fièvre, parce que l’image de cette autre femme passant la nuit la, ne sortant qu’au matin, s’évoquait désormais, avec une tyrannie abominable. Elle aimait donc Luc, elle le désirait donc. Et elle s’en apercevait le jour où le malheur était fait, où il devait être trop tard pour qu’elle se fît aimer ! C’était cela, le désastre, d’apprendre si durement qu’elle aimait elle-même, lorsqu’une autre avait pris la place, la chassant de ce cœur dans lequel elle aurait pu s’installer peut-être en reine adorée et toute-puissante. Le reste disparaissait, et comment son amour était né, avait grandi, et pourquoi elle l’avait ignoré, candide encore à trente ans, parfaitement heureuse jusque-là d’une si tendre intimité, n’ayant point senti l’aiguillon d’un désir de possession plus étroite. Les larme vinrent enfin, elle sanglota sur la brutalité du fait accompli, sur ce brusque obstacle qui se dressait entre elle et l’homme à qui elle s’était donnée toute, sans le savoir. Cela seul existait à présent, qu’allait-elle faire, de quelle façon allait-elle se faire aimer ? Car il lui semblait impossible de ne pas être aimée, puisqu’elle aimait, puisqu’elle ne cesserait jamais d’aimer. Maintenant que son amour criait en elle, il lui déchirait le cœur, elle ne pourrait plus vivre, si son amour partagé ne l’apaisait d’un baume rafraîchissant. Et ce n’était toujours que confusion, elle se débattait dans des pensées indécises, dans des résolutions obscures, ainsi qu’une femme déjà mûre, restée enfant, jetée soudain aux réalités torturantes de la vie.
Longtemps elle dut s’anéantir ainsi, la face dans l’oreiller. Le soleil avait grandi, la matinée s’avançait, sans qu’elle trouvât une solution pratique, dans son émoi grandissant. Toujours revenait la question obsédante : qu’allait-elle faire pour dire qu’elle aimait pour être aimée ? Et, brusquement, l’idée de son frère lui vint c’était à son frère qu’elle devait se confier, puisque lui seul au monde la connaissait, savait bien que son cœur n’avait jamais menti. Il était un homme, il comprendrait sûrement, il lui enseignerait ce qu’on fait, quand on a le besoin d’être heureux. Tout de suite, sans raisonner davantage, elle sauta de son lit elle descendit au laboratoire, telle qu’une enfant qui a trouvé la solution à sa grosse peine.
Jordan, ce matin-là, venait de subir un échec désastreux. Depuis des mois, il croyait avoir trouvé le transport de la forcé électrique, dans des conditions parfaites de sûreté et d’économie. Il brûlait le charbon au sortir du puits, il amenait l’électricité sans déperdition aucune, ce qui abaissait le prix de revient d’une façon considérable. Le problème lui avait coûté quatre années de recherches, au milieu des continuels malaises de sa chétive personne. Il utilisait le mieux qu’il pouvait sa petite santé, dormant beaucoup, enveloppé dans ses couvertures, occupant avec méthode les rares heures qu’il conquérait ainsi sur la nature marâtre. Et il arrivait, en tirant le meilleur parti de l’instrument ingrat qu’était son misérable corps, à faire une formidable besogne. On lui cachait la crise inquiétante que traversait la Crêcherie, pour ne pas le troubler. Il croyait que tout marchait bien, il était d’ailleurs incapable de s’apercevoir des choses et de s’y intéresser, continuellement enfermé dans son laboratoire, tout à son œuvre qui seule existait au monde. Et voilà que, ce matin même, il s’était mis au travail de bonne heure, en se sentant l’intelligence claire voulant en profiter pour une dernière expérience. Et elle avait totalement échoué, il se heurtait à un obstacle imprévu, erreur de calcul, détail négligé, qui prenait soudain une importance destructive, qui reculait indéfiniment la solution cherchée de ses fours.
C’était un écroulement, tant de travail improductif encore, tant de travail encore nécessaire. Au milieu de la vaste pièce désolée, il venait de se réenvelopper dans ses couvertures, pour s’allonger au fond du fauteuil où il passait de longues heures, lorsque sa sœur entra. Il la vit si pâle, si défaite, qu’il s’inquiéta vivement, lui qui avait assisté à l’échec de son expérience d’un front tranquille, en homme que rien ne décourage.
« Qu’as tu donc, chérie ? Es tu souffrante ? »
Sa confidence ne la gêna pas. Elle dit sans une hésitation, en pauvre fille dont le cœur s’ouvrait dans un sanglot :
« J’ai, mon bon frère, que j’aime Luc et qu’il ne m’aime pas. Je suis bien malheureuse. »
Et, de son air simple et candide, elle dit toute l’histoire, comment elle avait vu sortir Josine de chez Luc, comment elle en éprouvait au cœur une douleur si atroce, qu’elle accourait avec le besoin d’être consolée, guérie. Elle aimait Luc, et Luc ne l’aimait pas.
Jordan l’écoutait avec stupeur, comme si elle lui avait conté un cataclysme extraordinaire, inattendu.
« Tu aimes Luc, tu aimes Luc ! »
L’amour, pourquoi l’amour ? L’amour chez cette sœur adorée, qu’il avait toujours vue près de lui telle qu’un autre lui-même, cela le stupéfiait. Il n’avait jamais songé qu’elle pût aimer et qu’elle en fût malheureuse. C’était là un besoin qu’il ignorait, un monde dans lequel il n’était pas entré. Aussi son embarras devenait-il grand, si candide lui-même, d’une ignorance totale en cette matière.
« Oh ! dis-moi, frère, pourquoi Luc aime-t-il cette Josine, pourquoi n’est-ce pas moi qu’il aime ? »
Elle sanglotait maintenant, elle avait noué les bras autour de son cou, la tête sur son épaule, dans une désolation qui le désespérait. Mais que lui dire pour la renseigner, pour la consoler ?
« Je ne sais pas, moi, petite sœur, je ne sais pas. Sans doute il l’aime, parce qu’il aime. Il ne doit pas y avoir d’autre raison… Il t’aimerait, s’il t’avait aimée la première. »
Et c’était bien cela. Luc aimait Josine parce qu’elle était l’amoureuse, la femme de charme et de passion, rencontrée dans la souffrance, éveillant toutes les tendresses du cœur. Et puis, elle avait la beauté, le frisson divin du désir, elle apportait la chair voluptueuse et féconde, par qui le monde s’éternise.
« Mais, frère, il m’a connue avant elle, pourquoi ne m’a-t-il pas aimée la première ? »
Jordan, que ces questions précises embarrassaient de plus en plus, cherchait avec émoi, trouvait des réponses délicates et bonnes, dans sa naïveté.
« C’est peut-être qu’il a vécu ici en ami, en frère. Il est devenu ton frère. » Il la regardait, il ne lui disait pas tout cette fois, en la voyant, pareille à lui, si mince, si frêle, avec sa figure insignifiante. Elle n’était point l’amour, trop pâle, toujours vêtue de noir, l’air charmant, très doux et très bon, mais si triste, comme toutes les silencieuses et les dévouées. Certainement, elle n’avait jamais été pour Luc qu’une intelligente, une bienfaisante, une heureuse.
« Tu comprends, petite sœur, s’il est devenu ton frère, ainsi que moi, il ne peut t’aimer d’amour comme il aime Josine. Ça ne lui est pas venu à l’esprit. Mais il t’aime tout de même beaucoup, il t’aime davantage, autant que je t’aime. »
Cela révolta Sœurette. Il y eut en elle un soulèvement de tout son pauvre être amoureux, qui lui fit crier sa détresse d’amante, au milieu d’un redoublement de sanglots.
« Non, non ! il ne m’aime pas davantage, il ne m’aime pas tout. Ce n’est pas aimer une femme que de l’aimer en frère, lorsque je souffre ce que je souffre, en voyant bien qu’il est perdu pour moi. Si tout à l’heure encore je ne savais rien de ces choses, je les devine à présent que je me sens mourir. »
Jordan s’émouvait avec elle, retenait les larmes qui lui montaient aux yeux.
« Petite sœur, petite sœur, tu me fais une peine infinie, et ce n’est guère raisonnable de te rendre ainsi malade, avec un pareil chagrin. Je ne te reconnais pas, toi, si calme, toi si sage, qui comprends si bien quelle fermeté d’âme il faut opposer aux misères de l’existence. »
Et il voulut la raisonner.
« Voyons, tu n’as aucun reproche à faire à Luc ?
— Oh ! non, aucun. Je sais qu’il a beaucoup d’affection pour moi. Nous sommes de très grands amis.
— Alors, que veux-tu ? il t’aime comme il peut t’aimer, tu as tort de te fâcher contre lui.
— Mais je ne me fâche pas ! Je n’ai de haine contre personne, je n’ai que de la souffrance. »
Les sanglots la reprirent, un nouveau flot de détresse la submergea, en lui arrachant le continuel cri :
« Pourquoi ne m’aime-t-il pas ? pourquoi ne m’aime-t-il pas ?
— S’il ne t’aime pas de l’amour dont tu voudrais être aimée petite sœur, c’est qu’il ne te connaît pas assez. Non, il ne te connaît pas comme je te connais, il ne sait pas que tu es la meilleure, la plus douce, la plus dévouée, la plus aimante. Tu aurais été la compagne, l’aide, celle qui facilite et adoucit la vie. Mais l’autre est venue avec sa beauté, et il y a là des forces bien puissantes puisqu’il l’a suivie sans te voir, toi qui l’aimais pourtant… Il faut te résigner. »
Il l’avait prise dans ses bras, il la baisait sur les cheveux. Et elle se débattait toujours.
« Non, non ! je ne puis !
— Si, tu te résigneras, tu es trop bonne, trop intelligente pour ne pas te résigner… Un jour, tu oublieras.
— Oh ! cela, non ! jamais !
— J’ai tort ; je ne te demande pas l’oubli, garde le souvenir dans ton cœur, personne autre que toi n’en pourra souffrir… Mais je te demande la résignation, parce que je sais bien qu’elle a toujours été en toi et que tu en es capable, jusqu’au renoncement, jusqu’au sacrifice… Songe donc à tous les désastres, si tu te révoltais, si tu parlais. Ce serait notre vie rompue, nos œuvres ruinées, et tu souffrirais mille fois davantage. »
Frémissante, elle l’interrompit.
« Eh bien ! que la vie se rompe, que les œuvres soient ruinées ! Au moins, je me serai satisfaite… C’est mal, frère, de me parler ainsi. Tu es égoïste.
— Égoïste, lorsque je ne songe qu’à toi, petite sœur adorée ! En ce moment, c’est la douleur qui s’exaspère en ton être si bon. Et quel serait ton amer remords, si je te laissais tout détruire ! Demain, tu ne pourrais plus vivre, devant les décombres que tu aurais amoncelés… Pauvre cher cœur, tu te résigneras, c’est d’abnégation et de pure tendresse que ton bonheur sera fait. »
Les larmes le suffoquèrent, ils mêlèrent leurs sanglots. Cela était exquis de passion fraternelle, ce débat entre ce frère et cette sœur, si naïfs, si aimants tous les deux. Et il répétait, sur un ton d’immense pitié, adoucie d’une affection sans bornes :
« Tu te résigneras, tu te résigneras. »
Elle protestait encore, mais en s’abandonnant, et elle n’avait plus qu’une plainte de pauvre être blessé, dont on cherche à endormir le mal.
« Oh ! non, je veux souffrir… Je ne peux pas, je ne me résigne pas. »
Luc, ce matin-là, déjeunait avec les Jordan, et lorsque, dès onze heures et demie, il vint les rejoindre dans le laboratoire, il trouva le frère et la sœur agités encore, les yeux meurtris. Mais il était lui-même si désolé, si abattu, qu’il ne remarqua rien. Les adieux que Josine avait dû lui faire, cette nécessité de la séparation, l’emplissaient d’un véritable désespoir. C’était comme si on lui enlevait ses forces dernières, en lui arrachant son amour, l’amour qu’il croyait nécessaire à sa mission. S’il ne sauvait pas Josine, jamais il ne sauverait le peuple de misérables auquel il avait donné son cœur. Et, dès son lever, tous les obstacles qui entravaient sa marche, s’étaient dressés, insurmontables. Il avait eu la vision noire de la Crêcherie en perdition, perdue déjà, à ce point qu’il y aurait folie à espérer encore le salut. Les hommes s’y dévoraient, la fraternité n’avait pu s’établir entre eux, toutes les fatalités humaines s’acharnaient contre l’œuvre. Et, brusquement, il avait perdu la foi, en proie à la plus affreuse crise de découragement qu’il eût subie jusqu’à ce jour. Le héros en lui chancelait, aggravant le mal, près de renoncer à sa tâche, devant l’affreuse crainte de la défaite prochaine.
Sœurette, ayant remarqué son trouble, eut la divine tendresse de s’inquiéter.
« Est-ce que vous êtes souffrant, mon ami ?
— Oui, je ne vais pas très bien, j’ai passé une matinée atroce… Depuis que je suis levé, je n’ai appris que des malheurs. »
Elle n’insista pas, elle le regardait avec une anxiété croissante, en se demandant quelle pouvait être sa souffrance, à lui qui aimait et qui était aimé. Pour cacher un peu la mortelle émotion où elle était elle-même, elle s’était mise à sa petite table de travail, feignant de prendre des notes pour son frère ; tandis que celui-ci s’allongeait de nouveau au fond de son fauteuil, l’air brisé.
« Alors, mon bon Luc, dit-il, nous ne valons pas cher, ni les uns, ni les autres ; car, si je me suis levé assez solide, j’ai eu, moi aussi, de telles contrariétés, que me voilà par terre. »
Un instant Luc se promena, le visage sombre, sans prononcer une parole. Il allait et venait, s’arrêtant parfois devant la haute fenêtre, jetant un coup d’œil sur la Crêcherie, sur la ville naissante, dont les toitures s’étalaient devant lui. Puis, il ne put contenir le flot de son désespoir, il parla.
« Mon ami, il faut pourtant que je vous dise… On n’a pas voulu vous troubler dans vos recherches, on vous a caché que nos affaires vont très mal, à la Crêcherie. Nos ouvriers nous quittent, la désunion et la révolte se sont mises parmi eux, à la suite des éternels malentendus de l’égoïsme et de la haine. Beauclair entier se soulève, les commerçants, les travailleurs eux-mêmes, dont nous gênons les habitudes, nous rendent la vie si dure, que notre situation devient chaque jour plus inquiétante… Enfin, je ne sais si les choses se sont trop assombries pour moi, ce matin, mais elles viennent de m’apparaître comme désespérées. Je nous vois perdus, et je ne puis pourtant pas vous dissimuler davantage la catastrophe où nous allons. »
Étonné, Jordan l’écoutait. Il restait fort calme, d’ailleurs. Il eut même un léger sourire.
« N’exagérez-vous pas un peu, mon ami ?
— Mettons que j’exagère, que la ruine n’est pas pour demain… Je ne m’en estimerais pas moins un malhonnête homme, si je ne vous prévenais pas de la crainte où je suis d’une ruine prochaine. Lorsque je vous ai demandé vos terrains, votre argent, pour l’œuvre de salut social que je rêvais, ne vous ai-je pas promis, non seulement une grande et belle action, digne de vous, mais encore une bonne affaire ? Et voilà que je vous ai trompé, votre fortune va être engloutie dans la pire des défaites ! Comment voulez-vous que je ne sois pas hanté du plus affreux remords ? »
D’un geste, Jordan avait tenté de l’interrompre, comme pour dire que l’argent ne comptait guère. Mais il continua :
« Et ce ne sont pas uniquement les sommes considérables déjà englouties, ce sont les sommes chaque jour nécessaires pour prolonger la lutte. Je n’ose plus vous les demander, car, si je puis me sacrifier tout entier, je n’ai pas le droit de vous entraîner dans ma chute, vous et votre sœur. »
Il se laissa tomber sur une chaise, les jambes cassées, l’air abattu, tandis que Sœurette, très pâle, toujours assise devant sa petite table, les regards sur les deux hommes, attendait dans une émotion profonde.
« Ah ! vraiment, les choses vont si mal, reprit Jordan de sa voix tranquille. C’était pourtant très bien, votre idée, et vous aviez fini par me conquérir… Je ne vous l’avais pas caché, je me désintéressais de ces tentatives politiques et sociales, étant convaincu que la science seule est révolutionnaire et que c’est elle seule qui achèvera l’évolution de demain, menant l’homme à toute vérité et à toute justice… Mais c’était si beau, votre solidarité ! De cette fenêtre, après mes bonnes heures de travail, je regardais pousser votre ville avec intérêt. Elle m’amusait, et je me disais que je travaillais pour elle et qu’un jour l’électricité en serait la grande force, l’ouvrière active et bienfaisante… Faut-il donc renoncer à tout cela ? »
Alors, Luc laissa échapper ce cri d’abandon suprême :
« Je suis à bout d’énergie, je ne me sens plus aucun courage, toute ma foi s’en est allée. C’est fini, je viens vous dire que j’abandonne tout, plutôt que d’exiger de vous un nouveau sacrifice. Voyons, mon ami, l’argent qu’il nous faudrait encore, oseriez-vous me le donner, aurais-je moi-même l’audace de vous en faire la demande ? »
Et jamais cri de désespoir n’était sorti si déchirant de la poitrine d’un homme. C’était l’heure mauvaise, l’heure noire, que connaissent bien tous les héros, tous les apôtres, l’heure où la grâce s’en va, où la mission s’obscurcit, où l’œuvre apparaît impossible.
Déroute passagère, lâcheté d’un moment, dont la souffrance est affreuse.
Jordan, de nouveau, eut son paisible sourire. Il ne répondit pas tout de suite à la question que Luc lui posait, en frémissant, au sujet des grosses sommes d’argent qui seraient encore nécessaires. D’un mouvement frileux, il ramena les couvertures sur ses membres frêles. Puis, doucement :
« Imaginez-vous, mon bon ami, que je ne suis pas non plus très content. Oui, ce matin, j’ai eu un véritable désastre… Vous savez, ma trouvaille pour le transport de la force électrique à bas prix et sans déperdition aucune ? Eh bien ! je m’étais trompé, je ne tiens absolument rien de ce que je croyais tenir. Ce matin une expérience de contrôle à totalement échoué, je me suis convaincu qu’il fallait recommencer tout. Ce sont des années de travail à reprendre… Vous comprenez, c’est ennuyeux, de se heurter ainsi à une défaite, lorsqu’on croit être certain de la victoire.
Sœurette s’était tournée vers lui, bouleversée d’apprendre ainsi cet échec qu’elle ignorait encore. De même, Luc, apitoyé dans sa propre désespérance, avait allongé la main, pour serrer la sienne, en une fraternelle sympathie. Et Jordan seul restait calme, avec son petit tremblement de fièvre habituel, lorsqu’il s’était surmené.
« Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Luc.
— Ce que je vais faire, mon bon ami ? mais je vais me remettre au travail… Demain, je recommencerai, je reprendrai mon œuvre au commencement, puisqu’elle est tout entière à reprendre. C’est bien simple, et il n’y a évidemment pas autre chose à faire… Vous entendez ! jamais on n’abandonne une œuvre. S’il faut vingt années, trente années, s’il faut des vies entières, on les lui donne. Si l’on s’est trompé, on revient sur ses pas, on refait autant de fois qu’il le faut le chemin déjà parcouru. Les empêchement, les obstacles ne sont que les haltes, les difficultés inévitables de la route… Une œuvre, c’est un enfant sacré qu’il est criminel de ne pas mener à terme. Elle est notre sang nous n’avons pas le circuit de nous refuser à sa création, nous lui devons toute notre force, toute notre âme, notre chair et notre esprit. Comme la mère qui meurt parfois de la chère créature qu’elle enfante, nous devons être prêts à mourir de notre œuvre, si elle nous épuise… Et si elle ne nous a pas coûté la vie, eh bien ! nous n’avons encore qu’une chose à faire, lorsqu’elle est achevée, vivante et forte : c’est d’en recommencer une autre, et cela sans nous arrêter jamais, toujours une œuvre après une œuvre, tant que nous sommes debout, dans notre intelligence et notre virilité.
Il semblait être devenu grand, être devenu fort, comme cuirassé par sa croyance en l’effort humain contre tout découragement, certain de vaincre, s’il utilisait pour la victoire jusqu’au dernier battement de ses veines. Et Luc, qui l’écoutait, sentait déjà lui venir, de cet être si chétif, un souffle d’indomptable énergie.
« Le travail ! le travail ! continua Jordan, il n’est pas d’autre force. Quand on a mis sa foi dans le travail, on est invincible. Et cela est si aisé, de créer un monde : il suffit, chaque matin, de se remettre à la besogne, d’ajouter une pierre aux pierres du monument déjà posées, de le monter aussi haut que la vie le permet, sans hâte, par l’emploi méthodique des énergies physiques et intellectuelles dont on dispose. Pourquoi douterions-nous de demain, puisque c’est nous qui le faisons, grâce à notre travail d’aujourd’hui ? Tout ce que notre travail ensemence, c’est demain qui nous le donne… Ah ! travail sacré, travail créateur et sauveur, qui est ma vie, mon unique raison de vivre ! »
Ses regards s’étaient perdus au loin, il ne parlait plus que pour lui, répétant cet hymne au travail, qui revenait sans cesse sur ses lèvres, dans ses grosses émotions. Et il disait une fois de plus comment le travail l’avait consolé, l’avait soutenu toujours. S’il vivait encore, c’était qu’il avait mis dans sa vie une œuvre, pour laquelle il avait régularisé toutes ses fonctions. Il était bien sûr de ne pas mourir, tant que son œuvre ne serait pas finie. Quiconque se donnait à une œuvre, trouvait dès lors un guide, un soutien, comme le régulateur même du cœur qui battait dans sa poitrine. L’existence prenait un but, la santé se réglait, un équilibre se faisait d’où naissait la seule joie humaine possible, celle de l’action justement accomplie. Lui, si mal portant, n’était jamais entré dans son laboratoire, sans en éprouver un soulagement. Que de fois il s’était mis à la besogne les membres douloureux, le cœur en larmes et, chaque fois, le travail l’avait guéri. Ses incertitudes, ses rares découragements n’étaient venus que de ses heures de paresse. L’œuvre portait son créateur, elle ne lui devenait funeste, elle ne l’écrasait que le jour où lui-même l’abandonnait.
Brusquement, il se retourna vers Luc, il conclut en lui disant, avec son bon sourire : « Voyez-vous, mon ami, si vous laissez mourir la Crêcherie, vous mourrez de la Crêcherie. L’œuvre est notre vie même, il faut la vivre jusqu’au bout. »
Luc s’était redressé, en un élan de tout son être. Ce qu’il venait d’entendre, cet acte de foi dans le travail, cet amour passionné de l’œuvre, le soulevait d’un souffle héroïque, le rendait à toute sa foi, à toute sa force. Il n’était tel, à ses heures de lassitude et de doute, que ce bain d’énergie qu’il accourait ainsi prendre près de son ami, de ce pauvre corps maladif, d’où émanait un pareil rayonnement de paix et de certitude. Chaque fois, le charme opérait, un flot de courage remontait en lui, il n’avait plus que l’impatience de se remettre à la lutte.
« Ah ! cria-t-il, vous avez raison, je suis un lâche, j’ai honte d’avoir désespéré. Le bonheur humain n’est que dans la glorification du travail, dans la réorganisation du travail sauveur. C’est lui qui fondera notre ville… Mais cet argent, tout cet argent qu’il va falloir risquer encore ! »
Jordan, épuisé par la passion qu’il avait mise dans ses paroles, enveloppait plus étroitement ses épaules maigres. Et il dit simplement, d’un petit souffle las :
« Cet argent, je vous le donnerai… Nous ferons des économies, nous nous arrangerons toujours. Vous savez bien qu’il nous faut peu de chose, du lait, des œufs, des fruits. Pourvu que je puisse payer les frais de mes expériences, le reste ira bien. »
Luc lui avait saisi les mains, qu’il serrait avec une émotion profonde.
« Mon ami, mon ami… Mais, votre sœur, est-ce qu’elle aussi nous allons la ruiner ?
— C’est vrai, dit Jordan, nous oublions Sœurette. »
Ils se tournèrent. Sœurette, silencieusement, pleurait. Elle n’avait point quitté sa chaise, devant la petite table, les deux coudes appuyés, le menton dans les mains. Et de grosses larmes ruisselaient sur ses joues, en une détente éperdue de son pauvre cœur torturé et saignant. Elle aussi, ce qu’elle venait d’entendre l’avait bouleversée, soulevée, au plus profond de son être. Tout ce que son frère disait pour Luc retentissait en elle avec une égale énergie. Cette nécessité du travail, cette abnégation devant l’œuvre n’était-ce pas la vie acceptée, vécue loyalement, pour le plus d’harmonie possible ? Désormais, elle se serait, comme Luc trouvée mauvaise et lâche, si elle avait entravé l’œuvre, si elle ne s’y était pas dévouée jusqu’au renoncement. Son grand courage de bonne âme, simple et sublime, lui était revenu.
Elle se leva, elle embrassa longuement son frère ; et, tandis qu’elle restait la tête sur son épaule, elle lui dit doucement à l’oreille :
« Merci, toi ! … Tu m’as guérie, je me sacrifierai. »
Cependant, Luc s’agitait, dans un nouveau besoin d’action. Il était retourné à la fenêtre, regardant le grand ciel bleu luire sur les toitures de la Crêcherie. Et il en revint, répétant son cri une fois de plus :
« Ah ! ils n’aiment pas ! Le jour où ils aimeront, tout sera fécondé, tout poussera et triomphera sous le soleil ! »
Sœurette, qui s’était approchée affectueusement de lui, dit alors avec un dernier frémissement de sa triste chair domptée :
« Et il faut aimer, sans vouloir qu’on vous aime, car l’œuvre ne peut commencer à être que pour l’amour des autres. »
Cette parole d’une créature qui se donnait toute, dans l’unique joie de se donner, tomba au milieu d’un grand silence frissonnant. Et ils ne parlèrent plus, et tous les trois, réunis en une fraternité étroite, contemplèrent au loin, parmi les verdures, la Cité naissante de justice et de bonheur, qui allait étendre ses toitures peu à peu, à l’infini, maintenant que beaucoup d’amour était semé.