Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/XIV. L’histoire

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 150-172).
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Livre V

XIV

L’HISTOIRE

L’ouvrage capital de M. Bergson, Matière et Mémoire, nœud et carrefour de toutes ses doctrines, installation générale de ses principes, implique évidemment un travail et, une contention d’esprit, une intensité et une concentration d’effort, qui ne se retrouvent pas au même degré dans l’Évolution Créatrice, de lecture si aisée. Et cette facilité de la lecture nous fait croire à une facilité analogue de la composition. M. Bergson nous dit lui-même qu’il a dépouillé pendant plusieurs années la littérature biologique, et qu’au bout de ce temps son livre s’est trouvé presque fait. Comprenons bien qu’il n’a pas entrepris ce dépouillement au hasard, qu’il était guidé par une idée sinon préconçue, du moins préalable, celle de la durée réelle et créatrice opposée à la durée conceptuelle et inopérante des théories évolutionnistes. Les faits biologiques se groupaient d’eux-mêmes, comme déposés par l’élan vital de cette idée.

Après la lecture de Matière et de Mémoire, on ne conçoit pas que M. Bergson eût pu élire un autre sujet que la relation du corps à l’esprit comme quartier général de sa doctrine. Au contraire le tableau de l’Évolution Créatrice n’est peut-être que l’une des vérifications entre lesquelles il lui était possible de choisir. D’autres formes de l’évolution eussent fourni, sous une figure toute différente et avec la matière d’une expérience toute différente, la même preuve, la même essence de vie créatrice. Un livre où le philosophe eût suivi l’évolution d’une personne, un ouvrage sur l’évolution historique de l’humanité, même une histoire de la philosophie, étaient, en principe, donnés comme l’Évolution Créatrice sur le plan bergsonien. Mais, cela admis et posé en un lointain un peu abstrait, il va de soi qu’une interprétation philosophique de la biologie, un ouvrage appuyé sur la science des êtres vivants, était tout de même mieux que les autres donné dans la nature et les habitudes intellectuelles de M. Bergson. Évidemment il n’est rien qu’un grand philosophe ne doive pouvoir apprendre, mais à condition d’avoir le temps. Et l’histoire, qui a besoin de temps pour être, en a aussi besoin pour être connue.

Cependant c’est un fait évident qu’une philosophie de la durée est susceptible à un haut degré de s’exercer sur le terrain de l’histoire. Un écrivain de grand talent, tué à la guerre en 1915, Jean Florence, dans un article de la Phalange, faisait remarquer combien la philosophie de M. Bergson peut se définir par certains côtés un historisme, constituant une interprétation historique de l’univers, et serait propre à une philosophie de l’histoire. Et certainement le sentiment de la durée vivante doit nourrir de la façon la plus vigoureuse et la plus tonique notre idée de l’évolution historique et des courants historiques : le XIXe siècle, siècle de l’évolution, a été aussi, et de même fonds, le grand siècle de l’histoire.

Il n’y a d’histoire que de ce qui dure. Une philosophie de la durée vivante est par définition une philosophie historique. Et une philosophie qui nie la durée est amenée nécessairement à nier l’histoire.

Voyez l’antinomie de Platon et de Thucydide. Nietzsche écrit que la lecture de Thucydide a toujours été pour lui l’antidote de tout platonisme. Et la lecture de Platon nous montre à quel point le philosophe des Idées est étranger au sentiment de l’histoire. La négation du temps par le cartésianisme et par le kantisme a produit les mêmes effets. On connaît le mépris de Descartes et de Malebranche pour l’histoire, et le raisonnement par lequel ce dernier, paraît-il, s’amusait à écarter la prétendue connaissance historique : La science c’est ce qu’Adam savait avant la chute ; or Adam ne pouvait connaître l’histoire ; donc l’histoire n’est pas une science et ne vaut pas la peine d’être connue. Schopenhauer, qui, sur les traces de Kant et de Platon, réalise en une clarté très pure une philosophie anti-temporelle, écrit : « À notre avis c’est être à l’antipode de la philosophie, d’aller se figurer qu’on peut expliquer l’essence du monde à l’aide de procédés d’histoire, si joliment déguisés qu’ils soient : et c’est le vice où l’on tombe dès que, dans une théorie de l’essence universelle prise en soi, on introduit un devenir, qu’il soit présent, passé ou futur, dès que l’avant ou l’après y jouent un rôle, fût-il le moins important du monde, dès que par suite on admet, ouvertement ou furtivement, dans la destinée du monde, un point initial et un point terminal, puis une route qui les réunit, et sur laquelle l’individu, en philosophant, découvre le lieu où il est parvenu. Cette façon de philosopher en histoire donne pour produit le plus souvent quelque cosmogonie[1]. » Selon Schopenhauer ces philosophes (c’est-à-dire son ennemi Hegel) écrivent comme si Kant n’avait jamais existé, et il estime que pour les réfuter sans réplique « il suffit de cette remarque, que le passé au moment où je parle, fait déjà une éternité complète, un temps infini écoulé, où tout ce qui peut et doit être devrait déjà avoir trouvé place ». La seule vraie façon de philosopher est, dit-il, de s’attacher « à l’essence universelle du monde, laquelle a pour objet les Idées présentes en ce monde. »

Ces philosophies anti-temporelles ont d’ailleurs toujours été accompagnées ou suivies de philosophies où la durée était plus ou moins réintégrée. L’histoire joue un rôle important dans la philosophie du Lycée. Leibnitz, qui occupa une partie de sa vie à des recherches historiques, et qui eut un sentiment profond de l’histoire, écrit ces paroles remarquables que Cournot aurait pu mettre en épigraphe à ses travaux : « Quidquid sciri dignum est, distinguo in Theoremata, seu rationes, et observationes seu historiam rerum, historiam locorum et temporum[2]. » Et la philosophie allemande qui suit Kant trouve, avec Herder et Hegel, un de ses épanouissements dans une synthèse téléologique de l’évolution historique.

Mais même chez les philosophes qui réintègrent ainsi le point de vue de l’histoire et qui balancent, dans la suite des doctrines, les poussées éléatistes par leurs antithèses héraclitéennes, le temps demeure une réalité de seconde zone, une image mobile de l’éternité. Vis-à-vis du point de vue logique, le point de vue historique reste accessoire et dérivé. L’histoire d’ailleurs nous aide à chercher des lois du devenir, qui elles-mêmes ne deviennent pas, qui sont, qui expliquent, qui impliquent des formules pleines d’être immobile et immuable. Inutile d’insister pour Aristote, dont la doctrine reste une exégèse encore si platonicienne du platonisme. Mais à propos de Leibnitz, M. Bergson explique fort bien comment l’histoire intérieure d’une monade n’est conçue que comme la réfraction d’une réalité non historique. « Si la multiplicité de ses monades n’exprime que la diversité des vues prises sur l’ensemble, l’histoire d’une monade isolée ne paraît guère être autre chose, pour ce philosophe, que la pluralité des vues qu’une monade peut prendre sur sa propre substance : de sorte que le temps consisterait dans l’ensemble des points de vue de chaque monade sur elle-même, comme l’espace dans l’ensemble des points de vue de toutes les monades sur Dieu[3]. » C’est de la même origine que procèdent les théories de Kant et de Schopenhauer sur le caractère intelligible, racine et réalité de notre conduite temporelle. Pour toutes ces philosophies, notre nature, comme la nature de l’humanité, est essentiellement intemporelle. Cette direction a dû être confirmée par certaines idées chrétiennes, celle de l’Éternel, celle du péché originel. Pour que tous les hommes aient pu pécher mystiquement en Adam, il faut que le péché originel se soit passé en quelque sorte hors du temps. La religion comme la science attache les philosophes à une doctrine pour laquelle, ainsi que pour la philosophie antique « la réalité comme la vérité serait intégralement donnée pour l’éternité[4] ». Et Hegel, qui a cependant introduit si fortement l’historisme dans la réalité, se comporterait, pour un bergsonien, vis-à-vis de la réalité historique, comme Spencer s’est comporté vis-à-vis de la réalité cosmique, La philosophie de l’histoire, l’histoire de la philosophie, n’y sont que dialectique de l’Idée. Hegel n’embrasse l’histoire que pour étouffer l’histoire sous son vieil adversaire, le processus dialectique. Comme Spencer reconstitue l’évolution avec des fragments de l’évolué, Hegel constitue le pensant avec des états du pensé, le vivant avec des morceaux du vécu. L’histoire est réduite par lui à ce qui lui serait nécessaire pour être enchaînée dans un cerveau de dialecticien.

Et il s’agit là d’une illusion tellement tenace, tellement nécessaire que nous la retrouvons sur tous les plans humains, depuis l’antichambre des cartomanciennes jusqu’aux théoriciens actuels de la Relativité. De même qu’une illusion extérieure au temps consiste à confondre l’espace et le temps, de même une illusion intérieure au temps consiste à modeler l’image de l’avenir sur l’image du passé, et l’on démontre d’ailleurs que la seconde illusion se ramène à la première. La nature de la monade pour Leibnitz, la nature du caractère intelligible pour Kant, sont des réalités données, devant lesquelles passent successivement la monade ou la personne. Dès lors il semble qu’en tendant le cou, ou en usant de quelque œil artificiel comme le périscope des tranchées, il ne serait pas impossible d’empiéter sur le futur, de fournir à notre vision un champ un peu plus étendu que le présent où elle paraît enfermée. Et la science la plus récente et la plus hardie engendre ici, lorsqu’on la transporte sur le plan philosophique, une illusion analogue à celle de la philosophie la plus ancienne. Je veux parler de l’Espace-Temps à quatre dimensions de Minkowski et d’Einstein. M. Bergson, dans son livre Durée et Simultanéité, montre que la science et le langage nous suggèrent eux-mêmes l’interprétation du temps comme d’une quatrième dimension de l’espace, et que la physique de la Relativité a suivi une pente naturelle et légitime de la science en introduisant cette conception dans ses calculs. Mais dès que ces calculs et ce symbolisme veulent revêtir une figure philosophique « on risque de prendre le déroulement de toute l’histoire passée, présente et future de l’univers pour une simple course de notre conscience le long de cette histoire donnée tout d’un coup dans l’éternité : les événements ne défileraient plus devant nous, c’est nous qui passerions devant leur alignement[5] ». Et la croyance à un tel alignement, ou à un cercle, l’image d’un donné d’éternité que notre vie temporelle devrait parcourir successivement comme on compte les pièces d’or d’un coffret, comme on recense ou étudie les habitants d’un pays, cette croyance n’est que l’ombre que portent sur la philosophie les nécessités pratiques de notre science mathématique et mécanique. L’incorporer à la philosophie c’est incorporer à la lune l’image que notre planète projette sur elle une nuit d’éclipse.

Si l’histoire est, comme la philosophie, la connaissance de ce qui dure, elle est sujette, comme la philosophie, à être séduite et trompée par ces endosmoses presque inévitables de l’espace et du temps. De même que notre espace implique trois dimensions, notre durée implique trois réalités, une réalité de mémoire qui est le passé, une réalité d’action qui est le présent, une réalité d’indétermination qui est l’avenir : cette dernière non moindre que les deux autres, puisque c’est par elle que le bergsonisme définit les êtres doués d’un système nerveux, — centres d’indétermination. Or la philosophie de l’histoire paraît impliquer une ombre portée analogue à celle de la philosophie ; — l’ombre portée du langage et de la science. De même qu’aux trois dimensions de l’espace nous tendons à ajouter cette quatrième dimension qu’est le temps, de même, aux trois réalités de la durée, nous tendons à ajouter la quatrième réalité d’un ϰτῆμα ἐς ἀεί (ktêma es aei), d’une sorte de plan idéal, d’un espace où toutes les réalités successives coexisteraient. Les philosophies de l’histoire s’installent généralement dans cette quatrième dimension, et l’histoire elle-même ne peut pas lui échapper, est obligée de l’utiliser comme un de ses instruments ordinaires.

En effet, avec un peu de réflexion, il nous est possible d’écouter et d’approuver le philosophe bergsonien qui nous explique que l’avenir, n’étant pas déterminé, n’est absolument pas fait, et ne sera que ce que nous le ferons. Mais quand il s’agit de comprendre et d’enchaîner les faits passés, ce qui constitue une part essentielle de l’histoire, nous ne pouvons les comprendre et les enchaîner que par rapport à un « espace de temps », c’est-à-dire à un espace-temps, placé entre eux et nous, et qui, n’existant pas, en sa qualité d’avenir, pour les hommes qui ont vécu ces faits, existe au contraire pour nous, puisqu’il est du passé. Dès que l’histoire raisonne, elle se place au point de vue non de l’action qui se fait, mais de l’action faite, de l’action passée, et qui a pris place dans un ensemble, dans un ordre de passé. Ce passé, l’histoire qui l’ordonne chronologiquement tend, de façon presque invincible, à l’ordonner logiquement, c’est-à-dire à devenir philosophie de l’histoire. Elle n’est intéressante et vivante qu’à cette condition. C’est dire qu’elle devient vivante en vivant de notre vie, et que, si elle arrive à vivre aussi de la vie des personnages qu’elle étudie, ce n’est pas directement, mais par un biais, par une sorte de projection de nous-mêmes et de notre intérêt à travers cet espace-temps, qui n’existait pas plus pour eux que l’écran cinématographique où nous voyons défiler nos soldats sous l’Arc-de-Triomphe n’existait pour les poilus qu’on « tournait ».

Quand j’enseignais l’histoire, il m’arriva de donner pour sujet de composition à des élèves de seconde ceci. Avant d’engager la France dans la guerre de Trente ans, Richelieu écrit à Louis XIII pour lui expliquer son intérêt à intervenir plus effectivement dans les affaires d’Allemagne, etc… Un assez bon nombre de copies commençaient ainsi : « Sire, avant d’engager la France dans la guerre de Trente ans… » En rendant compte des copies, je citais ce beau début du ton assez froidement désabusé d’un professeur qui en a lu bien d’autres. Tout d’abord on ne comprit pas, et le signal du risus scholasticus ne fut donné qu’au bout d’un instant par les deux ou trois dont l’esprit était le plus vif. (Il s’agissait d’un lycée du centre de la France, et la réaction eût sans doute été plus rapide à Condorcet ou à Louis-le-Grand). Le rire se conformait ici à son rôle bergsonien, et corrigeait sous sa grande vague vivante un excès de mécanisme. Mais ce mécanisme n’était-il pas donné dans la nature même de l’histoire, et le professeur d’histoire qui l’exposait à la dérision ne faisait-il pas figure d’un Gracchus de seditione querens ? Richelieu vivant ignorait évidemment ce que durerait la guerre et comment elle se terminerait. Mais le Richelieu historique est pris dans l’espace-temps qui implique une guerre de Trente ans finie, une Allemagne divisée, des traités de Westphalie signés ; Richelieu, ce n’est pas l’action de Richelieu s’accomplissant, c’est l’action de Richelieu accomplie, l’œuvre de Richelieu encadrée, c’est-à-dire spatialisée, entre des causes et des résultats qui figurent à nos yeux sur un même écran de passé. L’histoire simple spatialise de la durée au premier degré, comme la physiologie ou la physique. La philosophie de l’histoire, herdérienne ou hegélienne» la spatialise à un second degré, sur un plan analogue à celui de la métaphysique platonicienne.

On conçoit dès lors que la philosophie bergsonienne, bien que M. Bergson ne l’ait jamais appliquée à l’histoire, puisse nous amener, en cette matière, d’abord à une sorte de scepticisme fécond, puis à une vision plus vivante et plus fraîche de la réalité historique. Comme la voie était libre, après Spencer, pour l’Évolution Créatrice, l’Évolution Créatrice rend peut-être la voie libre pour une idée véritablement évolutive de l’histoire.

On peut dire, d’un certain point de vue, que l’histoire est coextensive à la vie. La matière à laquelle s’applique la science n’a pas d’histoire, et le mécanisme cartésien était logique avec lui-même en disant à l’histoire : « Je ne vous connais pas. » Le principe scientifique de la conservation de l’énergie est le principe d’un monde qui n’a pas d’histoire. Les actions et réactions des atomes pourraient seulement y donner lieu à des statistiques. On a constaté que la loi de Mariotte n’est qu’une application d’une loi statistique, la loi des grands nombres, et, si on se place au point de vue des derniers éléments matériels, toute loi physique est peut-être une loi des grands nombres. La loi des grands nombres ne fonde-t-elle pas déjà un déterminisme humain très suffisant pour permettre à la vie sociale de s’exprimer sous une forme mathématique ? Mais elle ne le fait qu’en écartant de sa manière de considérer les êtres tout ce qui impliquerait en eux une histoire. « À un jeu de pur hasard, dit Cournot, comme le trente et quarante, l’accumulation des coups dont chacun est indépendant de ceux qui le précèdent et reste sans influence sur ceux qui le suivent, peut bien donner lieu à une statistique, non à une histoire. Au contraire, dans une partie de trictrac ou d’échecs où les coups s’enchaînent, où chaque coup a de l’influence sur les coups suivants, selon leur degré de proximité, sans pourtant les déterminer absolument, soit à cause du dé qui continue d’intervenir aux coups subséquents, soit à cause de la part laissée à la libre décision de chaque joueur, on trouve, à la futilité près des amours-propres mis en jeu, toutes les conditions d’une véritable histoire, ayant ses instants critiques, ses péripéties et son dénouement[6]. » Cournot montre ensuite que si les découvertes scientifiques pouvaient se succéder dans un ordre quelconque, les sciences n’auraient pas d’histoire, mais des annales ; si au contraire chaque découverte était rigoureusement amenée par celle qui la précède, il n’y aurait qu’une table chronologique. Il n’y a histoire que là où il y a une part, mais une part seulement de hasard. Un bergsonien dirait une part d’indétermination, et une part seulement, la part de détermination étant fournie par l’existence, le poids, la mémoire héréditaire d’un passé : dualisme qui implique, comme dans la trame même du tissu politique et social, un élément conservateur et un élément progressiste. La différence est que, pour un bergsonien, ces parts d’indétermination et de détermination sont données dans une réalité concrète, qui est une durée vivante — durée historique analogue ici à celle d’une conscience — tandis que Cournot conçoit le hasard sous une forme mécanique, comme le production accidentelle d’un phénomène par le concours de plusieurs séries indépendantes de causes et d’effets.

Cette durée vivante que suppose l’histoire, il faudra peut-être la concevoir comme un élan social, forme de l’élan vital. M. Bergson a étudié, dans l’Essai et dans Matière et Mémoire, l’élan vital sous sa forme individuelle, c’est-à-dire psychologique, et dans l’Évolution Créatrice l’élan vital sous sa forme générale, cosmologique. Entre cette psychologie et cette cosmologie, un disciple de M. Bergson pourrait établir ou essayer une sociologie. Certes cet élan social ne saurait être formulé comme un cas de l’élan vital ou de l’élan psychique individuel ; il implique des points de vue originaux, une notion de l’« élan» à retailler sur des mesures nouvelles. Cet effort suffirait à remplir une carrière philosophique, et on comprend que M. Bergson ne l’ait point tenté. On pourrait peut-être dire que, dans l’esprit de sa doctrine, la réalité sociale impliquerait deux points de vue complémentaires. D’une part le social serait du psychique spatialisé et éteint. « Il nous a paru que le travail utilitaire de l’esprit, en ce qui concerne la perception de notre vie intérieure, consistait dans une espèce de réfraction de la durée à travers l’espace, réfraction qui nous permet de séparer nos états psychologiques, des les amener à une forme de plus en plus impersonnelle, de leur imposer des noms, enfin de les faire entrer dans le courant de la vie sociale[7]. » D’autre part la vie sociale, milieu même et atmosphère respirable de notre action, nous porte à un état de tension qui multiplie infiniment notre nature individuelle, et, avec les grains de blé dont elle prive notre personnalité vraie, sème une moisson nourricière, nourricière d’abord de nous. Pour employer une autre image, elle roule comme autant de gouttes de pluie ces états psychologiques impersonnalisés, mais le fleuve qu’ils forment constitue une réalité qui doit être considérée en elle-même, avec sa masse, son volume, sa direction, sa pente, son régime.

Une réalité sociale, comme l’a fortement dit Durkheim, n’est pas faite de la somme des individus, elle existe sur son plan particulier. Mais si la multiplicité individualisée est nécessaire à l’élan vital pour expliciter également des tendances qui ne sauraient coexister dans un même être, la réalité de l’individu existe plutôt à cet état même de tendance qu’à l’état de réalisation. Un corps est un bourgeon qui pousse « sur le corps combiné de ses deux parents ». Il correspond à un effort local et momentané, finalement vaincu, pour détourner, arrêter, monopoliser l’élan vital. La réalité sociale, l’élan social, réagissent contre cet effort, rejettent l’individu dans un courant. Du point de vue de la société l’individu apparaît comme poussé sur l’élan vital social, ainsi que son corps apparaissait comme un bourgeon poussé sur l’élan vital de l’espèce, ainsi que l’espèce apparaissait comme un bourgeon poussé sur l’élan vital cosmique. Les sociétés, qui sont des êtres supra-conscients bien plutôt que des êtres inconscients, nous donnent sans doute une figure de l’élan vital plus vraie que les individus. Leur évolution créatrice réunit les deux caractères de l’évolution naturelle, extérieure à nous, et de l’évolution psychologique, intérieure à nous. Elle crée en dehors de nous, mais aussi en nous et par nous. C’est pourquoi une théorie bergsonienne de la vie sociale serait, dans la doctrine, d’un si haut intérêt. Notons d’ailleurs que, parmi les créations proprement sociales qui continuent l’élan vital créateur, M. Bergson en a étudié une, le rire. Et le petit livre du Rire, qui va si loin, pourrait, avec quelque paradoxe, être considéré jusqu’à un certain point comme une introduction à une sociologie bergsonienne.

Une sociologie dont une pièce importante consisterait dans une distinction plus précise et plus profonde des faits sociaux et des faits historiques, irait chercher, à leurs racines, et la condition de ce qui se répète et la condition de ce qui ne se répète pas. En principe la sociologie serait une étude de ce qui se répète, l’histoire une étude de ce qui ne se répète pas. En fait cette distinction ne tiendrait pas, et, pour le sociologue comme pour l’historien, le même fait peut considéré de deux points de vue différents, prendre place dans un tableau de répétitions ou dans le tableau contraire. Il faut posséder ces deux tableaux, jouer l’un sur l’autre alternativement, prendre l’un comme contre-assurance de l’autre. Il en est de l’histoire comme de nous-mêmes. Nous sommes à la fois répétition et variation. À la limite de notre répétition, il y aurait ce que Kant et Schopenhauer appellent le caractère intelligible. À la limite de notre variation il y aurait une sorte de graphique brut de notre durée. Entre deux limites de ce genre on construirait pour l’histoire une série de plans, analogues aux plans de mémoire que M. Bergson, dans Matière et Mémoire, représente par les plans des sections d’un cône. Un apologue oriental, plus ou moins imaginé par Anatole France, nous donnerait une figure pittoresque de ces plans. Un roi de Perse ordonne à des savants de composer une histoire universelle pour l’instruction d’un prince. Au bout de vingt ans, ils la lui apportent, composée de six mille tomes et renfermant « tout ce qu’il a été possible de réunir touchant les mœurs des peuples et les vicissitudes des empires ». Le roi, qui n’a pas le temps de lire tout cela, leur demande d’abréger. Ils se mettent au travail, et au bout de vingt ans apportent quinze cents volumes. C’est encore trop. Nouvelle réduction, qui donne après dix ans cinq cents volumes. Mais le roi est au terme de sa vie. Il faut abréger si l’on veut qu’il connaisse l’histoire des hommes. Après cinq ans un vieux savant mourant apporte un gros livre au roi aussi mourant, et qui déplore de mourir sans connaître l’histoire des hommes. Sire, répond le savant, je sais vous la résumer en trois mots : Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent. Un bergsonien emploierait peut-être d’autres mots pour résumer le caractère intelligible de l’humanité. Mais de ce caractère intelligible, ordre de répétition pure, de cette pointe formulée par une philosophie, à une histoire idéale, qui fonctionnerait comme mémoire totale de la durée humaine, on peut concevoir une infinité de plans où prendraient place toutes les formes, historiques et sociologiques, de la répétition et de la différence.

Cette mémoire totale de la durée humaine existerait-elle autrement que comme un mythe, une image analogue à celle de nos plans ? Notons que dans Matière et Mémoire M. Bergson ne limite pas la mémoire pure à la durée individuelle. Elle implique tout notre acquis prénatal, elle se confond peut-être avec la durée de l’humanité, comme celle-ci avec la durée de l’élan vital. Notre corps fait fonction d’obturateur, dont le mécanisme de sélection ne laisse passer à peu près que ce qui est utile à son action. Or la société est un être distinct des individus, et la société n’a pas d’autre corps que les corps des individus. Cette part immense de l’être social, qui ne correspond pas à des individus déterminés, ne correspond donc non plus à aucun corps, à aucune réalité physique, et cependant elle existe. Elle existe au point que nous éprouvons que notre existence individuelle, appuyée sur un corps, est peu de chose à côté d’elle. Une famille, un État, l’humanité, nous paraissent, bien que sans corps, et peut-être parce que sans corps, des formes de l’élan vital supérieures à notre personne. Elles existent, donc elles durent. Ou, pour mieux parler, c’est vraiment sur ce plan de la durée que nous sentons leur existence mieux encore que la nôtre propre, puisque la fin de notre action, de notre vie, nous paraît être de nourrir et de renforcer leur durée. Si l’analyse de Matière et Mémoire implique la réalité en nous d’un conservatoire intégral de mémoire pure, l’analyse de l’Évolution Créatrice nous ferait désirer, repensé d’ailleurs à neuf et comme problème autonome, un Matière et Mémoire (beaucoup plus Mémoire que Matière) historique et social.

Plus mémoire que matière, et peut-être seulement mémoire. La mémoire pure c’est, comme la perception pure, ce qui est, mais n’agit pas. Il n’y a action que là où la mémoire et la perception sont arrêtés en partie et réduits à la lumière qui guide présentement la pointe agissante du corps organisé. L’action d’une société consiste de même dans son présent, dans les corps des hommes vivants à un moment donné. Du point de vue de l’action, la société est comme épuisée par la somme des individus qui la composent. Se placer exclusivement à ce point de vue de l’action, c’est être, en sociologie, individualiste, comme c’est être, en psychologie, matérialiste et mécaniste. Mais dès qu’au lieu de nous placer au point de vue de l’action sociale, du corps social, nous nous plaçons au point de vue de l’être social, de la mémoire sociale, tout change. L’être immatériel, spirituel, réel, apparaît à la lumière même de l’esprit qui s’applique sur lui, la conscience individuelle reconnaît la supra-conscience, notre énergie spirituelle prend contact avec une autre énergie spirituelle. Si Auguste Comte a pu mériter la gloire de fonder la sociologie, c’est qu’il eut à un haut degré ce sens de l’être social spirituel : non seulement l’homme isolé n’est qu’une abstraction sociale, mais la génération présente n’est, à l’image de notre conscience et de notre présent, qu’une coupe sur l’être de l’humanité, sur le Grand-Être. L’humanité se compose de plus de morts que de vivants, comme notre être se compose de plus de passé que de présent, de plus de mémoire que d’action.

Il en est de même des espèces animales, et le bergsonisme pourrait ainsi servir de voie inattendue pour revenir au réalisme spécifique de Platon, à l’ontologisme social de Comte. Mais si l’humanité diffère tellement des espèces animales, constitue quelque chose de vraiment nouveau, c’est que notre durée sociale comporte en outre cet élément essentiel : un outillage.

La vie, manifestée dans un organisme, étant « un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute », l’intelligence peut se définir comme un effort pour les obtenir par le moyen d’outils fabriqués. C’est avec les outils fabriqués que commence l’humanité sur la terre. « En ce qui concerne l’intelligence humaine, dit M. Bergson, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage… Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée, elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous représentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber[8]. »

Mais de ce point de vue où l’homme peut se définir homo faber, la société se pensera aussi en fonction de l’outillage, ou tout au moins impliquera un outillage. Et c’est peut-être autour de ce fait élémentaire qu’a cristallisé l’originalité des sociétés humaines. La plupart de nos outils existent déjà en des espèces animales, et font corps, dans le monde de l’instinct, avec des organismes. Ces outils naturels, emmanchés à même l’instinct et la vie, ont sans doute à l’origine plus d’efficace et de sûreté que les nôtres. Mais l’outil humain a deux supériorités : d’abord il se transmet, non seulement d’un être à un autre, mais d’une génération à une autre ; ensuite celui qui le reçoit tout fait, n’ayant plus à le créer, peut appliquer à le perfectionner l’intelligence que son prédécesseur avait employée à le fabriquer. La fabrication des outils implique donc une tradition, au sens tout à fait originel et juridique du mot, tradition d’une main à une autre, qui devient peu à peu tradition au sens plein et humain. Et elle implique aussi un progrès, une transformation de l’outillage par les générations successives. Ainsi les deux forces qui en s’entrecroisant, en s’aidant, en se combatant, forment, comme une chaîne et une trame l’étoffe de la vie sociale, sont données dans la nature fabricatrice de l’homme et dans la nature mobile et durable de l’outil.

Si le bergsonisme produisait une philosophie de la société et de l’histoire, cette philosophie ferait donc une place importante à la constitution de l’outillage, dont le capital et la transmission constituent l’ossature même de la durée sociale. Une société c’est d’abord un capital d’outils, d’objets que ces outils ont produits, de recettes pour en faire et pour s’en servir, de loisirs que les générations actuelles, n’ayant plus à les créer, peuvent employer à les modifier, On pourrait se demander pourquoi les transformations de l’outillage, qui tiennent une telle place dans la vie sociale, laissent si peu de trace dans cette mémoire humaine qu’est l’histoire. C’est sans doute qu’il s’établit dans la mémoire sociale une division analogue à celle que fait M. Bergson entre la mémoire-souvenir et la mémoire-habitude. Les modifications de l’outillage ne tardent pas à passer en mémoire-habitude, et en mémoire-habitude seule. Elles deviennent l’ordinaire de la vie sociale. La mémoire-souvenir de l’histoire retient bien plutôt l’extraordinaire de la vie sociale, ce qui ne s’est produit qu’une fois. Pour point de repère des événements, on se servira longtemps encore des expressions : avant la guerre ou après la guerre. On ne dit pas avant et après l’automobile, avant et après l’aéroplane. La Révolution française et non la machine à vapeur nous servent à dater l’histoire moderne, la prise de Constantinople et non l’imprimerie à marquer la fin du moyen-âge. Il est vrai que la sociologie, qui s’occupe des habitudes, peut arriver sinon à remplacer l’histoire, du moins à influer fortement sur elle. The Outline of the History, de Wells, marque probablement une façon de concevoir l’histoire qui, au moins en pays anglo-saxon, s’étendra largement. Notons d’ailleurs que le caractère des découvertes techniques se rapproche aujourd’hui de plus en plus du caractère des événements historiques. Naguère encore elles procédaient par évolutions lentes, perfectionnements graduels, tels qu’on n’en apercevait l’importance que lorsqu’elles étaient entrées déjà depuis plusieurs générations dans le capital humain. Aujourd’hui les découvertes, ou bien sortent d’un coup et toutes achevées du cerveau de l’inventeur, comme le phonographe, ou bien atteignent leur perfection et transforment les conditions de la vie en quelques années. La rapidité d’évolution croît en proportion géométrique quand on passe de l’une à l’autre des techniques successives de locomotion : locomotive, cycles, automobile, aéroplane.

La philosophie bergsonienne de l’histoire humaine serait donc probablement, en partie, une philosophie des techniques, mais déjà la philosophie bergsonienne de l’intelligence est une philosophie de la technique, et l’intelligence de l’homo faber se définit comme un moyen d’agir sur la matière par l’intermédiaire d’outils fabriqués. Nos philosophes, imbus d’idéal grec, ont coutume de reprocher à M. Bergson ce qu’ils considèrent comme une dégradation de l’intelligence. Mais les Américains, qui ont fait un si grand succès au bergsonisme, le loueraient volontiers d’avoir formulé la théorie de l’intelligence éminemment propre à l’âge des techniques et des machines. On pourrait aller plus loin, et voir même dans la philosophie bergsonienne de l’élan vital et de l’évolution créatrice une théorie singulièrement adaptée à cet âge des machines, une théorie de la vie des machines dans le génie humain, comme le mécanisme cartésien pouvait passer pour une théorie de la construction des machines.

Au terme d’âge des machines on pourrait substituer celui d’âge des moteurs. Jusqu’au XVIIIe siècle, exception faite pour les moulins à vent et à eau (dont l’invention, pourtant si simple, ne remonte d’ailleurs pas au delà de l’époque byzantine) les machines humaines, si compliquées qu’elles fussent, rentraient dans la catégorie des outils, puisqu’elles avaient pour moteur un être vivant, homme ou animal. Le levier, le ressort, multiplient ingénieusement le travail de ce moteur, ils ne le remplacent pas. Mais la machine à vapeur ou à électricité est à l’outil ce que l’intelligence est à l’instinct. Elle puise son énergie directement dans la matière, au lieu de l’emprunter à l’action d’un corps vivant. Le génie humain s’y prend d’ailleurs dans la machine comme la nature s’y est prise dans les êtres vivants, pour produire de l’énergie utile : l’oxydation, la combustion, la production des calories, leur transformation en travail, la conservation de ces énergies potentielles, la dissipation de ces forces vives, s’effectuent dans le moteur inanimé comme dans le moteur animé. Le machinisme du XVIIIe et du XIXe siècle, la substitution du cheval.vapeur et de ses équivalents électriques à ce qui était jusqu’à lui la plus noble conquête de l’homme, cela marque non pas seulement un tournant de l’humanité, comme l’imprimerie, mais un tournant de l’élan vital, comme le fut l’apparition même de l’homme.

Rappelons les grandes lignes de l’Évolution Créatrice. La vie y apparaît comme une analyse de tendances primitivement unies, et qui divergent en gerbes spécialisées, en lignes complémentaires d’évolution. En gros elle implique un double programme : fixation d’énergie solaire sous forme d’énergie potentielle, — dépense de cette énergie à un moment choisi et efficace. Les deux tendances ne pouvant évoluer que de façon rudimentaire dans le même organisme, elles se sont spécialisées en deux règnes, le végétal qui assume la première, et l’animal, qui s’acquitte de la seconde. De façon plus précise, la tendance essentielle consiste à fixer de l’énergie solaire sous forme de carbone et d’azote et à « la dépenser d’une manière discontinue et explosive par des phénomènes de locomotion ». Cette tendance se fragmente en deux ou plutôt trois directions : les microbes du sol, fixant l’azote de l’atmosphère, fournissent aux végétaux une matière chimiquement préparée ; les végétaux fixent le carbone et le fournissent en énergie aux animaux, et ceux-ci dépensent cette énergie en mouvements conscients et volontaires. « Le problème était donc celui-ci : obtenir du Soleil que çà et là, à la surface de la terre, il suspendît partiellement et provisoirement sa dépense incessante d’énergie utilisable, qu’il en emmagasinât une certaine quantité, sous forme d’énergie non encore utilisée, dans des réservoirs appropriés d’où elle pourrait ensuite s’écouler au moment voulu, à l’endroit voulu, dans la direction voulue. Les substances dont s’alimente l’animal sont précisément des réservoirs de ce genre. Formées de molécules très complexes qui renferment, à l’état potentiel, une somme considérable d’énergie chimique, elles constituent des espèces d’explosifs, qui n’attendent qu’une étincelle pour mettre en liberté la force emmagasinée[9]. »

Or la production des machines au XIXe siècle, si on la voit de très haut, comme un géologue voit la période actuelle de la Terre, s’emboîte fort bien dans cette série. Les organismes végétaux accumulant de l’énergie solaire qui attend le moment de se dépenser, les organismes animaux étant préposés à la dépense de cette énergie, la forme la plus haute et la plus efficace de cette dépense étant représentée par le travail de l’intelligence humaine et mécanicienne, tout se passe comme si le moment typique et capital de la vie planétaire avait été jusqu’ici atteint par cet âge de la houille et des machines, où l’humanité est entrée au XIXe siècle. D’une part accumulation maxima, celle des dépôts houillers de l’époque secondaire, réserves qui sont demeurées inutilisées des milliers de siècles, et dont la vie animale libère aujourd’hui dans les usines l’énergie potentielle, de la même manière en somme qu’un cheval libère celle d’une poignée de foin. D’autre part création de ces grands mécanismes, de ces machines démesurées qui paraissent à cette épaisse végétation fossilisée de l’âge carbonifère ce qu’étaient à la végétation vivante de la même époque les organismes des sauriens gigantesques. Sous forme d’instinct, la vie animale n’a pas été à la hauteur de ces accumulations exubérantes, et n’a pu maintenir ces paradoxes d’audacieuse énormité. Elle est revenue à la charge, sous forme d’intelligence, en le second dix-neuvième siècle de notre époque quaternaire.

Bien entendu il faut distinguer ici la réalité et ce qu’y ajoutent, pour la faire agréer, mes imaginations métaphysiques. Le carbone est fixé dans le végétal vivant par un élan de la nature que nous pouvons, avec des précautions, un à peu près sommaire et une relation humaine, interpréter comme une finalité. Mais cette immobilisation des réserves fossilisées, cette fixation si prolongée, ne relèvent que d’une cause mécanique. La rencontre de l’intelligence mécanicienne avec ces magasins d’énergie potentielle n’était pas donnée dans le plan général de la vie, comme la rencontre de la dent de la chèvre et de l’herbe qu’elle broute. Nous sommes ici devant une de ces interférences accidentelles de séries, étrangères l’une à l’autre, par lesquelles Cournot définit le hasard. N’allons pas trop loin pourtant. Il y a une limite cosmique où ce n’est plus hasard. C’est bien le hasard qui croise ici cette série animale d’énergie libérée et libératrice avec cette série végétale d’énergie accumulée, mais ce n’est pas le hasard qui met, d’une façon générale, les organismes libérateurs d’énergie à la recherche des organismes accumulateurs, vivants ou morts.

L’avenir de l’élan vital sur la terre est lié sans doute à la quantité d’énergie potentielle dont les machines pourront dégager, et l’homme ou le sur-homme utiliser, la force vive. « Ce qui constitue l’animalité c’est la faculté d’utiliser un mécanisme à déclenchement pour convertir en actions explosives une somme aussi grande que possible d’énergie potentielle accumulée[10]. » Cette énergie potentielle, l’homme jusqu’ici l’a surtout demandée, de façon d’abord médiate (moteurs animaux) puis immédiate (arbres fossiles) au règne végétal. Au cours du XIXe siècle il en a connu d’autres sources, pétrole et houille blanche, et la liste n’est, très probablement, pas close. Ces diverses accumulations d’énergie solaire sont d’ailleurs tellement analogues que M. Bergson en emploie volontiers une pour servir de métaphore de l’autre, — et c’est à peine une métaphore. L’opération par laquelle la plante emmagasine de l’énergie « consiste à se servir de l’énergie solaire pour fixer le carbone de l’acide carbonique, et, par là, à emmagasiner cette énergie comme on emmagasinerait celle d’un porteur d’eau en l’employant à remplir un réservoir surélevé : l’eau une fois montée pourra mettre en mouvement, comme on voudra et quand on voudra, un moulin ou une turbine. Chaque atome de carbone fixé représente quelque chose comme la tension d’un fil élastique qui aurait uni le carbone à l’oxygène dans l’acide carbonique. L’élastique se détendra, le poids retombera, l’énergie mise en réserve se retrouvera, enfin, le jour où, par un simple déclenchement, on permettra au carbone d’aller rejoindre son oxygène. De sorte que la vie entière, animale ou végétale, apparaît comme un effort pour accumuler de l’énergie et pour la lâcher ensuite dans des canaux flexibles, déformables, à l’extrémité desquels elle accomplira des travaux infiniment variés[11]. » Quand des neiges alpestres accumulées et ruisselantes l’homme tire le feu qui l’éclairé, le chauffe et anime ses machines et ses bras artificiels, c’est que l’Homo faber a retrouvé, par le détour mathématique, la formule même de la matière. Des réserves solaires enfouies dans le sein de la terre aux réserves annuelles entassées sur les montagnes, le réseau infatigable des formules jette le pont d’une identité quantitative, génératrice d’hétérogénéité, de qualité, de liberté. La vie qui a demandé jusqu’ici au soleil d’écarter des atomes de carbone et d’oxygène, l’homme qui, dans les arts du feu, recombine ces atomes de carbone avec des atomes d’oxygène, suivent la même voie, et n’ont évidemment pas épuisé toutes les manières de libérer de l’énergie solaire, tous les relais indéfinis que l’intelligence peut apporter désormais à l’élan vital.

Il serait dès lors possible de prolonger le bergsonisme en une philosophie de l’âge des machines, et même en une philosophie qui serait obligée par son équation personnelle, par sa place dans le temps, de penser l’histoire, de penser le passé sous une figure empruntée à ce milieu. Entre l’Essai et l’Évolution Créatrice, voyez le secours qu’a apporté à cette philosophie l’image (et c’est plus qu’une image) du cinématographe. Les réflexions sur le mécanisme cinématographique de la pensée ont été nous éclairer, à travers vingt-quatre siècles, les arguments de Zénon d’Élée : je pense à cette machine électrique dont à Thèbes on entend le bruit dans la vallée des tombes royales, et qui allume une ampoule sur le visage d’Aménophis III. Zénon d’Élée serait peut-être devenu bergsonien avec autant de facilité que saint Paul est devenu chrétien, et par le même retournement symétrique. Mais pour aller de Zénon à Bergson il fallait du temps, et un bergsonien trouvera que les Grecs ont mieux employé leur temps en zénonisant et en platonisant, en fondant les mathématiques, ce charbon ou cette houille blanche de l’intelligence, qu’ils ne l'eussent fait en bergsonisant.

Rien peut-être mieux que l’histoire saisie dans son flux réel et vivant ne nous met à plein dans l’esprit du bergsonisme. L’Évolution Créatrice, prenant une place exactement opposée au cartésianisme, donne à la philosophie de la vie le caractère non d’une physiologie, mais d’une histoire. Définir comme une durée les êtres vivants d’une part, la totalité des êtres vivants d’autre part, c’est définir les premiers comme des histoires particulières et la dernière comme une histoire générale. « Comme l’univers dans son ensemble, comme chaque être vivant pris à part, l’organisme qui vit est chose qui dure… Partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s’inscrit[12]. » Un registre où le temps s’inscrirait, ce serait la définition idéale de l’histoire, portée par la définition même de la vie. Et pourtant cette définition idéale ne saurait cadrer avec la définition réelle ; l’histoire proprement dite, l’histoire humaine, a son équation personnelle, son point de vue particulier, qui ne doit pas se confondre avec ceux de l’histoire naturelle.

Un registre où le temps s’inscrirait, — ou tout au moins ce qui se rapprocherait le plus de ce registre, ce seraient de simples annales. Or nous entendons par histoire non un registre où le temps, s’inscrit, mais un registre où l’homme inscrit le temps, où il en inscrit ce qui lui paraît mériter de l’être. L’histoire joue alors sur un plan analogue à celui de la mémoire. En principe, du passé humain elle ramène à la lumière ce qui peut servir à la vie présente et mieux encore ce qui peut servir dans toutes les démarches de la vie. Je dis en principe, car beaucoup de souvenirs désintéressés se glissent par cette porte, et l’histoire, qui par certains côtés constitue un art, évoque de façon esthétique des tableaux pittoresques. Mais sous sa forme utilitaire ou sous sa forme esthétique, elle est soumise à une loi qu’il lui est difficile d’éluder et qui l’empêche d’enregistrer exactement la vie, la soumet elle aussi au mécanisme de la vision cinématographique : c’est la loi de finalité.

L’histoire porte sur la vie sociale. Et la vie sociale plus encore que la vie individuelle est tendue vers l’action. Et les nécessités de l’action impliquent une croyance à la finalité. « La finalité par excellence, pour notre entendement, est celle de notre industrie, où l’on travaille sur un modèle donné d’avance, c’est-à-dire ancien ou composé d’éléments connus[13]. » Or il y a finalité là où il y a intention. L’industrie est un système d’intentions clairement conçues, entièrement exécutées, sans que l’action imprévisible et gratuite les déborde en rien. La tendance à supposer derrière les actions d’autrui une intention formelle qui couvre exactement le champ de l’action constitue une de nos erreurs les plus habituelles et les plus tenaces sur la vie. Si elle est poussée à son extrémité logique, si elle n’est pas corrigée jusqu’à un certain point par le bon sens naturel, elle donne naissance à la folie, au délire de la persécution par exemple. Quand le persécuté n’entend pas deux personnes qui causent à quelque distance, il tourne cette circonstance en une intention formelle, prêtée à ces personnes, de n’être pas entendues, ce qu’il ne peut expliquer qu’en jugeant qu’elles disent du mal de lui. Or les hommes ont rarement l’intention de faire tout le mal et tout le bien qu’ils font. M. Bergson explique précisément que l’action diffère « elle réalité présente et neuve, de l’intention, qui ne pouvait être qu’un projet de recommencement ou de réarrangement du passé[14] ». Dans la vie ordinaire cependant elle suit de si près l’intention, elle est tellement teinte à son image qu’il faut un effort de réflexion pour apercevoir cette différence. Surtout le mythe de la coïncidence entre l’action et l’intention sert de fondement à la notion utile de responsabilité sociale. Quand on passe aux formes les plus expresses et les plus hautes de l’élan vital, comme le génie artistique, l’action créatrice déborde infiniment l’intention, et la critique naïve qui met des intentions formelles derrière cette action créatrice trouve là une de ses plus riches occasions de lourdeur et de ridicule. Le génie se définit même, d’un certain point de vue, comme la masse d’intuition et d’imprévisible qui vient se mettre entre l’intention et l’action, conduire celle-ci à un résultat si disproportionné avec celle-là. « Sans l’espérance, disait Héraclite, on ne trouvera pas l’inespéré. »

Or il est presque impossible que l’histoire ne tombe pas dans cette illusion de l’intention et de la finalité. L’histoire consiste en partie à se mettre en présence des actions humaines, et à supposer des intentions derrière ces actions. Quand elle apparaît chez les Grecs, Thucydide pousse cette tendance à son extrémité logique : qu’est-ce en effet que les discours qu’il prête à ses personnages, sinon un système d’intentions par lesquelles il explique l’action une fois faite ? Notez qu’il tient toujours compte, dans ses discours, de l’issue de l’action que ces discours sont censés précéder. Et bien que les discours aient disparu de l’histoire, nos historiens, poussés par le génie inévitable de l’histoire, ont continué à mettre sous leurs tableaux un quadrillé d’intentions conscientes.

C’est qu’intention et finalité ont une raison d’être pragmatique et utilitaire. En politique et en histoire il y a, comme dans la vie individuelle, le plan de l’action et le plan du rêve. Mais ce plan, métaphore quand il s’agit du rêve, devient réalité quand on passe à l’action. Agir c’est faire des plans, et en exécuter généralement d’autres, mais on n’en exécute que si on en a fait, on ne crée que si on a d’abord l’intention de copier. Et surtout agir sur les autres c’est supposer des plans chez les autres. Le délire de la persécution, qui anéantit un individu, peut exalter un peuple, et la psychose de guerre utilise fort bien les croyances les plus absurdes aux intentions. Quand le canon à longue portée fit crouler à Paris, le Vendredi-Saint, une église pleine de fidèles, les journaux, et même l’archevêque, déclarèrent que les Allemands avaient choisi consciemment, pour s’en prendre à la fois aux Français et à leur Dieu, ce jour, cette heure et ce point de chute. Quand des bombes d’aviateurs français massacrèrent une centaine d’enfants, à Carlsruhe, à la sortie d’un cirque, les journaux allemands opinèrent que les Français étaient informés de cette représentation et avaient voulu expressément tuer des enfants allemands. L’opinion qui voit à l’origine de la guerre un ensemble de fatalités tragiques et un tourbillon d’événements qui a débordé les hommes, est considérée comme subversive, en différents pays, par des personnes qui estiment, peut-être avec raison, que la croyance en l’intention formelle et en la responsabilité personnelle de tel ou tel individu fait partie d’un dogme utile à une action de nation ou de parti. Même lorsqu’il s’agit d’événements qui ne nous touchent plus, l’homo faber faiseur de plans subsiste en l’homo sapiens faiseur d’ordre. On attribue au Sénat romain des plans profonds de conquête, à César et à Auguste l’ambition de fonder l’Empire romain, à Philippe Il, à Louis XIV, à Napoléon des projets de monarchie universelle. Quand Napoléon, à Sainte-Hélène, occupe ses loisirs à faire de l’histoire, à faire son histoire, il pense en historien, et il s’attribue à lui-même, peut-être de bonne foi, des idées de ce genre, qu’il n’eut jamais. La lecture des mémoires d’hommes politiques, comme ceux de Bernis ou de Guizot, nous place fort bien, ici, sur le lieu de passage de la psychologie individuelle à la psychologie historique. Ils se mettent eux-mêmes en costume d’histoire.

Mais l’histoire ne se réfère pas seulement à l’utilité et à l’intelligence pragmatiques. Au même titre que le roman et le drame, elle a été traitée par des hommes en communication profonde avec la vie, des hommes de génie. Elle a essayé de s’affranchir du caractère rationnel et utilitaire qu’elle prend naturellement ; la vie historique s’est rapprochée de la vie humaine telle que la dépose en nous le courant de notre durée. Certes l’intelligence, qui cherche à prévoir (Savoir pour prévoir afin de pouvoir) isole du passé historique des similitudes, relie ces similitudes dans des plans. « Ce qu’il y a d’irréductible et d’irréversible dans les moments d’une histoire lui échappe[15].» Mais précisément l’histoire, méditée dans sa nature profonde, peut nous fournir ce sens de l’irréductible et de l’irréversible, qui lui appartient en propre et que notre intelligence a toujours tendance à obscurcir. Et l’histoire, en nous donnant ce sens de l’irréductible, et de l’irréversible nous accorde à l’élan créateur lui-même, qui a une histoire, qui est une histoire. Si la philosophie bergsonienne pouvait remonter à l’origine de cet élan créateur, elle coïnciderait avec de l’histoire, sinon à la façon des romans gnostiques, tout au moins à celle de la philosophie alexandrine. Remarquons d’ailleurs que la religion chrétienne, comporte, avec ses étapes de la Création, de la chute, de l’Incarnation, de la Rédemption, du Jugement dernier, une histoire réelle, une succession de durée absolue, dans le rythme de laquelle la théologie protestante et moderniste a voulu engager les dogmes eux-mêmes. Histoire d’un homme, histoire d’un peuple, histoire de l’humanité, histoire de la vie, histoire de l’absolu, développent ou plutôt créent le même fil, et tissent la même étoffe, qu’elle soit — ce qui reste ambigu dans le monde imprévisible de la liberté créatrice — robe de lumière pour un Dieu sur le Thabor, ou linceul de pourpre pour l’univers mort. L’histoire de l’univers, comme la nôtre et celle de notre peuple, de notre espèce, est faite elle-même de ces robes et de ces linceuls, de réussites et d’échecs alternés et impliqués. Notre existence nous donne sans doute toute l’essence de l’univers. « Ils vécurent, ils souffrirent, ils moururent. » Ils eurent aussi les heures sacrées. — Mourir ? L’homme sait qu’il meurt, mais l’univers n’en sait rien. L’univers ne sait pas s’il mourra, et c’est ce qui fait la liberté de l’élan créateur. S’il se savait mortel ou s’il se savait immortel, il cesserait de lutter, d’agir, il cesserait d’être.

  1. Le Monde…, trad. Burdeau, I. p. 285.
  2. Edit Dutens, t. V, p. 183.
  3. Évolution Créatrice, p. 381.
  4. Id., p. 382.
  5. Durée et Simultanéité, p. 209.
  6. Considération sur la marche des idées, t. 1, p. 7.
  7. Matière et Mémoire, p. 204.
  8. Évolution Créatrice, p. 151.
  9. L’Évolution Créatrice, p. 125.
  10. L’Évolution Créatrice, p. 130.
  11. L’Évolution Créatrice, p. 275.
  12. L’Évolution Créatrice, p. 16.
  13. L’Évolution Créatrice, p. 178.
  14. Id., p. 51.
  15. L’Évolution Créatrice, p. 32.