Trente poésies russes/14

La bibliothèque libre.


La Fleur

(D’APRÈS PLESCHTSCHEEFF)
















LA FLEUR



Par milliers de milliers, dans tous les champs, les fleurs
Sont heureuses de naître et joyeuses de vivre ;
La rosée, au matin, rafraîchit leurs couleurs
Et, le jour, le soleil de ses feux les enivre.

Le ciel fait sur leur front étinceler l’azur
Qui semble leur jeter un regard de tendresse,
Et le calme zéphyr d’un souffle tiède et pur,
Comme pour les bercer, mollement les caresse.


Comme elles, savourant la splendeur des rayons,
Les insectes légers viennent, en troupes folles,
Mêlés au gracieux essaim des papillons,
Près d’elles murmurer d’amoureuses paroles.

Pour les fleurs tout est joie et délice, au printemps ;
Combien, au pré natal, leur sont chères et douces
L’haleine des parfums autour d’elles flottants
Et l’adorable paix des herbes et des mousses !

Près de là, cependant, s’enroulant aux barreaux
De la grille de fer d’une étroite croisée,
Dont le jour vient à peine effleurer les carreaux,
Se balance une fleur sans soleil ni rosée.

Les fleurs des champs l’ont vue et, comparant son sort
À leur heureux destin, elles ont pitié d’elle.
Son printemps, un hiver ! et sa vie, une mort !
Aussi comme elle est pâle, et délicate et frêle !


Alors toutes ensemble elles lui disent : « Sœur,
Pourquoi ne viens-tu pas, dans la verte prairie,
De l’air libre avec nous respirer la douceur ?
N’attends pas qu’à jamais ta beauté soit flétrie.

« Il en est temps encor, pauvrette, si tu veux ;
Aux baisers du printemps, ta fraîcheur peut renaître ;
Si l’aube, dès demain, te ranime à ses feux,
Tu vivras. Quitte donc cette triste fenêtre.

« Quitte l’humidité de ces murailles. Viens
Parmi nous. On grandit ici calme et sans peine ;
Viens. De tous nos plaisirs tu peux faire les tiens.
Sinon, tu périras dans cette ombre malsaine.

— Non, répond-elle, non. Ma place est en ces lieux ;
J’y dois rester. Pourtant, ce n’est pas que j’ignore
Les splendeurs dont pour vous brille l’Avril joyeux,
Ni comme est bienfaisant le baiser de l’aurore.


« Je sais que votre vie est faite de gaîté ;
Je sais que le soleil, aux champs, n’est point avare
Des vivaces trésors de sa chaude clarté,
Et que de tous ses dons, sans compter, il vous pare.

« Je le sais. Et j’aurais, sans doute, un peu le droit,
Ô mes charmantes sœurs, de vous porter envie.
Mais non. Je veux rester en ce grillage étroit
Aussi longtemps que Dieu me laissera la vie.

« Soyez belles, mes sœurs ; faites épanouir
Vos grâces aux rayons dont le ciel vous inonde ;
Fleurissez, embaumez, mes sœurs, pour réjouir
De vos subtils parfums les heureux de ce monde.

« Moi, dans ce coin maussade et noir, je fleurirai
Pour le triste captif qui gémit dans l’épreuve,
Sans soleil, lui non plus ; pour le désespéré
Dont rien ne vient jamais consoler l’âme veuve.


« C’est moi qui seule vais, au fond de sa prison,
Lui parler de la bonne et sereine nature.
Il rêve, grâce à moi, d’espace, d’horizon,
De matin, de printemps, d’air libre et de verdure !

« Parfois même il oublie, un moment, ses douleurs,
Quand le petit parfum qui de mon cœur s’exhale
Lui rappelle, de loin, le parfum d’autres fleurs
Qui jadis embaumaient sa campagne natale. »