Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/III

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P.-V. Stock, éditeur (p. 77-81).


CHAPITRE III

EXPLICATIONS SURÉROGATOIRES


« Ce qui voit, en nos yeux, veille et se cache en deçà du fond de nos prunelles d’argile. »
Lysiane d’Aubelleyne.


Je me couchai à la hâte. Mon hamac, balancé par le tangage, berçait mes réflexions dans l’obscurité : je m’accoudai.

C’était précisément chez les Lenoir que je me proposais de m’arrêter une quinzaine, à mon débarquement. Une lettre datée de Jersey les avait prévenus ; ils devaient m’attendre.

Les avais-je revus depuis leurs noces ? depuis plus de trois années ? — Non, du tout. — J’ai fait pressentir plus haut, il me semble, que j’avais trempé dans leur mariage : en effet, durant un assez long séjour que j’avais fait autrefois dans les Pyrénées, à Luchon, pour ma santé, j’avais connu la famille de Claire. Intègre et accueillante famille de négociants, s’il en fût ! — Leur fille unique était, lorsque les circonstances nous mirent en rapport, une fort belle personne de vingt ans, je crois, et dont le genre de beauté séduisait. Elle avait les cheveux châtains ; la physionomie belle ; le teint d’une blancheur de jade et d’une transparence parfois presque lumineuse.

L’os frontal était malheureusement assez large, et décelait une capacité cérébrale inutile et nuisible chez une femme.

Les yeux étaient d’un vert pâle. Des promenades dans les montagnes et les rochers avaient exposé ses prunelles — ses grandes prunelles ! — au vent sablonneux et ardent qui vient du Midi. Sa vue, déjà naturellement faible, s’était profondément altérée, et bientôt le verdict unanime des médecins l’avait condamnée à une cécité précoce.

Mais, en rêvant un jour à cette similitude de nom qui se produisait entre les Lenoir, de Luchon, et mon vieux camarade le docteur Césaire Lenoir, de Saint-Malo, l’idée me vint que Claire, au lieu de s’appeler mademoiselle, pourrait s’appeler madame Lenoir, sans grande difficulté.

Pourquoi pas ?

J’écrivis sur-le-champ à cet excellent Césaire, qui se hâta d’accourir à Luchon. Cette coïncidence de nom fut habilement exploitée par moi comme prétexte d’une présentation formelle. Césaire était un homme de quarante-deux ans, à peine ; le mariage fut bientôt consommé. Je me frottai glorieusement les mains, ayant fait deux heureux.

Lenoir emmena sa femme à Saint-Malo, dans sa propriété de faubourg, rue des Mauvaises-Pâleurs, 18, sa résidence accoutumée ; ses lettres m’indiquaient de temps à autre que le bonheur de son ménage, — à part la cécité menaçante de Claire, — n’était troublé par aucun souci.

Comment sir Henry Clifton, l’aimable, le noble enfant des mers, pouvait-il avoir connu la jeune dame ? Pouvais-je affirmer — (en supposant que c’était bien de Claire Lenoir qu’il entendait parler), — pouvais-je affirmer, dis-je, qu’elle avait failli à ses devoirs ? Non ! Une telle pensée était hideuse ; j’étais un visionnaire.

D’ailleurs, Claire, la belle Claire, était, si ma mémoire ne m’abusait pas, une femme de recueillement et d’étude : une métaphysicienne, que sais-je ? Une savante ! Une créature impossible ! Une extatique ! Une ergoteuse ! Une phraseuse ! Une rêveuse.

— Allons ! ce ne pouvait être elle que le lieutenant avait voulu flétrir d’une accusation d’adultère.

Là-dessus, je me souris à moi-même, en ramenant mon drap sur ma tête ; je haussai les épaules à l’endroit du jeune Anglais — et m’endormis.